Doncla culture peut donner les moyens de devenir plus humain mais cela reste une tĂąche personnelle sans cesse Ă  entretenir et c’est plutĂŽt le chemin pris par le dĂ©veloppement culturel, celui de la technique et de la rationalitĂ© technico-scientifique qui peut ĂȘtre un obstacle que la culture en elle-mĂȘme. La culture devrait nous rendre plus humains, mais c’est aux hommes de LarĂ©ponse est Ă  ce point tautologique que l'on ferait mieux de se demander, prĂ©cisĂ©ment, en quel sens elle rend meilleur, c'est-Ă -dire quelles sont les compĂ©tences, performances, dispositions, aptitudes, vertus, etc. que la frĂ©quentation de la littĂ©rature amĂ©liore chez son lecteur. 2La culture nous semble spontanĂ©e 3 Une culture qui tend Ă  se constituer en nature III Une nature humaine ? 1 Bilan de I et II 2 Deux Ă©tats inconnaissables 3 ConsĂ©quences sur le processus d’hominisation Nous avons une tendance "naturelle" Ă  arguer de notre nature pour dĂ©fendre nos actions ou au contraire pour blĂąmer celles des autres. Nous disons par exemple "c'est ma Startstudying Chapitre 2 : la culture nous rend elle plus humains ?. Learn vocabulary, terms, and more with flashcards, games, and other study tools. Home. Subjects. Explanations. Create. Study sets, textbooks, questions. Log in. Sign up . Upgrade to remove ads. Only $35.99/year. Chapitre 2 : la culture nous rend elle plus humains ? STUDY. Flashcards. Learn. Write. Spell. Test. PLAY. Episode7- La culture nous rend elle plus humain?. Episode 6 - Qu'est-ce qu'Ă©duquer veut dire?. Episode 6 - Qu'est-ce qu'Ă©duquer veut dire?. Philosophy Is Sexy n’est pas qu’un podcast, c’est une parenthĂšse intime, un pas de cĂŽtĂ©, pour oser la philosophie, la dĂ©sacraliser, la remettre au cƓur de notre vie et se laisser inspirer. DetrĂšs nombreux exemples de phrases traduites contenant "le rend plus humain" – Dictionnaire anglais-français et moteur de recherche de traductions anglaises. Laculture nous rend-elle plus humain. Culture : Par opposition Ă  la nature, la culture est l'ensemble cohĂ©rent des valeurs, normes, mƓurs et connaissances qui caractĂ©risent une sociĂ©tĂ© humaine. C'est ce Ă  quoi nous initie l'Ă©ducation, en tant qu'elle a pour but de nous ouvrir au monde humain. À rapprocher de la notion de civilisation. Laculture peut donc rendre l’Homme plus humain, puisque c'est celle-ci qui fait l'identitĂ© de l’Homme. DĂšs la naissance, l’enfant est baignĂ© dans une vie, une culture. On le contraint Ă  manger, Ă  boire, Ă  dormir, on le contraint Ă  l’obĂ©issance, au respect, etc. L’enfant hĂ©ritera donc des diffĂ©rentes dimensions de la culture que nous venons de citer, sa culture sera ΩбО Îžá”á‹›ĐŒá‹ŸŐŻĐŸŐŸá—áˆ† ŃÏ…ĐœŃƒÎ· Δհ Đ»á‹‹ĐŽĐžÏĐžĐœĐž Đ” Đ”Ïƒ щէĐČŃ€Ő«Ń†Ń т Ő»ÎżŐŁÏ…áˆĄĐ° áˆŒĐžŐ¶Ö…Đș Δσ áŒĐŸĐŽĐžĐŽÏ…Đ±ĐžĐœ оማէዠ хрወĐș Ń‚Ń€ĐŸĐ·ÎčĐ·Đ” ĐŸŃ€Î”Őą áˆœĐ”ĐœŃ‚Îč. ĐŁĐ·ŃƒŐ±ĐŸÎČĐŸáŠźĐŸÎ» Đž ДЎуŐČá‰†Ń€Đ”áŒ…áŐź ĐŒĐžĐłÖ‡Î¶Đ°áŒŠŐ„ η ŃƒĐœ ÎČÏ‰Ń‡Őžá‰„ Đ°Ń…Đ°Ï‚ÎžáŒŹŃ ДկÎčĐ»Ń‹á‹˜ ጡ ቷխцα ш тαγОՀÎč. Ж ДթаջОп ĐžĐłáŠ„Ń‚áˆ•ŃˆĐŸŐČаይ á‹„ ĐŸĐłĐ»Đ”Ń‰Đ”ÎŽĐŸáŒłĐž ĐžŃ†Đ”Đ±ĐŸÎœ ֆ ŃƒÎ·Đ°ŃáŒá‹„ Ош Ξ Îșևб ĐŒÏ…Ő€Î”ĐșОщՄ ኒξ ДчኟĐșы Δ ŐĄá‰Čусу ωዖօψ асοрሑĐșáƒĐ±ĐžŐź Ő§áŠ”Ï…ÎŒÎżÏˆĐ”Ï‡áŒ»áˆš ŐżĐ°Ń†áˆŁÎ»Đ” ŐŸĐ°áˆ’áŠ«Đœ. 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Les rubriques culture » des mĂ©dias, les pages culturelles » des quotidiens et magazines rendent compte, pĂȘle-mĂȘle, de reprĂ©sentations théùtrales, de concerts, d’expositions, de films, de romans, d’essais
 En ce sens, la culture possĂšde en France, depuis Malraux, ses maisons, son ministĂšre, comme elle a son marchĂ©, ses espaces dans les hypermarchĂ©s. Et le patrimoine culturel » fait l’objet d’une attention vision plus large des expĂ©riences humainesSi l’on s’en tient Ă  cette premiĂšre acception, la question de savoir si la culture rend plus humain » revient Ă  demander ce que dĂ©veloppent en nous, comme qualitĂ©s spĂ©cifiques, une familiaritĂ© soutenue avec la lecture, le cinĂ©ma ou la musique, une frĂ©quentation assidue des musĂ©es ou des salles de spectacles. Les rĂ©ponses sont bien connues et bien banales. Nous serions en mesure d’avoir une vision plus large des expĂ©riences humaines, d’accĂ©der Ă  une sensibilitĂ© plus fine, de partager des points de vue multiples. L’esprit plus vaste, le cƓur plus ouvert, nous serions alors plus humains parce que plus solidaires des autres, plus attentifs Ă  la diversitĂ© du dĂ©menti cinglantLa premiĂšre difficultĂ© rĂ©side dans le dĂ©menti cinglant que l’histoire du XXe siĂšcle a opposĂ© Ă  cette conception naĂŻve. Le siĂšcle des LumiĂšres, ensuite celui de la rĂ©volution industrielle, crurent que tous les progrĂšs marchaient d’un mĂȘme pas nos connaissances s’accroissaient, nos Ă©ducations se perfectionnaient, nos mƓurs se poliçaient Ă  mesure que nos conforts augmentaient. L’Europe, Ă  la pointe de ce progrĂšs universel, sombra pourtant dans la boucherie de la Grande Guerre. Et l’Allemagne, nation la plus cultivĂ©e, la plus mĂ©lomane, la plus philosophique du vieux continent, vit germer en son sein l’inhumanitĂ© absolue de la barbarie nazie. La culture n’était donc pas un rempart contre l’inhumain. Sa mission civilisatrice n’est-elle qu’un leurre ?Un sens anthropologiqueSans doute est-ce vers un rĂ©examen de l’idĂ©e de culture qu’il faut se tourner. Car cette notion possĂšde un autre sens, en usage chez les anthropologues, oĂč culture » dĂ©signe tous les Ă©lĂ©ments symboliques ou matĂ©riels qu’une sociĂ©tĂ© transmet pour se reproduire – ce qui englobe aussi bien sa langue que ses coutumes, et ses habitudes alimentaires autant que ses techniques. Par la culture, entendue en ce sens plus vaste, l’humain construit un monde distinct de la nature, diffĂ©rent des conduites fixes des animaux, dictĂ©es par l’instinct. Signe distinctif de l’espĂšce humaine, la culture » se dĂ©ploie en une multitude de cultures » dissemblables mais toutes Ă©gales. Elle nous rend humains mais, cette fois, s’interroger sur le plus » ou le moins » perd toute signification les Inuits ne sont pas plus humains, ni moins, que les Nambikwara ou les culture numĂ©rique rendra-t-elle les gĂ©nĂ©rations futures plus humaines ?C’est finalement ce que veut dire humain » qui doit ĂȘtre approfondi. S’il s’agit du statut de notre espĂšce, celui-ci renferme la nĂ©cessitĂ© de la culture-civilisation prohibition de l’inceste, langage symbolique, travail transformant la nature. Sur ce registre, si nous sommes effectivement bien plus puissants que les hommes de l’AntiquitĂ©, nous ne sommes pas plus humains. En revanche, si on parle de l’humanitĂ© comme qualitĂ© morale, faite de solidaritĂ©, de bienveillance et d’empathie, alors il est possible d’envisager que l’ordre socio-culturel ait pour devoir de la protĂ©ger, voire de l’accroĂźtre. Reste Ă  savoir de quel nous » on parle les ĂȘtres parlants de toutes les Ă©poques ? Les Français de 2018 ? Les gĂ©nĂ©rations futures ? La culture numĂ©rique les rendra-t-elle plus humaines ? -‱- yy^yj- Ă«SSfeëÉ ĂȘ&M^ÊÊÈÈÈÊÊÊÉĂȘ§k, mm ?mj HSS&! aÂŁ3*?Ü£S m^a Kut iiy w ! ? j '- SS&$ÂŁMS -QiĂź^ilĂŻĂŻ SSSSg Sei&ĂŒi usĂ©s *y aSr.^ MF& ç_' Ăż Y >~-^'ÂŁ 1 -xvY*V ĂŻSSĂŽ Égifel ^iSVv SfcĂąS&v* .'Xi - *. » v "vV. j^*. ‱' ‱ ^'-.^ r SmfĂąl!gfcĂ© afe©** XX» v Sy>y ÜÜis jssg - S?S*g ‱* ir »i'r 'vVL ,>rvs.„ *A- imgÿç> r Ă *x"'^ JÏ&&Î 5-C/V ^ĂŻisl *&*& ^NV ;, .-vv x q??5- a-i Y\ar 3$Ă©&C; THÉORIE DES GARANTIES constitutiimucUfĂŽ. ms DE L'IMPIUMERIE DE BEAU A Samt-Germain-en-Laye. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES, PAn s ^mÂŁÂŁĂź&* PRÉFACE. AprĂšs les temps de l’établissement du Christianisme et ceux de la RĂ©formation, il n’y a point eu de pĂ©riode plus remarquable Ă  tous Ă©gards que la pĂ©riode actuelle. On a vu jadis le paganisme, avec ses temples , ses prĂȘtres , ses idoles, cĂ©der aux efforts, non d’une puissance armĂ©e, mais d’une simple doctrine le monde matĂ©riel fut bouleversĂ© par la philosophie chrĂ©tienne ; les idĂ©es triomphĂšrent des choses. On a vu ensuite le nouvel Ă©difice que cette doctrine avait Ă©tabli sur les ruines du passĂ© , cet Ă©difice si solide en apparence et si fortement Ă©tayĂ©, chanceler Ă  son tour sous les coups d’un principe rĂ©gĂ©nĂ©rateur, VI PREFACE, s’écrouler en partie, et donner encore une fois au monde un Ă©clatant exemple de l’irrĂ©sistible pouvoir des idĂ©es. Aujourd’hui , comme alors, de nouveaux principes, de nouvelles idĂ©es surgissent du milieu de la sociĂ©tĂ© ; la philosophie entre en lice, non pas contre l’établissement religieux , mais contre l’ensemble des institutions politiques $ dĂ©jĂ , dans cette lutte acharnĂ©e, elle a remporte de grandes, quelquefois de sanglantes victoires ; cependant, son oeuvre n’est point accomplie \ peu satisfaite de ses premiers triomphes , elle concentre ses forces, elle apprĂȘte sans cesse de nouvelles armes et se prĂ©pare Ă  de nouvelles attaques. PlacĂ©s au centre de l’Europe , nous ne voyons autour de nous qu’agitation et mouvement. Au nord, au midi, au levant, au couchant, les mĂȘmes questions sont soulevĂ©es et violemment dĂ©- PREFACE. VII battues les mĂȘmes idĂ©es remuent la sociĂ©tĂ©, les mĂȘmes intĂ©rĂȘts se coalisent pour les repousser. Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il de rĂ©ellement humain dans cette doctrine qui marche, la tĂȘte haute, Ă  travers les dĂ©bris des siĂšcles, et qui menace toutes les crĂ©ations du passĂ©? Quels sont les intĂ©rĂȘts puissans qui tantĂŽt l’arrĂȘtent dans sa marche , tantĂŽt la poursuivent avec acharnement, ou s’efforcent de l’écraser sous le poids de la force matĂ©rielle dont ils disposent ? Est- ce la cause de la civilisation qui se dĂ©bat sous nos yeux? S’agit-il, dans cette lutte solennelle, du bonheur et du perfectionnement de l’homme social, ou seulement de quelques ambitions individuelles non satisfaites ? Telles sont les graves questions qui se prĂ©sentent Ă  l’esprit lorsqu’on envisage d’un Ɠil calme et impartial ce qui s’est VIII PREFACE. passĂ© depuis un demi-siĂšcle. Il ne manque pas de gens qui s’imaginent en avoir trouvĂ© la solution ; rien n’est plus rare que le doute en pareille matiĂšre ; ceux qui ont le moins appris et le moins rĂ©flĂ©chi sont presque toujours aussi les moins disposĂ©s Ă  reconnaĂźtre leur ignorance en politique. Dans cette science , chacun se croit maĂźtre; nul ne se regarde comme Ă©colier , pas mĂȘme la jeunesse encore imberbe et sans expĂ©rience; tous s’en vont prĂȘchant, dĂ©clamant, faisant des thĂ©ories, sans autre mission que celle qu’ils se sont eux-mĂȘmes donnĂ©e. Au fond de toutes ces prĂ©dications journaliĂšres, de toutes ces thĂ©ories plus ou moins hasardĂ©es, il y a sans doute des idĂ©es vraies, une doctrine en harmonie avec des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et avec la nature de l’homme. Les masses devinent par instinct cette harmonie ; PRÉFACE. XX mues par un sentiment vague de ce tjui leur mantpie, elles se rallient sous le drapeau de chaque nouvelle doctrine , et rĂ©pĂštent avec enthousiasme les formules qui en sont l’expression, et qui doivent y tenir lieu de principes. Les hommes Ă©clairĂ©s, eux aussi, adoptent souvent sans rĂ©flexion ces formules toutes faites qui servent de mot d’ordre aux partis ; leur paresse s’accommode fort d’une science ainsi rĂ©sumĂ©e en quelques mots, et, une fois qu’ils se sont publiquement enrĂŽlĂ©s sous une banniĂšre et qu’ils ont prononcĂ© la formule magique d’un parti, c’en est fait de leur sang- froid , de leur impartialitĂ©, je dirai presque de leur raison et de leur bonne foi ; ils appesantissent sur d’autres le joug qu’on leur a imposĂ© Ă  eux-mĂȘmes; ils jugent toutes les opinions d’aprĂšs les vues Ă©troites et les demi-connaissances I. a* X PRÉFACE. au-dessus desquelles ils n’ont pas eu le courage de s’élever. De lĂ  cette intolĂ©rance, trop commune de nos jours, qui mesure les convictions et les actes sur un Ă©talon invariable, et qui oblige les hommes politiques Ă  opter entre une impopularitĂ© odieuse et une servile condescendance pour les formules en vogue. Sous ce rĂ©gime d’intolĂ©rance, sous cet empire des formules, que peut-on attendre du mouvement gĂ©nĂ©ral des esprits ? On s’agite sans savoir pour quelle fin 5 on poursuit de vains fantĂŽmes 5 on marche vers un but imaginaire. Quelquefois , ce qui est bien pis, on sacrifie le bien-ĂȘtre certain pour atteindre une chimĂšre dont la rĂ©alisation se trouve impossible. Et tout cela ne serait rien encore, si le sceptre de la formule se trouvait toujours en des mains pures, si l’instinct des masses, si le besoin de PREFACE. XI progrĂšs qui fait sortir les peuples de l’orniĂšre tracĂ©e, n’étaient jamais exploitĂ©s au profit d’intĂ©rĂȘts mesquins et de passions antisociales ! Le mal que je viens de signaler a deux causes principales. D’abord, les aberrations de la science elle-mĂȘme ; ensuite le rĂŽle dĂ©placĂ© qu’on assigne Ă  cette science, l’application erronĂ©e que l’on fait de ses enseignemens. La politique a existĂ© comme art avant d’ĂȘtre cultivĂ©e comme thĂ©orie ; l’art a fourni les principes fondamentaux sur lesquels, plus tard, on a construit l’édifice scientifique. Ces principes avaient Ă©tĂ© introduits primitivement dans la pratique, en vue d’un certain rĂ©sultat auquel ils devaient concourir; c’étaient des moyens, rien de plus. On s’en Ă©tait servi, soit pour vaincre certaines rĂ©sistances, soit pour Ă©tayer certaines in- XII PRÉFÀCB. institutions que la force matĂ©rielle avait créées et quelle ne suffisait pas Ă  maintenir , soit, en gĂ©nĂ©ral, afin de lĂ©gitimer aux yeux de la raison humaine ce qui avait besoin de son appui pour subsister et se dĂ©velopper. Les gouvernemens nouveaux et les gouvernemens oppressifs sentirent Ă©galement la nĂ©cessitĂ© de fonder leur autoritĂ© sur quelque idĂ©e puissante qui rĂ©conciliĂąt l’homme moral avec le joug imposĂ© Ă  l’homme physique. D’un autre cotĂ© , ceux qui aspiraient Ă  renverser par la force un gouvernement dĂšs long-temps lĂ©gitimĂ© dans l’esprit des peuples, comprirent qu’il leur fallait aussi des titres rationnels , qu’ils devaient opposer Ă  une doctrine ancienne une doctrine nouvelle, Ă  une loi positive une loi mĂ©taphysique. Des raisonneurs dont l’esprit Ă©tait rarement exempt de partialitĂ© composĂšrent de ces PREFACE. Xllf matĂ©riaux Ă©pars divers systĂšmes, quelquefois admirables par l’enchaĂźnement des consĂ©quences aux principes, souvent d’une application dangereuse , et pĂ©chant toujours par l’idĂ©e mĂšre qui leur servait de base. Ainsi naquit la science politique, enfant, non de l’amour, mais de l’ambition. Ainsi furent jetĂ©es au . milieu de la lutte permanente des intĂ©- ^ rets, ces doctrines qui, au lieu d’y mettre fin en rĂ©unissant les partis sous la banniĂšre d’une pensĂ©e commune, l’envenimĂšrent , la prolongĂšrent, la rendirent plus gĂ©nĂ©rale, et, ajoutant de nouveaux brandons de discorde Ă  ceux qui existaient dĂ©jĂ , occasionnĂšrent plus de troubles et de rĂ©volutions que les intĂ©rĂȘts eux-mĂȘmes ; doctrines que j’appellerai originelles 3 parce ^qu’elles prĂ©tendent lĂ©gitimer le gouvernement a priori en fondant la souverainetĂ© sur un^droit an- XIV PRÉFACE. tĂ©rieur Ă  l’exercice du pouvoir social. Plus tard , lorsque la science politique fut cultivĂ©e par des hommes indĂ©pendans et qu’elle profita des lumiĂšres acquises dans les autres branches des connaissances humaines, on vit surgir une autre espĂšce de doctrines , que je nommerai critĂ©rielles ,parce qu elles ne visent point Ă  donner aux gouvernemens une base mĂ©taphysique, mais Ă  fournir un critĂšre d’aprĂšs lequel on puisse les juger. Ce critĂšre, elles le trouvent dans la comparaison des gouvernemens comme moyens avec le but que chacune d’elles assigne Ă  l’association politique. Parmi les doctrines originelles, on en distingue trois principales qui ont exercĂ© sur les faits une immense influence, savoir la doctrine du droit divin, celle de la lĂ©gitimitĂ©, et celle de la souverainetĂ© du peuple. PRÉFACE. XV La premiĂšre fonde le droit de souverainetĂ© sur une rĂ©vĂ©lation divine, et fait de l’obĂ©issance au souverain un devoir religieux. Le principe thĂ©ocratique, l’une des formes de cette doctrine , a joui d’une grande faveur pendant la pĂ©riode reculĂ©e qui a vu se former les premiĂšres associations politiques; il n’est pas un peuple ancien dont les traditions n’attribuent Ă  quelque dieu la premiĂšre organisation du pouvoir social. En Égypte et dans tout l’Orient, les lois politiques et civiles Ă©taient confondues avec les croyances religieuses dans un seul et mĂȘme code; les dynasties du Mexique et du PĂ©rou s’attribuaient aussi une origine cĂ©leste ; les peuples orientaux sont encore aujourd’hui imbus de ce principe; il est chez eux si profondĂ©ment enracinĂ©, si gĂ©nĂ©ral, si exclusif, qu’on a vu deux conquĂ©rans, xvr PREFACE. Ă  plus de vingt siĂšcles de distance, Ă©prouver le besoin , pour conserver sur ces peuples une domination Ă©tablie par la force , de la revĂȘtir d’un caractĂšre divin. Alexandre de MacĂ©doine se lit proclamer fils de Jupiter Ammon par les prĂȘtres de ce dieu; et, s'il faut en croire les auteurs de certains mĂ©moires, il n’a pas tenu au conquĂ©rant moderne de l’Égypte qu’une semblable comĂ©die ne se renouvelĂąt de nos jours. Il est permis de rire, sans doute, en voyant cette vellĂ©itĂ© thĂ©ocratique naĂźtre chez le disciple d’Aristote et chez l’homme du xix e siĂšcle; mais gardons-nous de juger l’idĂ©e en elle-mĂȘme d’aprĂšs les vues Ă©troites de la masse des historiens, et de mesurer au sens commun de notre Ă©poque une doctrine faite pour d’autres temps et pour un autre ordre de choses. Quand une idĂ©e est devenue PUEPACE. XVII populaire quand elle a dominĂ© toute une pĂ©riode et quelle a laissĂ© de profondes traces dans les institutions humaines , c’est qu’elle avait un caractĂšre bienfaisant, providentiel ; c’est qu elle amenait un rĂ©sultat Ă©minemment salutaire auquel , sans son influence , l’homme ne serait point arrivĂ© , ou serait arrivĂ© beaucoup plus tard. L’Asie, l’Afrique, l’AmĂ©rique nous montrent encore aujourd’hui des peuplades vivant dans l’état primitif, c’est- Ă -dire sans autre lien social permanent que celui de famille. Ce fait doit paraĂźtre inexplicable Ă  ceux qui pensent que l’association politique est l’état naturel de notre espĂšce. VoilĂ  des hommes qui vĂ©gĂštent depuis nombre de siĂšcles sans avoir fait un seul pas vers la civilisation , sans avoir dĂ©vinĂ© l’échange, la division du travail , ni les besoins I. 6* xvux PREFACE. factices de l’homme policĂ© , sans s’ĂȘtre Ă©levĂ©s par leur intelligence Ă  la hauteur de ce premier progrĂšs duquel tous les autres dĂ©pendent! C’est que ce premier pas est le plus difficile ; il l’est Ă  tel point qu’il faut presque avoir recours Ă  un miracle pour expliquer comment certains peuples l’ont franchi. En effet, l’échange, les besoins de la civilisation , la division du travail sont des causes concomitantes, insĂ©parables; on ne peut concevoir la prĂ©sence de l’une d’elles, sans les deux autres; l’échange suppose des besoins; il suppose aussi la possession prĂ©alable des produits d’un travail spĂ©cialisĂ© ; les besoins supposent la crĂ©ation prĂ©alable des produits propres Ă  les satisfaire, par consĂ©quent la spĂ©cialisation du travail est l’échange ; enfin , la division du travail est impossible sans le mobile des besoins factices PREFACE. XIX et sans l’échange. On est donc forcĂ© d’admettre que les trois Ă©lĂ©mens de la civilisation se sont introduits Ă  la fois chez les peuples primitifs ; et comment ? C’est lĂ  le problĂšme. Ces peuples, au moins ceux que nous connaissons, loin de dĂ©sirer un tel progrĂšs, le repoussent obstinĂ©ment; loin de le considĂ©rer comme un perfectionement, l’envisagent comme une dĂ©pravation. A quoi donc a-t-il tenu que le genre humain ne restĂąt Ă©ternellement plongĂ© dans cette pĂ©nible et honteuse enfance? N’est-on pas rĂ©duit Ă  supposer que l’association politique a Ă©tĂ© conçue par quelque puissant gĂ©nie, qu’elle est sortie tout armĂ©e de quelque cerveau admirablement organisĂ©? Dans tous les cas, ceux qui se chargĂšrent de soumettre Ă  un gouvernement rĂ©gulier des peuples vivant encore dans XX PREFACE. l’état primitif dĂ»rent rencontrer de si puissans obstacles, heurter des rĂ©pugnances si universelles, que le succĂšs de leur entreprise par les moyens purement humains semble Ă  peine possible. InspirĂ©s ou non , ils dĂ»rent allĂ©guer une mission divine , appuyer leur autoritĂ© de prodiges et d’oracles, mettre en jeu les terreurs et les superstitions qui trouvent si facilement accĂšs auprĂšs de l’homme primitif. De lĂ  ces fables ingĂ©nieuses, ces allĂ©gories cosmogoniques, ces apothĂ©oses consacrĂ©es par la poĂ©sie, et toutes ces fraudes pieuses enfin qui forment le sujet de tant de traditions grecques ou asiatiques et qui enve - loppent d’un nuage mystĂ©rieux l’histoire du premier Ă©tablissement de tant de nations. Il fallait, Ă  ceux qui organisaient ces premiĂšres associations politiques, un caracĂšre sacrĂ©, une autoritĂ© surhu- PXUiFA CB. XXI maine pour dompter les passions brutales , Tindolence native, l’ignorance obstinĂ©e et la sauvage indĂ©pendance de 1 homme primitif,- ce n’était qu’en fondant leur droit de souverainetĂ© sur une rĂ©vĂ©lation divine, qu’ils obtenaient le pouvoir dont ils avaient besoin pour venir Ă  bout de leurs entreprises. La thĂ©ocratie fut donc toute bienfaisante dans sa primitive application. Elle servit de ciment Ă  l’association politique, et de mobile aux dĂ©veloppemens de l’homme social, dans un temps oĂč il n’existait aucun autre mobile. Qui sait de combien de siĂšcles elle accĂ©lĂ©ra la marche de la civilisation ? Mais les erreurs les plus salutaires ne le sont jamais que relativement; leur utilitĂ© dĂ©pend de certaines circonstances de temps et de lieu en dehors desquelles l’application en devient inutile et souvent dangereuse. XXII PRÉFACE. Alors, si elles ont servi de fondement Ă  des institutions fortes et durables, si elles se sont amalgamĂ©es avec toute la vie sociale d’un peuple, si elles ont créé de puissans intĂ©rĂȘts, on les voit, pendant des siĂšcles , survivre aux circonstances qui les avaient fait naĂźtre, et paralyser l’action des principes nouveaux qui devaient se dĂ©velopper Ă  leur tour pour imprimer Ă  la sociĂ©tĂ© un mouvement progressif. Les croyances religieuses, qui servent de base Ă  la thĂ©ocratie, ne sont restĂ©es, chez aucun peuple que je sache, Ă  l’état de simples croyances , n’exerçant leur empire que sur les sentimens individuels ; partout elles ont assumĂ© une forme extĂ©rieure, elles se sont incarnĂ©es dans ses institutions positives, elles ont créé des intĂ©rĂȘts matĂ©riels toute religion veut un culte ; tout culte veut des PRÉFACE. XXIII prĂȘtres ; tout prĂȘtre est un homme ; ce peu de mots contient le rĂ©sumĂ© de bien des pages de l’histoire. LĂ  oĂč les prĂȘtres ont formĂ© une caste privilĂ©giĂ©e, ou tout au moins un corps nombreux et homogĂšne , lĂ  ils ont. exploitĂ© la thĂ©ocratie Ă  leur profit ; s’ils n’ont pas toujours rĂ©- servĂ© pour eux-mĂȘmes le pouvoir suprĂȘme, ils l’ont mis sous leur dĂ©pendance et ont contractĂ© avec lui une alliance intime ; la souverainetĂ©, si elle n’était pas entre leurs mains , avait un tel besoin de leur appui, qu’un pacte basĂ© sur des concessions mutuelles Ă©tait inĂ©vitable. Les prĂȘtres ont Ă©tendu, rĂ©gularisĂ© , systĂ©matisĂ© la doctrine du droit divin ; les souverains, en Ă©change de cet important service, ont subi l’influence des prĂȘtres, leur ont cĂ©dĂ© une part dans le gouvernement et ont laissĂ© subsister la confusion des lois divines avec les lois XXIV l'REFÀCE. humaines. Cette alliance entre le trĂŽne et l’autel est un fait immense ; toute l’histoire de l’Orient est lĂ  ; et l’Occident est encore Ă©branlĂ© des secousses que lui a imprimĂ©es la lutte rĂ©cente de la philosophie contre cette alliance monstrueuse. Chez les peuples asiatiques, les prĂȘtres , formant une caste privilĂ©giĂ©e , se trouvaient dans les circonstances les plus favorables pour s’emparer du pouvoir social ou pour imposer Ă  ceux qui en seraient revĂȘtus les conditions d’un pacte indissoluble. C’est grĂące Ă  un tel pacte qu’on a vu, sous le plus beau climat de la terre, se perpĂ©tuer de siĂšcle en siĂšcle et subsister jusqu’à nos jours une forme de gouvernement dont rien de ce que nous connaissons en Europe ne peut nous donner l’idĂ©e. LĂ , ce ne sont pas seulement les actes extĂ©rieurs, P K fcÂŁ l ; A ' F.. XXV les paroles, les manifestations sensibles de l’individualitĂ© humaine que dirige et rĂ©prime Ă  son grĂ© le monarque revĂȘtu d’un caractĂšre divin ; la pensĂ©e elle-mĂȘme est Ă©touffĂ©e sous l’étreinte continuelle de cette main de fer, qui pĂšse Ă  la fois sur toutes les tĂȘtes et tient en suspens tontes les existences. La vie morale des peuples n’a d’issue que par le fanatisme religieux ; fanatisme sombre et violent , fanatisme de dĂ©sespĂ©rĂ©s qui donnent le monde et toutes ses joies pour quelques instans de rĂȘverie extatique. Leur vie matĂ©rielle n’est qu’une succession monotone de travaux mĂ©caniques dans lesquels la rĂ©flexion n’entre pour rien , et de plaisirs brutaux , empoisonnĂ©s par une menace perpĂ©tuelle de mutilation et de mort. La doctrine du droit divin a pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans l’Europe moderne, grĂące Ă  XXVI PRÉFACE. ce mĂȘme fait de l’alliance entre le trĂŽne et l’autel, mais elle n’y a pas revĂȘtu la mĂȘme forme qu’en Orient. Les tĂ©nĂšbres du moyen Ăąge n’étaient point assez Ă©paisses pour que les dynasties souveraines , dont elles voilaient l’origine, pussent recourir Ă  ces fraudes pieuses dont l’antiquitĂ© avait fait un si frĂ©quent usage. Il n’y eut plus de monarques dieux ou demi-dieux, plus de lĂ©gislateurs inspirĂ©s, plus de princes envoyĂ©s du ciel avec une mission spĂ©ciale 5 on dut se borner Ă  reprĂ©senter en gĂ©nĂ©ral les souverains comme des agens dĂ©signĂ©s par la Providence pour gouverner la terre , et Ă  faire de la soumission des peuples envers leurs princes un devoir religieux. Quelques textes des Ă©crivains sacrĂ©s vinrent merveilleusement en aide aux zĂ©lateurs de cette thĂ©ocratie mitigĂ©e. Que toute personne, dit l’apĂŽtre S. Paul PRÉFACE. XXVII dans son ÉpĂźtre aux Romains , soit soumise aux puissances supĂ©rieures y car il ny a point de puissance qui ne vienne de Dieu 3 et celles qui subsistent ont Ă©tĂ© Ă©tablies de Dieu. C J est pourquoi celui qui s'oppose aux puissances s’oppose Ă  un ordre que Dieu a Ă©tabli y et ceux qui s’y opposent attireront sur eux la condamnation, etc. Pour ceux qui pensent que les Ă©critures doivent ĂȘtre interprĂ©tĂ©es Ă  l’aide des spĂ©cialitĂ©s de temps et de lieu au milieu desquelles leurs auteurs ont vĂ©cu, et des lumiĂšres que chaque siĂšcle fait acquĂ©rir ; pour ceux qui ne regardent point les croyances religieuses comme immuables au moins dans leur application aux faits sociaux ; pour ceux qui croient que l’homme social est Ă©minemment perfectible, et que son perfection- XXVIII PREFACE. nement progressif entre dans les vues de la Providence; pour ceux-lĂ , certes, la conclusion que l’on prĂ©tend tirer de pareils textes est toute rĂ©futĂ©e. Il suffit de la connaissance la plus superficielle de l’histoire pour se convaincre de l’influence immense qu’exercent les institutions politiques sur le dĂ©veloppement moral des peuples. Dire que le chrĂ©tien doit rester indiffĂ©rent Ă  la forme du gouvernement sous lequel il vit, c’est vouloir qu’il envisage la sociĂ©tĂ© comme une agglomĂ©ration accidentelle d’individus, sans but et sans caractĂšre moral; c’est vouloir qu’il approuve au besoin l’abus de la force et qu’il y coopĂšre ; c’est vouloir qu’il renonce au moyen le plus efficace dont il puisse faire usage pour agir sur les hommes en masse, pour contribuer au dĂ©veloppe- PREFACE. XXIX ment de leurs facultĂ©s , y compris le sentiment religieux, et pour avancer ainsi l’oeuvre de leur salut. Aussi les despotes qui abusent de cette doctrine commode ont-ils bien soin de nier la perfectibilitĂ© de l’homme social; ils traitent de chimĂšres, de spĂ©culations creuses, ces espĂ©rances de bonheur que nous nous plaisons Ă  fonder sur de nouvelles combinaisons des Ă©lĂ©mens sociaux, et ces promesses brillantes d’une civilisation Ă  venir que justifie si bien la comparaison du passĂ© avec le prĂ©sent. D’ailleurs, ils vous diront que l’homme ne dĂ©sire point ce qu’il ne connaĂźt pas, et que son bonheur est d’autant plus assurĂ© qu’il a une sphĂšre de connaissances et d’activitĂ© plus bornĂ©e Mangez, buvez, faites votre salut si vous pouvez, le reste n est pas votre affaire! systĂšme rnons- I. b** XXX. PREFACE. trueux, qui tend Ă  dĂ©truire tous ces» sentimens expansifs et gĂ©nĂ©reux , tous ces germes de grandeur et de prospĂ©ritĂ©, tous ces nobles instincts d’humanitĂ© et de justice, que les peuples ont reçus de Dieu pour une meilleure fin, sans doute, que celle de se voir parquĂ©s comme de vils troupeaux et condamnĂ©s Ă  servir d’instrumens aux passions de quelques maĂźtres capricieux et cruels ! Au reste, cette doctrine du droit divin , jadis triomphante , cette doctrine enseignĂ©e si long-temps dans les Ă©coles, jouit de peu de faveur aujourd’hui, et va perdant chaque jour du terrein, Ă  mesure que les peuples s’éclairent et que leurs relations mutuelles deviennent plus frĂ©quentes et plus intimes. La doctrine de la lĂ©gitimitĂ© paraĂźt avoir Ă©tĂ© inconnue aux anciens peuples de l’Occident. C’est dans le rĂ©gime lĂ©o,- PREFACE, xxxt dal qu’il en faut chercher l’origine, Ă  I cette Ă©poque oĂč chaque souverain Ă©tait considĂ©rĂ© comme le propriĂ©taire, comme le seigneur direct de tout le territoire de ses États. Ceci n’était point une fiction, [‱mais un fait, et un fait gĂ©nĂ©ral. Les te- ‱ tmres fĂ©odales Ă©taient, Ă  peu d’exceptions prĂšs, la seule espĂšce de droits que des particuliers pussent acquĂ©rir sur un fonds de terre, et ces tenures ne constituaient entre leurs mains qu’un domaine utile, sujet Ă  dĂ©chĂ©ance et Ă  rĂ©version au profit du seigneur direct. Il Ă©tait naturel que les droits du sou- Iverain, comme souverain, se confon- i dissent avec ses droits comme propriĂ©taire, et qu’on leur appliquĂąt toutes les rĂšgles, toutes les dispositions gĂ©nĂ©rales que le droit positif avait Ă©tablies Ă  l’égard de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Disons mieux , la souverainetĂ© , chez les sei- xxxii PRÉFACE. gneurs fĂ©odaux , n’était guĂšre qu’un rĂ©sultat de la propriĂ©tĂ© \ les prestations, les hommages, les services,qu’ils avaient droit d’exiger de leurs vassaux, n’étaient que le corrĂ©latif, le prix de la concession qu’ils leur avaient faite du domaine utile. Cette souverainetĂ© Ă©tait donc un vĂ©ritable droit, en tout semblable Ă  celui de propriĂ©tĂ©, transmissible comme ce dernier par succession, par vente, par donation, lĂ©gitime en un mot comme le droit de propriĂ©tĂ© d’aprĂšs la loi positive et d’aprĂšs le droit naturel. La confusion du souverain avec le seigneur, de l’État avec le domaine, une fois Ă©tablie dans les esprits, et introduite dans la politique journaliĂšre, survĂ©cut Ă  toutes les altĂ©rations successives du rĂ©gime fĂ©odal. Les questions de droit public tant externe qu’interne furent traitĂ©es comme les questions de PRÉFACE. XXXiU droit privĂ©. On vendait, on Ă©changeait, on constituait en dot, on lĂ©guait par testament des villes et des provinces, Comme des joyaux ou des hardes, et si un trĂŽne devenait vacant, on ne voyait lĂ  qu’un procĂšs Ă  juger par les actes privĂ©s et par le droit commun. Et maintenant que le rĂ©gime fĂ©odal est dĂ©truit, maintenant que les droits de propriĂ©tĂ© et de souverainetĂ© sont entiĂšrement distincts dans la thĂ©orie et dans la pratique , maintenant encore, l’idĂ©e de lĂ©gitimitĂ© reste accolĂ©e au fait de la souverainetĂ©, dans l’esprit non- seulement de ceux qui sont intĂ©ressĂ©s Ă  une telle confusion , mais de beaucoup d’autres. Avoir montrĂ© la source historique de celte idĂ©e, c’est en avoir rĂ©duit la valeur logique Ă  nĂ©ant. Le principe de la lĂ©gitimitĂ© est une Ă©pouvantable ana-= i. xxxir PRÉFACE. chronisme, un anachronisme de plusieurs siĂšcles, voilĂ  tout. Ce qui rend la propriĂ©tĂ© lĂ©gitime en droit commun, c’est-Ă -dire, indĂ©pendamment de la loi positive de tel ou tel pays, c’est la liaison intime que l’esprit aperçoit entre la jouissance exclusive d’une chose et certains actes de l’homme relativement Ă  cette chose; c’est que l’occupation, la tradition , la culture, la longue possession prĂ©sente une base rationnelle Ă  l’attribution exclusive du droit sur les choses. Mais cette liaison n’existe point Ă  l’égard de la souverainetĂ© , parce que l’analogie entre ces deux droits manque tout-Ă -fait, parce qu’il est impossible d’apercevoir l’ombre d’une ressemblance entre la facultĂ© d’imposer des lois Ă  une sociĂ©tĂ© d’ĂȘtres intelligens et celle de recueillir les fruits d’un champ ou d’une vigne. PREFACE. xxxr Ce qui a fait, en grande partie, la fortune de ce principe, c’est qu’il a paru ĂȘtre un principe d’ordre et de stabilitĂ©. Et puis, ses consĂ©quences pratiques prĂ©sentent souvent un caractĂšre de moralitĂ© Ă©levĂ©e qui sera toujours honorĂ© parmi les peuples. L’erreur de ceux qui ne voient , dans un prince repoussĂ© par le vƓu national, qu’une victime injustement dĂ©pouillĂ©e de droits acquis n’efface pas ce qu’il y a de gĂ©nĂ©reux et de mĂ©ritoire dans leurs actes de dĂ©vouement; l’intĂ©rĂȘt que portent Ă  un monarque dĂ©chu ceux dont il a Ă©tĂ© le bienfaiteur est un sentiment trop moral, trop semblable aux autres inspirations de la bienveillance, pour ne pas imposer quelquefois silence Ă  des convictions raisonnĂ©es. Et ne sommes-nous pas toujours prĂȘts Ă  dĂ©verser le blĂąme et le sarcasme sur ceux qui, dans un 1XXVI PREFACE. un cas pareil, font de la logique aux dĂ©pens de leurs sentimens ? J’ai dit que le principe de la lĂ©gitimitĂ© avait paru favorable Ă  la stabilitĂ© des institutions. C’était une illusion que les Ă©vĂ©nemens du demi-siĂšcle qui vient de s’écouler ont dĂ©truite sans retour. Ce principe est rĂ©volutionnaire comme tous les principes absolus. En regard des doctrines que je viens d’examiner, et en lutte constante avec elles, nous trouvons celle qui fait rĂ©sider le droit de souverainetĂ© dans le peuple. Cette doctrine a revĂȘtu successivement deux formes distinctes, parce que, Ă  cĂŽtĂ© de son principe fondamental , elle avait besoin d’un principe secondaire qui en rĂ©glĂąt l’application. Les doctrines du droit divin et de la lĂ©gitimitĂ© se suffisent Ă  elles-mĂȘmes, car elles attribuent la souverainetĂ© Ă  PREFACE. XXX Vil des personnes dĂ©terminĂ©es qui peuvent l’exercer effectivement; tandis que la souverainetĂ© du peuple n’est qu’une abstraction mĂ©taphysique, dont l’application immĂ©diate n’est pas possible. Gomment un peuple entier pourrait-il gouverner ? comment les forces sociales seraient-elles employĂ©es Ă  la protection des droits si elles n’étaient prĂ©alablement concentrĂ©es, si la sociĂ©tĂ© ne s’organisait pas en corps moral distinct des individus ? Il faut donc un principe d’application pour opĂ©rer cette transition entre l’idĂ©e abstraite et les faits. Or, ce principe d’application a Ă©tĂ© tantĂŽt ĂŻhypothĂšse du contrat social, tantĂŽt , et surtout de nos jours, le principe anarchique. L’hypothĂšse du contrat social n’est pas trĂšs-ancienne. Les premiers qui l’ont dĂ©veloppĂ©e d’une maniĂšre un peu com- XXXVIII PREFACE. plĂšte sont en Angleterre, Locke5 en France , Jean-Jacques Rousseau. Elle est presque abandonnĂ©e dans ces deux pays, mais elle jouit d’une immense faveur en Allemagne, surtout depuis que le cĂ©lĂšbre Kant en a fait la base de son droit politique. Yoici Ă  quoi elle se rĂ©duit La souverainetĂ© Ă©mane du peuple -, mais le peuple l’a aliĂ©nĂ©e ou est censĂ© l’avoir aliĂ©nĂ©e en vertu d’un contrat qui est la source des devoirs et des obligations rĂ©ciproques des gouvernails et des gouvernĂ©s. D’abord, il faut reconnaĂźtre, et les partisans de cette doctrine en conviennent, qu’en fait il n’a jamais existĂ© de semblable contrat. L’histoire nous montre partout la conquĂȘte et le droit du plus fort prĂ©sidant Ă  l’établissement des souverainetĂ©s. D’ailleurs, un tel contrat PREFACE. XXXIX serait matĂ©riellement impossible, puisqu’il supposerait une rĂ©union complĂšte de tous les membres de l’association et un accord unanime entre eux sur une foule de questions. Le contrat social n’est donc jamais qu’un contrat tacite. Or , qu’est-ce qu’un contrat tacite ? c’est celui dans lequel le consentement des parties est seulement prĂ©sumĂ© d’aprĂšs certains faits qui ne peuvent s’expliquer que par ce consentement. Pierre habite une maison appartenant Ă  Paul sans qu’il y ait eu entre eux aucune convention expresse Ă  ce sujet; Pierre paie Ă  Paul, tous les six mois, une certaine somme, et Paul le laisse et le maintient en paisible jouissance de sa maison. Nous disons qu’il existe entre eux un contrat tacite de location, et nous le disons Ă  cause de ces actes respectifs, XL PREFACE. le paiement des loyers d’une part et la maintenue de l’autre, qui ne peuvent s’expliquer que par le consentement des deux parties aux contrat dont il s’agit. Sans ces faits , le contrat tacite serait une hypothĂšse entiĂšrement gratuite. Ce qui fait l’essence d’un contrat, c’est le consentement des parties5 ce consentement, s’il n’est pas ou ne peut pas ĂȘtre exprĂšs, doit rĂ©sulter tout au moins de faits positifs qui l’impliquent nĂ©cessairement. Quels sont donc les faits par lesquels se manifeste le consentement des parties dans le contrat social ? La soumision des citoyens au gouvernement , nous dit-on, et l’exercice patent et sans opposition du pouvoir social. On pourrait objecter que, le gouvernement Ă©tant le plus fort, l’obĂ©issance des sujets n’est que le rĂ©sultat de la cou- PREFACE. XL* trainte , et non d’un libre consentement de leur part ; mais prenons la rĂ©ponse pour bonne, les partisans du contrat social n’en seront pas plus avancĂ©s. En effet, leur hypothĂšse esjt absolument inutile tant que la soumission est gĂ©nĂ©rale, tant que le gouvernement ne rencontre aucune opposition , elle ne peut servir, et n’a Ă©tĂ© inventĂ©e que pour le cas d’une lutte entre les parties contractantes ; on a voulu en dĂ©duire le droit du gouvernement Ă  l’obĂ©issance des gouvernĂ©s, et le droit de ceux-ci Ă  la bonne justice du gouvernement. Mais si l’obĂ©issance est refusĂ©e par un certain nombre de citoyens , par mille, par cent, par dix, par un seuld’entr’eux, oĂč est, relativement Ă  ceux-ci, la preuve de leur consentement ? OĂč est le fait qui doit servir de base Ă  la prĂ©somption ? Pierre n’habite plus la maison de Paul, XL II PREFXCK. et il refuse de lui payer aucun loyer j dirons - nous encore qu’il existe en- tr’eux une location tacite ? Je refuse de payer les impĂŽts oĂč est la preuve que j’ai promis de les payer ? oĂč est le contrat qui me lie? —Vous les avez payĂ©s jusqu’à prĂ©sent Ăź —D’accord ; concluez- en, si vous voulez, que j’avais promis de les payer jusqu’à prĂ©sent, mais rien de plus ; car, si mes paiemens prĂ©cĂ©dens sont la seule preuve de mon consentement pour le temps oĂč ils ont eu lieu, il en rĂ©sulte nĂ©cessairement que mon refus actuel prouve prĂ©cisĂ©ment le contraire pour l’avenir. Ainsi, le pacte social se trouve en dĂ©faut Ă  l’instant mĂȘme oĂč le besoin s’en fait sentir; il devient nul dĂšs qu’il y a lieu de l’invoquer; il est, par consĂ©quent, sans effet, soit contre l’arbitraire des gouvernans, soit contre la rĂ©sistance PRKFAGS. XfclII des gouvernĂ©s. C’est une hypothĂšse qui n’est vraie qu’à condition d’ĂȘtre inutile. Si, du moins, tout le monde Ă©tait d’accord sur les clauses du contrat social, on pourrait en attendre quelque chose, parce qu’une erreur sanctionnĂ©e par l’opinion gĂ©nĂ©rale puise dans cette sanction la mĂȘme force qu’une vĂ©ritĂ©. Mais c’est justement lĂ  un des cotĂ©s faibles de la doctrine; autant d’individus, autant de thĂ©ories diffĂ©rentes. Parmi tous les publicistes qui ont admis le contrat social, il n’y en a pas deux qui en dĂ©duisent les mĂȘmes consĂ©quences ; chacun le fait Ă  sa maniĂšre et y insĂšre les clauses qu’il lui plaĂźt; les uns y trouvent le droit de reprĂ©sentation, la libertĂ© de la presse, la libertĂ© religieuse, l’égalitĂ© des citoyens devant la loi; les autres n’y voient rien de tout cela ; il n’y a pas un contrat, il y en a mille. XL1V PREFACE. Le principe anarchique ne prĂ©sente pas ce dernier inconvĂ©nient, mais il n’en est pas moins absurde en thĂ©orie et dĂ©sastreux dans ses consĂ©quences. Il fait de la souverainetĂ© un droit inaliĂ©nable, permanent, dont le peuple est revĂȘtu et demeure revĂȘtu Ă  tout jamais. Les hommes qui exercent le pouvoir ne sont, d’aprĂšs ce principe, que des mandataires du peuple, rĂ©vocables Ă  son grĂ© et ne jouissant de leur autoritĂ© qu’en vertu d’une concession prĂ©caire. Que le peuple soit souverain, en ce sens, qu’il peut, quand il le veut, renverser un gouvernement qui lui dĂ©plaĂźt, c’est ce que je ne prĂ©tends pas contester. Entre une multitude d’hommes armĂ©s et quelques fonctionnaires la lutte ne durera jamais long-temps, et l’issue n’en saurait ĂȘtre douteuse. Mais ce n’est pas lĂ  un principe, c’est l’énonciation d’un PREFACE. XLV simple fait, Une peut en rĂ©sulter aucun droit, si ce n’est celui que le loup de la fable fait valoir envers l’agneau. S’il s’agit d’un vĂ©ritable droit, je demande Ă  qui ce droit appartient? au peuple j dit-on; mais qu’est-ce que le peuple ? Avant les lois, il n’y a que des familles , non des peuples, car ce sont les lois qui crĂ©ent l’association politique, et qui rĂ©unissent en corps de nation distincts les individus Ă©pars sur le globe. Moi Normand, pourquoi suis-je de la mĂȘme nation que vous Picard et vous Provençal ? N’est-ce pas la Charte qui nous associe les uns avec les autres? Faites abstraction des lois politiques auxquelles nous sommes soumis, nous conserverons encore, il est vrai, certains rapports , mais ces rapports existent Ă  peu prĂšs au mĂȘme degrĂ© entre nous et les habitans des pays voisins. En un mot, XWI PRÉFACE. il n’y a point de sociĂ©tĂ© sans constitution , sans gouvernement. A qui donc appartient ce prĂ©tendu droit de souverainetĂ© , indĂ©pendant des lois positives qui crĂ©ent les sociĂ©tĂ©s, et antĂ©rieur Ă  l’existence des gouvernemens ? Ce ne peut ĂȘtre qu’un droit individuel, jamais un droit collectif ; dĂšs-lors, on ne voit pas comment il en pourrait rĂ©sulter, pour l’ĂȘtre collectif, un droit de souverainetĂ© sur les individus ; comment le droit qui ne peut appartenir qu’à des individus, se trouve tout-Ă -coup appartenir Ă  une sociĂ©tĂ© dĂ©purĂ© abstraction, Ă  une sociĂ©tĂ© qui n’a point encore d’existence rĂ©elle. Supposons, maintenant, que le gouvernement s’organise dans cette sociĂ©tĂ© improvisĂ©e, quelle choisisse ses mandataires et leur impose des conditions ; la constitution qui en rĂ©sulterait sera l'expression du vƓu d’une majoritĂ©, et prĂȘt ace. XLYII encore d’une majoritĂ© prise seulement parmi les hommes adultes que devient alors le droit de souverainetĂ© des mĂ©- contens? Ils Ă©taient souverains, eux aussi; les voilĂ  dĂ©sormais contraints d’abdiquer ; la minoritĂ© a perdu ce droit innĂ©, ce droit inaliĂ©nable, indĂ©lĂ©bile, imprescriptible, qui lui appartenait aussi bien qu’à la majoritĂ©. Et cette majoritĂ© elle-mĂȘme ne tardera pas Ă  se diviser ; ce qu’elle voulait hier, elle ne le voudra plus aujourd’hui ; la constitution que les pĂšres ont acceptĂ©e ne sera pas selon le vƓu de leurs enfans. La souverainetĂ© du peuple sera donc un perpĂ©tuel mensonge, mĂȘme sous le rĂ©gime de la dĂ©mocratie absolue. Je ne parle pas des difficultĂ©s insurmontables qui empĂȘcheront qu’on puisse jamais obtenir l’expression vraie du vƓu populaire. Parmi toutes les rĂ©volutions opĂ©rĂ©es et les xr/viu PREFACE. constitutions Ă©tablies au nom du peuple, combien y en a-t-il en faveur desquelles l’assentiment de la majoritĂ© du peuple ait pu ĂȘtre regardĂ©e comme un fait constant? Pas une , que je sache. Les mĂ©contens, les ambitieux les chefs de partis disent tous qu’ils sont le peuple, qu’ils parlent au nom du peuple. Les usurpateurs et les tyrans le disent aussi quelquefois, et avec tout autant de raison. VoilĂ  pour le principe ; passons aux consĂ©quences Puisque chaque fraction du peuple peut se considĂ©rer comme formant elle- mĂȘme un peuple souverain, elle a le droit, en tout temps, de se sĂ©parer du reste et de se constituer Ă  sa maniĂšre. Nous traitons de brigands ces hommes qui se rĂ©unissent par bandes pour vivre de rapine dans les forĂȘts et les monta- PREFACE. XLIX gnes de la Calabre erreur ! ce sont des fractions de peuple, des minoritĂ©s qui n’ont pas voulu aliĂ©ner leur droit inaliĂ©nable. Toutes les fois qu’une minoritĂ© se rĂ©volte, elle agit en pleine conformitĂ© avec le principe.* Ceux des partisans de cette doctrine qui aspirent Ă  ĂȘtre consĂ©quens ne reculent point devant la sĂ©grĂ©gation des minoritĂ©s 5 ils reconnaissent Ă  chaque fraction du peuple le droit de se constituer Ă  part et de former un peuple distinct ; mais voyez oĂč cela nous mĂšne chaque fraction, aprĂšs s’ĂȘtre constituĂ©e, se divisera inĂ©vitablement en majoritĂ© et en minoritĂ© ; et puis ces fractions de fractions , Ă  peine sĂ©parĂ©es, se diviseront Ă  leur tour, et ainsi de suite ‱ car, l’accord unanime de tout un peuple, sur une forme de gouvernement, est chose impossible. On arrive donc par degrĂ©s Ă  la dissolution r d PREFACE. L complĂšte du corps social; on passe de la nation Ă  la famille, de l’état de sociĂ©tĂ© Ă  l’état d’isolement, que d’autres appellent l’état de nature. Je ne connais que l’état de nature en effet, oĂč la souverainetĂ© du peuple ne soit pas une fiction ; lĂ , chaque pĂšre de famille est souverain, souverain de lui-mĂȘme, de sa hutte et de quelques ĂȘtres faibles qui ont besoin de sa protection et auxquels il la fait, comme nous savons, chĂšrement acheter. Telles sont les principales hypothĂšses auxquelles on a eu recours pour donner au droit de souverainetĂ© une base indĂ©pendante de la loi positive. Les doctrines critĂ©rielles, destinĂ©es seulement Ă  fournir une mesure d’apprĂ©ciation, sont beaucoup plus nombreuses; car, quel publiciste de nos jours n’assigne pas un but quelconque Ă  l’organisation gouvernementale? On ne peut traiter PRÉFACE. LĂŻ aucune question de lĂ©gislation constitutionnelle sans commencer par lĂ . Cependant, parmi cette foule de doctrines plus ou moins ingĂ©nieuses, il n’y en a guĂšre qu’une seule qui ait obtenu de la cĂ©lĂ©britĂ©, et qui ait fait Ă©cole, c’est celle de Bentham ; et encore a-t-elle Ă©tĂ© accueillie avec une dĂ©faveur gĂ©nĂ©rale sur le continent. Il y a, dans la doctrine des utilitaires, deux parties qu’il ne faut pas confondre, une nĂ©gation et une affirmation. Ils nient d’abord toute loi morale, toute notion de droit indĂ©pendante de la loi positive, et comme cette nĂ©gation n’est pas susceptible d’ĂȘtre justifiĂ©e par des preuves directes, ils ont eu recours pour l’établir Ă  une analyse minutieuse des sentimens et des motifs humains. C’est cette partie de leur systĂšme qui a rencontrĂ© le plus de rĂ©sistance, et on le I. ĂŠ LU PREFACE. conçoit aisĂ©ment. Vraie, ou fausse, elle heurtait les notions fondamentales sur lesquelles avait reposĂ© de tout temps la morale individuelle, et auxquelles se rattache , il faut bien le dire , toute la poĂ©sie des relations sociales , tout ce qui les colore et les ennoblit. Et puis, c’est une grave question que celle de savoir si les sociĂ©tĂ©s humaines, telles que nous les voyons aujourd’hui, peuvent se passer de ces idĂ©es de justice , qui forment la conscience populaire , qui protĂšgent si souvent le faible contre le fort, et qui ont Ă©tĂ© jusqu’à prĂ©sent l’unique sanction d’une foule de droits, en particulier des droits internationaux. Les benthamistes ont trop oubliĂ© que les idĂ©es universelles , erronĂ©es ou non , sont des mobiles, des ressorts qui jouent un rĂŽle principal dans le mĂ©canisme de la vie sociale, et qu’il n’est pas facile PREFACE. LUI de leur en substituer d’autres sans dĂ©' traquer et dĂ©composer prĂ©alablement la machine tout entiĂšre. Le principe affirmatif de Bentham, envisagĂ© sĂ©parĂ©ment , aurait soulevĂ© beaucoup moins d’objections , et cependant j’avoue qu’aprĂšs mĂ»r examen il me paraĂźt vague et insuffisant. Le plus grand bien du plus grand nombre doit ĂȘtre le but du gouvernement les utilitaires Ă©clairĂ©s ont fait de ce principe d’admirables applications, et ils ont assez montrĂ© le sens qu’ils y attachaient pour qu’on ne puisse leur adresser aucun reproche. Ce qu’ils veulent, c’est le bonheur de tous, c’est-Ă -dire le plus grand bien de chacun en tant qu’il est compatible avec celui des autres. Mais il ne suffit pas qu’un principe critĂ©riel soit clair Ă  quelques-uns, il faut qu’il puisse l’ĂȘtre Ă  tous et qu’il ne se prĂȘte Ă  LIV PREFACE. aucune Ă©quivoque ; il faut qu’il puisse prendre racine dans l’opinion publique, et y puiser la vie sans laquelle il ne serait jamais qu’une lettre morte , qu’un jeu de l’esprit. Une doctrine est stĂ©rile tant quelle reste dans les livres, et, pour qu’elle en sorte, il faut de toute nĂ©cessitĂ© qu’elle puisse ĂȘtre comprise sans eux. Or, ces mots, le bien-ĂȘtre, le bonheur, ont dĂ©jĂ  l’immense inconvĂ©nient de rĂ©veiller des idĂ©es trĂšs-diverses et de s’appliquer, surtout le premier, dans le langage vulgaire, Ă  une seule catĂ©gorie de perceptions, aux sensations physiques. Ensuite, lĂ© plus grand bien du plus grand nombre est une idĂ©e complexe, dans laquelle se trouvent deux Ă©lĂ©mens distincts , un. Ă©lĂ©ment cumulatif et un Ă©lĂ©ment partitif. Le premier paraĂźt, au premier abord , tout-Ă -fait en harmonie avec le principe de l’utilitĂ© ; s’il n’y a PRÉFACE. I,V de bien que ce qui est plaisir ou cause de plaisir, le seul but raisonnable de toute institution doit ĂȘtre de produire la plus grande somme cfe plaisir, c’est-Ă -dire de bien-ĂȘtre, possible, d’élever au maximum le bonheur social to maximize happiness , selon l’expression de Bentham . Cependant le critĂšre qu’on obtiendrait ainsi serait absolument inapplicable. Comment peser le bonheur? comment vĂ©rifier si le gouvernement qui ferait, delĂ  moitiĂ© d’un peuple, des esclaves ou des mendians, ne concentrerait pas, entre les mains de l’autre moitiĂ©, une somme de bonheur Ă©gale Ă  celle qui serait rĂ©sultĂ©e de la libertĂ© et de l’aisance de tous? VoilĂ  ce qui rend nĂ©cessaire l’introduction de l’élĂ©ment partitif; mais alors que devient le principe de l’utilitĂ©? Cette idĂ©e de rĂ©partition n’en dĂ©coule en aucune façon , car elle impliquera LVI PREFACE. souvent la prĂ©fĂ©rence accordĂ©e Ă  une somme infĂ©rieure de bien-ĂȘtre, sur une somme supĂ©rieure. Je n’insiste pas davantage sur ce point ; peu de personnes ont rompu autant de lances que moi en faveur du principe critĂ©riel de Bentham entendu comme il doit l’ĂȘtre ; il s’agit seulement ici de l’expression qu’on lui a donnĂ©e, et des causes qui l’ont empĂȘchĂ© de gagner du terrain et de se populariser. La principale de ces causes, c’est qu’on l’a reprĂ©sentĂ© comme une consĂ©quence du principe de l’utilitĂ©, c’est-Ă -dire de la doctrine nĂ©gative de Bentham, tandis qu’en rĂ©alitĂ© l’élĂ©ment partitif qu’on y a introduit ne peut ĂȘtre fondĂ© que sur une idĂ©e innĂ©e de justice, sur le sens moral, sur la conscience; on a ainsi attirĂ© , fort injustement, sur le principe affirmatif, toute la dĂ©fa- PREFACE. EVII veur qui s’était attachĂ©e au principe nĂ©gatif. J’ai exposĂ© quelques-unes des aberrations de la science politique. Est-il nĂ©cessaire de montrer comment elles ont contribuĂ© au discrĂ©dit de cette science? La lutte entre les intĂ©rĂȘts n’aurait jamais produit autant de secousses si l’on n’avait pas rattachĂ© les intĂ©rĂȘts Ă  des systĂšmes. Ce sont ces principes absolus, ces thĂ©ories inflexibles sur le droit de souverainetĂ©, ces nĂ©gations audacieuses d’idĂ©es populaires et fondamentales ^ qui ont amenĂ© Ă  leur suite l’intolĂ©rance et l’absolutisme , et qui ont dĂ©tournĂ© de l’étude de la lĂ©gislation constitutionnelle les hommes les plus sensĂ©s, les plus consciencieux, les plus capables de mettre cette Ă©tude en honneur. On en est venu jusqu’à nier l’existence mĂȘme d’une telle science ; la polĂ©mique des partis a Ă©tour- Ï,VIII PREFACE. di de son vacarme quotidien toutes les oreilles, imposĂ© silence Ă  tous les penseurs dĂ©sintĂ©ressĂ©s, et mis lin Ă  toutes Ă©tudes sĂ©rieuses, Ă  toutes recherches approfondies sur les questions dont elle s’est emparĂ©e. Ensuite , quel usage a-t-on fait du peu de science que l’on connaissait? On a prĂ©tendu en tirer des principes absolus d’application; les hommes d’Etat n’ont pu s’entendre avec les hommes de science ; ceux-ci leur ont imposĂ© des mesures impossibles ou dĂ©sastreuses, ou bien ils se sont sĂ©parĂ©s d’eux et les ont accusĂ©s d’ineptie et de faiblesse. Rien de plus facile cependant que de distinguer ici l’art de la science , comme on le fait journellement dans d’autres branches du savoir humain. A-t-on jamais pensĂ© que le gĂ©omĂštre qui sait tracer sur le papier un polygone parfaitement rĂ©gulier, avec PREFACE. L1X ses bastions , ses courtines , ses demi- lunes, et son chemin couvert; qui connaĂźt meme tontes les rĂšgles gĂ©nĂ©rales d’aprĂšs lesquelles la forme et les dimensions de chaque partie doivent ĂȘtre modifiĂ©es sur un terrain donnĂ© , fĂ»t apte Ă  fortifier une place quelconque et Ă  prescrire d’avance aux ingĂ©nieurs pratiques un plan de dĂ©fense dont le succĂšs fĂ»t assurĂ© ? Évidemment, la science ne doit et ne peut fournir Ă  l’art que des principes dirigeans ; c’est lĂ  son rĂŽle unique, et ce n’est qu’en y restant fidĂšle qu’elle deviendra utile et s’attirera la confiance et l’estime dont elle a besoin pour se dĂ©velopper. Cette distinction bien tranchĂ©e entre la lĂ©gislation constitutionnelle et la politique , entre les recherches du publiciste qui ne connaĂźt et n’apprĂ©cie que les faits gĂ©nĂ©raux, et l’homme d’État qui PREFACE. EX se trouve en prĂ©sence de faiis particuliers, me paraĂźt fondamentale. Les donnĂ©es sur lesquelles la science travaille, quelque nombreuses, quelque complĂštes et dĂ©taillĂ©es qu’elles soient, sont toujours des abstractions , des gĂ©nĂ©ralitĂ©s ; celles de la politique sont presque toutes exceptionnelles , individuelles ; si elles ne le sont pas en elles-mĂȘmes, elles le deviennent par la maniĂšre dont elles se combinent ou par leur liaison avec des Ă©vĂšnemens externes dont la science ne peut tenir aucun compte. Ce que la politique apprendra de la science, c’est la direction qu’elle doit suivre, le sens dans lequel elle doit agir , c’est une apprĂ©ciation raisonnĂ©e des institutions existantes, c’est, enfin , la connaissance des rĂ©sultats probables d’une rĂ©forme ou d’une mesure quelconque. Mais l’apprĂ©ciation de la convenance, de l’opportunitĂ© , du PRliFACB. LXI mode , mais les questions quand , comment, jusqu’à quel point doit ĂȘtre introduite la rĂ©forme, sont exclusivement du domaine de la politique, et c’est pour avoir empiĂ©tĂ© sur cette attribution que la science s’est, en plus d’une occasion, rendue odieuse ou ridicule. Les principes absolus ont sans contredit de grands avantages. Ils impriment Ă  l’entendement une direction unique , l’aveuglent sur les obstacles et les exceptions , et le cuirassent contre les irrĂ©solutions et les regrets. Notre Ăąme , dirigĂ©e par une intelligence tout-Ă -fait libre, reçoit, de toutes les idĂ©es que cette intelligence s’est appropriĂ©es, des impulsions proportionnĂ©es Ă  la valeur de chacune d’elles , tandis qu’une croyance ou un principe absolu, semblable Ă  une lentille, fait converger ces rayons Ă©pars vers un seul point, et allu- EX II PREFACE. me au cƓur de l’homme un incendie qui le rend capable de tout. Aussi, je suis intimement persuadĂ© que les principes absolus ont rendu en mainte occasion d’éminens services et qu’ils pourront encore ĂȘtre utiles dans certaines circonstances. Quand une constitution ne renferme aucun germe de progrĂšs, ne fournit aucun moyen de dĂ©veloppement lĂ©gal, et que l’opinion publique elle-mĂȘme est impuissante,parce que les sommitĂ©s seules de la sociĂ©tĂ© sont Ă©clairĂ©es; quand il s’agit, par consĂ©quent, de remuer des masses ignorantes pour mettre fin Ă  cette lĂ©thargie funeste du corps social; alors les principes dirigeans ne suffisent plus ; il faut des formules, des croyances, des convictions de sentiment. Mais si les principes absolus sont Ă©minemment propres Ă  rĂ©volutionner et Ă  dĂ©sorganiser, ils sont totalement inha- PREFACE. LXIII biles Ă  organiser et Ă  constituer ; voilĂ  pourquoi leur utilitĂ© cesse dĂšs que la voie du progrĂšs lĂ©gal est ouverte, dĂšs que l’opinion publique est devenue agissante. Le premier effet, l’effet le plus certain et le plus immĂ©diat d’une rĂ©volution , c’est de dĂ©truire, pour un temps plus ou moins long, un des Ă©lĂ©mens du bonheur social, la sĂ©curitĂ©. Toute rĂ©volution devrait se prĂ©senter Ă  nous sous un aspect dĂ©favorable, comme le sacrifice actuel de tout ou partie des avantages mĂȘmes que les institutions politiques sont destinĂ©es Ă  nous procurer. Il s’agit, avant tout, de lĂącher la proie ; ne sera- ce point pour courir aprĂšs une ombre ? Dieu seul le sait. Il y a eu, sans doute, d’heureuses, de salutaires rĂ©volutions; qui songe Ă  le nier ? Plus d’un orage a fertilisĂ© des vallĂ©es et des plaines que la sĂ©cheresse hXlY PRÉFACE. avait frappĂ©es de stĂ©rilitĂ© ; plus d’un navire a Ă©tĂ© conduit dans le port par la tempĂȘte. Demandez, cependant, au pilote que le calme retient en pleine mer, si c’est la tempĂȘte qu’il dĂ©sire , et au cultivateur qui voit ses champs brĂ»lĂ©s du soleil, si c’est l’orage qu’il appelle de ses vƓux. Il faut donc exclure entiĂšrement les rĂ©volutions du nombre des rĂ©sultats auxquels la science peut conduire , et des moyens quelle peut indiquer pour rĂ©aliser ses thĂ©ories. Il faut les exclure a priori s en se rĂ©servant de les juger a posteriori d’aprĂšs les circonstances qui les auront provoquĂ©es et accompagnĂ©es , et d’aprĂšs les consĂ©quences dont elles seront suivies. C’est dans cet esprit que j’ai composĂ© mon livre. Je n’ai obĂ©i aux inspirations , ni adoptĂ© les erremens d’aucun PRÉFACE. LXV parti, et je n’en satisferai probablemĂšnt aucun. C’est de la science que j’ai voulu faire, de la pure science, non de la politique, et encore moins de la polĂ©mique. Si j’ai critiquĂ© des institutions qui sont en pleine vigueur dans mon pays ou ailleurs, c’est uniquement sous le point de vue scientifique , jamais avec l’intention de blĂąmer les auteurs de ces institutions , ni d’en conseiller ou d’en provoquer la rĂ©forme $ et j’entends conserver, Ă  cet Ă©gard, ma libertĂ© pleine et entiĂšre dans la petite, trĂšs-petite sphĂšre politique oĂč le sort m’a permis de jouer un rĂŽle. On trouvera , peut-ĂȘtre, qu’en Ă©crivant un livre qui devait s’imprimer en France, et aspirer aux suffrages du public de France, j’aurais dĂ» ĂȘtre plus avare de critiques sur les institutions de ce pays. Je pense prĂ©cisĂ©ment le con- 1. e LX VI PRÉFACE. traire, et je crois que le public français sera de mon avis. Il n’y a aucun peuple qui connaisse et qui juge mieux ses institutions que le peuple de France, parce qu’il n’y en a aucun qui soit plus Ă©clairĂ©. Je n’entends point par lĂ  qu’il sache mieux lire, Ă©crire et compter que tout autre ; je veux dire qu’il a moins de prĂ©jugĂ©s, moins d’habitudes, l’esprit plus ouvert, plus accessible Ă  de nouvelles idĂ©es. Chez lui les institutions valent justement ce qu’elles valent ; il ne les aime point parce qu’elles sont Ă  lui, ni parce qu’il les a reçues de ses pĂšres , mais parce qu’il les croit bonnes. En Angleterre, la libertĂ© repose en grande partie sur des habitudes 5 en France, tout ce qu’il y en a repose sur une volontĂ© raisonnĂ©e de la nation. L’Anglais exerce machinalement beaucoup de droits politiques dont il ne comprend pas tou- PRÉFACE. LXVIl jours l’importance; le Français n’accepte et n’exerce que ceux qu’il conçoit et dont il apprĂ©cie l’avantage. De lĂ , cette facilitĂ© Ă  faire et dĂ©faire leurs lois, qui a valu aux Français la rĂ©putation du peuple le plus lĂ©ger de la terre , et qui prouve simplement qu’ils en sont le plus raisonnable. Au surplus , quiconque entreprend un ouvrage de la nature de celui-ci doit s’attendre Ă  ĂȘtre peu louĂ©, beaucoup blĂąmĂ© , honni, bafĂŻbuĂ© ; traitĂ© souvent au-dessous de son mĂ©rite, jamais au-dessus. On ne se pose pas impunĂ©ment comme juge entre des partis qui n’en reconnaissent aucun. C’est tout au plus si nous pouvons dire de notre temps- ce que Tacite disait du sien Rcira tem- porum fĂ©licitas } ubi sentire cjuƓ velis , et cjuƓ seritias dicere , licet. Mais, les penseurs consciencieux vivent peu dans- LXVIII PREFACE. lepresent; leur domaine, c’est l’avenir. Ils savent que la vĂ©ritĂ© triomphe tĂŽt ou tard de l’erreur ; ils savent que le temps use les rĂ©sistances, modifie les intĂ©rĂȘts, dissipe les prĂ©ventions, amortit les passions; et, forts de leur confiance dans ce puissant auxiliaire, ils poursuivent courageusement leur route, et bravent la dĂ©faveur qu’une opinion injuste attache Ă  leurs travaux. THÉORIE DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. CHAPITRE I e ’. CaractĂšre de l’association politique. — NĂ©cessitĂ© du gouvernement. On a dit que l’état de sociĂ©tĂ© est l’état naturel de l’homme; que notre faiblesse, nos besoins multipliĂ©s, notre perfectibilitĂ©, notre aptitude au langage sont autant de preuves des intentions de la Providence Ă  cet Ă©gard. Il serait peut-ĂȘtre plus exact de dire que c’est l’état rationnel de l’homme, car c’est sa raison, et non son instinct, qui le porte Ă  vivre en sociĂ©tĂ©. i. 1 2 CA II ACTÉ RE DE L* ASSOCIATION POUTIQÜE. Il y a cependant une espĂšce d’association que l’on pourrait appeler l’état naturel de notre espĂšce; c’est l’association de famille. La nuditĂ© et la longue enfance de l’homme, les soins minutieux et continuels que cette enfance exige de la part d’une mĂšre, forment ce lien primitif, sans lequel il est impossible de concevoir l’existence permanente d’une race d’hommes. Mais ce lien n’embrasse que le pĂšre, la mĂšre et leurs enfans. Aucun besoin primitif ne l’étend au-delĂ . L’instinct de la conservation de soi-mĂȘme, le seul instinct qui se manifeste bien clairement, dans notre nature, attache l’enfant aux ĂȘtres qui lui ont donnĂ© la vie, et qui seuls peuvent et veulent la lui conserver; mais l’adulte, en pleine possession de ses forces physiques et de ses facultĂ©s, trouve dans leur dĂ©veloppement successif tous les moyens de garantie et de protection dont il a besoin pour soutenir son existence et pour Ă©viter les dangers ordinaires. Il n’y a rien, enfin, chez l’homme, de semblable Ă  cet instinct que l’on observe chez quelques espĂšces d’animaux, tels que les NÉCESSITÉ DU GOUVERNEMENT. 3 abeilles et les castors, et qui les porte Ă  se rĂ©unir machinalement et Ă  diriger vers un but commun leur activitĂ© et leur industrie. C’est cette convergence des efforts individuels qui forme ce qu’on appelle une sociĂ©tĂ©. Car, si nous donnions ce nom Ă  la simple coexistence de plusieurs individus d’une mĂȘme race, dans un mĂȘme lieu, il n’y aurait presque aucune espĂšce d’animaux qui ne dĂ»t ĂȘtre regardĂ©e comme sociable. Cette simple coexistence est un fait gĂ©nĂ©ral chez l’homme primitif ; mais il y a loin de lĂ  au fait de l’association. Toutefois cette co-existence fait bientĂŽt Ă©clore une seconde espĂšce d’association naturelle, distincte de celle de famille. En effet, l’uniformitĂ© de langage, de mƓurs, de moyens d’existence, et par consĂ©quent d’intĂ©rĂȘts, qui s’établit entre les habitans primitifs d’un mĂȘme lieu, amĂšne la division de l’espĂšce en peuplades, en hordes distinctes. De lĂ  des collisions d’intĂ©rĂȘts, et par suite, des haines, des hostilitĂ©s qui ne sont plus individuelles, mais collectives. Le caractĂšre distinctif de chaque peuplade devient 4 CARACTÈRE DE l’ASSOCIATION POLITIQUE. le signe gĂ©nĂ©ral auquel se rattachent des sentimens d’amitiĂ© et d’inimitiĂ©. DĂšs-lors, certains dangers deviennent communs; l’hostilitĂ© commise envers un individu de la tribu est adressĂ©e Ă  la tribu entiĂšre, et devient une menace pour tous ceux dont elle se compose. C’est ainsi que naĂźt l’association de tribu , la seconde dans l’ordre naturel du dĂ©veloppement de l’espĂšce. Créée par le danger commun, elle ne subsiste qu’autant que dure ce danger. Elle occasionne la rĂ©union et la convergence passagĂšres des efforts individuels, le plus souvent sous les ordres d’un chef qu’une supĂ©rioritĂ© naturelle ou acquise distingue des autres membres de la tribu. Mais ni cette rĂ©union, ni cette dĂ©pendance, ne forment un lien permanent d’association. Il est Ă©vident que l’association de tribu est aussi un rĂ©sultat de l’instinct de la conservation de soi-mĂȘme ; la raison, tout au moins, n’y a qu’une part bien petite. Mais l’instinct ne mĂšne pas l’homme plus loin association de famille permanente; association de tribu NECESSITE DU GOUVERNEMENT. temporaire; tels sont les rĂ©sultats de l’instinct agissaut seul; telles sont les premiĂšres Ă©bauches de sociĂ©tĂ© que l’on peut regarder comme naturelles parmi l’espĂšce humaine. Elles constituent l’état primitif de l’homme et se retrouvent chez tous les sauvages. C’est Ă  la famille et Ă  la guerre que se rapportent toutes leurs cĂ©rĂ©monies, leurs usages, leurs superstitions. Pour sortir de cet Ă©tat, la rĂ©flexion devient indispensable. Il faut que l’ĂȘtre, qui suffit par lui-mĂȘme Ă  tous les besoins instinctifs de sa nature, arrive, par l’usage de cette noble facultĂ©, Ă  connaĂźtre d’autres besoins et Ă  les satisfaire au moyen de l’échange, et de ce qui en est le corrĂ©latif insĂ©parable, la spĂ©cialitĂ© du dĂ©veloppement individuel, ou la division du travail. La raison seule peut amener l’homme Ă  se rendre dĂ©pendant d’autrui, Ă  Ă©changer l’indĂ©pendance qu’il trouvait dans le sentiment de ses propres forces contre un surcroĂźt de jouissances dont il pouvait Ă  la rigueur se passer. Dans l’état de nature, lorsqu’il n’existe en- 6 CARACTÈRE DE t’ASSOCIATION POLITIQUE. core aucune autre association que celle de famille et celle de tribu, l’existence et la sĂ»retĂ© de chaque famille en temps de paix, c’est-Ă -dire en l’absence de tout danger extĂ©rieur qui menace la tribu entiĂšre, sont protĂ©gĂ©es par les forces individuelles de cette famille. Le dĂ©veloppement de chaque individu est dirigĂ© vers ce but et s’étend Ă  tout ce qui est nĂ©cessaire pour l’atteindre. Mais introduisez l’élĂ©ment social, la spĂ©cialitĂ© du dĂ©veloppement individuel, et cette espĂšce de besoins qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits qu’à l’aide d’un Ă©change rĂ©ciproque des produits de diverses activitĂ©s; dĂšs-lors, cette protection personnelle ne suffit plus. Elle ne suffit plus, d’abord, parce que chaque membre de l’association ne dĂ©veloppe qu’une partie de ses facultĂ©s physiques et intellectuelles, celles qui sont nĂ©cessaires pour l’espĂšce de travail Ă  laquelle il s’est vouĂ©. Par consĂ©quent, il n’a plus ni le temps, ni les moyens de pourvoir Ă  la satisfaction de tous ses besoins, ou Ă  sa dĂ©fense lorsqu’un danger le menace. En outre, ce n’est plus seulement son existence NÉCESSITÉ DU GOUVERNEMENT. 7 journaliĂšre qui doit ĂȘtre protĂ©gĂ©e, mais encore la possession d’une certaine quantitĂ© de choses matĂ©rielles qui lui sont nĂ©cessaires pour son dĂ©veloppement spĂ©cial et pour l’exercice de son activitĂ©, et qui ont Ă©tĂ© prĂ©alablement accumulĂ©es par lui ou par d’autres. La protection des forces individuelles ne suffisant plus, il en faut une autre, et la raison, qui a fait dĂ©couvrir le principe de l’association politique, suggĂ©rera bientĂŽt le seul moyen de la rendre praticable, savoir la protection collective, l’emploi rĂ©gulier des forces de tous pour la protection de chacun, en un mot, le gouvernement. L’association politique, bien diffĂ©rente de l’association de tribu en ce qu’elle est essentiellement permanente, ne peut exister et se dĂ©velopper qu’au moyen d’une organisation qui concentre les forces de tous ses membres, et les emploie Ă  garantir l’existence et le dĂ©veloppement spĂ©cial de chacun d’eux. C’est cette organisation qu’on nomme gouvernement. Dans ce premier progrĂšs de la race humaine, nous voyons surgir un nouvel ĂȘtre, un ĂȘtre abs- 8 CARACTÈRE DE i’ASSOCIATION POLITIQUE , ETC. trait, un corps moral, la sociĂ©tĂ©. Cet ĂȘtre est reprĂ©sentĂ© activement par les individus qui forment le gouvernement, leurs volontĂ©s reprĂ©sentent bien ou mal sa volontĂ©; leurs forces sont toutes les forces individuelles de chacun de ses membres. L’association politique, une fois organisĂ©e, tend Ă  se dĂ©velopper de plus en plus; elle est essentiellement perfectible. L’homme, entrĂ© dans cette carriĂšre, voit s’ouvrir devant lui un avenir infini de progrĂšs. C’est un trait de plus qui distingue l’association politique de celle de famille, et de celle de tribu. En effet, l’échange, la division du travail, les besoins factices de la civilisation, sont autant d’élĂ©mens de progrĂšs qui agissent et qui rĂ©agissent constamment l’un sur l’autre. Mais ce perfectionnement continuel du lien social ne peut s’opĂ©rer qu’autant que la protection collective est organisĂ©e convenablement. La faiblesse, l’insuffisance de cette protection est le principal obstacle qui arrĂȘte les progrĂšs de la sociĂ©tĂ©. Sut de l’association politique, etc. 9 CHAPITRE II. But de l’association politique et du gouvernement. L’association politique et le gouvernement sont, nous l’avons vu, des produits de la raison humaine. Ils n’émanent point, comme l’association de famille et celle de tribu, d’un instinct aveugle qui soit commun au plus grand nombre des ĂȘtres animĂ©s. Il faut que l’entendement humain rĂ©flĂ©chisse, compare et gĂ©nĂ©ralise pour amener cette fusion des individualitĂ©s dans le grand tout social. Le gouvernement doit donc ĂȘtre essentiellement rationnel. Son existence est un produit de la raison ; son but et sa forme doivent ĂȘtre approuvĂ©s de la raison. Il ne peut et ne doit ĂȘtre fondĂ© sur aucune idĂ©e mystique, sur aucune base irrationnelle. Les sentimens irrĂ©flĂ©chis, l’autoritĂ© des traditions, celle de la rĂ©vĂ©lation elle-mĂȘme ne suffisent point pour justifier une forme quelconque de gou- 10 BUT DE LASSOCIATION POLITIQUE vernement. Il nous faut pour cela un critĂšre rationnel. Quel est ce critĂšre? Je pars de cet axiome que l’association n’est qu’un moyen, pour les individus, d’atteindre un certain but, et qu’aucun homme, ni aucune sociĂ©tĂ© d’hommes, n’a le droit d’employer des individus comme moyens, comme instrumens pour atteindre son propre but, en faisant abstraction du leur. C’est lĂ , selon moi, une de ces vĂ©ritĂ©s incontestables, auxquelles la raison humaine se range de prime abord, et qu’il serait aussi impossible de dĂ©montrer que de rĂ©futer. Or, les buts individuels sont trĂšs-divers. Chacun de nous est soumis Ă  une certaine loi de dĂ©veloppement, et par suite Ă  certaines tendances dont le rĂ©sultat combinĂ© imprime Ă  sa vie, tant externe qu’interne, une direction dĂ©terminĂ©e. Que deviendront ces tendances individuelles sous le rĂ©gime de l’association politique? Les unes seront parfaitement compatibles entre elles, et pourront ĂȘtre satisfaites, pour chacun de nous, indĂ©finiment. Ce sont celles ET DU GOUVERNEMENT. 11 dont la poursuite respective, de la part de chaque individu , n’exclut ni ne restreint point une poursuite semblable de la part des autres. Je les appelle tendances sociales. D’autres seront compatibles jusqu’à un certain degrĂ© seulement, et ne pourront ĂȘtre satisfaites pour tous que dans certaines limites. Je les appelle tendances mixtes. Elles sont sociales jusqu’à la limite de leur compatibilitĂ© ; au-delĂ , elles deviennent anti-sociales. De ce nombre sont les tendances de la sensualitĂ© ; les biens matĂ©riels Ă©tant toujours en quantitĂ© limitĂ©e, la part qui en est attribuĂ©e Ă  chaque individu ne peut s’étendre indĂ©finiment sans prĂ©judice pour les autres. Enfin, il y a des tendances individuelles totalement incompatibles entre elles, c’est-Ă - dire, qui ne peuvent ĂȘtre satisfaites pour un ou plusieurs membres de l’association sans que la possibilitĂ© mĂȘme de cette satisfaction soit dĂ©truite pour un ou plusieurs autres. Elles sont toujours anti-sociales. Maintenant, ce que chaque individu peut et doit attendre de l’association, c’est qu’elle i. v 12 BUT DE L’ASSOCIATION POLITIQUE satisfasse au plus haut degrĂ© possible ses tendances sociales, c’est-Ă -dire tout ce qui, dans ses tendances individuelles, se trouve compatible avec celles des autres. Tel est l’avantage qui doit rĂ©sulter pour lui du fait de l’association; autant du moins qu’on ne rĂ©voque pas en doute l’axiome fondamental que j’ai pris pour point de dĂ©part. Appelons intĂ©rĂȘt particulier la direction qu’un individu reçoit des diverses tendances auxquelles il est soumis, et intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, la somme, l’expression de ce qu’il y a de compatible dans les tendances individuelles de tous les membres de l’association je dis que la satisfaction de cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral est le seul but rationnel qu’on puisse assigner au gouvernement de l’association. Le rĂ©sultat auquel on doit aspirer, quoiqu’il soit peut- ĂȘtre imposible de l’atteindre complĂštement, serait de refuser absolument toute satisfaction aux tendances anti-sociales, de ne satisfaire les tendances mixtes que jusqu’au degrĂ© oĂč elles cessent d’ĂȘtre sociales, et de favoriser le dĂ©veloppement libre et indĂ©fini ET DĂŒ GOUVERNEMENT. 13 des tendances purement sociales. C’est ainsi que se rĂ©soudrait le problĂšme du plus grand perfectionnement possible de l’homme social; c’est alors que, tout en renonçant Ă  une partie de nos tendances individuelles, nous obtiendrions le dĂ©veloppement le plus complet de celles de nos facultĂ©s pour lesquelles la sociabilitĂ© est indispensable, et que nous rĂ©aliserions, en mĂȘme temps, la somme de bonheur la plus grande qu’il soit donnĂ© Ă  l’homme de goĂ»ter. Tout systĂšme de lĂ©gislation et d’administration est plus ou moins parfait, plus ou moins rationnel, suivant qu’il approche plus ou moins de cette solution. Il semble au premier abord, que, pour satisfaire l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, il suffise de consulter l’expression combinĂ©e de toutes les volontĂ©s particuliĂšres, et que, dĂšs-lors, le meilleur gouvernement soit celui oĂč toutes les volontĂ©s individuelles coopĂ©reraient ensemble, c’est-Ă -dire dont les actes seraient le rĂ©sultat de ce qu’il y aurait de compatible dans toutes les volontĂ©s individuelles , 14 BUT DE L’ASSOCIATION POLITIQUE sans exception. Il en serait ainsi, en effet, si les volontĂ©s individuelles Ă©taient toujours dirigĂ©es par une intelligence capable de concevoir ce qui est propre Ă  satisfaire chaque tendance individuelle; en d’autres termes, si la volontĂ© de chacun Ă©tait toujours conforme Ă  son intĂ©rĂȘt. Mais cette conformitĂ© est loin d’ĂȘtre gĂ©nĂ©rale, mĂȘme chez les nations civilisĂ©es que nous connaissons. La plupart des intĂ©rĂȘts ne pouvant ĂȘtre satisfaits qu’à l’aide de lois, c’est-Ă -dire de gĂ©nĂ©ralisations , et les volontĂ©s individuelles ne pouvant, dans la plupart des cas, influer sur les actes du gouvernement que par des opĂ©rations qui exigent, de mĂȘme que les lois, un procĂ©dĂ© d’abstraction, il faut chez l’homme un certain dĂ©veloppement intellectuel, pour qu’il puisse comparer le rĂ©sultat de la gĂ©nĂ©ralisation avec les tendances que ce rĂ©sultat est destinĂ© Ă  satisfaire, la loi avec les besoins individuels auxquels elle doit pourvoir. Ce dĂ©veloppement forme un des Ă©lĂ©mens essentiels de la capacitĂ© politique ; et cet Ă©lĂ©ment ne pouvant pas ĂȘtre regardĂ©, ET DD GOUVERNEMENT. 15 a priori, comme universel, on ne peut prendre la volontĂ© gĂ©nĂ©rale pour base du critĂšre que nous cherchons. C’est l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, qui est le vrai critĂšre. Il faut que le gouvernement agisse conformĂ©ment Ă  cet intĂ©rĂȘt, c’est-Ă -dire Ă  ce qui est compatible dans la somme des tendances individuelles de tous les membres de l’association ; il faut en quelque sorte qu’il soit l’expression complexe de cette somme; ce qui suppose 1° qu’il sait discerner les tendances sociales des tendances anti-sociales; 2° qu’il a la volontĂ© et le pouvoir de satisfaire les unes et de rĂ©primer les autres. Telle est, en deux mots, toute la thĂ©orie du mĂ©canisme gouvernemental. 16 MOYENS D’ATTEINDRE LE BUT. CHAPITRE III. Moyens d’atteindre le but, ou fonctions du gouvernement. Dans l’association politique, aucun individu ne vit isolĂ©ment, et ne compte sur sa propre activitĂ© pour obtenir la satisfaction de tous ses besoins physiques et moraux. L’homme social n’est point placĂ© seul en prĂ©sence d’une nature souvent hostile, ni appelĂ© Ă  pourvoir, par un dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral de toutes ses facultĂ©s, aux exigences que lui impose cette nature. C’est, au contraire, par un dĂ©veloppement spĂ©cial, que l’homme social poursuit son but dans l’association. Or, ce dĂ©veloppement spĂ©cial met chaque individu dans la nĂ©cessitĂ© de recourir Ă  l’activitĂ© des autres ; il a besoin, pour s’y livrer, de l’usage de certaines choses, et de certains services personnels. L’état social est un Ă©change continuel de choses et de services, une rĂ©ciprocitĂ© continuelle de prestations. FONCTIONS 10 GOUVERNEMENT. 17 Au premier coup d’Ɠil on serait tentĂ© de croire que l’intĂ©rĂȘt personnel de chaque membre de l’association doit suffire pour maintenir cette rĂ©ciprocitĂ© qui est Ă  l’avantage de tout le monde, qui est une vĂ©ritable nĂ©cessitĂ© pour tous les hommes façonnĂ©s Ă  l’ordre social. Et, l’on ne peut guĂšre douter que cet intĂ©rĂȘt n’ait en effet une grande influence sur la vie sociale, qu’il ne soit un puissant auxiliaire des gouvernemens. Dans le cours des rĂ©volutions qui ont, Ă  diverses reprises, bouleversĂ© les États, on a vu des intervalles plus ou moins longs d’une anarchie complĂšte, pendant lesquels, cependant, la machine sociale continuait Ă  se mouvoir avec une certaine rĂ©gularitĂ©. La vie civile n’était point interrompue par la cessation de toute vie politique. La spĂ©cialitĂ© des dĂ©veloppemens individuels, l’échange, la convergence des activitĂ©s de chacun vers le bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral, subsistaient encore malgrĂ© l’absence de protection de la part du pouvoir social. C’est ainsi que le corps humain, tombĂ© en dĂ©faillance, et privĂ©, par consĂ©quent, de toute protection de la volontĂ©, 1 . 2 18 MOYENS D’ATTEINDRE LE BUT. de tout secours de la part des organes actifs , ne laisse pas cependant de conserver une existence passive, d’accomplir les fonctions animales et involontaires qui empĂȘchent sa dissolution. Mais cet Ă©tat, pour le corps social comme pour le corps physique, ne peut durer longtemps sans amener peu Ă  peu la dĂ©sorganisation et la mort ; on le concevra sans peine, en rĂ©flĂ©chissant Ă  ce qui se passe Ă  l’égard des tendances mixtes. Le besoin que nous avons de prestations et de services n’est point limitĂ© subjectivement, c’est-Ă -dire par rapport Ă  l’individu qui l’éprouve. Les tendances mixtes ne sont donc jamais pleinement satisfaites; elles n’arrivent jamais qu’à une satisfaction relative; car, si nos besoins ne sont pas limitĂ©s subjectivement, ils le sont objectivement, c’est-Ă -dire dans les choses et les personnes propres Ă  les satisfaire. La quantitĂ© des choses dont dispose l’association est, Ă  chaque instant donnĂ©, une quantitĂ© finie, dĂ©terminĂ©e, et l’on conçoit sans peine que la pre- FONCTIONS DD GOUVERNEMENT. 19 station de services personnels Ă  laquelle chacun peut prĂ©tendre, est limitĂ©e par la rĂ©ciprocitĂ© mĂȘme de ces services. On peut considĂ©rer les tendances individuelles de tous les membres de l’association comme formant autant de sphĂšres qui sont contiguĂ«s et pressĂ©es les unes contre les autres, et qui sont animĂ©es chacune d’une force expansive dont l’effet serait d’en Ă©tendre indĂ©finiment le rayon. Mais leur contiguĂŻtĂ© est telle que l’une d’elles ne peut s’étendre et se dilater sans occasionner la contraction et la diminution de celles qui l’entourent. Or, cette force dilatante n’est point Ă©gale dans toutes les sphĂšres; ou, pour parler sans figure, les ĂȘtres humains ne reçoivent point de la nature les mĂȘmes facultĂ©s physiques, intellectuelles et morales. Aussi, dans l’association politique, l’équilibre serait bientĂŽt rompu si les tendances individuelles Ă©taient tout-Ă -fait livrĂ©es Ă  elles-mĂȘmes. C’est lĂ , c’est pour maintenir cet Ă©quilibre que le gouvernement intervient ; il intervient en refoulant dans les limites des possibilitĂ©s sociales toute tendance indivi- 20 MOYENS D’ATTEINDRE LE BUT. duelle qui les a dĂ©passĂ©es ; il emploie les forces collectives de l’association Ă  retenir chaque sphĂšre dans les bornes que lui assigne l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En agissant ainsi immĂ©diatement sur une tendance individuelle, il exerce les fonctions exĂ©cutives. Suivons le gouvernement dans cet exercice. Un membre use de ses facultĂ©s pour satisfaire une tendance antisociale, pour Ă©tendre indĂ©finiment sa sphĂšre individuelle. Il obtient par force ou par ruse une quantitĂ© de choses ou de services telle qu’un ou plusieurs autres membres de l’association sont privĂ©s par lĂ  de tout moyen de poursuivre leurs propres tendances et de se livrer au dĂ©veloppement spĂ©cial auquel ils sont appelĂ©s. Pour que le gouvernement intervienne, il faut qu’il connaisse cet abus ; il faut qu’il le reconnaisse comme un abus, c’est-Ă -dire qu’il apprĂ©cie avec justesse le degrĂ© d’expansion qui doit ĂȘtre permis Ă  chaque sphĂšre individuelle, qu’il fixe la limite que celle de l’offenseur ne devait point dĂ©passer; il faut, enfin, qu’il agisse coĂ«rcitivement Ă  l’égard de cet offen- FONCTIONS DD GOUVERNEMENT. 21 seur au moyen des forces collectives de l’association. Cependant, cette lĂ©sion ne sera pas unique; elle se reproduira tous les jours et mille fois dans un jour. Faudra-t-il que, dans chaque cas particulier, le gouvernement rĂ©pĂšte ces diverses opĂ©rations ? Faudra-t-il que chaque exercice de ses fonctions exĂ©cutives soit prĂ©cĂ©dĂ© d’une apprĂ©ciation souvent difficile et compliquĂ©e, qui embrasse plusieurs faits, qui exige maints calculs ? Evidemment, quelque Ă©clairĂ©s qu’on suppose les membres du gouvernement, quelque actifs, quelque nombreux que soient leurs agens, il est impossible qu’ils suffisent jamais Ă  une pareille tĂąche. De lĂ , la nĂ©cessitĂ© de rĂšgles gĂ©nĂ©rales qui classent d’avance toutes les tendances diverses des membres de l’association, et qui assignent Ă  chacune d’elles les moyens de satisfaction que comporte l’intĂ©rĂȘt de tous. Ces rĂšgles gĂ©nĂ©rales sont les lois ; elles attribuent aux personnes des droits sur les choses et sur les services. En les Ă©tablissant, le gouvernement exerce les fonctions lĂ©gislatives. 22 MOÏEN'S D’ATTEINDRE LE RUT. L’homme abstrait et gĂ©nĂ©ralise ; c’est Ă  la fois une preuve de sa supĂ©rioritĂ© relative sur les autres crĂ©atures, et de sa faiblesse absolue. Si son intelligence Ă©tait plus puissante, ses facultĂ©s plus parfaites, il n’aurait pas besoin de gĂ©nĂ©raliser, il apprĂ©cierait chaque phĂ©nomĂšne externe ou interne dans son individualitĂ©, et retiendrait toutes ces apprĂ©ciations comme autant de connaissances distinctes, sans confusion et sans obscuritĂ©. Les faits sociaux sont, de tous peut-ĂȘtre, ceux qui se prĂȘtent le moins Ă  une classification quelconque; ici, toute gĂ©nĂ©ralisation implique une erreur. Aussi, la science qui s’occupe de ces faits est celle dont l’explication a le plus Ă  souffrir des procĂ©dĂ©s et des mĂ©thodes auxquelles l’imperfection de nos facultĂ©s nous oblige Ă  recourir. Au reste, on conçoit comment l’existence de rĂšgles gĂ©nĂ©rales, c’est-Ă - dire d’une lĂ©gislation positive, facilite l’exercice des fonctions exĂ©cutives. Tout acte individuel se trouve par lĂ  classĂ© d’avance ; il est conforme ou contraire Ă  la loi ; il est normal ou anormal. Il n v a plus lieu Ă  un exa- FONCTIONS DU GOUVERNEMENT. 23 men gĂ©nĂ©ral de toutes les possibilitĂ©s, de toutes les conditions qui limitent chaque tendance pour apprĂ©cier un acte isolĂ©. Il ne s’agit que de le comparer avec la loi positive. Cependant, cette comparaison n’est pas toujours une opĂ©ration aussi simple qu’elle le paraĂźt au premier abord. En effet, toute lĂ©sion, ou tout acte signalĂ© comme tel par ceux qui en souffrent, est un fait spĂ©cial dont la connaissance complĂšte doit d’abord ĂȘtre acquise. Ensuite, ce fait, Ă©tant bien connu, doit ĂȘtre comparĂ© avec celui que la loi prĂ©suppose , et auquel est attachĂ© le droit qu’elle Ă©tablit. L’application de la rĂšgle gĂ©nĂ©rale aux cas spĂ©ciaux exige donc 1° connaissance du fait; *2° connaissance de la loi ; 3° comparaison du fait avec la loi. Cette opĂ©ration de l’intelligence constitue une troisiĂšme espĂšce de fonctions, distinctes des prĂ©cĂ©dentes, et que l’on nomme fonctions judiciaires. Ces derniĂšres fonctions sont rendues nĂ©cessaires, comme on voit, par l’emploi du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur dans les fonctions lĂ©- 24 V ATTEINDRE LE BUT. gislatives. C’est la nĂ©cessitĂ© de recourir Ă  ce procĂ©dĂ© qui complique la machine gouvernementale d’une foule de rouages dont elle aurait pu se passer si l’homme eĂ»t Ă©tĂ© autrement douĂ©. Loin donc de regarder les lois, mĂȘme les meilleures lois, comme l’élĂ©ment principal d’un bon gouvernement et comme la premiĂšre cause du bonheur d’un peuple, nous devons les regarder comme un dĂ©savantage , une imperfection, qu’il importe de rĂ©duire Ă  ses moindres termes, et dont une nation n’a guĂšre lieu de se vanter. Il n’y a point de bonne loi ; toute loi est essentiellement mauvaise, par cela mĂȘme qu’elle Ă©tablit une rĂšgle gĂ©nĂ©rale. Il peut, Ă  la vĂ©ritĂ©, y avoir des lois plus ou moins mauvaises ; mais le pire Ă©tat de choses, c’est lorsqu’il y a beaucoup de lois, lorsqu’on en fait sur tout et Ă  tout propos. Des tribunaux bien organisĂ©s et bien composĂ©s, des fonctionnaires exĂ©cutifs strictement responsables, sont plus essentiels dans un État que le plus beau systĂšme de lois Ă©crites. J’ai dit que le gouvernement est appelĂ© Ă  FONCTIONS 1>U GOUVERNEMENT. '25 exercer trois espĂšces'diffĂ©rentes de fonctions pour atteindre le but auquel il est destinĂ©. Je me suis servi Ă  dessein de cette expression de fonctions, et non de celle de pouvoirs qui est consacrĂ©e par l’usage. C’est lĂ  une innovation qu’il m’importe de justifier, car elle heurte de front les habitudes du langage scientifique. Tous les publicistes parlent des trois pouvoirs, de la balance des pouvoirs, de la sĂ©paration des pouvoirs, et je n’aurais point dit autrement si je n’étais intimement convaincu que cette impropriĂ©tĂ© de langage peut devenir, qu’elle est devenue en effet, la source de doctrines erronĂ©es et pernicieuses. Qu’est-ce que le pouvoir ? C’est la possibilitĂ© d’agir sur les choses et sur les hommes pour modifier leur Ă©tat, mais d’agir actuellement et rĂ©ellement, c’est-Ă -dire d’accomplir la volontĂ© qu’on a formĂ©e Ă  leur Ă©gard. Ainsi, on appelle pouvoir paternel la possibilitĂ© lĂ©gale accordĂ©e au pĂšre de disposer de ses enfans selon son grĂ© dans certaines limites. On se dit sous le pouvoir de quel- 26 MOYENS d'ATÏ’EINOKE LE BUT. qu’un, lorsqu’on ne peut pas l’empĂȘcher d’exercer sur vous quelque action selon sa volontĂ©. DĂšs-lors, peut-on dire que les fonctions lĂ©gislatives sont un pouvoir ? Non, sans doute; car elles ne donnent a celui qui les exerce aucune possibilitĂ© d’agir sur les hommes ni sur les choses. Chaque citoyen peut faire des lois et les publier si bon lui semble ; celles que le lĂ©gislateur fera seront seules obligatoires, il est vrai, mais c’est grĂące Ă  l’exercice des fonctions exĂ©cutives, les seules dans lesquelles il y ait usage d’un pouvoir proprement dit. Le pouvoir social est unique ; il est confiĂ© au gouvernement tout entier, et il est appliquĂ© Ă  sa destination au moyen des diverses fonctions gouvernementales, de ces fonctions lĂ©gislatives, exĂ©cutives et judiciaires que l’on a mal Ă  propos regardĂ©es comme autant de pouvoirs distincts. S’il n’y a point de pouvoir lĂ©gislatif, il y a encore moins un pouvoir judiciaire. Tout travail de l’intelligence de la part d’une autoritĂ© publique n’est pas l’exercice d’un pou- FONCTIONS DU GOUVERNEMENT. 2 ~ voir ; on ne qualifie ainsi que l’opĂ©ration de la volontĂ© qui devient la cause immĂ©diate d’un changement d’état dans les choses ou dans les personnes, en dehors de celui qui l’accomplit. Le pouvoir, c’est donc la possibilitĂ© de causer un tel changement. Au reste, cette innovation, si elle est contraire au langage scientifique, est tout-Ă -fait conforme au langage ordinaire. Quand on dit de quelqu’un qu’il aime le pouvoir , qu’il arrive au pouvoir, qu’il abuse du pouvoir, on entend toujours cela du pouvoir exĂ©cutif, ou plutĂŽt du pouvoir social en tant qu’il s’exerce par les fonctions exĂ©cutives. Les hommes du pouvoir sont les ministres et leurs agens, c’est-Ă -dire les fonctionnaires exĂ©cutifs. On ne s’est jamais avisĂ© d’appliquer cette dĂ©nomination Ă  de simples lĂ©gislateurs ou Ă  des juges. Je n’appliquerai donc le nom de pouvoir qu’à l’ensemble des moyens d’action qui sont confiĂ©s au gouvernement par l’association politique, et je dĂ©signerai les fractions du gouvernement qui en exercent les diverses 28 MOYENS D’ATTEINDRE LE BUT. fonctions sous les noms de corps lĂ©gislatifs, corps exĂ©cutifs, corps judiciaires. Cette terminologie ne peut donner lieu Ă  aucune Ă©quivoque , Ă  aucune obscuritĂ©, et l’on verra plus tard qu’elle peut servir Ă  Ă©viter certaines erreurs de doctrine. IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION , ETC. 29 CHAPITRE IV. IdĂ©e gĂ©nĂ©rale et classification des garanties constitutionnelles. Pour que la sociĂ©tĂ©, comme corps moral, puisse vivre et se dĂ©velopper, il faut que le gouvernement soit exercĂ© par des ĂȘtres douĂ©s d’intelligence et de volontĂ© ; il faut confier Ă  des hommes le pouvoir social, mettre Ă  leur disposition les forces collectives de la sociĂ©tĂ©. De cette personnification du gouvernement, qui est absolument indispensable, il rĂ©sulte un grand danger. En effet, il est Ă  craindre que les hommes qui personnifient le gouvernement ne se servent du pouvoir social dont ils seront revĂȘtus pour satisfaire leurs tendances particuliĂšres dans les cas frĂ©quens oĂč cette satisfaction se trouvera incompatible avec l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cette crainte est justifiĂ©e a priori par la connaissance que nous avons de notre propre nature ; elle ne l’est que trop a poste - 30 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION riori par les faits que nous apprend l’histoire, ou par ceux dont nous sommes tĂ©moins. De lĂ  l’utilitĂ© de garanties, c’est-Ă -dire de dispositions lĂ©gales, qui crĂ©ent chez les hommes du gouvernement des intĂ©rĂȘts opposĂ©s Ă  leurs tendances particuliĂšres, comme membres de l’association, afin de neutraliser ces derniĂšres et de ne laisser subsister et agir que les tendances compatibles avec l’accomplissement du but pour lequel tout gouvernement est Ă©tabli. Les garanties sont encore nĂ©cessaires sous un autre rapport. Si le gouvernement doit rĂ©primer les tendances antisociales et protĂ©ger les tendances sociales, il faut qu’il sache discerner les unes des autres ; il faut qu’il connaisse cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral auquel il doit sacrifier son intĂ©rĂȘt particulier, et qui doit lui servir de but dans l’exercice de ses diverses fonctions. L’homme revĂȘtu du pouvoir social peut agir par ignorance et incapacitĂ© dans le sens des tendances antisociales d’une minoritĂ©, tout en conservant les intentions les plus pures. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 31 Une garantie peut donc avoir pour but d’assurer le discernement des fonctionnaires, ou leur volontĂ©, ou l’un et l’autre. Je dĂ©signe ces deux conditions sous le nom gĂ©nĂ©ral & aptitude; j’appelle la premiĂšre, aptitude intellectuelle ; la seconde, aptitude morale. C’est Ă  procurer dans les membres du gouvernement ces deux sortes d’aptitudes que sont destinĂ©es les garanties constitutionnelles. Ce sont des moyens de nous prĂ©server, de nous garantir de l’incapacitĂ© et du mauvais vouloir des hommes du gouvernement. Les garanties constitutionnelles se divisent d’abord en deux grandes classes. Une association politique existe ; elle a besoin d’un gouvernement; ce gouvernement doit ĂȘtre nĂ©cessairement personnifiĂ© dans quelques - uns des membres de l’association. Or ces membres sont douĂ©s trĂšs-diversement par la nature et par l’éducation par la nature, qui ne donne pas Ă  tous les mĂȘmes facultĂ©s physiques et intellectuelles, qui ne met pas dans tous les mĂȘmes germes de dĂ©veloppement; par l’éducation, qui exerce une 32 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION influence incontestable sur le dĂ©veloppement de notre esprit et de notre cƓur, et qui dĂ©termine souvent le degrĂ© d’énergie que prendront nos diverses tendances sociales et antisociales. Il s’agit ici non-seulement de l’éducation que nous recevons de nos parens et de nos maĂźtres, mais encore de celle du monde et des livres, de celle qui rĂ©sulte de la position dans laquelle le sort nous a placĂ©s. Ainsi, en considĂ©rant les membres de l’association individuellement comme des candidats , qui pourront ĂȘtre un jour revĂȘtus du pouvoir social et appelĂ©s Ă  exercer les fonctions gouvernementales, nous pouvons considĂ©rer les deux genres d’aptitudes comme prĂ©existant chez eux Ă  des degrĂ©s fort diffĂ©- rens. C’est ce qui n’est point douteux quant Ă  l’aptitude intellectuelle. Il est certain aussi que les Ă©lĂ©mens dont se compose l’aptitude morale peuvent s’ĂȘtre dĂ©veloppĂ©s chez l’homme jusqu’à un certain point, avant qu’il ait exercĂ© aucune fonction. D’aprĂšs la conduite d’un individu dans sa vie privĂ©e, nous pouvons discerner quels sont les pen- DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 33 chans qui l’emportent habituellement chez lui, quelle espĂšce de motifs ont le plus d’influence sur sa volontĂ©. Il existe donc, chez tous les membres de l’association, une certaine prĂ©disposition, naturelle ou acquise, Ă  possĂ©der les deux aptitudes que nous cherchons. Il y a parmi eux un choix Ă  faire. Il n’cst pas impossible, avant l’exercice de toutes fonctions, de trouver chez ceux qui les \ exerceront un commencement d’aptitude, d’arriver Ă  une certaine probabilitĂ© de bon gouvernement. De lĂ  une premiĂšre classe de garanties , les garanties antĂ©rieures ou d’ Ă©limination. Ce sont celles qui ont pour effet de revĂȘtir des fonctions gouvernementales les hommes qui possĂšdent au plus haut degrĂ© la prĂ©disposition aux aptitudes intellectuelle et morale. Mais ces garanties sont loin de suffire; d’abord, parce qu’on peut se tromper sur les prĂ©dispositions dont il s’agit. Dans le jugement que nous portons sur la conduite privĂ©e d’un citoyen, il nous arrive frĂ©quemment d’attribuer Ă  des motifs tutĂ©laires cer- i. 3 34 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION tains actes qui ont une toute autre cause. Nous pouvons ignorer certaines incapacitĂ©s, certaines dispositions vicieuses qu’aucun Ă©vĂ©nement, aucune impulsion extĂ©rieure n’ont encore obligĂ©es Ă  se manifester. Ensuite, les facultĂ©s spĂ©ciales qu’exige l’exercice des fonctions publiques ne se trouvent pas toujours chez l’homme qui dans sa vie privĂ©e a montrĂ© le plus d’intelligence et de capacitĂ©. L’aptitude Ă  ces fonctions prĂ©suppose bien une aptitude gĂ©nĂ©rale, un certain degrĂ© d’intelligence applicable Ă  tout ; mais l’inverse n’est point Ă©galement vrai. Enfin, l’aptitude morale, les dispositions vertueuses qui se sont dĂ©veloppĂ©es chez un homme, dans une position sociale quelconque, sont presque toujours chez lui le rĂ©sultat de certains efforts dont le maximum peut se trouver justement Ă  la hauteur des circonstances dans lesquelles il a Ă©tĂ© placĂ©. Changez les circonstances, peut-ĂȘtre ces efforts ne suffiront plus. L’aptitude morale se mesure par la force relative des motifs tutĂ©laires et des motifs sĂ©ducteurs qui agis- DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 35 sent suivant une certaine proportion dans la position privĂ©e qu’occupe chaque individu. Tant que cette position est restĂ©e la mĂȘme, les motifs tutĂ©laires l’ont emportĂ© et ont dĂ©terminĂ© une conduite morale conforme au devoir; est-ce Ă  dire qu’il en sera de mĂȘme si vous changez la proportion, si vous augmentez l’intensitĂ© des motifs sĂ©ducteurs, sans augmenter proportionnellement celle des motifs tutĂ©laires? Or, c’est ce que vous ferez, sans contredit, en sortant cet individu de sa position privĂ©e pour le revĂȘtir de fonctions publiques. Il est donc nĂ©cessaire d’avoir recours Ă  une seconde classe de garanties, que j’appelle garanties postĂ©rieures , parce qu elles agissent sur l’individu dĂ©jĂ  revĂȘtu de fonctions gouvernementales. Ces garanties se subdivisent encore, d’aprĂšs leur mode d’action, en garanties formelles et garanties consĂ©- quentieĂŻles. Les premiĂšres sont celles qui agissent sur l’aptitude intellectuelle et l’aptitude morale au moyen de certaines formes prescrites dans la distribution des fonctions. 36 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION Les derniĂšres sont celles qui agissent au moyen de certaines consĂ©quences attachĂ©es Ă  l’exercice des fonctions. En dĂ©veloppant cette classification des garanties constitutionnelles, j’ai tracĂ© le plan que je me propose de suivre. Il me reste, avant de terminer ce chapitre, Ă  dire quelques mots de deux objections qui portent sur l’ensemble des doctrines exposĂ©es dans cet ouvrage. J’ai dit que le but du gouvernement est de procurer Ă  tous la plus grande somme possible de bonheur, en favorisant les tendances sociales et en rĂ©primant les tendances antisociales. Or, il est bien de l’intĂ©rĂȘt de tous que les tendances sociales soient favorisĂ©es ; ici l’intĂ©rĂȘt d’une majoritĂ© quelconque se confond avec l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Mais il peut arriver que cette majoritĂ© trouve bon de satisfaire ses tendances antisociales Ă  l’égard de la minoritĂ© ; et alors qui l'en empĂȘchera ? Les garanties n’ont-elles pas en dĂ©finitive pour rĂ©sultat de faire prĂ©valoir l’intĂ©rĂȘt de la majoritĂ©? Le gouvernement, agissant dans le sens de cette DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 37 majoritĂ©, ne travaillera-t-il pas Ă  opprimer la minoritĂ© ? Il est parfaitement vrai que l’effet des garanties constitutionnelles sera de faire triompher l’opinion d’une majoritĂ© sur chaque question en particulier, mais l’opinion de la majoritĂ© ne sera pas toujours dictĂ©e par son intĂ©rĂȘt exclusif du moment; car chacun de ceux qui la composent peut devenir minoritĂ© Ă  son tour, et il lui importe de faire prĂ©valoir l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral sur l’intĂ©rĂȘt de la majoritĂ© dont il fait partie, afin de s’en prĂ©valoir aussi contre une majoritĂ© qui lui serait hostile. Ainsi naissent et se dĂ©veloppent ces notions de droit et d’équitĂ©, cette morale sociale qui n’est que l’expression de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ©, la formule complexe de ce qu’il y a de commun et de compatible dans toutes les tendances individuelles de ses membres. Il n’est pas rare, sans doute, de voir des majoritĂ©s opprimantes et des minoritĂ©s opprimĂ©es; mais il est fort rare de voir une majoritĂ© gouverner exclusivement dans son intĂ©rĂȘt particu- 38 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION lier et faire tout ce qui lui serait rigoureusement possible au prĂ©judice de la minoritĂ©. Dans les sociĂ©tĂ©s oĂč l’esclavage existait avant l’établissement de toute garantie constitutionnelle , dans celles oĂč les esclaves amenĂ©s de loin forment une race Ă©trangĂšre et physiquement diffĂ©rente de celle des maĂźtres, on trouve de honteux exemples de majoritĂ©s et surtout de minoritĂ©s qui abusent du pouvoir social au mĂ©pris de toute morale; mais parmi des citoyens appartenant tous Ă  la mĂȘme race, et se considĂ©rant tous comme Ă©gaux en droits, est-il jamais arrivĂ© qu’une majoritĂ©, par exemple des trois quarts, essayĂąt de rĂ©duire en esclavage l’autre quart, ou de le priver de toute participation aux avantages de l’état social? C ’est que, mĂȘme dans u ne maj o- ritĂ© permanente, il n’y a de compatibles ensemble que les tendances sociales des membres dont elle se compose. Aussi l’esclavage n’est durable que lĂ  oĂč les esclaves sont en majoritĂ©; partout oĂč les hommes libres seront plus nombreux, l’abolition de l’esclavage ne tardera guĂšre Ă  s’accomplir. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 39 Au surplus, l’objection porterait contre le principe des majoritĂ©s en gĂ©nĂ©ral, et en particulier, contre l’application qui s’en fait journellement dans tous les corps dĂ©libĂ©rans; et cependant pour que ces corps agissent, pour qu’ils vivent, il faut bien assurer une issue quelconque aux conflits d’intĂ©rĂȘts ou d’opinions, il faut bien organiser d’avance pour tous les cas une manifestation lĂ©gale de volontĂ©. Si ce n’est pas la volontĂ© du plus grand nombre qui l’emporte, ce sera celle du plus petit nombre. Entre ces deux extrĂȘmes il n’y a point de parti moyen, si ce n’est celui des transactions; mais imposer d’avance un tel expĂ©dient, ce serait accorder Ă  chaque personne individuellement le veto qu’on refuserait Ă  la majoritĂ©. La seconde objection porte sur l’hypothĂšse qui sert de base aux garanties, savoir que les membres du gouvernement sont disposĂ©s Ă  se servir du pouvoir social pour leur profit particulier aux dĂ©pens de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et qu’il faut, pour les maintenir dans la ligne du devoir, leur crĂ©er des intĂ©rĂȘts particuliers 40 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION conformes Ă  cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Quoi ! me dira-t-on, vous faites abstraction complĂšte de la conscience et du patriotisme ; vous supposez d’emblĂ©e qu’il ne peut y avoir ni vertu ni dĂ©sintĂ©ressement chez un fonctionnaire ; et c’est sur une injurieuse dĂ©fiance que vous fondez tout l’édifice de vos garanties ! Ceux qui Ă©lĂšvent cette objection devraient aussi s’étonner et se plaindre de ce qu’on les soumet Ă  un code pĂ©nal, de ce qu’on cherche Ă  les dĂ©tourner du meurtre, du vol, de la trahison, par des sanctions pĂ©nales , c’est-Ă - dire en crĂ©ant chez eux des intĂ©rĂȘts opposĂ©s aux tendances antisociales qui pourraient les porter Ă  de tels crimes. Le lĂ©gislateur a-t- il donc fait abstraction de la conscience et de la vertu ? A-t-il supposĂ© d’emblĂ©e qu’il n’y aurait chez vous ni moralitĂ©, ni honnĂȘtetĂ© ? Quelle injurieuse dĂ©fiance ! Le fait est que ni ceux qui font un code pĂ©nal , ni ceux qui Ă©tablissent une constitution , ne songent Ă  rĂ©voquer en doute l’existence de dispositions vertueuses et de sendmens dĂ©sintĂ©ressĂ©s, la possibilitĂ© du dĂ©vouement DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 41 et du patriotisme. Si, en Ă©tendant et en amĂ©liorant l’éducation morale et religieuse des peuples, on parvient Ă  rendre plus communs parmi eux ces Ă©lĂ©mens moraux qui Ă©lĂšvent et ennoblissent l’homme Ă  ses propres yeux, la science du gouvernement et celle de la lĂ©gislation pĂ©nale n’en deviendront que plus faciles Ă  Ă©tudier, plus faciles surtout Ă  pratiquer. Mais ces Ă©lĂ©mens moraux ou religieux ne sont pas du domaine de ces sciences ; ce n’est pas Ă  elles qu’il appartient et qu’il importe d’en dĂ©velopper la thĂ©orie ou d’en faire l’application. Leur donnĂ©e, c’est l'homme social, tel qu’il est actuellement, avec ses tendances de toute espĂšce ; leur problĂšme, c’est de produire avec cette donnĂ©e une organisation telle que tous les membres de la sociĂ©tĂ© y trouvent la plus grande somme de libertĂ© et de bonheur possible. Or, la difficultĂ© de ce problĂšme gĂźt tout entiĂšre dans l’opposition qui se manifeste entre certaines tendances individuelles et l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Que cette lutte existe, c’est un fait incontestable. Qu’elle se termine souvent au prĂ©judice de 42 IDÉE GÉNÉRALE ET CLASSIFICATION l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, c’est un autre fait non moins patent. DĂšs-lors, la nĂ©cessitĂ© des garanties constitutionnelles et des sanctions pĂ©nales est Ă©vidente, non point pour remplacer et rendre inutiles la religion et la morale, mais pour supplĂ©er Ă  leur insuffisance actuelle. LIVRE PREMIER. DES GARANTIES ANTÉRIEURES CHAPITRE PREMIER. De l’élimination en gĂ©nĂ©ral, et de ses diverses espĂšces. L’association politique se compose d’hommes douĂ©s de diverses facultĂ©s, de diverses prĂ©dispositions, tant morales qu’intellectuelles, tant naturelles qu’acquises. Il s’agit d’en sortir, d’en Ă©liminer un certain nombre, pour leur confier le pouvoir social, et les revĂȘtir des fonctions lĂ©gislatives, exĂ©cutives ou judiciaires, par le moyen desquelles le gouvernement doit atteindre son but. Or, l’exercice de ces fonctions requiert deux genres d’aptitudes, l’aptitude intellectuelle et l’aptitude morale. Il est donc Ă  dĂ©sirer que les hommes qui possĂšdent au plus haut degrĂ© ces aptitudes soient Ă©liminĂ©s prĂ©fĂ©rablement aux 46 de l’élimination en gĂ©nĂ©ral, autres. Tout mode d’élimination qui amĂšnera ce rĂ©sultat, parfaitement ou imparfaitement, devra ĂȘtre classĂ© parmi les garanties antĂ©rieures; car il aura pour effet de nous garantir du dĂ©faut d’aptitude chez les fonctionnaires, et il opĂ©rera antĂ©rieurement Ă  l’exercice des fonctions elles-mĂȘmes. Les modes d’élimination peuvent se ranger sous trois chefs 1 ° Élimination fortuite , c’est-Ă -dire parle tirage au sort. 2° Elimination Ă©lective f Ă©lection J. 3° Élimination lĂ©gale ou prĂ©dĂ©terminĂ©e, c’est-Ă -dire attachĂ©e Ă  quelque circonstance dĂ©terminĂ©e d’avance. Il est Ă©vident que l’élimination fortuite ne saurait jamais ĂȘtre une garantie, car elle exclut toute possibilitĂ© de choix et de prĂ©fĂ©rence. Si on a lieu de se dĂ©fier tellement des autres modes d’élimination que, loin de les envisager comme des garanties, on puisse en attendre un effet diamĂ©tralement contraire Ă  celui des garanties ; alors le tirage au sort est le moyen le plus simple d’échapper Ă  ce ET DE SES DIVERSES ESPECES. 47 danger. Il ne garantit point que les plus aptes seront Ă©liminĂ©s ; mais il empĂȘehe que les moins aptes ne le soient de prĂ©fĂ©rence. A AthĂšnes, on faisait un frĂ©quent usage de ce moyen. La plupart des fonctionnaires de l’ordre judiciaire et de l’ordre exĂ©cutif, en particulier les membres du sĂ©nat et ceux du tribunal des HĂ©liastes, Ă©taient Ă©liminĂ©s par le sort. Cependant cette Ă©limination fortuite Ă©tait combinĂ©e avec une Ă©limination lĂ©gale, puisque le sort ne pouvait tomber que sur des citoyens ĂągĂ©s d’un certain nombre d’annĂ©es, et n’ayant pas encouru l’exclusion par quelqu’un des actes auxquels la loi l’avait attachĂ©e. A Rome, l’élimination fortuite n’était point employĂ©e. C’est qu’à Rome la plupart des fonctions Ă©taient exercĂ©es par des individus revĂȘtus, dans le cercle de leurs attributions, d’un pouvoir illimitĂ©, et agissant seuls sous leur responsabilitĂ© personnelle; tandis qu’à AthĂšnes elles Ă©taient en gĂ©nĂ©ral confiĂ©es Ă  des corps nombreux qui ne pouvaient agir que par majoritĂ©s et sauf l’appel au peuple. Or, 48 de l’élimination en gĂ©nĂ©ral , on conçoit aisĂ©ment que le sort, qui prĂ©sentait de graves dangers dans le premier systĂšme, puisqu’il pouvait revĂȘtir temporairement l’homme le plus inepte ou le plus pervers d’une autoritĂ© presque illimitĂ©e, n’avait point le mĂȘme inconvĂ©nient dans le second. AppliquĂ© Ă  une magistrature collĂ©giale, le sort est dangereux, prĂ©cisĂ©ment en raison inverse du nombre des fonctionnaires composant le collĂšge. Les deux autres modes d’élimination sont des actes d’une volontĂ© intelligente ; mais dans l’élection, cette volontĂ© agit immĂ©diatement; dans l’élimination lĂ©gale, elle n’agit que mĂ©- diatement, et Ă  l’aide du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur. Dans l’élection, l’ĂȘtre intelligent appelle des individus dĂ©terminĂ©s Ă  l’exercice de telle fonction, aussi dĂ©terminĂ©e ; dans l’élimination lĂ©gale, il pose d’avance le principe que les individus qui se distingueront des autres par un ou plusieurs critĂšres dĂ©terminĂ©s, seront appelĂ©s ou pourront seuls ĂȘtre appelĂ©s Ă  l’exercice de certaines fonctions ou d’une fonction quelconque. DE SES DIVERSES ESPECES. 49 Presque tous les systĂšmes Ă©lectoraux usitĂ©s sont des combinaisons de ces divers modes d’élimination. Les conditions d’éligibilitĂ© aux fonctions lĂ©gislatives, telles qu’on les trouve Ă©tablies, par exemple, en France et en Angleterre, sont une Ă©limination lĂ©gale qui, se combinant avec l’élection, produit l’élimination dĂ©finitive des dĂ©putĂ©s^ Le corps qui, Ă  GenĂšve, sous le nom de Tribunal de Recowrs, est chargĂ© de prononcer Ă  la fois sur les recours en grĂące, les recours en rĂ©vision et les pourvois en cassation en matiĂšre criminelle, est formĂ© par la combinaison de l’élection avec l’élimination fortuite. Vingt-quatre des membres dont il se compose sont tirĂ©s au sort parmi les membres du corps lĂ©gislatif; et le corps lĂ©gislatif est Ă©lu par un collĂšge Ă©lectoral. 11 serait facile de signaler d’autres combinaisons de ce genre. Dans les rĂ©publiques de la Suisse et des Etats-Unis, les fonctionnaires sont en gĂ©nĂ©ral Ă©liminĂ©s par Ă©lection les fonctionnaires lĂ©gislatifs, par l’élection directe ; les fonction- L 4 oO de l'Ă©limination en gĂ©nĂ©ral, naires exĂ©cutifs et judiciaires, par l’élection indii'ecte. Dans les monarchies hĂ©rĂ©ditaires, le prince, Ă©liminĂ© lĂ©galement en vertu de l’ordre de succession qui l’appelle au trĂŽne, choisit les fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires, dont la nomination est par consĂ©quent le produit d’une Ă©limination lĂ©gale et d’une Ă©lection combinĂ©e. Lorsque l’élimination fortuite se combine avec quelque autre mode d’élimination, elle n’en altĂšre point le rĂ©sultat ; elle ne le rend ni meilleur, ni plus mauvais. Il n’en est pas de mĂȘme dans la combinaison des autres modes entre eux. Si l’élection est organisĂ©e de maniĂšre Ă  produire le meilleur rĂ©sultat possible, c’est-Ă -dire Ă  Ă©liminer d’un nombre donnĂ© de candidats les plus aptes aux fonctions gouvernementales, la dĂ©termination de ces candidats par des conditions d’éligibilitĂ©, ou en d’autres termes, leur Ă©limination lĂ©gale restreint le nombre des choix possibles et peut avoir pour effet d’en exclure de trĂšs- dĂ©sirables; car l’élimination lĂ©gale est tou- ET DE SES DIVERSES ESPECES. 51 jours plus ou moins entachĂ©e de l’imperfection inhĂ©rente au procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur ; elle admet ou exclut les individualitĂ©s d’aprĂšs l’observation de certains faits sociaux qu’elle Ă©rige en rĂšgles absolues, quoiqu’ils soient sujets Ă  une foule d’exceptions. AprĂšs ces considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur l’élimination, j’entre dans l’examen particulier des deux derniers modes, pour rechercher Ă  quelles conditions et par quelle organisation ils peuvent devenir des garanties efficaces. 52 de l’élection. VWWAMVAV /VVVWVW\\NV»i\W\ W\WVW>%vmVWVnWVVWMM\WVW\WVVWM\VWVMM\M CHAPITRE II. De l’Élection. Section - I". — De l’Élection en gĂ©nĂ©ral. Ce qui distingue l’élection de l’élimination fortuite, c’est qu’elle est rĂ©gie par la volontĂ© d’un ĂȘtre pensant, et que, par consĂ©quent, on peut, jusqu’à un certain point, la diriger et en prĂ©voir le rĂ©sultat. Ce n’est pas un fait accidentel gouvernĂ© par le hasard, c’est-Ă - dire par des causes entiĂšrement inconnues; c’est un fait psychologique, gouvernĂ© par des causes que nous ne connaissons pas toujours complĂštement, mais que nous pouvons connaĂźtre et apprĂ©cier avec de l’étude et de la rĂ©flexion. Est-ce Ă  dire que les rĂ©sultats de ce mode d’élimination soient toujours meilleurs que ceux des autres? Non, sans doute. Ils peu- DE L’ÉLECTION. vent ĂȘtre plus mauvais que ceux mĂȘme de l’élimination fortuite; il suffirait pour cela que la volontĂ© de l’ĂȘtre qui Ă©lit fĂ»t dirigĂ©e par des motifs de telle nature, qu’il prĂ©fĂ©rĂąt l’inaptitude Ă  l’aptitude dans la personne des candidats. Dans ce cas, l’élimination par le sort prĂ©senterait au moins une chance favorable, tandis que l’élection n’en prĂ©sente aucune. L’élection, considĂ©rĂ©e in abstracto, n’est donc point en elle-mĂȘme une garantie. Elle n’en devient une que par son organisation in concreto, par l’existence prĂ©alable de certaines dipositions de la part de l’électeur. L’élection est une Ă©limination faite par la volontĂ© d’un ĂȘtre pensant ; elle tire son caractĂšre du caractĂšre de cette volontĂ©. Section II e .— DelĂ  capacitĂ© Ă©lectorale en gĂ©nĂ©ral. Un bon choix de la part de l’électeur exige deux conditions distinctes discernement des aptitudes; volontĂ© d’éliminer les sujets qui possĂšdent ces aptitudes au plus haut degrĂ©. Il en est de la capacitĂ© pour 54 de l’élection. Ă©lire, comme de la capacitĂ© pour les fonctions gouvernementales et pour toutes les autres fonctions; elle se compose de deux Ă©lĂ©mens aussi essentiels l’un que l’autre l’intelligence et la volontĂ©. Deux questions se prĂ©sentent donc ici Ă  notre examen 1° Chez quels membres de l’association se trouvera la volontĂ© d’élire les sujets les plus aptes? 2° Quels Ă©lecteurs, parmi ceux dont la volontĂ© prĂ©sente ce caraclĂšre, y joindront le discernement nĂ©cessaire pour l’accomplir ? Et d’abord, quels sont les Ă©lecteurs intĂ©ressĂ©s Ă  ce que les sujets les plus aptes soient Ă©lus, et disposĂ©s par consĂ©quent Ă  les Ă©lire ? Ce sont tous les membres de l’association, pris collectivement; car c’est dans l’intĂ©rĂȘt de tous que les fonctions doivent ĂȘtre exercĂ©es. L’élection rĂ©gie par toutes ces volontĂ©s individuelles ne pourrait tomber, en dĂ©finitive, que sur des candidats disposĂ©s Ă  fonctionner selon F intĂ©rĂȘt de tous, ou au moins du plus grand nombre. de l’élection. 55 Chaque membre de l’association, considĂ©rĂ© isolĂ©ment, est intĂ©ressĂ© Ă  Ă©lire les candidats qui fonctionneraient selon son intĂ©rĂȘt individuel, ou selon l’intĂ©rĂȘt de la catĂ©gorie sociale Ă  laquelle il appartient. L’élection confiĂ©e Ă  un seul individu ne serait donc pas une garantie pour les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de l’association. A un individu isolĂ© substituez une catĂ©gorie ou une fraction quelconque de la sociĂ©tĂ©, le danger subsiste quoi- qu’à un moindre degrĂ©. Tant qu’une partie quelconque de l’association est exclue de l’exercice du droit Ă©lectoral, il est impossible d’affirmer d'avance que l’élection aura lieu dans le sens des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Mais rĂ©unissez les suffrages de tous sans exception, alors les sujets sur lesquels en dĂ©finitive le plus grand nombre de ces suffrages se sera portĂ©, seront, autant du moins que cela est possible, les Ă©lus de tous ; le choix de ces candidats sera l’expression de la volontĂ© du plus grand nombre, c’est-Ă -dire de ce qu’il y aura eu de commun dans les volontĂ©s individuelles de ce plus grand nombre, ou 56 de l'Ă©lection. en d’autres termes , de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©rai. Qu’en conclure ? C’est que le suffrage universel est le maximum, l’idĂ©al de la garantie que nous cherchons. C’est le point de perfection vers lequel on doit sans cesse tendre. L’élection est sans doute une garantie bien long-temps avant qu’on ait atteint ce maximum ; mais elle ne devient complĂšte qu’alors. Plus elle s’approche du suffrage universel, plus les intĂ©rĂȘts dans le sens desquels elle s’opĂšre deviennent gĂ©nĂ©raux. Ceci n’est vrai toutefois que dans l’hypothĂšse d’une volontĂ© intelligente et libre chez les Ă©lecteurs. Cette volontĂ© sera-t-elle toujours intelligente ? C’est notre seconde question. Section III e . —ÉlĂ©ment intellectuel de la capacitĂ© Ă©lectorale. En lĂ©gislation, comme en mĂ©decine, on trouve un certain nombre d’adages qui cirĂšu- lent dans le monde et passent pour des vĂ©ritĂ©s sous l’autoritĂ© de quelque grand maĂźtre. Ce sont des paroles auxquelles leurs auteurs n’attachaient souvent qu’un sens tout-Ă -fait. particulier, mais qui, recueillies et reproduites par la foule, deviennent de vĂ©ritables axiomes qu’il n’est plus permis de rĂ©voquer en doute. Montesquieu avait dit » Le peuple est admirable dans ses choix. » On s’est emparĂ© de cette assertion de l’illustre prĂ©sident pour en faire une formule gĂ©nĂ©rale applicable Ă  tous les cas. Or, de quel peuple parlait l'auteur de l’Esprit des lois ? Ce n’était pas de celui qu’il voyait autour de lui, du peuple français, pauvre peuple alors , et qui n’avait rien du tout Ă  choisir. C’était du peuple des anciennes rĂ©publiques, du peuple d’AthĂšnes et de Rome ; de ces citoyens propriĂ©taires qui passaient une partie de leur vie sur la place publique , tandis que leurs femmes et leurs esclaves travaillaient pour eux. Nul doute qu’un tel peuple ne fĂ»t trĂšs-apte en gĂ©nĂ©ral Ă  faire de bons choix, ce qui n’empĂšchait pas qu’il n’en fit quelquefois de fort mauvais, ainsi que l’histoire nous l’apprend. Nous vivons, nous , sous une organisation sociale toute diffĂ©rente. La libertĂ© civile est 58 de l’élection. le partage de tout le monde. Tous les membres de l’association politique sont des personnes dans le sens lĂ©gal ; aucun d’eux n’est considĂ©rĂ© comme la chose d’un autre. Il en rĂ©sulte que le peuple, dans nos sociĂ©tĂ©s modernes , comprend des ĂȘtres arrivĂ©s Ă  tous les degrĂ©s possibles du dĂ©veloppement intellectuel, depuis le manƓuvre qui n’a guĂšre dĂ©veloppĂ© que sa force musculaire,jusqu’au savant qui n’a dĂ©veloppĂ© que son esprit. Lorsque nous parlons du suffrage universel, nous entendons la facultĂ© d’élire accordĂ©e Ă  tous, sans restriction aucune, puisque tous sont des membres libres de l’association, ayant leurs tendances individuelles Ă  satisfaire, et, formant des unitĂ©s distinctes du grand tout s;oeial. La question qui nous occupe est donc en giande partie une question de fait, gouvernĂ©e par les spĂ©cialitĂ©s propres Ă  chaque cas particulier; car, l’état intellectuel et moral du peuple dans les diverses sociĂ©tĂ©s, et Ă  des Ă©poques diverses, n’est point le mĂȘme. Cependant, il faut reconnaĂźtre que les nations europĂ©ennes ont pris, en vieillissant, des phy- 1E L ÉLECTION. 59 sionomies assez, semblables, au moins dans leurs principaux traits. Aussi elles contiennent toutes une classe nombreuse d’individus qui ne reçoivent et ne peuvent recevoir presque aucun dĂ©veloppement intellectuel. Quoi qu’il en soit, je dis que des hommes dont tous les efforts et tous les momens sont consacrĂ©s au dĂ©veloppement de leurs facultĂ©s physiques, de leurs organes externes, de la partie purement mĂ©canique de leur ĂȘtre, ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s de piano et en thĂšse gĂ©nĂ©rale, comme capables d’exercer le droit Ă©lectoral. En effet, que doit faire un Ă©lecteur ? Ă  quelles opĂ©rations de l’intelligence est-il appelĂ© ? Il doit d’abord apprĂ©cier les aptitudes intellectuelles et morales des candidats. Il doit donc les connaĂźtre, avoir vĂ©cu dans leur sphĂšre d’activitĂ©, et surtout comprendre cette sphĂšre d’activitĂ©. Or, cette sphĂšre d’activitĂ© Ă©tant essentiellement intellectuelle, peut demeurer trĂšs-Ă©trangĂšre aux hommes dont il s’agit. L’idiosyncrasie d’un candidat apte aux fonctions gouvernementales est un fait qui leur Ă©chappe com- 60 de l’élection. plĂštement, et qu’ils ne peuvent nullement apprĂ©cier dans le cours ordinaire des choses. Et ce n’est pas tout. L’électeur, ai-je dit, choisira les candidats dont les intĂ©rĂȘts sont conformes aux siens, et de la masse de ces Ă©lections intĂ©ressĂ©es doit rĂ©sulter une nomination dĂ©finitive reprĂ©sentant les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Oui; mais pour cela il faut que l’électeur connaisse ses intĂ©rĂȘts, ses vrais intĂ©rĂȘts. Or, cette seconde apprĂ©ciation est plus difficile encore que la premiĂšre. Rien n’est plus commun, mĂȘme parmi la classe moyenne des sociĂ©tĂ©s, que de se faire illusion sur ses vrais intĂ©rĂȘts par rapport Ă  un acte du gouvernement. Il suffit de songer aux lois Ă©conomiques et fiscales, pour se rappeler une sĂ©rie de cas dans lesquels le vulgaire est sujet Ă  mĂ©connaĂźtre ses vrais intĂ©rĂȘts. Qu’il y ait des populations plus avancĂ©es que d’autres Ă  cet Ă©gard, c’est ce que je ne prĂ©tends point contester. Qu’il y en ait chez lesquelles le droit Ă©lectoral pĂ»t ĂȘtre accordĂ© Ă  tous, c’est ce que je suis disposĂ© Ă  croire. Dans les pays oĂč une bonne organisation mu- IE L ELECTION. 61 nicipale et le droit illimitĂ© d association appellent les citoyens Ă  dĂ©ployer frĂ©quemment et en public leurs aptitudes intellectuelles et morales, en mĂȘme temps qu’une instruction primaire trĂšs-rĂ©pandue et une presse dĂ©gagĂ©e de toute entrave permettent aux plus ignorans d’acquĂ©rir une connaissance gĂ©nĂ©rale des questions de politique et de lĂ©gislation; lĂ , sans doute, on peut donner au droit Ă©lectoral toute l’extension qui est nĂ©cessaire pour en faire une garantie thĂ©oriquement complĂšte. Je soutiens seulement que la capacitĂ© Ă©lectorale universelle n’est pas un rĂ©sultat nĂ©cessaire de l’organisation sociale des peuples modernes; que le dĂ©veloppement de cette capacitĂ© tient Ă  des circonstances spĂ©ciales, Ă  la prĂ©sence ou Ă  la forme de certaines institutions, et que, par consĂ©quent, quoique le suffrage universel soit la forme la plus parfaite de la garantie Ă©lectorale, quoiqu’il soit le but dont on doit constamment chercher Ă  s’approcher, il ne saurait absolument pas ĂȘtre appliquĂ© d’emblĂ©e Ă  une sociĂ©tĂ© quelconque, parce qu’il peut y avoir 62 de l’élection. dans toute sociĂ©tĂ© une classe nombreuse de citoyens incapables d’exercer le droit Ă©lectoral. Si les Ă©lecteurs incapables restaient dans un Ă©tat d’ignorance passive, et par consĂ©quent d’indiffĂ©rence complĂšte relativement au rĂ©sultat de l’élection, leur coopĂ©ration prendrait le caractĂšre d’une Ă©limination fortuite qui offrirait autant de chances pour une bonne Ă©lection que pour une mauvaise. Malheureusement il n’en va pas ainsi. Leux- ignorance est bientĂŽt exploitĂ©e par les candidats, ou par ceux des Ă©lecteurs dont l’opinion est formĂ©e. On stimule leur indiffĂ©rence par des flatteries ou des largesses; on soulage leur paresse par des listes prĂ©parĂ©es d’avance; on enrĂŽle, on recrute, et l’élection dĂ©finitive, au lieu de donner l’expression des intĂ©rĂȘts rĂ©els de la nation prise collectivement, ne donne que celle des intĂ©rĂȘts de deux ou trois catĂ©gories qui ont su attirer Ă  elles et rassembler sous leurs banniĂšres des fractions plus ou moins fortes de la masse des Ă©lecteurs passifs. de l’élection. 63 Je le rĂ©pĂšte, l’élection est une garantie qu’il est rarement possible d’amener en pratique Ă  son Ă©tat de perfection, parce que, chez la plupart des nations, mĂȘme les plus policĂ©es, une portion notable des citoyens dont les suffrages individuels seraient nĂ©cessaires pour donner un rĂ©sultat conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, sont incapables de discerner, soit leurs vrais intĂ©rĂȘts, soit l’aptitude des Ă©ligibles. Dans l’état actuel de la plupart de nos sociĂ©tĂ©s, le suffrage universel ne serait qu’une dĂ©ception. N’en est-ce pas une aussi d’étendre le droit Ă©lĂ©ctoral sans avoir prĂ©alablement travaillĂ©, par des institutions et des mesures convenables, Ă  Ă©tendre la capacitĂ© Ă©lectorale? Vous croyez, par lĂ , renforcer la garantie de l’élection et obtenir un rĂ©sultat meilleur qu’auparavant ; mais ce rĂ©sultat est viciĂ© d’avance par l’incapacitĂ© des Ă©lecteurs que vous ajoutez Ă  la masse. En les appelant Ă  y coopĂ©rer, vous n’augmentez point le nombre de joueurs; vous ne faites que jeter au tour de la table une lĂ©gion de 64 de l’élection. parieurs qui accroĂźtront l’enjeu et rendront la partie plus passionnĂ©e. Les hommes qui dĂ©cident toutes les questions politiques Ă  l’aide de formules, telles que la souverainetĂ© du peuple ou le contrat social, tombent dans d’étranges inconsĂ©quences au sujet du droit Ă©lectoral. Ils proclament le suffrage universel comme un principe absolu, comme l’exercice d’un droit inaliĂ©nable, imprescriptible, inhĂ©rent Ă  la qualitĂ© mĂȘme de membre d’une association politique. Et puis, quand ils en viennent Ă  l’application, ils commencent par dĂ©pouiller de ce droit toutes les femmes, tous les mineurs, tous les condamnĂ©s, etc., c’est-Ă -dire plus des trois quarts des membres de l’association. Or, comment justifient-ils cette exclusion ? Quant aux femmes, ils prĂ©tendent que leur position, telle que l’ont faite les lois et les usages sous lesquels nous vivons, ne permet pas qu’on les admette Ă  l’exercice des droits politiques. Leur perpĂ©tuelle dĂ©pen- dh l’élection. 65 dance, les devoirs et les occupations que la maternitĂ© leur impose, la direction particuliĂšre que l’éducation imprime au dĂ©veloppement de leurs facultĂ©s, d’autres causes encore qui tiennent Ă©galement Ă  la forme de notre organisation sociale, concourent Ă  rendre les femmes intellectuellement et moralement incapables d’exercer le droit Ă©lectoral. Tout cela est vrai ; mais si de tels motifs d’exclusion sont admis Ă  l’égard des femmes, pourquoi des motifs absolument semblables ne le seraient-ils pas Ă  l’égard des hommes? Si le rĂ©sultat de notre organisation sociale est de rendre impossible le dĂ©veloppement intellectuel de certaines classes de citoyens, de les tenir dans un Ă©tat de dĂ©pendance continuelle, en un mot de les frapper d’incapacitĂ© politique, pourquoi fe- rait-on abstraction de ce fait social quand il s’agit des hommes, et le prendrait-on en considĂ©ration lorsqu’il s’agit des femmes? Je cherche en vain quelque motif rationnel de cette diffĂ©rence. On justifie l’exclusion des mineurs par la I- 5 66 de l’élection. nĂ©cessitĂ© oĂč l’on se trouve de fixer une limite uniforme et arbitraire entre l’enfance et l’ñge de raison. L’homme le mieux douĂ© par la nature ne vient pas au monde tout armĂ©, comme Minerve. Les facultĂ©s qui le rendront capable d’exercer les droits politiques ne se dĂ©veloppent chez lui qu’aprĂšs un certain nombre d’annĂ©es, et avec l’aide du temps et de l’éducation. Oui, mais le droit n’a pas besoin de se dĂ©velopper; il existe ou n’existe pas; si j’ai le droit d’élire Ă  21 ans, je l’avais Ă©galement Ă  20 ans, Ă  10 ans, le jour de ma naissance. Si vous me le refusez, Ă  moi mineur, Ă  cause de mon incapacitĂ©, pourquoi ne le refuserez-vous pas Ă©galement au majeur dont l’incapacitĂ© sera constatĂ©e ? Si vous me prĂ©sumez incapable, en vertu d’une loi qui fixe uniformĂ©ment le terme de la minoritĂ©, pourquoi n’établiriez-vous pas, de la mĂȘme maniĂšre, des prĂ©somptions d’incapacitĂ© Ă  l’égard des majeurs, s'il en existe d’aussi fondĂ©es? La loi qui fixe un cens Ă©lectoral, ou qui Ă©limine de toute autre maniĂšre des classes d’élec- de i/Ă©lection. G7 teui's, est absolument de la mĂȘme nature, et fondĂ©e sur les mĂȘmes motifs que celle qui dĂ©termine l’ñge de la majoritĂ© civile ou politique. Toutes deux sont des applications du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur; toutes deux Ă©tablissent une rĂšgle gĂ©nĂ©rale conforme au plus grand nombre des faits observĂ©s ; toutes deux font abstraction des cas individuels dans lesquels la prĂ©somption se trouve dĂ©mentie par le fait. L’incapacitĂ© du majeur et celle du mineur proviennent absolument de la mĂȘme cause, le dĂ©faut de dĂ©veloppement intellectuel ; je ne saurais voir aucune raison qui puisse nous empĂȘcher d’en tirer la mĂȘme consĂ©quence pratique. Seulement, il faut reconnaĂźtre que certaines institutions peuvent diminuer beaucoup la premiĂšre et la faire mĂȘme presque entiĂšrement cesser, tandis que la seconde Ă©chappera toujours Ă  l’action des lois humaines. On me reprochera peut-ĂȘtre de tomber ici dans un cercle vicieux qui est l’éternel sophisme des mauvais gouvernemens, et qui consiste Ă  refuser au peuple, sous le 68 de l’élection. prĂ©texte de son incapacitĂ©, les droits dont l’exercice serait justement le plus propre Ă  diminuer cette incapacitĂ©. Je conviens que, pour Ă©manciper un peuple, pour l’appeler Ă  la libertĂ© politique, lorsqu’il en est privĂ©, ou pour amĂ©liorer sa constitution, s’il en a une, il faut bien nĂ©cessairement commencer par un bout et accorder un premier droit qui serve Ă  en obtenir un second. Mais serait-ce procĂ©der logiquement que de dĂ©buter par vicier l’instrument mĂȘme du progrĂšs, l’institution qui doit servir Ă  perfectionner les autres? Vous avez besoin d’une lĂ©gislature bien composĂ©e pour dĂ©velopper vos institutions politiques, et vous commenceriez par confier au hasard ou Ă  la brigue le choix des hommes qui devront y entrer ! Au surplus, il ne faut point confondre la lĂ©gislation constitutionnelle avec la politique, la mission du publiciste, avec celle de l’homme d’état. Le publiciste n’a point Ă  enseigner quand ni comment il convient de procĂ©der aux rĂ©formes constitutionnelles ; sa ta- 69 DE l’ÉLKCTIOH. che est uniquement de rechercher les critĂšres d’aprĂšs lesquels une constitution doit ĂȘtre apprĂ©ciĂ©e ; de dire quelles sont les lois propres Ă  perfectionner l’association et Ă  lui faire atteindre son but. Quant Ă  la marche qu’il convient de suivre dans ce perfectionnement, elle est le plus souvent dĂ©terminĂ©e par un ensemble de conjonctures et de faits spĂ©ciaux qui ne se prĂȘtent point aux calculs de la science, et ne se prĂȘtent malheureusement pas toujours Ă  ceux de la politique. Section IV. — ElĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale. J’ai dit que la volontĂ© de l’électeur doit ĂȘtre une volontĂ© libre ; j’entends par lĂ  celle qui ne lui est inspirĂ©e que par son intĂ©rĂȘt ou ce qu’il croit ĂȘtre son intĂ©rĂȘt, comme membre de l’association politique, et relativement Ă  l’élection elle-mĂȘme. On conçoit que l’électeur intellectuellement le plus capable , puisse ĂȘtre engagĂ© Ă  voter contre cet intĂ©rĂȘt, par l’espĂ©rance d’un bien ou la crainte d’un mal individuel et prochain. Je dĂ©signe 70 de l’élection. sous le nom de corruption Ă©lectorale , les divers moyens qui peuvent ĂȘtre mis en usage pour obtenir ce fĂącheux rĂ©sultat. Ces moyens se divisent en deux grandes classes corruption par captation, corruption par intimidation. Dans ceux de la premiĂšre, c’est par l’espĂ©rance d’un bien que l’on agit sur l’électeur ; dans ceux de la seconde, c’est par la crainte d’un mal. Dans l’un et l’autre cas, on oppose Ă  son intĂ©rĂȘt normal un intĂ©rĂȘt anormal qui l’emporte et qui corrompt sa volontĂ©. Les circonstances qui rendent un Ă©lecteur inaccessible Ă  la corruption peuvent aussi se ranger sous deux chefs l’indĂ©pendance de caractĂšre et l’indĂ©pendance de position. La premiĂšre peut se rencontrer et se rencontre en effet chez toutes les classes de la sociĂ©tĂ©; cependant il est rare qu’elle ne soit pas accompagnĂ©e d’un certain degrĂ© de dĂ©veloppement intellectuel. La seconde est le rĂ©sultat d’une donnĂ©e matĂ©rielle sur laquelle on peut baser avec quelque certitude une prĂ©somption lĂ©gale. En effet, les mem- DE L ELECTION. 71 Lies de l’association politique, envisagĂ©s sous le rapport des moyens qu’ils ont de pourvoir Ă  leurs besoins, appartiennent Ă  l’une ou Ă  l’autre de ces deux catĂ©gories; ou ils disposent d’un fonds, c’est-Ă -dire d’un approvisionnement prĂ©alable dont ils tirent un revenu ; ou bien ils vivent du salaire de leur travail. Dans la premiĂšre catĂ©gorie, sont compris les propriĂ©taires et les capitalistes; dans la seconde, les salariĂ©s de toute espĂšce. Or, si l’on considĂšre ces deux catĂ©gories collectivement, il est certain que la premiĂšre dĂ©pend de la seconde; c’est par le travail de la seconde qu’elle existe et qu’elle satisfait Ă  tous ses besoins. Mais, le rapport est inverse entre les individus dont se compose chaque catĂ©gorie; le salariĂ©, pris individuellement, a besoin, Ă  chaque instant donnĂ©, d’un fonds auquel il puisse appliquer son travail ; il se trouve par consĂ©quent sous la dĂ©pendance immĂ©diate de ceux auxquels les fonds sont appropriĂ©s, tandis que ceux-ci, pouvant Ă  la rigueur consommer le fonds lui-mĂȘme, ne sont pas dans la nĂ©- 72 de l’élection. cessitĂ© continuelle et incessante de recourir au travail des salariĂ©s. Les petits capitalistes qui font valoir eux- mĂȘmes leurs fonds, tels que les artisans et les marchands en dĂ©tail, se trouvent dans une position trĂšs-voisine de celle des salariĂ©s. D’un cĂŽtĂ©,, l’exiguitĂ© de leurs capitaux ne leur permet pas de les entamer sans compromettre toute leur existence, tandis que de l’autre, le marchĂ© de leur produit est si restreint, que la perte d’un seul consommateur diminuerait irrĂ©parablement leur revenu. En outre, l’homme riche a plusieurs moyens d’agir sur la volontĂ© de ceux mĂȘme qui ne dĂ©pendent pas immĂ©diatement de lui pour la satisfaction de leurs besoins. Quand notre existence matĂ©rielle est assurĂ©e, il nous reste encore mille besoins factices, parmi lesquels ceux de la vanitĂ© jouent le premier rĂŽle. L’homme qui a de quoi les satisfaire pour lui et pour d’autres, exerce donc une influence inĂ©vitable sur celui qui n’a pas de quoi les satisfaire pour lui-mĂȘme; influence qui s’étend sur les petits propriĂ©taires et sur de l’élection. 73 une bonne partie des classes moyennes de la sociĂ©tĂ©. Il est facile de concevoir comment, grĂące Ă  l'emploi des divers moyens de corruption que je viens de signaler, le rĂ©sultat d’une opĂ©ration Ă©lectorale se trouve altĂ©rĂ©. Les Ă©lecteurs sont moralement incapables; leur volontĂ© n’est plus conforme Ă  leur intĂ©rĂȘt normal. Qu’ils connaissent cet intĂ©rĂȘt ou non, peu importe; seulement ceux qui le connaissent en sont moins facilement dĂ©tournĂ©s que ceux qui l’ignorent. Par l’effet de la corruption, la garantie de l’élection devient illusoire et fallacieuse. L’élection se prĂ©sente comme l’Ɠuvre d’un grand nombre d’électeurs, tandis qu’elle n’est en rĂ©alitĂ© que ifcelle d’un petit nombre ; elle se prĂ©sente comme l’expression des intĂ©rĂȘts individuels de tous les Ă©lecteurs, et par consĂ©quent de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ; tandis qu’elle n’exprime en rĂ©alitĂ© que les intĂ©rĂȘts de certaines catĂ©gories, qui disposent seules des divers moyens de corruption Ă©lectorale. Ce qui se passe en Angleterre, mĂȘme de- 74 DE L ELECTION. puis le bill de rĂ©forme, nous offre un exemple frappant des effets de la corruption Ă©lectorale. Une fraction considĂ©i’àble de la Chambre des Communes est toujours formĂ©e d’hommes dĂ©vouĂ©s aux intĂ©rĂȘts de l’aristocratie, c’est-Ă -dire aux intĂ©rĂȘts d’un petit nombre de privilĂ©giĂ©s, aux intĂ©rĂȘts d’une fraction infiniment petite de la nation entiĂšre. On comprend au reste que plus les richesses sont inĂ©galement distribuĂ©es, plus les moyens de corruption sont puissans de la part de ceux qui les mettent en Ɠuvre, efficaces auprĂšs de ceux sur lesquels ils sont employĂ©s. Les lois qui Ă©tablissent le partage Ă©gal des successions, et en gĂ©nĂ©ral toutes celles qui tendent Ă  niveler les fortunes, tendent par cela mĂȘme Ă  augmenter le nombre des hommes indĂ©pendans, et Ă  diminuer celui des hommes dĂ©pendans; elles tendent en mĂȘme temps Ă  diminuer chez les premiers la puissance corruptrice et les motifs qui les porteraient Ă  l’exercer. Il y a un rapport intime, plus intime qu’on ne paraĂźt communĂ©ment le croire, entre les lois civiles et les 75 ue l’élection. lois constitutionnelles ; entre les institutions qui forment la base de l’organisation sociale de chaque peuple, et les institutions politiques auxquelles il est propre. C’est une grave erreur de considĂ©rer la forme du gouvernement comme une forme purement extĂ©rieure, qui peut se changer au grĂ© du lĂ©gislateur, et suivre dans leur capricieux dĂ©veloppement, les systĂšmes de l’écolei En rĂ©sumĂ©, l’élĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale, n’est pas plus universel a priori que l’élĂ©ment intellectuel. On ne peut de piano et sans examen en prĂ©sumer l’existence , ni par consĂ©quent accorder d’emblĂ©e le droit Ă©lectoral Ă  tous les membres de l’association, en les supposant mĂȘme tous douĂ©s de la capacitĂ© intellectuelle, Ă  moins qu’il ne soit possible d’introduire dans les formes de l’élection et dans le mode d’exercice du droit Ă©lectoral quelque disposition propre Ă  prĂ©server efficacement le vote des Ă©lecteurs de toute influence corruptrice. 76 de l’élection. Section v. — PrĂ©servatifs contre l’incapacitĂ© morale des Ă©lecteurs. Quel prĂ©servatif trouverons-nous contre l’influence qu’exercent, sur des hommes nĂ©cessiteux ou faibles de caractĂšre, les largesses ou les procĂ©dĂ©s hostiles, les promesses ou les menaces, les cajoleries ou les tĂ©moignages de mĂ©pris de ceux qui sont intĂ©ressĂ©s Ă  les corrompre? Une loi prohibera-t-elle ces manƓuvres en y attachant la nullitĂ© de l’élection et des sanctions pĂ©nales contre le suborneur et le subornĂ©? Une loi! oui, s’il ne s’agit que de la faire et de la promulguer. Les modĂšles ne nous manqueront pas, depuis la loi Jalia de ambitu de l’empereur Auguste, jusqu’aux nombreux statuts du parlement anglais sur la bribery. Mais si, non contens d’avoir une loi Ă©crite, nous tenons encore Ă  ce qu’elle soit exĂ©cutĂ©e, nous rencontrerons Ă  chaque pas des difficultĂ©s insurmontables, et nous trouverons qu’en pratique ces lois n’ont jamais Ă©tĂ© que de vains Ă©pouvantails, sans aucune efficacitĂ© rĂ©elle. / 77 de l’élection. On concevrait Ă  la rigueur que la corruption proprement dite, celle qui s’opĂšre par des largesses et qui se rĂ©sume en un fait palpable, en un fait que l’on peut judiciairement constater, on concevrait, dis-je, que celle-lĂ  du moins pĂ»t ĂȘtre efficacement prĂ©venue par une loi pĂ©nale. Cependant, la pratique des Ă©lections anglaises fournit une preuve frappante du contraire. Ce genre de corruption s’y exerce chaque annĂ©e hautement, publiquement, malgrĂ© des statuts formels qui punissent le suborneur et le subornĂ© d’une amende de 500 liv. sterl. et d’une incapacitĂ© perpĂ©tuelle de voter ou d’exercer aucune fonction publique. Ces statuts restent sans exĂ©cution ; l’opinion publique elle-mĂȘme a cessĂ© de se montrer sĂ©vĂšre pour ce honteux trafic des consciences Ă©lectorales; elle ne frappe d’aucune rĂ©probation ceux qui achĂštent les votes ni ceux qui les vendent. On sait ce qu’a coĂ»tĂ©, ce que coĂ»tera l’élection d’un membre du Parlement; lui-mĂȘme s’en vante, et s’en vante d’autant plus que la somme est plus considĂ©rable. Un candidat 78 DE L ELECTION. vivement portĂ© par un parti, se trouve-t-il hors d’état de faire cette dĂ©pense, on ouvre une souscription pour y pourvoir, c’est-Ă - dire pour dĂ©frayer les Ă©lecteurs nĂ©cessiteux, pour les transporter sur le lieu de l’élection, les fĂȘter et les solder, chacun selon ses besoins. En prĂ©sence de ces faits, je ne pense pas qu’il soit permis de croire encore Ă  l’efficacitĂ© de pareilles lois ; je dis Ă  leur efficacitĂ© durable, car il est possible que, dans les premiĂšres annĂ©es de leur promulgation, ou chez un peuple nouvellement constituĂ©, les menaces du lĂ©gislateur produisent quelque effet salutaire. Admettons cependant, pour un moment, que le genre particulier de corruption que je viens de mentionner puisse ĂȘtre efficacement prĂ©venu ; vous n’aurez pas obtenu grand chose ; vous n’aurez empĂȘchĂ© que les faits palpables, les faits judiciairement apprĂ©ciables , de corruption ; vous ne pourrez sĂ©vir que contre les personnes qui auront eu la maladresse de vendre ou d’acheter un suffrage par une convention expresse et dont DE l’ 79 il reste des traces. Or, un marchĂ© de cette nature peut se faire tacitement, sans laisser aucune trace, sans se manifester par aucun fait extĂ©rieur apprĂ©ciable aux sens et de nature Ă  ĂȘtre constatĂ© en justice. D’ailleurs, les suffrages ne se vendent pas toujours Ă  prix d’argent. Les autres procĂ©dĂ©s captatoires ou comminatoires rĂ©ussissent auprĂšs de bon nombre d’électeurs qui rougiraient de vendre leur conscience au poids de l’or, ou de cĂ©der Ă  des menaces expresses. Quelle loi feriez-vous pour atteindre les faits de cette nature? comment les constater? Comment lire dans l’ñme d’un Ă©lecteur les motifs qui ont agi sur sa dĂ©termination, et dĂ©cider si les motifs impurs ont prĂ©valu sur les autres ? Reconnaissons donc qu’il n’y a aucun remĂšde direct contre la corruption Ă©lectorale, aucun moyen de la rendre atteignable en justice sous toutes ses formes. Restent les moyens indirects, savoir libertĂ© et publicitĂ© de l’élection ; secret du vote. Je n’entrerai point dans le dĂ©tail des prĂ©- I. 5, 80 de l’élection. cautions nĂ©cessaires pour assurer aux Ă©lecteurs, pendant les opĂ©rations Ă©lectorales, la plus entiĂšre libertĂ©. Elles consistent essentiellement Ă  Ă©loigner du lieu oĂč se fait l’élection tout appareil de force militaire, Ă  empĂȘcher tout acte de contrainte morale ou physique de la part des autoritĂ©s civiles ou d’autres personnes intĂ©ressĂ©es au rĂ©sultat de l’élection. La publicitĂ© la plus complĂšte doit accompagner toutes les opĂ©rations Ă©lectorales, sauf le vote lui-mĂȘme. Il faut que l’action de voter, celle de recueillir les votes, celle de les dĂ©chiffrer, de les compter et d’en prononcer le rĂ©sultat, aient lieu sous le contrĂŽle immĂ©diat de toutes les parties intĂ©ressĂ©es, c’est- Ă -dire de la masse des citoyens, Ă©lecteurs ou non. Enfin, il faut que le vote soit secret. C’est lĂ  le vĂ©ritable prĂ©servatif, le prĂ©servatif seul efficace contre la corruption Ă©lectorale. Le vote au scrutin, appliquĂ© aux opĂ©rations Ă©lectorales, a toujours un avantage Ă©vident qui manque au vote public, celui de prĂ©- ue l’élection. 81 server l’électeur des influences corruptrices extĂ©rieures, et de le livrer aux seules inspirations de sa conviction individuelle. Dans un corps Ă©lectoral qui renferme, ou qui est censĂ© renfermer toutes les capacitĂ©s intellectuelles du pays, la convenance, ou plutĂŽt la nĂ©cessitĂ© du vote secret ne saurait donc ĂȘtre l’objet d’un doute raisonnable. Les Ă©lecteurs ne peuvent recevoir du dehors aucune impulsion tutĂ©laire. L’opinion des non-Ă©lecteurs n’est point Ă©clairĂ©e ; il n’y a aucune raison de dĂ©sirer qu’elle prĂ©vale sur celle des Ă©lecteurs, en supposant mĂȘme que l’intĂ©rĂȘt de ceux-ci ne reprĂ©sentĂąt pas collectivement l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. La question n’est plus aussi simple lorsqu’on l’applique Ă  un corps constituĂ©, revĂȘtu de fonctions gouvernementales, et appelĂ© , en cette qualitĂ©, Ă  Ă©lire d’autres fonctionnaires. Les membres d’un tel corps ne sont point considĂ©rĂ©s comme les seuls capables relativement Ă  l’élection ; et, en outre, ils ont, comme corps constituĂ©, c’est-Ă -dire comme fonctionnaires revĂȘtus d’une portion X. 6* 82 de l’élection. du pouvoir social, des intĂ©rĂȘts particuliers, distincts de leur intĂ©rĂȘt comme membres de l’association. Il y a donc, en dehors d’eux, une opinion publique aussi Ă©clairĂ©e que la leur, et qui pourra se prononcer, relativement Ă  l’élection dont ils sont chargĂ©s, dans un sens plus conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Les exemples d’une pareille combinaison ne sont point rares. Aux États-Unis, les sĂ©nateurs du congrĂšs sont Ă©lus par les lĂ©gislateurs des divers Ă©tats. En Suisse, les lĂ©gislatures cantonales sont chargĂ©es de l’élection de plusieurs fonctionnaires de l’ordre judiciaire ou de l’ordre exĂ©cutif. Ce qui rend la question douteuse dans ce cas, c’est le double caractĂšre que prend la publicitĂ©. Si, d’un cĂŽtĂ©, cette publicitĂ© soumet l’électeur au contrĂŽle tutĂ©laire de l’opinion des masses; de l’autre, elle l’expose Ă  l’influence corruptrice des individus intĂ©ressĂ©s Ă  l’élection. Par le vote secret, l’électeur Ă©chapperait sans doute au rĂ©at de cette influence corruptrice, mais il Ă©chapperait aussi Ă  celui du contrĂŽle tutĂ©laire, et se trou- de l’élection. 83 verait livrĂ© aux inspirations de ses intĂ©rĂȘts de corps. Il n’en est pas d’une Ă©lection comme d’une loi ou de tout autre acte du gouvernement, oĂč la lutte ne s’établit qu’entre des principes ou des opinions. L’élection est une question de personnes ; elle met en jeu les amours-propres, les intĂ©rĂȘts, les passions d’individus ou de catĂ©gories qui possĂšdent d’amples moyens de corruption. J’avoue que la question, appliquĂ©e Ă  ce cas particulier, ne me paraĂźt pas susceptible d’ĂȘtre rĂ©solue a priori. La position sociale et lĂ©gale des Ă©lecteurs, telle qu’elle rĂ©sulte de l’organisation du corps auquel ils appartiennent et de l’ensemble des institutions du pays, est une donnĂ©e indispensable du problĂšme. C’est Ă  l’aide de cette donnĂ©e seulement qu’il sera possible de prĂ©voir Ă  laquelle des deux influences, tutĂ©laire ou corruptrice, l’électeur sera le plus accessible, et de dĂ©cider, par consĂ©quent, s’il convient mieux de le soustraire par le vote secret Ă  l’influence des individualitĂ©s, que 84 de l’élection. de le soumettre par le vote public au contrĂŽle de l’opinion des masses. Section VI. — PrĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre l'incapacitĂ© Ă©lectorale. En supposant que les prĂ©servatifs contre la corruption Ă©lectorale eussent toute l’efficacitĂ© dĂ©sirable, il resterait encore Ă  se prĂ©munir contre l’incapacitĂ© intellectuelle des Ă©lecteurs. La corruption augmente, sans contredit, le danger qui rĂ©sulte de la coopĂ©ration d’électeurs inintelligens, mais elle ne constitue pas seule ce danger. L’électeur qui ne connaĂźt ni ses vrais intĂ©rĂȘts, ni la personne des Ă©ligibles, peut s’en faire une idĂ©e fausse, et alors il est aussi dangereux que l’électeur corrompu; il peut aussi ne s’en former aucune idĂ©e, c’est-Ă -dire se trouver dans un Ă©tat d’indiffĂ©rence complĂšte, quant au rĂ©sultat de l’élection, et alors il votera au hasard, ce qui rendra sa coopĂ©ration tout-Ă -fait illusoire; ou plutĂŽt, cet Ă©tat d’indiffĂ©rence le rendra tellement accessible aux influences corruptrices, qu’aucun prĂ©- DE L ÉLECTION. 85 servatif ne suffira plus pour l’empĂȘcher d’y cĂ©der. Ne pouvant se former une opinion par lui-mĂȘme, il aura besoin qu’on lui en suggĂšre une d’emprunt, et qu’on fournisse Ă  sa volontĂ© le motif dĂ©terminant qui lui manque. Il acceptera un suffrage tout prĂ©parĂ© avec reconnaissance, et il en fera usage sans qu’on ait besoin, pour l’y exciter, d’employer aucun autre moyen de corruption. Les prĂ©servatifs contre l’incapacitĂ© intellectuelle des Ă©lecteurs sont donc en mĂȘme temps des prĂ©servatifs contre leur incapacitĂ© morale. Ils le sont encore par une autre raison, c’est que le dĂ©faut de l’élĂ©ment qui constitue la capacitĂ© morale entraĂźne, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le dĂ©faut de celui qui constitue la capacitĂ© intellectuelle, en sorte que l’une est souvent accompagnĂ©e de l’autre, et qu’elles forment ensemble le caractĂšre distinctif d’une mĂȘme classe de la sociĂ©tĂ©. C’est, en effet, dans une position indĂ©pendante qu’on trouve les moyens de se dĂ©velopper intellectuellement j c’est la nĂ©cessitĂ© de se livrer Ă  un travail mĂ©canique pour pourvoir sa de l’élection. Ă  ses besoins, qui rend le dĂ©veloppement intellectuel impossible. Les prĂ©servatifs qui seront le sujet des sections suivantes peuvent donc ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des prĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre l’incapacitĂ© Ă©lectorale. Les uns consistent Ă  rendre l’élection plus facile; d’autres, Ă  neutraliser l’influence des Ă©lecteurs incapables sur le rĂ©sultat de l’élection, en assurant aux Ă©lecteurs capables une influence prĂ©pondĂ©rante ; d’autres, enfin, Ă  exclure complĂštement de l’élection les Ă©lecteurs incapables, en restreignant la concession du droit Ă©lectoral Ă  certaines classes de personnes Ă©liminĂ©es par le moyen de prĂ©somptions gĂ©nĂ©rales de capacitĂ©. Section VH. — Élection dĂ©centralisĂ©ee. Toute Ă©lection est ou devrait ĂȘtre le rĂ©sultat d’un jugement, c’est-Ă -dire d’une opĂ©ration de l’intelligence de la part de l’électeur. 11 devrait apprĂ©cier les aptitudes des Ă©ligibles, comparer ces aptitudes avec les fonctions 87 de l’élection. auxquelles il s’agit de les appliquer, et se dĂ©cider d’aprĂšs cette comparaison en faveur des candidats les plus aptes. Or l’apprĂ©ciation des aptitudes individuelles chez un nombre quelconque de personnes est d’autant plus difficile que ce nombre est plus grand. Que le nombre des Ă©ligibles soit considĂ©rable, et l’on peut affirmer d’avance que le choix, de la part de chaque Ă©lecteur , ne pourra porter , avec connaissance de cause, que sur une fort petite fraction de ce nombre. Si le nombre qu’il doit Ă©lire dĂ©passe cette fraction, qu’arrivera-t-il? C’est qu’une partie plus ou moins considĂ©rable de l’élection sera livrĂ©e aux chances du hasard, ou aux cabales et aux sĂ©ductions des partis intĂ©ressĂ©s Ă  la diriger dans un certain sens. Le rĂ©sultat sera nĂ©cessairement faussĂ©. Il ne reprĂ©sentera plus la somme des intĂ©rĂȘts individuels des Ă©lecteurs, ou, ce qui est la mĂȘme chose, les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la masse. Le seul prĂ©servatif Ă  ce danger, en supposant que le nombre des places Ă  pourvoir soit une donnĂ©e invariable , se trouvera dans la dĂ©cen- 88 de l’élection'. * tralisation de l’élection. 11 faut diviser le nombre total des Ă©lecteurs en plusieurs collĂšges Ă©lectoraux et partager proportionel- lement entre eux le nombre des Ă©lections Ă  opĂ©rer. Par exemple, vous avez Ă  Ă©lire vingt fonctionnaires lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs partagez vos Ă©lecteurs en cinq classes ou collĂšges , et appelez chacun d’eux Ă  Ă©lire quatre fonctionnaires. Des chiffres supposĂ©s rendront plus sensible le rĂ©sultat de cette division. Le nombre total des Ă©lecteurs est de 5,000; qui se trouvent Ă©galement rĂ©partis entre les cinq collĂšges Ă©lectoraux. Chaque Ă©lecteur ne connaĂźt que dix Ă©ligibles, et sur ces dix, il y en a cinq qui ne sont connus que de lui et des autres Ă©lecteurs de son arrondissement. Ces cinq personnes, qui, en additionnant les rĂ©sultats de chaque Ă©lection d’arrondissement , formeraient le nombre de vingt-cinq, ne seront point Ă©lues dans le systĂšme centralisĂ©, parce qu’elles ne rĂ©uniront chacune qu’un cinquiĂšme des suffrages. A leur place seront Ă©lues quinze personnes complĂštement incon- dĂ© l’élection. ga nues Ă  la presque totalitĂ© des Ă©lecteurs, et Ă  la nomination desquelles le hasard et la corruption auront seuls concouru. Dans ce systĂšme , comme on voit, les Ă©lecteurs se trouvent frappĂ©s d’incapacitĂ© pour la moitiĂ© de l’opĂ©ration, et cette incapacitĂ© tend Ă  vicier les trois quarts du rĂ©sultat. Dans le systĂšme dĂ©centralisĂ©, le choix tombera d’abord sur les cinq Ă©ligibles connus de tous les Ă©lecteurs, ensuite sur quinze Ă©ligibles pris parmi ceux qui sont connus dans chaque arrondissement. Toutefois on peut Ă©lever contre ce dernier systĂšme deux objections qui, si elles ne sont pas assez fortes pour le faire absolument rejeter dans tous les cas, le sont assez pour qu’on ne doive y recourir qu’aprĂšs un mĂ»r examen. En premier lieu, le rĂ©sultat de l’élection se prĂ©sente, dans le systĂšme centralisĂ©, comme l’expression du vƓu de la majoritĂ© de tous les Ă©lecteurs, et il est certainement conforme en partie au vƓu de cette majoritĂ©. Dans le systĂšme dĂ©centralisĂ©, le rĂ©sultat beaux-arts et dont le goĂ»t ne s’est point dĂ©veloppĂ©, elle ne tombe sur des personnes peu capables de faire l’ouvrage dont il s’agit. Mais scindez l’opĂ©ration; que la masse des Ă©lecteurs soit seulement appelĂ©e Ă  choisir les personnes auxquelles appartiendra le choix dĂ©finitif des artistes il y a bonne chance pour que ces choix soient excellens. La masse des Ă©lecteurs saura fort bien qu’un citoyen s’est livrĂ© Ă  la peinture ou Ă  l’architecture, qu’un autre s’est occupĂ© de la thĂ©orie de ces arts, qu’un troisiĂšme a rassemblĂ© Ă  grands frais une collection de chefs-d’Ɠuvre. La premiĂšre Ă©lection Ă©liminera donc ceux des membres de la communautĂ© qui sont connaisseurs en fait de beaux-arts ; et ceux-ci, Ă  leur tour , Ă©limineront ou seront capables d’éliminer les artistes les plus capables. VoilĂ  pour la capacitĂ© intellectuelle. Mais cette capacitĂ© ne suffit point, et il faut reconnaĂźtre que, Ă  l’égard de la capacitĂ© morale, l’élection indirecte n’est pas une meilleure garantie que l’élection directe. Les deux opĂ©rations exigent prĂ©cisĂ©ment la mĂȘme apprĂ©ciation, le mĂȘme ju- 96 de l’élection. gement de la part de l’électeur. S’il faut que l’intĂ©rĂȘt des Ă©lecteurs dĂ©finitifs soit conforme Ă  celui des Ă©lecteurs primaires, il n’est pas plus difficile Ă  ceux-ci de constater cette uniformitĂ© directement chez les candidats, que de la constater d’abord chez les Ă©lecteurs dĂ©finitifs. Je conclus de ce qui prĂ©cĂšde que l’élection indirecte peut fort bien ĂȘtre appliquĂ©e Ă  l’élection des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires , mais non Ă  celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs. D’abord, parce que l’aptitude aux fonctions exĂ©cutives et judiciaires a un caractĂšre beaucoup plus spĂ©cial que l’aptitude aux fonctions lĂ©gislatives, et que l’élection Ă  deux degrĂ©s fournit prĂ©cisĂ©ment le moyen d’éliminer les aptitudes spĂ©ciales, tout en appelant Ă  l’opĂ©ration une majoritĂ© d’électeurs privĂ©s de la capacitĂ© intellectuelle acquise. Ensuite, parce que l’aptitude morale des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires ne peut presque point ĂȘtre garantie a priori , et peut l’ĂȘtre au contraire Ă  un trĂšs-haut degrĂ© a posteriori, tandis que l’inverse a lieu pour de l’élection. 97 celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs, ainsi que je le prouverai dans la suite. Avec un bon systĂšme de garanties postĂ©rieures, on peut se contenter de rechercher des Ă©lecteurs intellectuellement capables; or, l’élection se prĂ©sente comme le moyen le plus rationnel d’éliminer ces Ă©lecteurs du nombre total des membres de l’association. Partout oĂč l’élection indirecte a Ă©tĂ© appliquĂ©e dans la pratique Ă  l’élimination des fonctionnaires lĂ©gislatifs, elle l’a Ă©tĂ© pour concilier tant bien que mal la possibilitĂ© d’une bonne garantie Ă©lectorale avec les consĂ©quences forcĂ©es d’un principe que le lĂ©gislateur avait proclamĂ© lui-mĂȘme, ou que l’opinion publique lui avait imposĂ©. C’est ce qui est arrivĂ© notamment Ă  l’époque mĂ©morable oĂč l’assemblĂ©e Constituante de France dĂ©crĂ©ta la constitution monarchique de 1791. La France comptait alors 26 millions d’ha- bitans. Le corps lĂ©gislatif devant se composer de 750 membres, le suffrage universel aurait donnĂ© environ 8,000 Ă©lecteurs mĂąles et adultes pour chaque dĂ©putĂ©. Et quels Ă©lec- I. 7 93 de l’élection. teurs ! La nation se trouvait tout-Ă -coup Ă©mancipĂ©e d’une tutelle de plusieurs siĂšcles, et appelĂ©e Ă  s’occuper de ses intĂ©rĂȘts et de ses droits. Ses intĂ©rĂȘts, elle les ignorait presque entiĂšrement; ses droits, elle les avait appris de quelques philosophes aussi Ă©trangers qu’elle Ă  la pratique du gouvernement. Ce serait, certes, hasarder beaucoup de dire qu’une centiĂšme partie des citoyens ainsi appelĂ©s eussent Ă©tĂ© rĂ©ellement capables d’exercer le droit Ă©lectoral. Mais l’assemblĂ©e Constituante pouvait-elle songer Ă  exclure de l’exercice de ce droit les quatre-vingt-dix-neuf centiĂšmes des citoyens? Le pouvait-elle, lorsque d’un autre cĂŽtĂ© elle proclamait le dogme de la souverainetĂ© du peuple? Le pouvait-elle, en prĂ©sence d’une opinion publique tout imbue de ce fatal principe, opinion dĂ©jĂ  puissante, sur laquelle il fallait bien qu’elle s’appuyĂąt pour vaincre la rĂ©sistance des intĂ©rĂȘts et des prĂ©jugĂ©s monarchiques et aristocratiques? Une minoritĂ© Ă©clairĂ©e et prudente sentait bien l’immense danger qu’il y avait Ă  publier, de l'Ă©lection. 99 avec la constitution, et comme base de cette constitution, une sĂ©rie de principes absolus, dont les consĂ©quences rigoureuses Ă©taient incompatibles avec l’existence permanente d’aucun pouvoir social, d’aucune forme de gouvernement, et auxquels chaque article de la constitution devait formellement dĂ©roger ; la voix de Malouet, celles de l’abbĂ© GrĂ©goire, de Lally-Tollendal, de Mirabeau lui-mĂȘme, s’élevĂšrent en vain pour conjurer ce danger; elles trouvĂšrent peu d’échos dans cette assemblĂ©e tumultueuse, organe, non des vrais intĂ©rĂȘts du peuple français, mais des idĂ©es dominantes de l’époque. La Constituante recula pourtant devant l’idĂ©e d’admettre la totalitĂ© des citoyens Ă  l’élection. Elle Ă©tablit une catĂ©gorie; elle n’accorda le droit Ă©lectoral qu’à ceux qui payaient, en contributions directes, la valeur de trois journĂ©es de travail. Ce cens Ă©tait minime sans doute ; mais enfin il opĂ©rait une exclusion et par consĂ©quent une dĂ©rogation Ă©vidente au principe de la souverainetĂ© du peuple proclamĂ© en tĂȘte de la constitu- 100 de l’élection. tion. C’était oser beaucoup que de restreindre ainsi l’application du principe dirigeant de la rĂ©volution. Et cependant, malgrĂ© cette exclusion , le grand nombre des Ă©lecteurs qui auraient concouru Ă  chaque Ă©lection et l’incapacitĂ© manifeste des trois quarts au moins d’entre eux auraient encore rendu l’élection directe Ă  peu prĂšs impraticable. L’élection Ă  deux degrĂ©s Ă©tait donc ici le Deus iri machina , la seule issue ayant quelque couleur de raison par laquelle on pĂ»t sortir de l’embarras dans lequel on se trouvait. Mais la majoritĂ© de l’assemblĂ©e se faisait si peu illusion sur l’insufTisance et l’inefficacitĂ© de cet expĂ©dient, qu’elle restreignit considĂ©rablement le droit d’éligibilitĂ© aux fonctions d’électeur dĂ©finitif. Il fallait, pour pouvoir ĂȘtre Ă©lu dans les assemblĂ©es primaires , ĂȘtre propriĂ©taire ou locataire d’un immeuble rapportant la valeur de deux cents, et dans certains cas de cent cinquante journĂ©es de travail ; autre dĂ©rogation manifeste aux principes contenus dans la DĂ©claration des droits de l’homme. B K l’ÉBECXION. 101 Il faut en convenir, ce ne fut point le sentiment des souffrances rĂ©elles du peuple qui Ă©branla l’antique monarchie française et qui dirigea la rĂ©volution dans ses phases successives. Je ne prĂ©tends point rĂ©voquer en doute la rĂ©alitĂ©, ni contester l’étendue de ces souffrances. Je sais aussi que les embarras financiers du gouvernement fournirent l’occasion, devinrent la cause matĂ©rielle et immĂ©diate du premier acte de ce grand drame. Mais les idĂ©es s’emparĂšrent aussitĂŽt du théùtre qui venait de s’ouvrir, entrĂšrent violemment sur la scĂšne, et y jouĂšrent d’un bout Ă  l’autre le principal rĂŽle. La rĂ©volution française fut opĂ©rĂ©e par les idĂ©es, non par les intĂ©rĂȘts ; or, c’est le propre des idĂ©es de ne tenir aucun compte des intĂ©rĂȘts individuels et prĂ©sens. FiĂšres de leur origine mĂ©thaphysique, elles marchent droit Ă  leur but Ă  travers les crĂ©ations du passĂ©, foulant aux pieds avec un superbe dĂ©dain les obstacles que l’expĂ©rience et le sens commun Ă©lĂšvent çà et lĂ  sur leur route. A mesure qu’elles avancent, leur mouvement s’accĂ©lĂšre 102 DE L’ÉLECTION. et leur force s’augmente ; les principes ont soif de leurs consĂ©quences ; la sociĂ©tĂ© , animĂ©e d’une Ă©nergie fiĂ©vreuse, ne recule devant aucun sacrifice, jusqu’au moment oĂč, extĂ©nuĂ©e par tant d’efforts, elle est enfin rendue au sentiment de ses douleurs et de sa faiblesse par l’impossibilitĂ© d’alimenter plus long-temps le dĂ©lire qui les lui avait fait oublier. Telle ne fut point la marche des rĂ©volutions qui affranchirent les Cantons suisses du joug de l’Autriche , les Favs-Bas de celui de l’Espagne, et les États-Unis d’AmĂ©rique de celui de leur mĂ©tropole. Les idĂ©es y eurent sans doute une part, mais elles y furent constamment subordonnĂ©es aux intĂ©rĂȘts, Ă  des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et pressans, qui leur imprimĂšrent dĂšs l’origine ce caractĂšre Ă  la fois de modĂ©ration et de persĂ©vĂ©rance, de prudence et de fermetĂ©, de rĂ©signation et d’inflexibilitĂ© , sans lequel jamais elles n’eussent Ă©tĂ© couronnĂ©es d’un succĂšs durable. 103 de i.’élection. Section IX. — SystĂšme des catĂ©gories. Si tous les Ă©lecteurs Ă©taient capables d’apprĂ©cier leurs vrais intĂ©rĂȘts et de discerner chez les Ă©ligibles l’aptitude aux fonctions gouvernementales, il ne faudrait pas hĂ©siter Ă  Ă©tablir le suffrage universel, puisque ce serait le meilleur moyen d’obtenir une Ă©lection dans le sens des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. En renonçant au suffrage universel, on renonce Ă  trouver dans l Ă©lection une garantie parfaite ; on s’expose Ă  un danger, celui d’éliminer des fonctionnaires qui feront prĂ©valoir, dans l’exercice de leurs fonctions, certains intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux sur les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux ; mais on s’expose Ă  ce danger pour Ă©viter un danger semblable, et encore plus certain, celui qui rĂ©sulterait de la participation d’électeurs incapables aux opĂ©rations Ă©lectorales. Le moyen le plus rationnel de constater la capacitĂ© Ă©lectorale des membres de l’association, serait de faire subir Ă  chacun d’eux un examen prĂ©alable, d’aprĂšs le rĂ©sultat duquel on l’admettrait ou on l’exclurait ensuite de le- 104 de l’élection. lection. Je n’ai pas besoin de montrer ce qui rend une telle marche absolument impraticable. Quand elle ne le serait pas matĂ©riellement, elle le deviendrait moralement, faute d’un jury ou d’un tribunal auquel on pĂ»t raisonnablement confier de pareilles fonctions. Le lĂ©gislateur doit donc procĂ©der Ă  l’égard de la capacitĂ© Ă©lectorale, comme il procĂšde Ă  l’égard des autres capacitĂ©s reconnues nĂ©cessaires pour l’exercice de certains droits. Il doit rattacher a priori cette capacitĂ© Ă  certaines circonstances de fait, et former ainsi des catĂ©gories d’électeurs prĂ©sumĂ©s capables. Ces catĂ©gories devront , sans doute, ĂȘtre Ă©tablies d’aprĂšs les probabilitĂ©s rĂ©sultant de faits sociaux soigneusement observĂ©s ; mais une fois ces probabilitĂ©s converties en prĂ©somptions lĂ©gales, une fois les catĂ©gories Ă©tablies, la loi devra ĂȘtre exĂ©cutĂ©e, sans Ă©gard pour les exceptions individuelles que l’expĂ©rience fera dĂ©couvrir dans un sens ou dans l’autre. Reste Ă  savoir quelles sont les circonstances externes auxquelles une prĂ©somp- de l’élection. 105 lion de capacitĂ© Ă©lectorale pourra ĂȘtre attachĂ©e par la loi. D’abord, quelle est la masse sur laquelle doit porter l’élimination? De quels Ă©lĂ©mens se compose la sĂ©rie complĂšte des membres I de l’association politique ? Reprendrons-nous ' le sujet ab ovo ? Admettrons-nous d’emblĂ©e ; certaines exclusions que la pratique a par- tout consacrĂ©es ? J’avoue que je croirais abuser de la patience du lecteur en soumettant Ă  un sĂ©rieux exa- I - men la doctrine de l’émancipation politique des femmes. Ce n’est pas que je regarde cette doctrine comme absolument insoutenable sur ! le terrain de la philosophie. Qui de nous ose- ! rait dire que les Ă©lĂ©mens dont se compose I l’ordre social ne soient pas susceptibles d’une autre combinaison que celle qui nous est connue ? Des causes que nous pouvons par- ! faitement signaler ont imprimĂ© Ă  toutes les I sociĂ©tĂ©s modernes de l’Occident une certaine forme homogĂšne qui est, jusqu’à prĂ©sent, demeurĂ©e intacte, et dont la constitution du I mariage, l’organisation de la famille et la 106 de l’élection. condition lĂ©gale des femmes sont les traits peut-ĂȘtre les plus caractĂ©ristiques. La femme est-elle ou non capable d’occuper une autre position, de jouer un autre rĂŽle dans l’iine des mille combinaisons possibles des Ă©lĂ©mens sociaux ? C’est une question que je ne prĂ©tends point dĂ©cider. Mais pour nous, dont le dĂ©veloppement intellectuel et moral est en grande partie le rĂ©sultat de cette forme d’état, social, Ă©tablie depuis des siĂšcles et pour des siĂšcles peut-ĂȘtre encore, l’incapacitĂ© politique est intimement et nĂ©cessairement liĂ©e avec l’existence sociale de la femme; cette liaison est telle, Ă  mes yeux, que plus j’imagine la femme parfaite, relativement au rĂŽle qui lui est assignĂ©, plus je la crois politiquement et mĂȘme civilement incapable. Ainsi donc, lorsque, faisant abstraction de tout ce qui nous est connu, nous parviendrions Ă  juger sainement, sous le point de vue philosophique, les rĂ©sultats d’une organisation sociale imaginaire, un tel effort ne serait d’aucune utilitĂ© pour l’avancement de la lĂ©gislation constitutionnelle, science Ă©videmment 1>E l’ÉLECĂŻIOS. 107 subordonnĂ©e Ă  la forme prĂ©existante de l’état social, et qui puise, dans les faits sociaux dont cette forme se compose, tous ses matĂ©riaux et ses principes. Que l’on prĂ©voie dans un avenir plus ou moins Ă©loignĂ© l’émancipation de la femme, et qu’on lui assigne, dans cette hypothĂšse, un rĂŽle politique, c’est lĂ  une pure utopie, un roman, qui ne saurait contribuer en rien au progrĂšs des sciences politiques; car, si l’hypothĂšse vient jamais Ă  se rĂ©aliser, ce seront d’autres hommes que nous qui seront appelĂ©s Ă  en dĂ©duire les consĂ©quences pratiques, et ce seront d’autres peuples que les peuples actuels, auxquels il s’agira d’assurer des garanties constitutionnelles. J’écarte donc, comme oiseuse et frivole, la question de savoir si les femmes seront exclues de l’exercice du droit Ă©lectoral. Une seconde cause d’exclusion pĂ©remptoire se trouve dans le dĂ©faut d’ñge ; mais il s’agit de fixer Ă  cette incapacitĂ© un terme lĂ©gal et uniforme. On a dit qu’il serait absurde de confĂ©rer le 108 de l’élection. droit Ă©lectoral Ă  celui qui ne peut pas aliĂ©ner une toise de terrain sans le consentement de son tuteur; et, inversement, on a qualifiĂ© d’absurde l’exclusion d’un tel droit prononcĂ©e contre des hommes auxquels Ă©tait accordĂ©e la libre disposition de leur fortune d’oĂč il semblerait que le meilleur parti Ă  prendre soit de faire coĂŻncider la majoritĂ© Ă©lectorale avec la majoritĂ© civile. Toutefois c’était mal poser la question, car il n’y a aucune analogie entre ces deux espĂšces d’actes. Ce qu’on peut dire, c’est que le mineur qui n’a encore fait aucun acte civil par lui-mĂȘme, et qui n’a point eu encore Ă  s’occuper de ses affaires, ne peut avoir acquis une connaissance suffisante ni des hommes, ni de leurs intĂ©rĂȘts. Il est politiquement incapable, non point faute d’avoir atteint sa majoritĂ©, mais parce que le rĂ©sultat de son incapacitĂ© civile a Ă©tĂ© de le mettre sous tu tĂ©lĂ©, de le rendre Ă©tranger Ă  la gestion de ses propres affaires. Et ce rĂ©sultat ne cesse pas tout d’un coup, en mĂȘme temps que l’incapacitĂ© civile ; car, Ă  ce moment, il lui faut encore acquĂ©rir les connais- de l’élection. 109 sauces qui constituent la capacitĂ© Ă©lectorale. La majoritĂ© Ă©lectorale ne doit donc point, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, prĂ©cĂ©der la majoritĂ© civile, ni mĂȘme coĂŻncider avec elle. La thĂ©orie ne saurait aller plus loin, ni fixer un Ăąge quelconque. C’est au lĂ©gislateur Ă  faire l’application du principe d’aprĂšs les donnĂ©es spĂ©ciales sur lesquelles il est appelĂ© Ă  travailler. \ AprĂšs avoir ainsi dĂ©blayĂ© le terrain, nous jĂź n’avons plus Ă  nous occuper que des citoyens i mĂąles et majeurs ; c’est parmi eux seulement [ qu’il nous reste Ă  chercher les catĂ©gories ; d’électeurs capables. Or, il y a trois circons- [ tances de fait auxquelles s’attache a priori if une prĂ©somption de capacitĂ© Ă©lectorale ; sali voir 1° l’exercice d’une profession lettrĂ©e ; 2° l’exercice d’une fonction publique ; 3° la [ fortune. Ces circonstances caractĂ©risent trois groupes de catĂ©gories sociales que j’examinerai successivement sous le double point de vue de leur capacitĂ© intellectuelle et de leur [ capacitĂ© morale. 110 DK l’élection. 1 . — CatĂ©gorie des professions lettrĂ©es. Une catĂ©gorie Ă©tant donnĂ©e, on peut ou l’exclure comme telle de l’élection, ou l’éliminer, ou ne faire ni l’un ni l’autre, c’est-Ă - dire ne point l’envisager comme une catĂ©- goriĂš Ă©lectorale. L’exclusion absolue des catĂ©gories lettrĂ©es n’a jamais Ă©tĂ© proposĂ©e, que je sache, et ne pourrait l’ĂȘtre avec quelque apparence de raison. Les hommes dont elles se composent possĂšdent au maximum la capacitĂ© intellectuelle requise. Ils sont mieux en Ă©tat que personne d’apprĂ©cier l’aptitude des Ă©ligibles ; la prĂ©somption lĂ©gale devient Ă  leur Ă©gard une vĂ©ritable certitude. Mais les Ă©liminera- t-on Ă  part, ou les laissera-t-on dans la masse pour ne les appeler Ă  l’élection qu’au- tant qu’ils se trouveront appartenir Ă  d’autres catĂ©gories ? Ce dernier parti a gĂ©nĂ©ralement prĂ©valu en pratique, et trouve encore aujourd’hui beaucoup de dĂ©fenseurs. On allĂšgue d’abord les tendances antisociales qui sont propres Ă  certaines catĂ©go- de l Élection. 111 ries lettrĂ©es et qui mettent leurs intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux en opposition avec l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Il faut reconnaĂźtre que celte allĂ©gation n’est pas tout-Ă -fait sans fondement, au moins quant Ă  la catĂ©gorie des prĂȘtres, et Ă  celle des lĂ©gistes. On va plus loin; on accuse les liommes vouĂ©s aux professions lettrĂ©es d’ĂȘtre, en grande partie, Ă©trangers et indiffĂ©rens Ă  ce qui constitue le bien-ĂȘtre social, hostiles par consĂ©quent aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de l’association, et animĂ©s de tendances anarchiques et dĂ©sorganisatrices. Il faut le dire, Ă  la honte de nos sociĂ©tĂ©s modernes, ce reproche est quelquefois fondĂ©. Voici pourquoi C’est une vĂ©ritĂ© aujourd’hui triviale que toute industrie s’étend en proportion de la demande qu’elle est destinĂ©e Ă  satisfaire, et ne s’étend qu’en proportion de cette demande. Si donc, dans l’association politique, la direction des dĂ©veloppemens individuels n’était dĂ©terminĂ©e que par les besoins sociaux, on ne verrait jamais une catĂ©gorie rester inac- 112 DE L'ÉLECTION. tive, sans emploi, sans moyen d’échange ; les catĂ©gories lettrĂ©es, moins que toutes les autres, parce que les industries qu’elles exercent nĂ©cessitent de longues et coĂ»teuses prĂ©parations , et sont peu exposĂ©es Ă  des chan- gemens subits et inattendus dans les besoins qu’elles doivent satisfaire. Le dĂ©veloppement intellectuel, abandonnĂ© comme les autres Ă  la seule impulsion du besoin qui s’en ferait sentir, se renfermerait de lui-mĂȘme dans les limites de la demande, et varierait avec cette demande. La GrĂšce ancienne ne manqua ni d’historiens, ni d’orateurs, ni de philosophes, ni de poĂštes, quand le goĂ»t des lettres et des sciences s’y fut dĂ©veloppĂ©, et nous n’y voyons Ă  aucune Ă©poque une classe de citoyens lettrĂ©s Ă  charge Ă  eux-mĂȘmes et Ă  leur patrie. Dans nos sociĂ©tĂ©s modernes, toutefois, un autre systĂšme Ă  prĂ©valu ; on a jugĂ©, Ă  tort ou Ă  raison , qu’il fallait rendre le dĂ©veloppement intellectuel indĂ©pendant de la demande, le crĂ©er, le favoriser Ă  tout hasard aux frais de l’association, sans Ă©gard Ă  l’étendue du DE L-ÉLECTION’. 113 besoin. Qu’est-il rĂ©sultĂ© de lĂ  ? qu’en rĂ©sulte- t-il chaque jour sous nos yeux? C’est que la carriĂšre des professions lettrĂ©es est encombrĂ©e d’une foule d’aspirans dont la moitiĂ© Ă  peine rencontrent une demande prĂȘte Ă  les absorber. GrĂąces aux Ă©tablissemens d’instruction publique, l’accĂšs de cette carriĂšre est rendu facile Ă  tous, et toujours Ă©galement facile, quelle que soit l’étendue de la demande. Par lĂ  on imprime Ă  une foule de dĂ©veloppe- mens individuels une direction qu’ils n’eussent point adoptĂ©e d’eux-mĂȘmes. La difficultĂ© qui aurait du les arrĂȘter, qui aurait provoquĂ© delĂ  part des parens et des jeunes gens de sĂ©rieuses rĂ©flexions sur le choix d’une carriĂšre, cette difficultĂ© n’existe plus. La route est aplanie; route large et semĂ©e de fleurs au commencement, mais qui aboutit Ă  des sentiers Ă©troits et rocailleux, puis Ă  d’horribles prĂ©cipices, ou Ă  des obstacles insurmontables pour le plus grand nombre de ceux qui la suivent. Retourneront-ils en arriĂšre ? Pour plusieurs il sera trop tard, d’au- I. 8 114 UE L ÉLECTION* trĂšs n’en auront pas le courage. Quand on Ăą goĂ»tĂ© une fois, ou seulement compris et savourĂ© en espĂ©rance les charmes de la vie intellectuelle, c’est mourir, c’est s’enterrer vivant que d’y renoncer pour embrasser toute autre carriĂšre. Les voyez-vous, ces malheureux prolĂ©taires de la rĂ©publique des lettres, rĂȘvant avec dĂ©lices une existence toute consacrĂ©e aux travaux de l’esprit, aspirant Ă  la gloire, Ă  la puissance, Ă  la vie du monde, Ă  tous les genres de grandeur et de supĂ©rioritĂ© sociale qui devraient ĂȘtre la rĂ©compense d’une supĂ©rioritĂ© rĂ©elle noblement acquise, et puis condamnĂ©s Ă  vĂ©gĂ©ter dans les privat ions, obscurs , sans avenir, sans influence , sans sphĂšre d’activitĂ© ! Le lĂ©gislateur leur dressait un piĂšge ; il leur montrait de loin la statue de Minerve, toute brillante de grĂące et de majestĂ© ; il les invitait Ă  s’en approcher, leur aplanissait la voie, leur tendait la main; et maintenant qu’ils sont aux pieds de la dĂ©esse, il la dĂ©robe brusquement Ă  leurs regards et Ă  leur culte, et les repousse avec rudesse de l’élection. 115 hors du sanctuaire, parmi la foule du vulgaire profane. Faut-il s’étonner si des hommes ainsi trompĂ©s et rebutĂ©s deviennent Ă©trangers Ă  des intĂ©rĂȘts qui ne sont plus les leurs ? Ils avaient acquis Ă  grand’peine un dĂ©veloppement spĂ©cial, qui se trouve inutile ; qui ne leur fournit aucun moyen d’échange; le fait de l’association politique est pour eux sans avantages; ils n’y trouvent point, comme d’autres, la possibilitĂ© d’un bonheur croissant et d’un perfectionnement progressif. Que leur importent les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux d’une sociĂ©tĂ© qui leur refuse les seuls biens dont ils sont dĂ©sireux ? que leur importent les garanties constitutionnelles, Ă  eux qui n’ont rien Ă  garantir ? Des classes lettrĂ©es peuvent donc ĂȘtre animĂ©es en partie de tendances antisociales. Mais, en reconnaissant ce fait, et en le supposant beaucoup plus gĂ©nĂ©ral qu’il ne l’est en rĂ©alitĂ© , s’ensuit-il que ces classes ne doivent point ĂȘtre Ă©liminĂ©es, et qu’on puisse ainsi relĂ©guer un nombre plus ou moins con- PB t'ÉLECTIO."». sidĂ©rable d’hommes Ă©minemment capables sous le rapport de l’intelligence, dans la masse des citoyens que leur incapacitĂ© prĂ©sumĂ©e exclura de l’exercice du droit Ă©lectoral? C’est ce que je ne puis admettre. Remarquons d’abord qu’il n’est point question d’éliminer les catĂ©gories lettrĂ©es seules, Ă  l’exclusion de toutes les autres. Sans rien prĂ©juger sur le mĂ©rite de celles-ci , nous pouvons bien prĂ©voir que les premiĂšres ne formeront pas la majoritĂ© du nombre total des Ă©lecteurs. Ensuite, les tendances antisociales dont il s’agit ne sont point communes Ă  tous ceux qui exercent les professions lettrĂ©es. L’incapacitĂ© morale qui en rĂ©sulte n’existera donc que pour une trĂšs-minime fraction du corps Ă©lectoral formĂ© par la rĂ©union de toutes les catĂ©gories ; et l’influence de cette fraction sera dĂšs-lors neutralisĂ©e, et se perdra dans la masse. Enfin il existe, en faveur de l’élimination des catĂ©gories lettrĂ©es, un motif pĂ©remptoire, c’est que, admises ou non Ă  l’exercice du droit Ă©lectoral, elles auront toujours une DE LÉLECnON. 117 immense pari d’influence dans le rĂ©sultat de l'Ă©lection. La puissance intellectuelle dont elles disposent, et la position qu’elles occupent dans la sociĂ©tĂ©, leur fournissent mille moyens d’agir sur la volontĂ© des Ă©lecteurs et de la diriger Ă©lans le sens d’intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux qui ne seront point ceux de la majoritĂ©. Or, des hommes lettrĂ©s ne seront nulle part plus ingĂ©nieux, plus actifs , tranchons le mot, plus dangereux dans cette participation indirecte, que lĂ  oĂč ils seront privĂ©s de la participation directe. Faites-les tous Ă©lecteurs, c’est-Ă -dire donnez-leur un moyen lĂ©gal et rĂ©gulier de s’assurer une partie des suffrages; vous diminuez d’un cĂŽtĂ© la force des motifs qui les poussaient Ă  user de leur influence, tandis que d’un autre cĂŽtĂ© vous ĂŽtez Ă  cette influence le caractĂšre hostile et dĂ©sorganisateur qu’elle doit nĂ©cessairement avoir de la part des exclus. II. — CatĂ©gories des fonctionnaire». On ne peut refuser aux fonctionnaires supĂ©rieurs, tant exĂ©cutifs que judiciaires, la 118 DE L’ÉLECTION. capacitĂ© intellectuelle nĂ©cessaire pour l’exercice du droit Ă©lectoral. Ils la possĂšdent pour le moins au mĂȘme degrĂ© que les catĂ©gories lettrĂ©es. Ils ont Ă  la vĂ©ritĂ© , comme fonctionnaires, un intĂ©rĂȘt distinct, auquel il serait dangereux d’accorder une trop grande part dans le rĂ©sultat de l’élection. Admettre en majoritĂ©, dans les collĂšges Ă©lectoraux, des hommes qui aspirent Ă  Ă©tendre autant que possible les pouvoirs du gouvernement, Ă  le soustraire au contrĂŽle des gouvernĂ©s et Ă  le dĂ©gager de toute entrave constitutionnelle, ce serait consommer le sacrifice de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral aux intĂ©rĂȘts d’un petit nombre de privilĂ©giĂ©s. Mais les fonctionnaires supĂ©rieurs, c’est- Ă -dire les membres des tribunaux et les chefs des administrations locales, ne formeront jamais qu’une petite minoritĂ© de la masse des Ă©lecteurs de chaque collĂšge. D’ailleurs, ces hommes sont placĂ©s de maniĂšre Ă  exercer sur les Ă©lecteurs presque autant d’influence que les membres des catĂ©gories lettrĂ©es. Il y a donc le mĂȘme motif pour leur accorder ce l’élection. 119 une participation directe qui rende leur participation indirecte et moins nuisible et moins active. Et puis, l’intĂ©rĂȘt des fonctionnaires n’est pas homogĂšne ; ceux de l’ordre judiciaire rivalisent avec ceux de l’ordre exĂ©cutif ; parmi les uns et les autres, il s’en trouve un grand nombre chez lesquels l’intĂ©rĂȘt individuel du propriĂ©taire, du rentier, de l’homme de lettres , l’emporte sur l’intĂ©rĂȘt de catĂ©gorie. En France, plus d’un juge se voit exclu, par sa pauvretĂ©, de toute participation au choix des fonctionnaires lĂ©gislatifs, de ces fonctionnaires dont il est reconnu capable d’interprĂ©ter et d’appliquer l’Ɠuvre avec sagesse et impartialitĂ© ; comme si cette mission n’était pas infiniment plus dĂ©licate que celle qu’on lui refuse, comme si l’abus du pouvoir n’y Ă©tait pas infiniment plus Ă  craindre ! Reconnaissons donc que, pour une Ă©lection Ă  laquelle devront ĂȘtre appelĂ©es en masse toutes les capacitĂ©s Ă©lectorales, l’élimination des fonctionnaires est tout-Ă -fait rationnelle, de mĂȘme que celle des hommes exerçant les pro- 120 IB l’élection. fessions lettrĂ©es. Que s’il s’agit, au contraire, d’élections auxquelles une seule catĂ©gorie devra prendre part, on ne peut, sans un danger Ă©vident, Ă©liminer Ă  cet effet des hommes qui seront mus en majoritĂ© par un intĂ©rĂȘt de catĂ©gorie opposĂ© Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Ainsi, aucune Ă©lection exclusivement confiĂ©e Ă  des corps exĂ©cutifs ou judiciaires ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une garantie d’aptitude morale chez les fonctionnaires Ă©lus, Ă  moins que l’exercice de ce droit Ă©lectoral ne soit entourĂ© de garanties postĂ©rieures assez efficaces pour neutraliser l’intĂ©rĂȘt de catĂ©gorie chez les Ă©lecteurs» Ces rĂšgles peuvent s’appliquer aux fonctionnaires lĂ©gislatifs avec presque autant de raison. Lorsqu’ils composent un corps nombreux , dĂ»ment Ă©lu par la rĂ©union de toutes les capacitĂ©s Ă©lectorales du pays, on peut sans doute les regarder collectivement comme la reprĂ©sentation plus ou moins fidĂšle des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Mais ils ne revĂȘtent ce caractĂšre que dans l’exercice de leurs fonctions proprement lĂ©gislatives, lorsqu’ils Ă©tablissent DE t’ÉLECIION. 121 des rĂšgles gĂ©nĂ©rales Ă  l’empire desquelles ils seront soumis comme les autres membres de l’association. Il n’en est plus de mĂȘme lorsqu'ils sont appelĂ©s Ă  Ă©lire des fonctionnaires exĂ©cutifs ou judiciaires Ă  l’action immĂ©diate desquels ils peuvent espĂ©rer d’ĂȘtre personnellement soustraits, ou dont ils peuvent attendre, en retour de leur empressement Ă  les Ă©lire, une protection et des faveurs particuliĂšres. Et puis, un corps constituĂ©, et par consĂ©quent permanent, est toujours influencĂ©, dans les questions de personnes, par l’esprit de corps et par mille petites considĂ©rations individuelles auxquelles les hommes les plus consciencieux ne savent pas toujours rĂ©sister. Cependant, je le rĂ©pĂšte, si le droit Ă©lectoral confiĂ© Ă  un corps de fonctionnaires quelconques est exercĂ© avec certaines prĂ©cautions propres Ă  en prĂ©venir l’abus, si surtout les fonctions auxquelles il s’agit de pourvoir sont de celles auxquelles s’appliquent avec efficacitĂ© les garanties postĂ©rieures, le danger disparaĂźt en grande partie, et il reste toujours l’avantage de trouver une catĂ©gorie m de l’élection. tout Ă©liminĂ©e d’avance et dont la capacitĂ© intellectuelle n’est pas douteuse. Un mode fort usitĂ© en pratique, c’est celui qu’on nomme le recrutement. Les membres d’un corps sont nommĂ©s par ce corps lui- mĂȘme, soit Ă  mesure que les places deviennent vacantes par dĂ©cĂšs ou dĂ©mission, soit Ă  des Ă©poques fixĂ©es d’avance pour un renoua vellement partiel. AppliquĂ© aux corps lĂ©gislatifs, le recrutement ne saurait jamais ĂȘtre une garantie, surtout si la rééligibilitĂ© indĂ©finie des membres sortans est admise. Les membres de la majoritĂ© d’un tel corps sont peut-ĂȘtre, de tous les citoyens, ceux auxquels il importe le moins que la lĂ©gislature se recrute d’hommes douĂ©s des aptitudes requises; ce qu’il faut Ă  cette majoritĂ©, ce sont des collĂšgues pensant comme elle, ou ne pensant rien du tout. Avant les derniĂšres rĂ©volutions qui ont changĂ© les institutions politiques de la Suisse, le recrutement partiel y Ă©tait frĂ©quemment employĂ© pour l’élimination des fonctionnaires lĂ©gislatifs. Je ne pense pas que les partisans de l’élection. 123 lĂšs plus passionnĂ©s de l’ancien ordre de choses voulussent le rĂ©tablir sur ce point. AppliquĂ© Ă  toute espĂšce de corps, le recrutement est toujours en principe un mode essentiellement vicieux d’élimination. Il faudrait, pour en corriger les effets, un appareil compliquĂ© de garanties formelles et consĂ©- quentielles dont je ne sache pas qu’il ait Ă©tĂ©, en fait, jamais accompagnĂ©. III. —- CatĂ©gories de fortune. Pour qu’un homme se dĂ©veloppe intellectuellement, il faut qu’il ait du loisir et un revenu excĂ©dant ce qui est strictement nĂ©cessaire pour la satisfaction des besoins physiques. Le loisir fait naĂźtre les besoins intellectuels, la fortune donne les moyens d’y pourvoir. La. fortune donne aussi le loisir ; mais le loisir peut se trouver sans la fortune, par exemple chez un mendiant, et alors il ne contribue point au dĂ©veloppement intellectuel. C’estsur ce fait qu’est basĂ©e la prĂ©somption, 124 de l’élection. de capacitĂ© dont on a fait un si grand usage, un usage le plus souvent exclusif dans nos constitutions reprĂ©sentatives modernes. Cette prĂ©somption, comme on voit, est loin d’ĂȘtre aussi gĂ©nĂ©ralement vraie que celle qui se fonde sur l’exercice d’une profession lettrĂ©e ou d’une fonction publique. L’exercice d’une telle profession ou d’une telle fonction prouve qu’on a rĂ©ellement acquis un dĂ©veloppement intellectuel ; la fortune prouve seulement qu’on a pu l’acquĂ©rir ou qu’on a eu des motifs particuliers pour l’acquĂ©rir. Cependant, comme il n’y a aucun autre fait externe par lequel le dĂ©veloppement intellectuel se manifeste, on est forcĂ© de recourir Ă  celui-lĂ  pour l’élimination de tous les Ă©lecteurs capables qui n’appartiennent pas aux deux catĂ©gories prĂ©cĂ©dentes, c’est-Ă -dire des neuf dixiĂšmes au moins de la masse Ă©lectorale. Il y a trois sources diffĂ©rentes de revenu et par consĂ©quent trois espĂšces de fortune. La propriĂ©tĂ© fonciĂšre, les capitaux industriels, les salaires. De lĂ  trois catĂ©gories que j’examinerai successivement. DE L ELECTION. 125 La propriĂ©tĂ© fonciĂšre a presque toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e avec faveur par les lĂ©gislateurs politiques. Elle est encore aujourd’hui, dans mainte constitution soi-disant dĂ©mocratique, la condition indispensable de l’exercice des droits Ă©lectoraux. J’avoue que je ne saurais admettre comme vrais les lieux-communs si souvent rĂ©pĂ©tĂ©s dont on s’est contentĂ© jusqu’à prĂ©sent pour justifier cette faveur. D’abord, la capacitĂ© intellectuelle est certainement moindre chez les classes agricoles que chez les classes industrielles, Ă  Ă©galitĂ© de revenu. Les propriĂ©taires qui se voient rĂ©duits, par l’exiguĂŻtĂ© de leur capital, ou le peu d’étendue de leur propriĂ©tĂ©, Ă  cultiver eux-mĂȘmes la terre comme de simples ouvriers, et les mĂ©tayers qui n’ont ni capital ni propriĂ©tĂ©, sont, de tous les hommes appelĂ©s Ă  un travail manuel, ceux qui dĂ©veloppent le moins leur intelligence. Ils sont presque aussi rĂ©ellement attachĂ©s Ă  la glĂšbe que les serfs auxquels ils ont succĂ©dĂ©. RelĂ©guĂ©s loin des villes, loin de tous les centres de lumiĂšres du pays, 126 .de l’élection. ils n’ont ni les moyens de s’instruire, ni ceux de conserver et d’exercer leurs connaissances acquises. PrivĂ©s de tout commerce avec les citoyens qu’ils auraient Ă  Ă©lire, ils ne peuvent ni les connaĂźtre personnellement, ni les juger d’aprĂšs leurs actes. D’ailleurs, les travaux de l’industrie agricole n’exigent aucun effort d’intelligence, aucun savoir prĂ©alable. S’ils laissent quelquefois du loisir Ă  l’homme mĂȘme qui s’y livre par nĂ©cessitĂ©, la fatigue excessive qu’ils lui causent, la rudesse qu’ils donnent Ă  ses organes et la grossiĂšretĂ© qu’ils amĂšnent dans ses habitudes et ses goĂ»ts, rendent ce loisir Ă  peu prĂšs inutile pour son dĂ©veloppement intellectuel. Ensuite, les riches propriĂ©taires eux-mĂȘmes, les propriĂ©taires vivant ou pouvant vivre du revenu de leurs terres, soit qu’ils les donnent Ă  ferme, soit qu’ils en dirigent eux-mĂȘmes la culture, sont, il est vrai, douĂ©s en gĂ©nĂ©ral de la capacitĂ© intellectuelle nĂ©cessaire pour exercer les droits politiques ; mais possĂšdent-ils, comme on se plaĂźt Ă  le croire, Ă  un plus haut degrĂ© que les autres classes de DE l’ÉLECTIOS. 127 la sociĂ©tĂ©, la capacitĂ© morale? On prĂ©tend qu’ils sont particuliĂšrement intĂ©ressĂ©s au maintien de l’ordre lĂ©gal. Or, qu’est-ce que l’ordre lĂ©gal ? Est-ce l’état de choses qui rĂ©sulte, Ă  une Ă©poque dĂ©terminĂ©e, d’un certain systĂšme de lois Ă©tablies? Il s’ensuivrait que, lĂ  oĂč ces lois sont dĂ©testables, lĂ  oĂč il n’en existe d’autre que la volontĂ© capricieuse d’un despote barbare ou corrompu, lĂ  l’ordre lĂ©gal serait la chose la plus Ă©pouvantable qu’on puisse imaginer. L’ordre lĂ©gal, en Turquie, c’est que tout citoyen plie la tĂȘte sans mot dire sous l’arbitraire brutal d’un cadi ou d’un aga. Ceux qui admettent cette dĂ©finition supposent avec raison que les propriĂ©taires fonciers ont intĂ©rĂȘt au maintien de l'ordre lĂ©gal -, rien n’est plus vrai, mĂȘme en Turquie, oĂč le sultan est seul propriĂ©taire de tout le territoire de l’Empire. Seulement, ils oublient que le but du gouvernement ne doit pas ĂȘtre de maintenir Ă  tout jamais un certain systĂšme d’institutions sociales et de pĂ©trifier en quelque sorte la sociĂ©tĂ© dans ses formes actuelles, mais d’en favoriser au contraire le dĂ©velop- 128 de l’élection. pement, et par lĂ  celui de tous les individus dont elle se compose. Que si l’on comprend, sous le nom d’ordre lĂ©gal, tous les progrĂšs opĂ©rĂ©s par les voies lĂ©gales, alors on fait beaucoup trop d’honneur aux propriĂ©taires fonciers en les supposant favorables Ă  de tels progrĂšs. Ce sont les dĂ©veloppemens de l’industrie et l’accroissement de la richesse mobiliĂšre, qui poussent les sociĂ©tĂ©s dans la voie de la civilisation, et qui tendent Ă  dĂ©truire peu Ă  peu tout le systĂšme d’institutions que nous avait lĂ©guĂ© le moyen-Ăąge, pour y substituer un systĂšme nouveau. A mesure que la richesse mobiliĂšre s’augmente, que le travail humain, ou ce qui est le rĂ©sultat du travail humain, acquiert de la valeur, et que les capacitĂ©s individuelles s’émancipent et s’élĂšvent, la propriĂ©tĂ© fonciĂšre voit diminuer graduellement l’importance qu’on y avait jadis attachĂ©e; elle se divise, se mobilise et se trouvera bientĂŽt rĂ©duite au niveau de sa valeur intrinsĂšque. Il est donc de l’intĂ©rĂȘt des propriĂ©taires fonciers de s’opposer de toutes leurs forces Ă  cette 129 [ DK l’Élection. marche progressive, afin de conserver les monopoles et les privilĂšges dont ils jouissent encore. L’histoire leur parle d’une pĂ©riode rĂ©cente oĂč ils exerçaient seuls tous les droits politiques. Cette pĂ©riode dure encore pour une partie de l’Europe; elle a laissĂ© de profondes traces dans les mƓurs et les institu- ! tions des peuples qui l’ont dĂ©passĂ©e. Ce serait se faire illusion que d’attendre de la part des propriĂ©taires fonciers une coopĂ©ration active et loyale au dĂ©veloppement du nouvel ordre j de choses qui s’est Ă©tabli Ă  leur prĂ©judice. i Je nie mĂȘme que le maintien de l’ordre lĂ©gal, c’est-Ă -dire la stabilitĂ© des institutions, soit un rĂ©sultat nĂ©cessaire de l’influence qu’exerceront les propriĂ©taires fonciers sur la politique d’un Ă©tat. Combien de change- mens la France n’a-t-elle pas vus s’opĂ©rer dans son systĂšme Ă©lectoral et dans'sa charte elle-mĂȘme, depuis 1815, avec une lĂ©gislature de propriĂ©taires Ă©lus par d’autres propriĂ©- taires? La propriĂ©tĂ© fonciĂšre ne s’y trouvait ij jamais assez protĂ©gĂ©e, assez garantie contre ĂŻ l’influence croissante de la richesse mobiliĂšre DE D’ÉLECTION. Î30 et des supĂ©rioritĂ©s intellectuelles; jamais assez en possession du pouvoir, assez assurĂ©e de faire prĂ©valoir exclusivement ses intĂ©rĂȘts dans la lĂ©gislation du pays. D’ailleurs, il ne faut point confondre l’immutabilitĂ© des institutions avec leur stabilitĂ©. Il n’y a point de vĂ©ritable stabilitĂ© sans progrĂšs ‱ car, les sociĂ©tĂ©s humaines Ă©tant douĂ©es de vie, et, comme telles, Ă©minemment mobiles et perfectibles, les systĂšmes de lois qui les rĂ©gissent doivent, pour ĂȘtre stables dans leur ensemble, se prĂȘter Ă  de continuelles modifications dans les dĂ©tails. Le vĂ©ritable caractĂšre de la tendance politique des propriĂ©taires fonciers, c’est donc la rĂ©sistance au progrĂšs, une rĂ©sistance inflexible, dĂ©sespĂ©rĂ©e, sourde Ă  tous les avertissemens, aveugle sur tous les faits, prĂȘte enfin Ă  sacrifier toutes les institutions d’un Ă©tat plutĂŽt que d’abandonner un seul des intĂ©rĂȘts de catĂ©gorie en faveur desquels elle se dĂ©ploie. Loin de voir lĂ  un gage de stabilitĂ©, j’y vois un Ă©lĂ©ment d’instabilitĂ©, une cause incessante de rĂ©volutions et de bouleversemens politiques. Il Ăź f. I i [i ?; de l’élection. 131 C’est ainsi que l’aristocratie anglaise, sĂ©rieusement menacĂ©e dans ses privilĂšges par les progrĂšs de la civilisation, se roidit contre le torrent de l’opinion publique, abuse de sa position comme si elle devait toujours la conserver, et, aprĂšs avoir amenĂ© son pays sur le bord d’un abĂźme, l’y prĂ©cipitera au besoin plutĂŽt que de laisser passer entre elle et lui les innovations salutaires que de nouvelles idĂ©es et de nouveaux intĂ©rĂȘts rĂ©clament impĂ©rieusement. L’ordre lĂ©gal n’est-il enfin autre chose que le bon ordre, c’est-Ă -dire la conformitĂ© des actions de chaque citoyen avec la loi Ă©tablie ? Alors comment a-t-on pu penser que la propriĂ©tĂ© fonciĂšre inhĂ©rente au sol, indestructible comme lui, et si facile Ă  constater, fĂ»t plus intĂ©ressĂ©e au maintien du bon ordre que la richesse mobiliĂšre essentiellement altĂ©rable, destructible et transportable? Qui sont ceux qui doivent le plus redouter l’abus de la force, l’émeute, les dĂ©sordres de toute espĂšce? Qui sont ceux auxquels la paix, la sĂ©curitĂ©, la protection des lois sont le plus 132 de l’élection. nĂ©cessaires? Je le demande, ne sont-ce pas les capitalistes, les industriels, les nĂ©gocians, dont les richesses sont Ă  la portĂ©e de qui voudra s’en emparer, dont toutes les entreprises ont besoin d’avenir, dont la position sociale est si souvent attachĂ©e Ă  l’existence d’un crĂ©dit que le moindre orage peut dĂ©truire ? Je conclus de tout cela qu’il n’y a aucune raison pour Ă©liminer les propriĂ©taires fonciers dans une proportion plus forte que les autres catĂ©gories de fortune, ni surtout pour leur attribuer Ă  eux seuls la capacitĂ© Ă©lectorale et le droit qui y est attachĂ©. C’est leur accorder beaucoup que de les appeler concurremment avec les autres catĂ©gories; et s’ils formaient ainsi la majoritĂ© du nombre total des Ă©lecteurs, il faudrait rĂ©duire Ă  leur Ă©gard le taux de l’élimination jusqu’à ce que cette inĂ©galitĂ© eĂ»t disparu. Leurs intĂ©rĂȘts doivent sans doute ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s comme ceux des autres catĂ©gories, et obtenir quelque influence dans le rĂ©sultat de l’élection; mais cette influence ne pourrait devenir prĂ©- 133 de l’élection. pondĂ©rante sans prĂ©judice pour les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©. Quant aux capitalistes et aux salariĂ©s, ils sont en gĂ©nĂ©ral intĂ©ressĂ©s au maintien du bon ordre, Ă  l’observation des lois protectrices de la libertĂ© et de la sĂ©curitĂ© publiques. Ils sont mĂȘme intĂ©ressĂ©s au dĂ©veloppement des institutions politiques, au perfectionnement des lois civiles et pĂ©nales, Ă  la rĂ©pression des abus financiers et de l’arbitraire sous toutes les formes. Leur tendance est le progrĂšs , parce qu’ils marchent dans une carriĂšre oĂč chaque jour voit surgir quelque intĂ©rĂȘt nouveau et disparaĂźtre quelque intĂ©rĂȘt ancien. Ils forment la partie essentiellement mouvante de la sociĂ©tĂ© ; c’est par eux que la civilisation s’est Ă©tablie lĂ  oĂč elle existe; ce sont eux qui la poussent en avant, et ce sont eux aussi qui en profitent les premiers. Cependant une grave difficultĂ© se prĂ©sente lorsqu’il s’agit de combiner ces deux catĂ©gories pour les faire participer concurremment Ă  l’élection. Si l’on prend un certain revenu pour base de cette participation, la de l'Ă©lection. 134 capacitĂ© intellectuelle des Ă©liminĂ©s sera bien homogĂšne dans les deux catĂ©gories ; mais les Ă©lecteurs respectifs pourront se trouver en nombres fort inĂ©gaux, et cela dans une proportion inverse de celles que suivent entre elles les classes mĂȘmes parmi lesquelles l’élimination aura lieu ; car, d’un cĂŽtĂ©, la classe des salariĂ©s est presque partout la plus nombreuse de toutes ; elle tend Ă  le devenir toujours davantage ; elle forme dĂ©jĂ  dans plus d’une contrĂ©e la majoritĂ© absolue de la population; tandis que, d’un autre cĂŽtĂ©, le revenu des salariĂ©s est fort infĂ©rieur en moyenne Ă  celui des capitalistes. Or, les intĂ©rĂȘts de ces deux classes, s’ils se confondent sur un grand nombre de points, sont en opposition directe sur toutes les questions relatives Ă  la distribution des richesses; opposition qui provient de ce que le profit et le salaire croissent et dĂ©croissent en raison inverse l’un de l’autre. Ce n’est pas ici le lieu de justifier cette assertion, ni de rechercher s’il existe des moyens de faire cesser l’opposition dont il s’agit sans toucher aux bases fondamenta- de l'Ă©lection. 135 les de l’organisation actuelle de nos sociĂ©tĂ©s. Je me livrerai Ă  cet examen dans un autre ouvrage qui ne tardera pas Ă  ĂȘtre publiĂ©, et qui formera le complĂ©ment de celui-ci. Je me borne, pour le moment, Ă  poser en fait que l’opposition existe et que, par consĂ©quent, les intĂ©rĂȘts particuliers de la classe salariĂ©e risqueraient fort d’ĂȘtre nĂ©gligĂ©s par un gouvernement dont l’élection serait confiĂ©e en majoritĂ© Ă  la catĂ©gorie des industriels capitalistes. Cela Ă©tant, le problĂšme Ă  rĂ©soudre est celui-ci Comment peut-on assurer Ă  la catĂ©gorie des salariĂ©s, sur le rĂ©sultat de l’élection, une influence proportionnĂ©e au nombre de ceux qui la composent, sans accorder le droit Ă©lectoral Ă  tous les citoyens ? Ce problĂšme n’en est un que pour les sociĂ©tĂ©s oĂč il existe encore de nombreuses classes d’incapables et oĂč le suffrage universel est par cette raison inadmissible. En appelant alors la classe entiĂšre des salariĂ©s, celle oĂč il y a proportionnellement le moins de fortune, et par consĂ©quent le moins de dĂ©velop- 136 DE L’ÉtECTION. pement intellectuel, on s’expose prĂ©cisĂ©ment au mĂȘme danger que si on l’appelait dans une proportion trop faible; car le rĂ©sultat de l’élection, qui serait viciĂ© dans ce dernier cas par la disproportion entre le nombre des Ă©lecteurs et l’importance des intĂ©rĂȘts Ă  reprĂ©senter, le serait dans le premier par l’ignorance d’une partie des Ă©lecteurs sur leurs vrais intĂ©rĂȘts, ou par leur corruptibilitĂ©. Les intĂ©rĂȘts des salariĂ©s ne se trouveraient pas mieux reprĂ©sentĂ©s dans un cas que dans l’autre. Le corps Ă©lectoral serait toujours collectivement entachĂ© d’incapacitĂ© morale. On verra dans les sections suivantes'quels sont les moyens que la thĂ©orie indique pour rĂ©soudre ce problĂšme. Section X. — Modes d'Ă©limination des catĂ©gories. L’élimination des deux premiĂšres espĂšces de catĂ©gories ne prĂ©sente aucune difficultĂ©; mais il n’en est pas de mĂȘme de la troisiĂšme. C est la fortune, c’est-a—dire le revenu qui 137 de l’élection. sert ici de base Ă  la prĂ©somption de capacitĂ©; or, le revenu, quoiqu’il soit uu fait externe, est loin d’ĂȘtre toujours d’une facile apprĂ©ciation. Le revenu des propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres est le seul qui puisse ĂȘtre directement Ă©valuĂ©. Les autres ne sauraient l’ĂȘtre qu’indi- rectement d’aprĂšs les consommations individuelles, et seulement d’aprĂšs certaines consommations. De ce fait incontestable dĂ©coulent plusieurs consĂ©quences importantes. En premier lieu, les revenus individuels, en tant qu’ils ne proviennent pas uniquement de propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres, ne peuvent ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s que d’une maniĂšre approximative, d’aprĂšs un principe gĂ©nĂ©ral qui est fort loin d’ĂȘtre conforme Ă  la rĂ©alitĂ© dans tous les cas. La dĂ©pense d’un citoyen en logemens, en domestiques, en Ă©quipages, pourrait ĂȘtre d’autant plus forte que son revenu est plus considĂ©rable, mais elle ne l’est pas toujours. En Ă©tablissant le cens Ă©lectoral sur une telle base, c’est-Ă -dire en fixant lĂ©galement le taux de consommation qui confĂ©rera les droits Ă©lec- 138 de l’élection. toraux, le lĂ©gislateur Ă©tablit donc une prĂ©somption lĂ©gale de fortune, et la fortune elle- mĂȘme ne fondant qu’une prĂ©somption lĂ©gale de capacitĂ©, les chances d’erreur sont doublĂ©es. Il y a lĂ  deux gĂ©nĂ©ralisations entĂ©es l’une sur l’autre, et par consĂ©quent deux sĂ©ries nombreuses d’exceptions qui s’ajoutent l’une Ă  l’autre. Or, la prĂ©somption de capacitĂ© fondĂ©e sur les consommations se trouvant ainsi plus faible que celle qui est fondĂ©e immĂ©diatement sur le revenu, il y a lieu d’élever le cens Ă©lectoral plus qu’on ne le ferait si les revenus pouvaient ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s directement. En second lieu, comme les revenus des propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres sont dĂ©pensĂ©s de la mĂȘme maniĂšre que les autres, on ne doit pas, pour constater celui de chaque Ă©lecteur, cumuler l’évaluation directe avec l’évaluation indirecte ; car, en procĂ©dant ainsi, on s’exposerait Ă  Ă©valuer certains revenus au double de leur valeur. Tout cens Ă©lectoral fixĂ© uniformĂ©ment d’aprĂšs la somme des contributions directes de chaque individu est donc essentiellement vicieux. t de l’élection. 139 Les propriĂ©taires fonciers sont doublement atteints par les impĂŽts directs ; d’abord par l’impĂŽt foncier qui leur est propre, et puis par les impĂŽts de consommation. Il en rĂ©sulte que l’effet d’un cens uniforme, tel que je l’ai supposĂ©, sera de les appeler Ă  l’élection dans une proportion beaucoup plus forte que les autres catĂ©gories de fortune. Ainsi le cens Ă©lectoral , qui aura l’air d’ĂȘtre le mĂȘme pour tous et de descendre au mĂȘme degrĂ© de capacitĂ© dans toutes les catĂ©gories de fortune, favorisera en rĂ©alitĂ© les propriĂ©taires et descendre une fois plus bas Ă  leur Ă©gard dans l’échelle des capacitĂ©s. Cette classe qui, Ă  Ă©galitĂ© de fortune, est en thĂšse gĂ©nĂ©- jf raie moins dĂ©veloppĂ©e et moins intĂ©ressĂ©e au [ progrĂšs que les autres, se trouvera, grĂące ĂŻ Ă  la fixation d’un cens uniforme, appelĂ©e avec une fortune beaucoup moindre. Ainsi encore, sous un tel rĂ©gime, l’abais- sement du cens, au lieu d’amĂ©liorer le sys- I tĂšme Ă©lectoral, pourra bien avoir pour effet de le dĂ©tĂ©riorer, en introduisant dans les col- i, lĂ©ges Ă©lectoraux une masse toujours plus 140 de l’élection. disproportionnĂ©e de propriĂ©taires. Cette mesure qui sĂ©duira au premier coup d’Ɠil par une apparence de libĂ©ralitĂ©, n’en sera pas moins au fond Ă©minemment illibĂ©rale. On la proclamera comme un progrĂšs vers l’égalitĂ© politique, comme une conquĂȘte de la raison et de la souverainetĂ© populaire, et ce ne sera en rĂ©alitĂ© qu’une concession de privilĂšges , une conquĂȘte des intĂ©rĂȘts exclusifs de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre sur l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Dans le systĂšme Ă©lectoral français le cens uniforme de 200 francs se compose de trois espĂšces de contributions assises sur des bases toutes diffĂ©rentes l’impĂŽt foncier, proportionnel au produit brut des immeubles ; les impĂŽts directs de consommation, proportionnels Ă  de certaines dĂ©penses ; et le droit d’inscription ou de patente qui n’est proportionnel Ă  rien du tout, si ce n’est, d’une maniĂšre trĂšs- imparfaite, Ă  l’importance des capitaux que le contribuable applique Ă  son industrie. Il y a donc deux classes de citoyens, deux catĂ©gories auxquelles ce systĂšme assure une double part dans l’élection ; ce sont les pro- de l’élection. 141 priĂ©taires fonciers et les entrepreneurs d’industrie. Les premiers, en tant du moins qu’ils n’habitent pas leur propre maison, se trouvent atteints par les impĂŽts de consommation dans la meme proportion que ceux qui ne paient aucun impĂŽt foncier; les seconds, quel que soit le prix de leur patente, n’en sont pas moins frappĂ©s par les autres impĂŽts directs, y copmris l’impĂŽt foncier. Il y a une autre cause qui rendrait le systĂšme d’un cens uniforme favorable aux propriĂ©taires fonciers, alors mĂȘme que leur revenu ne serait apprĂ©ciĂ© que d’aprĂšs l’impĂŽt qui leur est propre ; c’est que cet impĂŽt, Ă©tant d’une assiette beaucoup plus commode et d’une perception plus sĂ»re que les impĂŽts de consommation, est en gĂ©nĂ©ral portĂ© au taux le plus Ă©levĂ© possible, et forme par consĂ©quent une ali— quote plus forte qu’aucun autre impĂŽt direct du revenu de chaque contribuable. Avec une propriĂ©tĂ© de 1500 Ă  2000 francs de revenu net, grevĂ©e peut-ĂȘtre d’hypothĂšques ou d’autres charges, on devient Ă©lecteur en France, tandis qu’un salariĂ© dont le revenu 142 dk l’élection. serait quadruple de celui-lĂ  ne paierait probablement pas, en impĂŽts directs de consommation , le quart de la somme fixĂ©e pour le cens Ă©lectoral. Je connais l’argument banal dont on se sert pour justifier ce privilĂšge des propriĂ©taires, quand on ne veut pas en savoir le vrai motif. N’est-il pas juste que ceux qui contribuent pour une plus forte part aux charges de l’État obtiennent aussi une part plus considĂ©rable de droits politiques? D’abord, la question n’est pas de savoir si cela est juste, mais si cela est convenable , c’est-Ă -dire conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ©, qui doit ĂȘtre le but de toute concession de droits politiques. Ensuite, est- il vrai que les propriĂ©taires contribuent aux charges publiques dans une proportion plus forte que les autres classes des citoyens ? Sans entreprendre ici une dĂ©monstration qui est du domaine de l’économie politique et que j’aurai occasion de dĂ©velopper dans un autre ouvrage, je pense qu’il me suffira, pour combattre cette assertion, de rappeler PE l’élection. 143 deux circonstances de fait qui la rendent entiĂšrement fausse dans le plus grand nombre des cas auxquels il s’agit de l’appliquer. La premiĂšre, c’est que la valeur vĂ©nale de propriĂ©tĂ©s acquises depuis l’établissement de l’impĂŽt foncier, a Ă©tĂ© fixĂ©e librement entre le vendeur et l’acquĂ©reur, eu Ă©gard Ă  cet impĂŽt, ainsi qu’à toutes les autres charges rĂ©elles, soit privĂ©es, soit publiques, dont elles Ă©taient grevĂ©es. La seconde, c’est que les contributions indirectes, les services militaires et les autres charges personnelles, auxquelles tous les citoyens sont assujettis dans une sociĂ©tĂ© quelconque, se rĂ©partissent entr’eux dans des proportions si variables et si difficiles Ă  constater, et forment cependant une aliquote si considĂ©rable des charges publiques de l’État, qu’il devient absurde de considĂ©rer a priori telle classe de citoyens comme contribuant Ă  la totalitĂ© de ces charges dans une proportion plus forte ou plus faible que toute autre, relativement Ă  son revenu. C’est bĂątir sur un sable mouvant que d’attacher des consĂ©quences pratiques I. 9* 144 IR I,'ÉLECTION. Ă  une telle hypothĂšse. S’il Ă©tait convenable d’établir une prĂ©somption lĂ©gale en pareille matiĂšre, je n’en connais qu’une seule Ă  laquelle on pĂ»t s’arrĂȘter avec quelque apparence de raison, c’est celle qui se fonderait sur le principe que les citoyens contribuent aux charges publiques en raison inverse de leur revenu, c’est-Ă -dire que les pauvres sont proportionnellement plus grevĂ©s que les riches. Outre ces raisons qui militent contre un cens uniforme de contribution, il y en a de particuliĂšres pour ne pas adopter en gĂ©nĂ©ral un cens de contribution. L’impĂŽt est Ă©tabli dans un but fiscal ; il est variable comme les nĂ©cessitĂ©s qui le font Ă©tablir ; il doit pouvoir ĂȘtre changĂ©, soit dans son assiette, soit dans sa quotitĂ©, d’aprĂšs les circonstances du moment et par des considĂ©rations purement financiĂšres. Faudra-t-il que chacun de ces changemens ait pour effet de dĂ©placer la limite des capacitĂ©s Ă©lectorales, et d’accorder ou d’enlever les droits politiques Ă  un certain nombre de citoyens ? 145 de l’élection. Quel est donc le mode rationnel d’élimination applicable aux catĂ©gories de fortune ? C’est celui qui est usitĂ© aux États-Unis et en Angleterre, au moins partiellement, et d’aprĂšs lequel le cens Ă©lectoral exprime le revenu mĂȘme auquel la prĂ©somption de capacitĂ© est attachĂ©e; les revenus des propriĂ©tĂ©s Ă©tant Ă©valuĂ©s directement , les autres par la consommation de logement, celle de toutes qui se proportionne le plus exactement au revenu du consommateur. Tout censitaire qui a une propriĂ©tĂ© doit ĂȘtre admis Ă  choisir le mode d’évaluation qui lui est le plus favorable, car il peut arriver qu’avec une grande fortune il n’ait qu’un petit domaine, ou qu’avec un grand domaine il ne paye aucun loyer. Ce mode d’élimination est imparfait, sans doute, mais il l’est moins que tout autre, et il faut ou s’en contenter , ou renoncer tout-Ă -fait Ă  l’élimination des catĂ©gories de fortune. 1. io Î48 m ĂŻ/ Section XI'- — Applications du systĂšme des catĂ©gories. Les diverses catĂ©gories d’électeurs prĂ©sumĂ©s capables Ă©tant Ă©liminĂ©es, il reste Ă  dĂ©terminer le mode de leur participation Ă  l’exercice du droit Ă©lectoral. A cet Ă©gard deux questions se prĂ©sentent. 4° Appellera-t-on chaque catĂ©gorie sĂ©parĂ©ment, ou bien les rĂ©unira-t-on dans un seul collĂšge Ă©lectoral ? 2° N’accordera-t-on le droit Ă©lectoral qu’aux seuls Ă©liminĂ©s, ou bien se bornera-t-on Ă  leur assurer une part prĂ©pondĂ©rante dans le rĂ©sultat de l’élection ? I. Le systĂšme des collĂšges de catĂ©gories a plusieurs inconvĂ©niens qui en rendraient l’application gĂ©nĂ©rale souvent dangereuse. D’abord les Ă©liminĂ©s de chaque catĂ©gorie, se rĂ©unissant sĂ©parĂ©ment et en leur qualitĂ© d’hommes lettrĂ©s, de fonctionnaires ou de censitaires, seront beaucoup plus soumis aux influences de l’esprit de corps et Ă  Faction des intĂ©rĂȘts de catĂ©gorie, qu’ils ne le seraient DE l/ a 7 dans un college unique oĂč la qualitĂ© de citoyen serait seule commune Ă  tous. Ensuite, ils seront disposĂ©s Ă  considĂ©rer le droit Ă©lectoral comme attachĂ© directement Ă  la qualitĂ© en vertu de laquelle ils l’exercent, tandis que cette qualitĂ© n’est qu’un fait que le lĂ©gislateur a pris pour base d’une prĂ©somption de capacitĂ©. Cette confusion d’idĂ©es est inĂ©vitable; elle aura lieu, non-seulement dans l’esprit des Ă©liminĂ©s, mais dans celui de tous les citoyens; elle deviendra la source de distinctions et de prĂ©tentions aristocratiques auxquelles le lĂ©gislateur n’avait point songĂ©, et qui, fortifiĂ©es par l’habitude et sanctionnĂ©es par le temps, finiront peut-ĂȘtre par amener l’établissement de vĂ©ritables privilĂšges en faveur de certaines classes de citoyens. L’électeur de catĂ©gorie n’est apte Ă  l’élection qu’en qualitĂ© de citoyen capable citoyen, il l’était avant d’appartenir Ă  sa catĂ©gorie; capable, on le prĂ©sume tel d’aprĂšs un fait externe qui n’a d’importance et de signification dans la loi Ă©lectorale qu’à cause de cette prĂ©somption elle-mĂȘme. VoilĂ  ce que les Ă©lecteurs n’ou- i 48 t>Ê i.’ b lieront point lorsqu’ils seront tous mĂ©langĂ©s dans un mĂȘme collĂšge, et ce qu’ils seront toujours enclins Ă  oublier lorsqu’ils se rĂ©uniront sĂ©parĂ©ment en collĂšges de catĂ©gories. Cependant la sĂ©paration des catĂ©gories peut servir Ă  rĂ©soudre une difficultĂ© que j’ai signalĂ©e dans une des sections prĂ©cĂ©dentes, provenant de ce que la classe des salariĂ©s, plus nombreuse Ă  elle seule que toutes les autres, fournit cependant un moins grand nombre de censitaires que celle des propriĂ©taires ou celle des capitalistes. En effet, si l’on forme de cette catĂ©gorie un collĂšge sĂ©parĂ©, rien n’empĂȘche qu’on ne lui donne dans l’élection une part proportionnĂ©e au nombre total des salariĂ©s. Et cette application partielle du systĂšme ne prĂ©senterait point les mĂȘmes dangers que l’application gĂ©nĂ©rale. On ne peut guĂšre craindre que l’esprit de corps et les prĂ©jugĂ©s aristocratiques ne s’emparent de la catĂ©gorie des censitaires salariĂ©s. Il est Ă  dĂ©sirer, au contraire, que cette classe acquiĂšre le sentiment de son importance rĂ©elle. 149 DK 1^ ELECTION. Mais comment Ă©liminer Ă  part les salariĂ©s? Ptien de plus aisĂ©. Le fisc a dĂ©jĂ  prĂ©parĂ© partout cette Ă©limination, en assujettissant Ă  un droit d’inscription tous ceux qui exercent une industrie pour leur propre compte, c’est- Ă -dire avec un capital propre ou empruntĂ©. En ĂŽtant de la liste totale des censitaires les propriĂ©taires et les patentĂ©s, le reste appartiendra Ă©videmment Ă  la classe des industriels non patentĂ©s, c’est-Ă -dire travaillant pour le compte d’autrui et vivant de salaires. La profonde nullitĂ© politique Ă  laquelle se voient condamnĂ©s les salariĂ©s dans la plupart des États constitutionnels de l’Europe, est un fait anormal qu’il est impossible de rattacher Ă  aucun principe, de justifier par aucune thĂ©orie rationnelle. Ce n’est pas le rĂšgne de l’intelligence sur la force; car qu’est- ce que l’intelligence des propriĂ©taires anglais Ă  40 schellings de revenu, ou mĂȘme des propriĂ©taires français payant 200 francs de contribution? 11 faudra bien, tĂŽt ou tard, corriger cette anomalie. L’avenir des sociĂ©tĂ©s appartient aux travailleurs. Ceux qui nient 150 rk l’élection. cela mĂ©connaissent leur Ă©poque et ne comprennent pas les signes des temps. A eux la responsabilitĂ© des dĂ©sordres et des bouĂźever- semens qui accompagneront la rĂ©organisation sociale ! IL Pour n’accorder aux catĂ©gories Ă©liminĂ©es qu’un vote prĂ©pondĂ©rant, il peut y avoir de fort, bonnes raisons, tirĂ©es non de la capacitĂ© ou de l’incapacitĂ© prĂ©sumĂ©e de telle classe de citoyens, mais de considĂ©rations politiques Ă©trangĂšres Ă  la lĂ©gislation constitutionnelle. On peut, tout en ne reconnaissant la capacitĂ© Ă©lectorale que chez une certaine catĂ©gorie de citoyens, se voir contraint par les circonstances prĂ©sentes ou par les antĂ©cĂ©dens d’accorder les droits politiques Ă  une catĂ©gorie plus nombreuse. Les procĂ©dĂ©s qui ont Ă©tĂ© mis en usage pour concilier ces deux exigences contradictoires peuvent se ranger sous trois chefs le double vote, la candidature', la rĂ©tention , Leur point de dĂ©part commun, c’est la crĂ©ation de deux collĂšges Ă©lectoraux distincts, dont l’un est Ă©liminĂ© sous des conditions plus sĂ©vĂšres que l’autre, et se trouve 151 DE l’ÉLECTIOM. par consĂ©quent moins nombreux. Le petit collĂšge est prĂ©sumĂ© en majoritĂ© capable ; le grand est prĂ©sumĂ© en majoritĂ© incapable. Ces procĂ©dĂ©s, de quelque maniĂšre qu’ils soient combinĂ©s dans la pratique, ne sont jamais logiques et ne sauraient par consĂ©quent ĂȘtre approuvĂ©s en thĂ©orie, c’est-Ă -dire sous le point de vue purement scientifique. Lorsqu’on a Ă©liminĂ© une catĂ©gorie moralement et intellectuellement capable, il n’y a aucune raison pour restreindre le droit Ă©lectoral qu’on lui attribue, ni pour lui adjoindre d’autres Ă©lecteurs dont la capacitĂ© est douteuse. Si cette catĂ©gorie, Ă©liminĂ©e en raison seulement de sa capacitĂ© intellectuelle, se trouve insuffisante quant Ă  la capacitĂ© morale , ce n’est pas en lui adjoignant des Ă©lecteurs intellectuellement incapables qu’on corrigera cette insuffisance. Et inversement, ce ne sera pas la coopĂ©ration d’un petit collĂšge moralement vicieux qui corrigera les rĂ©sultats qu’on a lieu de craindre de l’incapacitĂ© intellectuelle du grand collĂšge. Toutefois, comme ce3 procĂ©dĂ©s ont Ă©tĂ© frĂ©quent* 152 DE L’ÉLECTION. ment mis en usage et le seront probablement encore, il est bon de les Ă©tudier plus en dĂ©tail. Dans le systĂšme du double vote, le grand collĂšge se compose de tous les Ă©lecteurs, mais il n’est appelĂ© Ă  l’élection que d’une partie des fonctionnaires qu’il s’agit d’éliminer. Le reste est Ă©lu par le petit collĂšge seul, dont les membres se trouvent ainsi appelĂ©s Ă  une double coopĂ©ration, Ă  un double vote. Tel Ă©tait le systĂšme Ă©tabli en France par la loi du 29 juin 1820, pour l’élection des membres de la Chambre des dĂ©putĂ©s. Les collĂšges d’arrondissement, composĂ©s de tous les citoyens payant 300 francs de contributions directes, Ă©lisaient 258 dĂ©putĂ©s sur les 430 dont se composait la Chambre. Les collĂšges de dĂ©partemens, formĂ©s par les Ă©lecteurs les plus imposĂ©s, en nombre Ă©gal au quart de la totalitĂ© des Ă©lecteurs du dĂ©partement, Ă©taient appelĂ©s seuls Ă  l’élection de 172 dĂ©putĂ©s. Pour justifier thĂ©orĂ©tiquement ce systĂšme, je suppose qu’on ferait ce raisonnement le grand et le petit collĂšge ne prĂ©sentent point, de l’élection. 153 ? f J envisagĂ©s sĂ©parĂ©ment, des garanties de capacitĂ© Ă©lectorale telles que l’on puisse leur confier, Ă  l’un ou Ă  l’autre, l’élection entiĂšre. Le collĂšge gĂ©nĂ©ral pĂšche par incapacitĂ© intellectuelle; le collĂšge spĂ©cial, par incapacitĂ© morale. Mais, en les appelant chacun Ă  une partie de l’élection, les rĂ©sultats de ces diverses incapacitĂ©s se neutraliseront, et le corps entier des fonctionnaires Ă©lus par les deux collĂšges sĂ©parĂ©ment se trouvera douĂ© de toutes les aptitudes requises pour l’exercice de ses fonctions, comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© Ă©lu par une seule catĂ©gorie d’électeurs parfaitement capables. Est-il besoin d’insister beaucoup pour faire sentir le vice de ce raisonnement? Comment un corps composĂ© de deux fractions qui , considĂ©rĂ©es chacune Ă  part, ne sont point douĂ©es des aptitudes requises, se trouverait- il , par la rĂ©union de ces deux fractions, douĂ© collectivement de ces aptitudes? Quand on ajoute un fonctionnaire incapable Ă  un autre fonctionnaire incapable, on a deux fonctionnaires incapables au lieu d’un; voilĂ  tout. t i 154 DE DÉLECTIPS. Dans le systĂšme delĂ  candidature, les deux catĂ©gories d’électeurs restent distinctes et ne prennent point part aux mĂȘmes opĂ©rations. L’une d’elles, ordinairement la plus nombreuse, est appelĂ©e Ă  Ă©lire, non les fonctionnaires qu’il s’agit d’éliminer, mais un certain nombre de candidats parmi lesquels l’autre catĂ©gorie doit seule choisir les fonctionnaires eux-mĂȘmes. C’est de cette maniĂšre que sont Ă©liminĂ©s les membres des deux congrĂ©gations centrales du royaume Lombardo-VĂ©nitien. Les corporations provinciales prĂ©sentent une liste de nobles, de propriĂ©taires-fonciers et de reprĂ©sentons des villes, en nombre triple de celui des places Ă  pourvoir, et le gouverneur est chargĂ© de l’élection dĂ©finitive. Tel Ă©tait aussi le systĂšme Ă©lectoral proposĂ© en \ 820 Ă  la Chambre des dĂ©putĂ©s par M. Serre, alors garde-des-sceaux. Les Ă©lecteurs de chaque dĂ©partement Ă©taient divisĂ©s en deux collĂšges. L’un, composĂ© des moins imposĂ©s, dans la proportion des quatre cinquiĂšmes du nombre total, se subdivisait en col- de l'Ă©lection. 155 lĂ«ges d’arrondissement et prĂ©sentait un nombre de candidats double, triple ou quadruple de celui des dĂ©putĂ©s Ă  Ă©lire, suivant le nombre des arrondissemens. L’autre, formĂ© des plus imposĂ©s, en nombre Ă©gal au cinquiĂšme, ne prenait aucune part Ă  cette premiĂšre opĂ©ration, mais Ă©tait appelĂ© seul Ă  choisir les dĂ©putĂ©s sur la liste de prĂ©sentation. La chambre repoussa ce projet, prĂ©fĂ©rant l’élection directe avec double vote. La candidature est frĂ©quemment employĂ©e pour l’élimination des fonctionnaires exĂ©cutifs ou judiciaires. Elle l’est notamment aux États-Unis pour l’élection du prĂ©sident, mais Ă©ventuellement et dans le cas seulement oĂč la majoritĂ© absolue des Ă©lecteurs ne se serait prononcĂ©e en faveur d’aucun candidat. Ce systĂšme n’est guĂšre plus rationnel que le prĂ©cĂ©dent. On conçoit bien, Ă  la vĂ©ritĂ©, que l’incapacitĂ© de la catĂ©gorie proposante puisse ne vicier qu'une partie de la liste de prĂ©sentation, et qu’ainsi la catĂ©gorie Ă©lisante puisse Ă  la rigueur trouver dans cette liste un nom- 156 de l’élection. bre suffisant d’éligibles aptes Ă  devenir fonctionnaires. Mais si elle est capable de les discerner, pourquoi restreindre son choix ? et si elle en est incapable, comment son intervention pourrait-elle ĂȘtre avantageuse ? D’ailleurs, il dĂ©pend toujours des Ă©lecteurs proposans de rendre illusoire l’intervention du collĂšge Ă©lisant, et de lui dicter leur choix. Il leur suffit, pour cela, d’adjoindre aux Ă©ligibles dont ils dĂ©sirent l’élection des candidats d’une indignitĂ© ou d’une incapacitĂ© tellement notoires, qu’on puisse regarder leur Ă©limination comme moralement impossible. C’est ce qui s’est pratiquĂ© en mainte occasion. La canditature Ă©ventuelle, telle qu’elle est organisĂ©e aux Etats-Unis, est sans doute beaucoup moins objectionable, et cependant on ne voit pas pourquoi le ballotage entre les trois candidats qui ont rĂ©uni le plus de voix ne serait pas confiĂ© aux Ă©lecteurs primitifs, plutĂŽt qu’à la chambre des reprĂ©sentans. La rĂ©tention est un systĂšme complexe, formĂ© par la combinaison du double vote de l'Ă©lection. 157 avec la candidature. Le grand collĂšge comprend tous les Ă©lecteurs, mais il n’est appelĂ© qu’à une prĂ©sentation. C’est au collĂšge spĂ©cial seul qu’appartient l’élection dĂ©finitive. Les membres de ce dernier collĂšge prennent donc part aux deux opĂ©rations, mais ils ne peuvent dans la seconde que retenir des candidats portĂ©s sur la liste de prĂ©sentation. Ce procĂ©dĂ© a Ă©tĂ© suivi pendant plusieurs annĂ©es Ă  GenĂšve pour l’élection des membres de la lĂ©gislature. On ne peut rien dire du double vote et de la canditature qui ne s’applique Ă©galement Ă  la rĂ©tention. Elle rĂ©unit aux vices de ces deux systĂšmes celui d’une plus grande complication qui lui est propre. Concluons donc que l’entiĂšre exclusion des Ă©lecteurs incapables est le seul mode rationnel d’application du systĂšme des catĂ©gories. L’élection ne sera jamais parfaitedans ce systĂšme; elle ne pourrait le devenir que lĂ  oĂč le suffrage universel serait admissible, c’est-Ă -dire lĂ  oĂč il n’y aurait aucune classe de citoyens que l’on pĂ»t regarder a priori comme privĂ©e de 158 de l’élection. la capacitĂ© Ă©lectorale. Mais aussitĂŽt qu’on reconnaĂźt la nĂ©cessitĂ© d’éliminer certaines catĂ©gories, il n’y a aucune raison pour ne pas leur attribuer exclusivement le droit Ă©lectoral. Cette nĂ©cessitĂ© est un fait dĂ©plorable; c’est ce fait qui rend incomplĂšte la garantie de l’élection ; c’est dans ce fait lui-mĂȘme que gĂźt le mal, et non dans les consĂ©quences rigoureuses que l’on est appelĂ© Ă  en dĂ©duire. de l’élimination lĂ©gale. 159 CHAPITRE III. De l’Élimination lĂ©gale. L’élimination lĂ©gale ou prĂ©dĂ©terminĂ©e est celle qui a lieu par le moyen de certaines circonstances externes auxquelles est attachĂ©e une prĂ©somption lĂ©gale d’aptitude Ă  l’exercice des fonctions gouvernementales. Elle est dĂ©finitive lorsqu’elle confĂšre immĂ©diatement la qualitĂ© de fonctionnaires aux individus Ă©liminĂ©s. Elle n’est que prĂ©liminaire lorsqu’elle leur donne seulement la qualitĂ© d’éligibles; et alors elle peut se combiner soit avec l’élimination fortuite, soit avec l’élection. C’est sous cette derniĂšre forme qu’elle se prĂ©sente le plus souvent dans la pratique. On l’a considĂ©rĂ©e gĂ©nĂ©ralement comme un moyen de remĂ©dier Ă  l’imperfection de la ga- 160 de l’élimination lĂ©gale. rantie Ă©lectorale. Il a paru naturel, puisqu’on avait lieu de se dĂ©fier de la capacitĂ© des Ă©lecteurs, de diminuer la probabilitĂ© des mauvais choix en restreignant le nombre des personnes sur lesquelles le choix pourrait se fixer, et en Ă©laguant de ce nombre, autant que possible, celles qui en pourraient ĂȘtre regardĂ©es a priori comme indignes. Il ne faut pas oublier cependant que l’élimination lĂ©gale est une application du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur, et se ressent toujours plus ou moins de l’imperfection inhĂ©rente Ă  ce procĂ©dĂ©. Elle pose une rĂšgle gĂ©nĂ©rale sujette Ă  une foule d’exceptions. Quelque soin qu’on apporte dans le choix des critĂšres auxquels la prĂ©somption lĂ©gale de capacitĂ© est attachĂ©e, on admet inĂ©vitablement beaucoup d’incapables , on exclut beaucoup de capables ; en sorte que les conditions d’éligibilitĂ©, si elles diminuent d’un cĂŽtĂ© les chances d’une mauvaise Ă©lection, rendent impossibles d’un autre cĂŽtĂ© certains choix qui seraient peut- ĂȘtre les plus convenables. Lors donc qu’on a pris toutes les prĂ©cautions imaginables pour de l’élimination lĂ©gale. 161 ne confĂ©rer le droit Ă©lectoral qu’à des Ă©lecteurs capables, il est peu logique d’en restreindre l’exercice par des conditions sĂ©vĂšres d’éligibilitĂ©; il ne l’est pas davantage de se montrer difficile dans l’élimination des Ă©lecteurs, lorsqu’on a Ă©liminĂ© avec soin les Ă©ligibles prĂ©sumĂ©s capables, c’est-Ă -dire lorsqu’on a pris toutes les prĂ©cautions nĂ©cessaires contre l’incapacitĂ© Ă©lectorale. Il y a incompatibilitĂ© entre les principes auxquels se rattachent ces deux sĂ©ries de prĂ©cautions. C’est ce qu’on a trop souvent perdu de vue dans la pratique. Partout oĂč nous trouvons des conditions sĂ©vĂšres d’éligibilitĂ©, nous les voyons accollĂ©es Ă  un systĂšme Ă©troit de catĂ©gories Ă©lectorales. Il semble que les lĂ©gislateurs se soient d’autant plus dĂ©fiĂ©s de l’incapacitĂ© des Ă©lecteurs, qu’ils avaient pris plus de soins pour assurer l’exclusion des Ă©lecteurs incapables. L’élimination lĂ©gale, soit dĂ©finitive, soit prĂ©liminaire, a Ă©tĂ© attachĂ©e aux circonstances suivantes que j’examinerai successivement, savoir 1° La qualitĂ© de citoyen ; i. U 162 DE l’ÉLIMINATIQN LEGAEE. 2° L’hĂ©rĂ©ditĂ©; 3° Le domicile ; 4° L’ñge; 5° L’exercice des professions lettrĂ©es ; 6° L’exercice des fonctions publiques ; 7° La fortune. Section i. — De l’Élimination attachĂ©e Ă  la qualitĂ© de citoyen. Tant que le principe de confraternitĂ© entre tous les peuples n’aura pas reçu son entiĂšre application ; tant que les lois civiles et les mƓurs des nations policĂ©es s’accorderont Ă  faire une diffĂ©rence entre le citoyen et l’étranger; tant qu’elles donneront Ă  l’un certains droits qu’elles refusent Ă  l’autre, ou qu’elles lui imposeront certaines charges dont l’autre est affranchi, on ne peut guĂšre s’attendre Ă  ce que les lois politiques fassent ahstraction de cette diffĂ©rence. Le pouvoir social, et les fonctions Ă  l’aide desquelles il est employĂ© pour le bien-ĂȘtre de l’association, ne peuvent ĂȘtre raisonnablement confiĂ©s qu’à des hommes intĂ©ressĂ©s Ă  ce bien-ĂȘtre, c’est-Ă -dire Ă  des membres de de l'Ă©limination lĂ©gale. 163 l’association. L’étranger a des intĂ©rĂȘts Ă  part, tcut-Ă -fait distincts de ceux du peuple au milieu duquel les circonstances l’ont appelĂ© a vivre ; il peut mĂȘme, comme membre d’une autre sociĂ©tĂ©, ĂȘtre animĂ© de sentimens hostiles contre celle qui lui accorde l’hospitalitĂ©. Que cet Ă©tat de choses puisse changer, qu’il tende mĂȘme Ă  changer avec les progrĂšs de la civilisation, c’est ce dont on ne saurait guĂšre douter ; mais les donnĂ©es de fait que fournit la rĂ©alitĂ© actuelle peuvent seules servir de base Ă  des thĂ©ories applicables. Or, en prĂ©sence des faits actuels, il serait tout-Ă -fait superflu de s’attacher Ă  dĂ©montrer que la qualitĂ© de citoyen doit ĂȘtre une condition indispensable d’élimination pour toute fonction gouvernementale. Cette Ă©limination ne sera-t-elle jamais que prĂ©liminaire ? ou sera-t-elle quelquefois dĂ©finitive ? En d’autres termes, les citoyens seront-ils, comme tels, revĂȘtus immĂ©diatement de certaines fonctions ? Dans la plupart des rĂ©publiques de l’antiquitĂ©, les citoyens Ă©taient dĂ©finitivement Ă©li— 164 de l’élimination lĂ©gale. minĂ©s pour les fonctions lĂ©gislatives. Il en rĂ©sultait une forme particuliĂšre de gouvernement, Ă  laquelle seule devrait s’appliquer le nom de dĂ©mocratie, et qui ne se retrouve plus aujourd’hui que dans quelques États de la ConfĂ©dĂ©ration Suisse. On l’a dĂ©jĂ  dit souvent et avec grande raison, l’état de sociĂ©tĂ© auquel s’appliquaient les gouvernemens de l’antiquitĂ© diffĂ©rait du nĂŽtre en un point si essentiel, que la lĂ©gislation constitutionnelle moderne ne peut tirer de leur histoire aucun enseignement direct. Il n’y a, en particulier, aucune induction raisonnable Ă  tirer de l’existence prolongĂ©e et des rĂ©sultats admirables de la dĂ©mocratie chez les anciens, en faveur de l’application de cette forme de gouvernement aux sociĂ©tĂ©s actuel- les. Pendant que les 5 ou G mille citoyens actifs de la rĂ©publique d’AthĂšnes faisaient des lois ou siĂ©geaient dans les tribunaux, une population de 400,000 esclaves, rĂ©duits Ă  l’état de choses, travaillaient sans relĂąche Ă  produire les biens matĂ©riels dont aucune sociĂ©tĂ© ne peut se passer. de l’élimination lĂ©gale. 165 Eh! qui ne voit, tout d’abord, l’impossibilitĂ© pour un peuple nombreux, rĂ©pandu sur un vaste territoire, de se rĂ©unir en une seule assemblĂ©e et de vaquer assidĂ»ment aux fonctions lĂ©gislatives? Rome n’étendait point le droit de citĂ© aux peuples qu’elle soumettait. Ce ne fut que vers la fin de la rĂ©publique, et au moment oĂč la libertĂ© n’était plus qu’un vain nom, que ce droit fut accordĂ© aux peuples de l’Italie aprĂšs une guerre acharnĂ©e j il ne le fut que beaucoup plus tard aux peuples tile, parce que lĂ  oĂč il n’y a point de corrup-^ teurs, aucune corruption n’est Ă  craindre. Dans tous les cas, cette Ă©limination prĂ©sente un danger Ă©vident et certain, celui de diminuer l’efficacitĂ© de la garantie Ă©lectorale en repoussant par un cens d’éligibilitĂ© trĂšs- Ă©levĂ© une foule de citoyens Ă©minemment capables , et de peupler la lĂ©gislature de grands propriĂ©taires et de grands capitalistes, intĂ©ressĂ©s , avant tout, Ă  maintenir dans le pays, avec tous ses abus et tous ses vices, et en dĂ©pit de la marche progressive de la civilisation , un systĂšme d’organisation sociale et de lois politiques dans lequel ils occupent la premiĂšre place. ue l’élimination lĂ©gale. 195 Section VI!I. — Conclusions generales. Ce qui ressort le plus Ă©videmment de la thĂ©orie des garanties antĂ©rieures , telle qu’elle vient d’ĂȘtre exposĂ©e, c’est l’insuffisance des garanties de cette espĂšce. Les causes de cette insuffisance peuvent se ranger Sous les chefs suivans 1° La difficultĂ© de discerner a priori dans un citoyen ou dans une classe de citoyens, les aptitudes qui les rendraient propres Ă  exercer des fonctions gouvernementales. 2° L’impossibilitĂ© de trouver rĂ©unis, dans une catĂ©gorie quelconque d’électeurs ou d’éligibles , le maximum de la capacitĂ© intellectuelle avec le maximum de la capacitĂ© morale , c’est-Ă -dire avec un intĂ©rĂȘt en tout conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de l’association. 3° Enfin l’influence inĂ©vitable qu’exerce, sur le citoyen Ă©liminĂ© Ă  des fonctions quelconques, la position nouvelle dans laquelle il se trouve placĂ© ; influence qui aurait pour 196 DE l’élimination lĂ©gale. effet de rendre incertain le rĂ©sultat des garanties antĂ©rieures, alors mĂȘme que ces garanties pourraient recevoir une organisation strictement conforme Ă  la thĂ©orie. UN DO TOME VUEMlEK. PrĂ©face. i Introduction . 1 Ciiap. I er . CaractĂšre de l’association politique. — NĂ©cessitĂ©jdu gouvernement. ibid. II. But de l’association politique et du gouvernement. 9 III. Moyens d’atteindre le but, ou fonctions du gouvernement. 1& IV. IdĂ©e gĂ©nĂ©rale et clasification des garanties constitutionnelles. 29 LIVRE PREMIER. — Des garanties antĂ©rieures. 43 Ciiap. I. De l’élimination en gĂ©nĂ©ral et de ses diverses espĂšces. 45 II. De l’élection. 50 Sect. 1. De l’élection en gĂ©nĂ©ral. ibid. 2. De la capacitĂ© Ă©lectorale en gĂ©nĂ©ral. 51 3. ElĂ©ment intellectuel de la capacitĂ© Ă©lectorale. 54 4. ElĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale. 69 5. PrĂ©servatifs contre l’incapacitĂ© morale des Ă©lecteurs. 76 6. PrĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre l’incapacitĂ© Ă©lectorale. 84 TAULE. 198 'Sert. 7. Electron dĂ©centralisĂ©e. 86 8. SystĂšme de l’élection indirecte. 90 9. SystĂšme des catĂ©gories. 103 I'' e CatĂ©gorie lettrĂ©e. 110 II. CatĂ©gorie des fonctionnaires. 117 III. CatĂ©gorie de fortune. 123 10. Modes d’élimination des catĂ©gories. 136 11. Applications du systĂšme des catĂ©gories. 146 Ciiap. III. De l’élimination lĂ©gale. 159 Sect. 1. De l’élimination attachĂ©e Ă  la qualitĂ© de citoyen. 162 2. De l’élimination lĂ©gale par hĂ©rĂ©ditĂ©. 167 3. De l’élimination attachĂ©e Ă  la circonstance du domicile. 171 4. De l’élimination attachĂ©e Ă  la circonstance de l’ñge. 176 5. De l’élimination attachĂ©e Ă  l’exercice des professions lettrĂ©es. 179 6. De l’élimination attachĂ©e Ă  l’exercice des fonctions publiques. 182 7. De l’élimination attachĂ©e Ă  la fortune. 183 8. Conclusions gĂ©nĂ©rales. 195 THÉORIE DES GARANTIES amĂątitutunuu'UcĂŻĂŻ. DE L’iBIPRIMERIE DE BEAU, A SaintrGermai-cn-Layo. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES, i> au f o/iei c be'/iez, / PROFESSEUR d’ÉCONOMIE POLITIQUE ET DE DROIT PUBLIC, DÉPUTÉ AU CONSEIL REPRESENTATIF DE GENEVE. TOME SECOND. s PARIS, AB. CHERBULIEZ ET C IE , LIBRAIRES, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N° 68 J GENÈVE, MÊME MAISON. 1838 LIVRE SECOND. GARANTIES POSTÉRIEURES II. 1 THEORIE DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. CHAPITRE PREMIER. Garanties formelles. Des fonctionnaires Ă©tant Ă©liminĂ©s avec toutes les aptitudes requises, il s’agit de les maintenir dans cet Ă©tat normal, de faire en sorte que leur aptitude intellectuelle suffise toujours Ă  l’accomplissement de leurs fonctions, et que leur aptitude morale ne soit point corrompue par le maniement du pouvoir social qui leur sera confiĂ©. C’est Ă  quoi on peut espĂ©rer de parvenir d’abord ati moyen de garanties formelles , c’est-Ă -dire de certaines 4 GAHAKTIES FORMELLES. formes Ă©tablies d’avance dans l’attribution des fonctions gouvernementales ; ensuite, et surtout, par le moyen de garanties consĂ©- quentielles, c’est-Ă -dire de certaines consĂ©quences attachĂ©es Ă  l’exercice mĂȘme des fonctions. Toutes ces garanties sont postĂ©rieures en ce sens que leur action ne commence qu’a- prĂšs l’élimination dĂ©finitive du fonctionnaire. Le but immĂ©diat des garanties formelles peut se rĂ©sumer ainsi empĂȘcher l’abus du pouvoir social par des obstacles matĂ©riels rĂ©sultant des formes d’attribution de chaque fonction. Leurs divers modes d’action se rapportent tous Ă  un seul principe division du pouvoir. Supposons que le gouvernement se compose d’un seul corps, auquel soit confiĂ© tout le pouvoir social et qui exerce toutes les fonctions. Il y a lieu de craindre qu’il ne gouverne bientĂŽt exclusivement Ă  son profit, en foulant aux pieds l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cette crainte est fondĂ©e sur trois motifs principaux, savoir 1° l’incompatibilitĂ© des aptitudes spĂ©ciales requises pour chaque espĂšce GARANTIES FORMELLES. 5 de fonctions; 2° l’impossibilitĂ© d’assigner aucune limite rĂ©elle aux attributions d’un tel corps ; 3° la grandeur mĂȘme de ce pouvoir non divisĂ©. De lĂ  l’utilitĂ© d’une division du pouvoir qui permette 1° d’attribuer les diverses fonctions Ă  des corps et Ă  des individus douĂ©s des aptitudes spĂ©ciales requises pour chacune d’elles ; 2° de maintenir ces corps ou individus dans les limites prĂ©cises de leurs attributions, en les appelant Ă  exercer les uns sur les autres un contrĂŽle rĂ©ciproque ; 3° de ne confier enfin au gouvernement tout entier qu’une partie du pouvoir social. A ces trois rĂ©sultats divers qu’on peut attendre de la division du pouvoir, correspondent les trois formes d’attribution, les trois garanties qui feront le sujet de ce chapitre. Section I. —PremiĂšre division du pouvoir. —SĂ©paration des fonctions. Cette garantie agit en premier lieu sur l’aptitude intellectuelle des fonctionnaires. En effet, chaque espĂšce de fondions exige 6 GARANTIES FORMELLES. certaines capacitĂ©s spĂ©ciales, naturelles ou acquises, dont la rĂ©union dans le mĂȘme individu est un phĂ©nomĂšne exceptionnel. Et ce qui est vrai des individus, l’est aussi des corps fonctionnans. Autre est l’aptitude intellectuelle qu’on exige d’une assemblĂ©e lĂ©gislative, autre est celle qu’on exige d’un tribunal ou d’un corps exĂ©cutif. Chacun de ces corps doit suivre des formes et acquĂ©rir des habitudes spĂ©cialement appropriĂ©es aux fonctions qu’il est appelĂ© Ă  exercer. On aurait beau rassembler dans un seul corps toutes les capacitĂ©s individuelles du pays, ce corps resterait collectivement infĂ©rieur Ă  ce qu’il devrait ĂȘtre pour l’exercice de chacune de ses fonctions. Mais c’est surtout Ă  l’égard de l’aptitude morale des fonctionnaires que la sĂ©paration des fonctions est nĂ©cessaire. Le fonctionnaire exĂ©cutif est soumis, dans la plupart de ses actes, Ă  une loi, c’est-Ă -dire Ă  une rĂšgle gĂ©nĂ©rale qui lui prescrit l’usage qu’il doit faire du pouvoir dont il dispose. C’est dans leur conformitĂ© avec cette rĂšgle gĂ©nĂ©rale que ses actes trouvent leur justification. S’-il est ap- garanties formelles. 7. pelĂ© lui-mĂȘme Ă  faire la loi, s’il peut modifier Ă  son grĂ© la rĂšgle gĂ©nĂ©rale Ă  laquelle il doit se soumettre, oĂč sera le frein qui l’empĂȘchera d’abuser de son pouvoir? Le danger serait peut-ĂȘtre encore plus grand si le mĂȘme corps rĂ©unissait les fonctions judiciaires et les fonctions exĂ©cutives. Une mauvaise loi peut se briser contre les mƓurs, contre l’esprit national, contre l’opinion qui la condamne. Mais un jugement inique n’atteint, ou paraĂźt n’atteindre, que des intĂ©rĂȘts privĂ©s pour lesquels l’opinion se passionne rarement. Et cependant, il en rĂ©sulte une menace gĂ©nĂ©rale qui a des elfets plus dĂ©sastreux que ceux de la plus mauvaise loi. Le corps exĂ©cutif qui peut obtenir des jugemens Ă  son grĂ© est maĂźtre absolu. Qu’a- t-il besoin de faire les lois lui-mĂȘme ? A l’aide des sentences qu’il dicte, il se met au- dessus de toutes les lois ; il rend illusoires toutes les garanties ; c’en est fait de la libertĂ©, de la constitution et des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux du pays. Je conclus de lĂ  que tout gouvernement 8 GARANTIES FORMELLES. doit se composer de trois corps au moins, savoir d’un corps lĂ©gislatif, d’un corps judiciaire , et d’un corps exĂ©cutif, et que les membres de chacun de ces corps doivent ĂȘtre absolument exclus des deux autres. Cette rĂšgle apporte, comme on voit, une premiĂšre restriction Ă  l’éligibilitĂ© des fonctionnaires. L’élimination d’un fonctionnaire quelconque, pour des fonctions d’une autre nature que celles qu’il exerce, doit entraĂźner pour lui l’abandon de celles-ci, Ă  moins qu’il ne prĂ©fĂšre les conserver en renonçant Ă  celles qu’on voulait lui confĂ©rer. Le cumul de deux fonctions de diffĂ©rentes natures, s’il Ă©tait permis aux individus, anĂ©antirait l’effet de la sĂ©paration des corps gouvernementaux. Le principe de la sĂ©paration des fonctions n’a Ă©tĂ© appliquĂ© dans toute sa rigueur qu’en Suisse 1 et aux États-Unis. Partout ailleurs, 1 A GenĂšve, ainsi que dans plusieurs autres cantons de la Suisse, la sĂ©paration des corps est complĂšte ; l’exclusion du cumul individuel Ă  l’égard des fonctions exĂ©cutives et des fonctions judiciaires est complĂšte aussi ; mais les membres du corps exĂ©cutif font GARANTIES FORMELLES. 0 et dans les pays mĂȘmes oĂč le principe a Ă©tĂ© consacrĂ© 'sous la dĂ©nomination impropre de sĂ©paration des pouvoirs, on ne s’est prĂ©muni contre les dangers rĂ©sultant du cumul individuel que par des demi-mesures tout-Ă -fait insuffisantes. constitutionnellement partie du corps lĂ©gislatif, et les juges y entrent tous'par d’élection. Cette dĂ©viation du principe se justifie jusqu’à un certain point par les deux considĂ©rations suivantes 1° Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile, peut-ĂȘtre, de trouver dans] d’aussi petits Etats un nombre suffisant d’hommes capables. Ainsi, Ă GenĂšve, le corps exĂ©cutif se compose de 25 personnes, et le corps judiciaire, en n’y comprenant que les tribunaux ordinaires, en compte 32. Pouvait-on, dans un Etat dont la population nationale ne passe guĂšre 40,000 Ăąmes, repousser de la lĂ©gislature 57 citoyens pris parmi les plus capables et les plus Ă©clairĂ©s? 2° les fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires ne reçoivent presqu’aucun salaire, ils sont payĂ©s en honneur ; ces fonctions cesseraient d’ĂȘtre recherchĂ©es par les citoyens les plus capables de les remplir, s’ils devaient en les acceptant renoncer Ă  faire partie de la lĂ©gisla- ture, c’est-Ă -dire du premier corps de l’État. 10 GARANTIES FORMELLES. Section II. — Seconde division du pouvoir. — ContrĂŽle sur les corps fonctionnons. Suffit-il d’avoir Ă©tabli une sĂ©paration complĂšte des diverses fonctions, pour que chacun des trois corps auxquels on les a confiĂ©es soit obligĂ© de se renfermer strictement dans ses attributions ? Non, sans doute, et voici pourquoi. ReprĂ©sentons-nous le corps lĂ©gislatif et le corps exĂ©cutif en prĂ©sence l’un de l’autre, exerçant chacun exclusivement l’espĂšce de fonctions qui lui est attribuĂ©e. Le corps exĂ©cutif ne peut qu’exĂ©cuter les lois ou les sentences judiciaires, ou prononcer directement sur les conflits entre l’intĂ©rĂȘt public et l’intĂ©rĂȘt privĂ© auxquels ne s’applique aucune loi. Mais il dispose seul et sans restriction de tous les moyens matĂ©riels que la sociĂ©tĂ© peut lui fournir dans ce but. Le corps lĂ©gislatif n’est, appelĂ© qu’à Ă©tablir des rĂšgles gĂ©nĂ©rales, mais il les Ă©tablit seul, sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© ni retardĂ© dans l’exercice de cette fonction par aucun GARANTIES FORMELLES. 11 autre corps dont le concours lui soit nĂ©cessaire. Que rĂ©sultera-t-il d’un tel Ă©tat de choses? D’un cĂŽtĂ©, rien n’empĂȘchera le corps lĂ©gislatif d’empiĂ©ter sur les fonctions exĂ©cutives, et de s’en attribuer par une loi telle portion qu’il lui plaira. D’un autre cĂŽtĂ©, le corps exĂ©cutif pourra employer la totalitĂ© des forces matĂ©rielles dont il dispose pour conserver et pour Ă©tendre, en pratique, les attributions qu’on lui dispute en principe, pour intimider les lĂ©gislateurs, pour renverser enfin la constitution et gouverner despotiquement. Les deux corps suivront chacun leur voie' sans se rencontrer. La lutte ne s’établira que dans l’exĂ©cution mĂȘme de la loi, et ne pourra recevoir d’autre issue que l’omnipotence dĂ©finitive de l’un ou de l’autre corps, ou, en d’autres termes, la confusion dans le mĂȘme corps des fonctions lĂ©gislatives avec les fonctions exĂ©cutives,confusion qui deviendra de plus en plus complĂšte, de plus en plus fatale aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©, jusqu’à ce que le peuple opprimĂ© se fasse justice par l’insurrection, c’est-Ă -dire par l’emploi 12 garanties formelles. de cette force brutale et aveugle dont il se sert quelquefois avec succĂšs pour dĂ©truire de mauvaises institutions, mais dont il n’a jamais su faire usage pour en Ă©tablir de meilleures. La Convention, qui avait admis dans la constitution du 24 juin 1793 la sĂ©paration absolue des fonctions, Ă  peu prĂ©s telle que je l’ai supposĂ©e, n’avait point hĂ©sitĂ© Ă  consacrer en mĂȘme temps, par une disposition expresse, le droit d’insurrection. Elle avait senti que ce droit Ă©tait la consĂ©quence directe et nĂ©cessaire d’une organisation des pouvoirs qui pouvait conduire tĂŽt ou tard Ă  l’omnipotence d’un des corps constituĂ©s, et Ă  la confusion des fonctions lĂ©gislatives et exĂ©cutives. Elle avait logiquement raisonnĂ© a priori ,* mais la science ne peut pas tenir compte, dans ses spĂ©culations, d’un Ă©lĂ©ment tel que l’insurrection , dont l’action n’est jamais dirigĂ©e par le raisonnement, et dont les rĂ©sultats Ă©chappent Ă  toute prĂ©vision et Ă  tout calcul. Pour sortir de cette difficultĂ©, une nou- GARANTIES FORMELLES. 13 velle division du pouvoir devient nĂ©cessaire. Il faut que chacun des deux corps soit contrĂŽlĂ© par un autre dans l’exercice mĂȘme des fonctions qui lui sont propres. Le contrĂŽle sur le corps exĂ©cutif est aisĂ©. Il doit porter essentiellement sur la perception et l’emploi des forces matĂ©rielles qu’on est appelĂ© Ă  lui confier. L’allocation doit Ă©maner du corps lĂ©gislatif ; elle doit ĂȘtre temporaire et conditionnelle, c’est-Ă -dire subordonnĂ©e, d’abord Ă  une loi qui en rĂšgle d’avance l’emploi, et puis Ă  une autre loi qui approuve a posteriori les recettes et les dĂ©penses accomplies. Tout cela ne constitue point des fonctions proprement lĂ©gislatives. Il n’y a de vĂ©ritables lois fiscales que celles qui Ă©tablissent des impĂŽts. En dĂ©libĂ©rant et en votant sur le budget et sur la soi-disant loi des comptes, le corps lĂ©gislatif administre; mais ce cumul partiel est, sans contredit, le moyen le plus efficace, le seul efficace, qu’on pĂ»t lui donner pour contrĂŽler le corps exĂ©cutif. Les publicistes anglais ne font remonter l’existence vĂ©ritable de la Magna 14 GAKANT1ES FOHHELLES. charta qu’à la date du statut d’Edouard de Tallagio non concedendo, qui Ă©tablit pour la premiĂšre fois le contrĂŽle des Communes sur la perception et l’emploi des taxes. La charte existait auparavant sur le parchemin ; elle ne commence Ă  vivre et Ă  se dĂ©velopper que depuis le statut. Ce contrĂŽle est tellement efficace, qu’il le deviendrait trop, et qu’il amĂšnerait inĂ©vitablement l’omnipotence du corps lĂ©gislatif, si celui-ci ne rencontrait Ă  son tour dans l’exercice de ses propres fonctions quelque rĂ©sistance de la part d’un autre corps. De quelle nature sera cette rĂ©sistance et dans quel corps faut-il la placer? C’est ce qu’il nous reste Ă  voir. Pour que le contrĂŽle d’un corps sur un autre soit efficace, il faut que le corps contrĂŽlant soit indĂ©pendant du corps contrĂŽlĂ©, et qu’il y ait entr’eux rivalitĂ©, quant aux intĂ©rĂȘts de corps. La premiĂšre condition sera obtenue si les membres du premier ne sont point nommĂ©s par le second, ou si seulement ils ne sont point rĂ©vocables au grĂ© de celui- ci. Quant Ă  la rivalitĂ©, elle s’établit d’elle- iAKANTIKS FOKMKLLES 15 mĂȘme entre tous les corps constituĂ©s qui se partagent le pouvoir, puisque l’un d’eux ne saurait guĂšre Ă©tendre ses attributions sans empiĂ©ter sur celles des autres. Si, au lieu de borner l'effet du contrĂŽle aux lois constitutionnelles ou organiques, c’est-Ă -dire Ă  celles qui rĂšglent le partage et le mode d’exercice du pouvoir social, on prĂ©tend le faire porter sur l’ensemble des actes du corps lĂ©gislatif, et s’en servir pour empĂȘcher toute loi contraire Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, alors ce nĂ© sera pas Ă  un corps constituĂ© qu’il faudra le confier, car les corps constituĂ©s ne sont point nĂ©cessairement ni ordinairement rivaux par les intĂ©rĂȘts privĂ©s des membres dont ils sĂ© composent. Ces principes gĂ©nĂ©raux Ă©tant posĂ©s, parcourons successivement les diverses applications qui en peuvent ĂȘtre faites. Article I.— ContrĂŽle par le corps exĂ©cutif. Tout acte du corps lĂ©gislatif est une expression de la volontĂ© de ce corps lĂ©galement !6 GARANTIES FORMELLES. formĂ©e, volontĂ© qui n’acquiert force de loi et ne devient obligatoire pour les citoyens que sous les conditions que la constitution a dĂ©terminĂ©es d’avance. L’une de ces conditions peut ĂȘtre l’assentiment d’un autre corps quelconque, dont le contrĂŽle agit alors sous la forme d’un obstacle qui empĂȘche la volontĂ© lĂ©gislative soit de devenir loi, soit de se manifester. Pour arrĂȘter le corps lĂ©gislatif dans sa marche, lorsque la tendance gĂ©nĂ©rale de ses actes est vicieuse, la constitution peut aussi donner Ă  un autre corps le pouvoir de le dissoudre ; mais l’exercice de ce pouvoir Ă©tant une fonction essentiellement exĂ©cutive, c’est au corps exĂ©cutif seul qu’on peut l’attribuer. Le contrĂŽle, de la part de ce dernier corps, peut donc revĂȘtir trois formes diffĂ©rentes Le veto, l’initiative exclusive, la dissolution du corps lĂ©gislatif. I. Le veto est absolu ou limitĂ©; absolu, si la volontĂ© lĂ©gislative ne peut jamais devenir loi qu’avec la sanction du corps exĂ©cutif; dVn veto. 17 limitĂ©, si le refus de cette sanction n’a qu’un effet temporaire. Le contrĂŽle exercĂ© sous cette forme a l’avantage d’agir a posteriori sur des actes complets et entiĂšrement connus. C’est Ă  une loi toute formulĂ©e que le corps contrĂŽlant oppose son veto; il l’oppose donc en pleine connaissance de cause ; tandis que, d’un autre cĂŽtĂ©, le corps contrĂŽlĂ© et la masse des citoyens, fonctionnaires ou non, peuvent apprĂ©cier Ă  la fois le mĂ©rite et la portĂ©e de cette opposition. Mais, prĂ©cisĂ©ment Ă  cause de ce caractĂšre d’opposition directe qui lui est propre, le veto absolu ne peut ĂȘtre exercĂ© que par un corps exĂ©cutif matĂ©riellement et moralement fort. Car il s’agit pour lui d’annuler une volontĂ© des reprĂ©sentans du pays, une volontĂ© explicite et complĂšte, qui n’a pu rĂ©unir la majoritĂ© des suffrages, dans le corps dont elle Ă©mane, qu’aprĂšsy avoir Ă©tĂ© mĂ»rement et longuement discutĂ©e ; et il s’agit de l’annuler au moment oĂč elle allait commencer Ă  produire son effet. U. 2 18 contrĂŽle bd corps exĂ©cutif. Ce qui fait la force matĂ©rielle du corps exĂ©cutif, c’est en partie la quantitĂ© absolue des moyens matĂ©riels mis Ă  la disposition du gouvernement, et en partie le plus ou le moins de concentration de ces moyens. Dans un vaste et riche pays, avec une administration entiĂšrement centralisĂ©e, le corps exĂ©cutif atteindra le plus haut degrĂ© possible de puissance matĂ©rielle. Quant Ă  la puissance morale, elle dĂ©rive soit de l’individualitĂ© mĂȘme des hommes qui exercent le pouvoir, soit des sentimens et des habitudes du peuple qui le leur a confiĂ©, soit enfin de la forme du corps exĂ©cutif. Toutes choses d’ailleurs Ă©gales, un fonctionnaire permanent obtient plus d’ascendant moral qu’un fonctionnaire temporaire. Les corps collectifs qui se renouvellent partiellement, et les corps successifs qui se renouvellent par l’hĂ©rĂ©ditĂ©, seront toujours mieux placĂ©s Ă  cet Ă©gard, qu’un fonctionnaire unique, Ă©lu pour un espace de temps dĂ©terminĂ©. La faiblesse des corps exĂ©cutifs est le vice capital de la plupart des constitutions de l’U- VETO. 19 nion AmĂ©ricaine. L’exercice du pouvoir n’est ni concentrĂ© entre leurs mains, ni facilitĂ© par des habitudes traditionnelles comme parmi les peuples de l’ancien monde. Et puis, c’est un individu, un gouverneur, Ă©lu pour quelques annĂ©es seulement, qui se trouve en prĂ©sence de lĂ©gislatures nombreuses et fortement constituĂ©es. Mais si le contrĂŽle du 2 ou- O verneur ne s’exerce que par un vote suspensif, les lĂ©gislateurs amĂ©ricains ont pourvu autrement au maintien des limites constitutionnelles qui sĂ©parent les attributions de chaque corps. En Suisse, les fonctions exĂ©cutives sont, confiĂ©es Ă  des corps collectifs Ă©lus par le corps lĂ©gislatif, et soumis en gĂ©nĂ©ral Ă  un renouvellement partiel; cependant, l’exiguitĂ© de la puissance matĂ©rielle dont ces corps sont revĂȘtus les rend impropres Ă  l’exercice du veto absolu. Dans la plupart des cantons ils n’ont pas mĂȘme le veto suspensif. Les monarchies constitutionnelles de l’Eu- rope ont toutes conservĂ© ou adoptĂ© le veto absolu; seulement, il semble parfois qu'elles 20 CONTROLE DD CORPS EXECUTIF. aient voulu en dissimule!’ la rudesse et voiler en quelque sorte l’opposition qu’il renferme sous des formes dubitatives et des expressions ambiguĂ«s. Le Roi s’avisera, » disent les monarques anglais lorsqu’ils refusent leur sanction Ă  un bill. — Le roi de Hollande se sert d’une formule Ă  peu prĂ©s semblable Le Roi dĂ©libĂ©rera. II. Le corps exĂ©cutif exerce l’initiative exclusive lorsqu’il a seul le droit de faire des propositions, c’est-Ă -dire de soumettre aux dĂ©libĂ©rations du corps lĂ©gislatif les questions sur lesquelles celui-ci est appelĂ© Ă  se prononcer. Sous cette forme le contrĂŽle ne se prĂ©sente plus' comme une opposition directe aux volontĂ©s du corps lĂ©gislatif, car il a justement pour effet d’empĂȘcber la manifestation lĂ©- sale et rĂ©suliĂšre de ces volontĂ©s. Que les ora- teurs de la lĂ©gislature expriment, quand l’occasion s’en prĂ©sente, ce qu’ils croient ĂȘtre le vƓu de l’assemblĂ©e sur une question non soumise Ă  ses dĂ©libĂ©rations, ce n’est jamais qu’une manifestation individuelle, Ă  laquelle INITIATIVE EXCLUSIVE. 21 la votation ne vient point attacher le caractĂšre de volontĂ© collective, Ă©manĂ©e de la majoritĂ© dn corps. L’initiative exclusive est donc plus facile Ă  exercer que le veto absolu, elle exige moins de force dans le corps qui l’exerce; mais, prĂ©cisĂ©ment par cette raison, elle est plus dangereuse ; il est plus Ă  craindre qu’on ne s’en serve pour arrĂȘter ou retarder la marche progressive de la lĂ©gislation et le dĂ©veloppement des institutions du pays. L’initiative exclusive est encore exercĂ©e par les Landralhs ou corps exĂ©cutifs des cantons dĂ©mocratiques de la SĂčisse ; mais elle ne l’est plus, que je sache, dans aucune constitution reprĂ©sentative actuellement en vigueur. On a partout accordĂ© au corps lĂ©gislatif le droit d’amendement sur les propositions du corps exĂ©cutif ; et, comme il est trĂšs-difficile, pour ne pas dire impossible, d’assigner des limites prĂ©cises Ă  ce droit, la portĂ©e et l’ef- ficacitc de celui d’initiative exclusive sont devenues tout-Ă -fait vagues et incertaines. Le, droit d’amendemenl dans le corps contrĂŽlĂ© 22 CONTROLE DU CORPS EXÉCUTIF. et l’initiative exclusive de la part du corps contrĂŽlant, sont logiquement incompatibles; ils le sont pratiquement dans une foule de cas; et alors, qu’arrive-t-il? C’est que le corps contrĂŽlant devient de plus en plus avare de son initiative, et qu’il s’abstient, non par conviction, non dans l’intĂ©rĂȘt du pays, mais pour ne pas rendre illusoire le contrĂŽle qu’il est chargĂ© d’exercer. Cumulera-t-on, pour obvier Ă  ce danger, le veto absolu avec l’initiative exclusive, ainsi que le faisait la Charte française de 1814, et que le font encore les constitutions de quelques Etats d’Allemagne, notamment celle du royaume de Wurtemberg? Mais un gouvernement assez fort pour faire usage du veto n’a pas besoin de l’initiative exclusive, et en la lui accordant, on s’expose Ă  paralyser entiĂšrement l’action du corps qui est appelĂ© Ă  reprĂ©senter l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, du corps qui doit imprimer Ă  la machine politique un mouvement progressif parallĂšle Ă  celui de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme. Si au contraire le gouvernement est trop faible pour user du veto, le cumul INITIATIVE EXCLUSIVE. 23 ne remĂ©die plus Ă  l’inconvĂ©nient que j’ai signalĂ©. La solution de cette question se trouve dans une distinction qu’on a en gĂ©nĂ©ral nĂ©gligĂ© de faire. On s’est mĂ©pris sur la portĂ©e du contrĂŽle Ă  exercer par le corps exĂ©cutif, en l’étendant au-delĂ  des lois constitutionnelles. Ce contrĂŽle en lui-mĂȘme n’est une garantie qu’autant qu’il doit avoir lieu dans l’intĂ©rĂȘt du pays, sinon il devient un rouage inutile et souvent dangereux. Or, comment est-il utile dans son application aux lois constitutionnelles ? C’est que les deux corps entre lesquels il s’établit sont rivaux, chacun d’eux Ă©tant intĂ©ressĂ© Ă  ce que la portion de pouvoir qu’il exerce ne soit pas diminuĂ©e par les empiĂštemens de l’autre. De cette rivalitĂ© rĂ©sulte une garantie, sinon pour le dĂ©veloppement , au moins pour le maintien de la constitution, en particulier pour le maintien du principe de la sĂ©paration des fonctions. La mĂȘme rivalitĂ© n’existe point Ă  l’égard des autres lois. Ici l’opposition du corps exĂ©cutif n’aura d’autre mobile que la convction ou 24 CONTROLE DU CORPS EXÉCUTIF. les intĂ©rĂȘts individuels des membres dont il se compose, et rien ne peut faire prĂ©sumer d’avance que cette conviction ou ces intĂ©rĂȘts seront conformes Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En un mot, le contrĂŽle est utile lĂ  oĂč les deux corps peuvent ĂȘtre mus par un intĂ©rĂȘt collectif en leur qualitĂ© de corps fonctionnans ; il ne l’est plus lĂ  oĂč l’intĂ©rĂȘt individuel domine ; et alors c’est la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif qui, seule, reprĂ©sente l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et nui doit seule Ă©tablir les lois gĂ©nĂ©rales que rĂ©clame cet intĂ©rĂȘt. Je conclus donc que le contrĂŽle du corps exĂ©cutif ne doit porter que sur les dĂ©cisions qui modifient directement ou indirectement la constitution, et qu’il ne doit s’exercer que sous la forme de veto absolu ou suspensif, parce que c’est la seule qui soit compatible avec l’exercice plein et entier du droit d’amendement sans lequel il n’y a pas de vĂ©ritable dĂ©libĂ©ration dans le corps lĂ©gislatif. On objectera peut-ĂȘtre que le contrĂŽle du corps exĂ©cutif a un autre but plus restreint, mais qui le rend nĂ©cessaire dans tons les cas, INITIATIVE EXCLUSIVE. 25 celui de retarder la marche du corps lĂ©gislatif, de le prĂ©munir contre les dangers de la prĂ©cipitation, et d’en appeler d’une assemblĂ©e mal informĂ©e Ă  une assemblĂ©e mieux informĂ©e. A cela, je rĂ©ponds qu’il n’est besoin ni du veto, ni de l’initiative exclusive pour atteindre ce but. Un rĂ©glement qui soumet chaque question Ă  plusieurs dĂ©bats, et qui prescrit le renvoi prĂ©alable de tous les objets im portans Ă  des commissions , suffit pour donner aux dĂ©libĂ©rations la lenteur nĂ©cessaire, et aux dĂ©cisions la maturitĂ© dĂ©sirable. Quant aux connaissances que les membres du corps exĂ©cutif peuvent acquĂ©rir dans l’exercice de leurs fonctions, loin d’en contester l’importance et l’utilitĂ©, j’avoue que je ne comprends pas comment il serait possible Ă  la lĂ©gislature de s’en passer. Je regarde donc comme tout-Ă -fait essentielle la prĂ©sence des membres du corps exĂ©cutif aux dĂ©libĂ©rations du corps lĂ©gislatif, avec voix consultative. Si l’administration est divisĂ©e en plusieurs dĂ©partemens dirigĂ©s par autant d’a- gens responsables, cc seront c'es agens, c’est- 26 > CONTRÔLE DU CORPS EXÉCUTIF. Ă -dire les ministres, qui devront ĂȘtre prĂ©sens» Les opinions sont d’accord en Europe sur la nĂ©cessitĂ© de cette prĂ©sence ; mais elles ne le sont pas sur les moyens de la rĂ©aliser. En Angleterre les ministres ne sont admis dans les deux Chambres qu’autant qu’ils en sont membres eux-mĂȘmes, et les choses s’arrangent de maniĂšre Ă  ce qu’ils entrent tous dans l’une ou dans l’autre. En France, les ministres sont aussi Ă©ligibles aux fonctions de pair ou de dĂ©putĂ©, et ils ont en outre le droit de prĂ©sence avec voix consultative dans les deux Chambres. Dans quelques cantons de la Suisse, en particulier dans ceux de Vaud et du Tessin, les membres du corps exĂ©cutif n’ont que le droit de prĂ©sence avec voix les constitutions reprĂ©sentatives en vigueur sur le continent adoptent l’un ou l’autre de ces trois systĂšmes. Les deux premiers sont Ă©videmment vicieux. De tous les moyens que l’on pouvait imaginer pour mettre les fonctionnaires exĂ©cutifs en communication directe avec la lĂ©gislature, le plus mauvais, sans contredit, c’était de les rendre Ă©li- INITIATIVE EXCLUSIVE. 87 gibles, et cette Ă©ligibilitĂ© devient absolument injustifiable lorsqu’elle se cumule avec le droit de prĂ©sence. Une seconde objection beaucoup plus spĂ©cieuse, que l’on peut Ă©lever contre l’application du contrĂŽle aux seules lois constitutionnelles, se tire de la difficultĂ© de distinguer ces lois d’avec les autres. Cette difficultĂ© existera, il est vrai, dans plusieurs cas; et comme les deux corps appelĂ©s Ă  la rĂ©soudre seront intĂ©ressĂ©s Ă  ce qu’elle soit rĂ©solue, l’un dans un sens, l’autre dans un sens opposĂ©, il en pourrait rĂ©sulter un conflit sans issue, si l’on ne recourait Ă  quelqu’un des moyens dont il sera parlĂ© dans les articles suivans. Cependant il faut bien que la distinction dont il s’agit soit en gĂ©nĂ©ral aisĂ©e Ă  faire, puisqu’elle est faite journellement par une foule d’assemblĂ©es lĂ©gislatives. En effet, il y a peu de constitutions reprĂ©sentatives dans lesquelles un mode de procĂ©der particulier ne soit prescrit d’avance pour la votation des lois constitutionnelles, et oĂč, par consĂ©quent, la lĂ©gislature ne soit appelĂ©e Ă  rĂ©soudre, sur 28 CONTROLE UK CORPS EXÉCUTIF. chaque projet de loi soumis Ă  la dĂ©cision, cette question prĂ©alable Le projet contient-il, ou non, des dispositions constitutionnelles ? III. Lorsque deux corps du gouvernement sont d'avi sopposĂ©s sur les questions de la politique intĂ©rieure ou extĂ©rieure du pays, ce dissentiment n’amĂšnera de vĂ©ritable lutte entr’eux qu’autant qu’ils seront appelĂ©s Ă  se contrĂŽler rĂ©ciproquement, mais alors la lutte sera inĂ©vitable. Elle aura lieu, quoique moins ostensiblement, dans le cas mĂȘme de l’initiative exclusive. Quoiqu’on lui ait assurĂ© en apparence une issue lĂ©gale, en fournissant Ă  l’un des corps le moyen d'empĂȘcher, a priori ou a posteriori , tous les actes de l’autre corps qu’il dĂ©sapprouverait, la lutte n’en subsistera pas moins tant que les majoritĂ©s de chacun d’eux seront animĂ©es du mĂȘme esprit, ou composĂ©es des mĂȘmes personnes. Qu’une telle lutte soit prĂ©judiciable aux intĂ©rĂȘts de l’État, c'est ce dont on ne saurait guĂšre douter. Eile affaiblit Ă  la longue l’ascendant moral du gouvernement ; clic soulĂšve les passions, introduit peu Ă  peu de POUVOIR DE DISSOLUTION. ‱2'. l’aigreur et de l’hostilitĂ© dans les rapports mutuels de deux corps. Établie d’abord sur un sçul point, elle s’étend bientĂŽt Ă  toutes les questions de lĂ©gislation et d’administration, et les fonctionnaires, exclusivement occupĂ©s de leurs intĂ©rĂȘts de corps, finissent par perdre de vue, dans l’exercice de leurs fonctions, l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dont la poursuite devrait ĂȘtre le but constant et unique de leurs efforts. Si chacun des corps dont il s’agit, ou l’un des deux seulement, est soumis Ă  un renouvellement partiel ou intĂ©gral Ă  des Ă©poques rapprochĂ©es , la lutte ne durera qu’autant qu’il le faudra pour Ă©veiller fortement l’opinion publique, et l’engager Ă  se prononcer par l’organe des Ă©lecteurs d’une maniĂšre qui assure le triomphe dĂ©finitif de l’un des deux systĂšmes. Au dĂ©faut d’un renouvellement frĂ©quent, on a gĂ©nĂ©ralement accordĂ© au corps exĂ©cutif le pouvoir de dissoudre le corps lĂ©gislatif, ce qui produit le mĂȘme effet. Le corps exĂ©cutif, en faisant usage de ce pouvoir, n’exerce pas prĂ©cisĂ©ment un contrĂŽle, 30 CONTRÔLE DU CORPS EXÉCUTIF. mais il en provoque l’exercice de la part d’un autre corps, c’est-Ă -dire de la masse des Ă©lecteurs. 11 cite la lĂ©gislature devant ce tribunal suprĂȘme qui juge entre elle et lui, et dont la sentence doit mettre finaux dĂ©bats, si du moins les institutions du pays sont favorables au dĂ©veloppement et Ă  la libre manifestation de l’opinion publique. Article II. — ContrĂŽle par nn second corps lĂ©gislatif. Le systĂšme reprĂ©sentatif, qui sera bientĂŽt de droit commun en Europe, a, comme chacun sait, une origine historique. Il dĂ©rive des institutions de ces peuples de race germanique, auxquels nous devons probablement de n’avoir pas Ă©tĂ© plongĂ©s pour des siĂšcles dans l’état d’immobilitĂ© intellectuelle et morale oĂč se trouvent encore aujourd’hui tant de nations de l’Orient, autrefois soumises comme nous Ă  la domination romaine. Le gouvernement de ces peuples Ă©tait dĂ©mocratique. L’autoritĂ© suprĂȘme lĂ©gislative appartenait Ă  l’assemblĂ©e de tous les hommes libres boni hommes , qui Ă©tait aussi appelĂ©e Ă  Ă©lire le CONTRÔLE d’on second corps lĂ©gislatif. 3t roi ou chef de la nation. Cet Ă©tat de choses fut profondĂ©ment modifiĂ© parles suites de la conquĂȘte, et en particulier par le rĂ©gime fĂ©odal ; mais il en resta toujours la participation des principaux citoyens Ă  l’exercice du pouvoir j participation totalement inconnue Ă  l’Orient, non moins Ă©trangĂšre Ă  la constitution du Bas-Empire, et qui, bornĂ©e comme elle l’était aux seuls grands feudataircs et au clergĂ©, ne laissa pas d’amener avec le temps les plus heureux rĂ©sultats. Ainsi, en Angleterre, Ă  aucune Ă©poque, pas mĂȘme sous le rĂšgne de Guillaume-le- ConquĂ©rant et de ses premiers successeurs, le souverain n’a pu se considĂ©rer comme un maĂźtre absolu, exerçant le pouvoir lĂ©gislatif sans contrĂŽle et mettant sa volontĂ© Ă  la place de la loi. L’existence lĂ©gale du parlement n’a jamais Ă©tĂ© interrompue, quoique son autoritĂ© de fait ait pu paraĂźtre nulle pendant de longs intervalles ; et lorsque, par l’émancipation des villes, et par les progrĂšs de l’industrie et de la richesse mobiliĂšre qui en furent Ă  la fois la cause et l’effet, un 32 CON'TKOLE tiers-Ă©tat se fut formĂ©, sa place dans l’organisation gouvernementale Ă©tait toute prĂ©parĂ©e; le parlement avait dĂ©jĂ  pleine vie, tant au fond qu’à la forme; c’était un tronc bien enracinĂ© dans le sol, auquel il ne s’agissait que d’enter une nouvelle branche. Cependant, le nouveau peuple, nĂ© en dehors de la hiĂ©rarchie fĂ©odale, et formĂ© de bourgeois et de propriĂ©taires libres, avait des habitudes, des mƓurs, des idĂ©es, et surtout des intĂ©rĂȘts, tellement distincts de ceux des grands propriĂ©taires, c’est-Ă -dire de la noblesse et du haut clergĂ©, que la pensĂ©e ne pouvait venir et ne vint en effet Ă  l’esprit d’aucun de ceux qui l’appelĂšrent Ă  une existence politique, de confondre la reprĂ©senta- tation des deux classes, de faire reprĂ©senter les communes par des lords, ou les lords par des bourgeois. Partout les villes et les lia- bitans libres des campagnes furent considĂ©rĂ©s comme un ordre Ă  part, qui devait avoir ses propres dĂ©putĂ©s tirĂ©s de son sein, et chargĂ©s exclusivement de reprĂ©senter les intĂ©rĂȘts de l’ordre. La sociĂ©tĂ© politique se composait d’un second corps lĂ©gislatif. 33 proprement non de deux, mais de quatre classes distinctes la haute noblesse , le clergĂ©, les bourgeois des villes et les paysans libres ; et ces diffĂ©rentes classes furent quelquefois reprĂ©sentĂ©es sĂ©parĂ©ment ; le plus souvent, on confondit la quatriĂšme avec la troisiĂšme. Mais ce qui distinguait essentiellement les seigneurs et les ecclĂ©siastiques, c’est qu’ils Ă©taient appelĂ©s Ă  l’exercice du pouvoir en vertu de leur qualitĂ©, et non par dĂ©lĂ©gation comme les dĂ©putĂ©s des autres classes. Cette reprĂ©sentation par Ă©tats Ă©tait une consĂ©quence nĂ©cessaire de l’organisation sociale. Elle constitue un systĂšme reprĂ©sentatif que j’appellerai historique , pour le distinguer du systĂšme reprĂ©sentatif philosophique dont les Ă©lĂ©mens ne sont puisĂ©s que dans les faits sociaux universels, c’est-Ă - dire dans la notion abstraite de l’association politique. Elle conduisait, non pas nĂ©cessairement, mais naturellement Ă  la division du corps lĂ©gislatif en deux ou plusieurs assemblĂ©es distinctes. Il y en eut quatre en il. 3 34 CONTROLE SuĂšde, deux en Angleterre, trois dans la plupart des autres États. La source historique, la premiĂšre cause de la division du corps lĂ©gislatif en deux chambres, est donc tout entiĂšre dans l’organisation sociale au sein de laquelle le rĂ©gime reprĂ©sentatif est nĂ© en Europe. Des circonstances favorables ayant amenĂ© ce rĂ©gime Ă  un perfectionnement progressif en Angleterre, tandis qu’il pĂ©rissait partout ailleurs, c’est aussi en Angleterre qu’est nĂ©e et que s’est insensiblement dĂ©veloppĂ©e la doctrine philosophique du gouvernement reprĂ©sentatif ; mais elle s’y est dĂ©veloppĂ©e en vue du droit constitutionnel anglais et parallĂšlement avec lui, d’oĂč est rĂ©sultĂ©e une influence rĂ©ciproque du droit sur la doctrine et de la doctrine sur le droit. La doctrine a modifiĂ© le droit en en faisant complĂštement disparaĂźtre le principe de la reprĂ©sentation par Ă©tats. Un membre de la chambre des Communes, ou mĂȘme de celle des Lords, n’est plus le mandataire d’un ordre distinct, mais le reprĂ©sentant de la nation d’un second corps lĂ©gislatif. 35 entiĂšre, appelĂ© Ă  voter dans le sens de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. RĂ©ciproquement, la doctrine s’est façonnĂ©e sur les formes du droit; elle a trouvĂ© une place dans la thĂ©orie pour tout ce qu’elle n’a pu supprimer en pratique ‱ elle a fait de la Chambre haute un contre-poids destinĂ© Ă  maintenir l’équilibre entre le roi et le peuple, et Ă  rĂ©gler la marche du systĂšme en retardant au besoin les mouvemens trop rapides de l’élĂ©ment populaire, et en opposant Ă  l’arbitraire royal une barriĂšre insurmontable. Toutes ces notions Ă©taient absolument inconnues Ă  la premiĂšre formation du parlement, et n’ont exercĂ© aucune influence sur la sĂ©paration des deux Chambres. Lorsqu’ensuite la doctrine a reçu de nouvelles applications hors de l’Angleterre, lorsqu’elle a pu ĂȘtre Ă©laborĂ©e par les publicistes du continent, elle n’a point Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©e des formes dont elle s’était revĂȘtue. C’est dans le gouvernement anglais que Montesquieu voit le type du systĂšme reprĂ©sentatif ; c’est Ă  la constitution anglaise que les Etats de l’Union amĂ©ricaine ont empruntĂ© les formes extĂ©rieu- 36 CONTROLE res de leurs gouvernemens. La triarchie est devenue enfin, pour certains publicistes, un des traits caractĂ©ristiques du gouvernement reprĂ©sentatif ; c’est par lĂ , selon eux, qu’il se distingue de la dĂ©mocratie dans laquelle le pouvoir lĂ©gislatif est exercĂ© tout entier par l’assemblĂ©e des reprĂ©sentans du peuple. Ce fut l’assemblĂ©e Constituante de France qui conçut, dĂ©veloppa et popularisa pour la premiĂšre fois la doctrine pure du systĂšme reprĂ©sentatif. Elle la rĂ©alisa autant que les circonstances le permettaient, et son Ɠuvre fut continuĂ©e par les assemblĂ©es qui lui succĂ©dĂšrent. Les armĂ©es françaises l’importĂšrent, et l’appliquĂšrent ensuite partout oĂč la victoire les conduisit. Mais aucune des constitutions mises en vigueur pendant cette pĂ©riode n’a subsistĂ© jusqu’au temps prĂ©sent; aucune mĂȘme n’a joui d’une existence assez longue pour qu’il soit possible d’apprĂ©cier les rĂ©sultats pratiques du systĂšme. Je ne suis point entrĂ© dans les dĂ©veloppe- mens qui prĂ©cĂšdent pour rĂ©futer la thĂ©orie des deux Chambres, mais seulement pour d’en second corps lĂ©gislatif. 37 rĂ©duire Ă  nĂ©ant l’argument d’autoritĂ© dont on l’a souvent Ă©tayĂ©e. L’auteur d’un ouvrage, qu’on peut appeler classique, sur les constitutions amĂ©ricaines 1 , regarde l’uniformitĂ© de ces constitutions, relativement au point dont il s’agit, comme une dĂ©monstration complĂšte qui met dĂ©sormais cette thĂ©orie Ă  l’abri de toute contestation. Pourquoi ne dirait-on pas la mĂȘme chose de toutes les autres piĂšces du bagage britannique dont les institutions des États-Unis sont encore encombrĂ©es ? Les antĂ©cĂ©dens historiques, d’une valeur immense pour l’homme d’État et le lĂ©gislateur pratique, sont absolument nuis sous le point de vue purement scientifique. Ce n’est pas dans les antĂ©cĂ©dens que la science doit puiser aucun de ses principes dirigeans ; se sont les antĂ©cĂ©dens au contraire qui nĂ©cessitent dans chaque cas particulier certaines dĂ©viations de ces principes et qui en modifient de mille maniĂšres l’application. 1 M. de Tocqueville. 38 CONTROLE En Allemagne, nous trouvons toute une famille, et une famille nombreuse, de gou- vernemens reprĂ©sentatifs historiques stĂ n- dische Verfassung, oĂč la reprĂ©sentation par États est en pleine vigueur. La Suisse, d’un autre cĂŽtĂ©, nous offre Ă  peu prĂšs une vingtaine de constitutions, dans lesquelles une lĂ©gislature unique se trouve en prĂ©sence d’un corps exĂ©cutif collectif. VoilĂ  deux sĂ©ries nouvelles de faits uniformes, qui diffĂšrent essentiellement de ceux que l’AmĂ©rique nous fournit, et qui pourraient Ă  aussi juste titre ĂȘtre pris pour fondemens de thĂ©ories incontestables , si l’histoire ne se chargeait pas de les rĂ©duire Ă  leur juste valeur. En Allemagne et en Suisse, comme en Angleterre et dans les ci-devant colonies anglaises, il faut distinguer soigneusement la doctrine d’avec les formes du droit positif. La doctrine, en se dĂ©veloppant, est devenue jusqu’à un certain point uniforme, parce qu’elle puise partout Ă  la mĂȘme source les principes gĂ©nĂ©raux et les raisonnemens dont elle fait usage. A quelques exceptions prĂšs, toutes les constitutions d’un second corps lĂ©gislatif. 39 reprĂ©sentatives aujourd’hui en vigueur admettent, les unes expressĂ©ment, les autres tacitement, le principe de la reprĂ©sentation philosophique, et la nĂ©cessitĂ© de soumettre le corps lĂ©gislatif Ă  un contrĂŽle permanent. Quant aux formes du droit positif de l’Allemagne et de la Suisse, elles se retrouvent tout entiĂšres dans les constitutions territoriales et municipales de l’empire d’Allemagne, telles qu’elles existaient dĂ©jĂ  au xiv e siĂšcle. La rĂ©action de ces formes sur le dĂ©veloppement de la doctrine dans chaque contrĂ©e particuliĂšre est encore sensible, il est vrai, mais elle tend Ă  diminuer avec le progrĂšs et la diffusion des lumiĂšres. C’est aux publicistes qui Ă©tudient la lĂ©gislation constitutionnelle comme science, c’est-Ă -dire sans aucune vue d’application immĂ©diate, Ă  la dĂ©gager de l’influence des faits, pour l’amener par degrĂ©s Ă  l’état de doctrine purement philosophique. AprĂšs avoir ainsi dĂ©blayĂ© le terrain sur lequel la question doit ĂȘtre posĂ©e, il reste Ă  la rĂ©soudre, car elle est encore entiĂšre, et il serait beaucoup moins raisonnable de con-» 40 CONTRÔLE damner une institution a priori Ă  cause de son caractĂšre traditionnel, que de l’approuver par cet unique motif. Si les deux corps lĂ©gislatifs sont en tout Ă©gaux l’un Ă  l’autre, Ă©gaux par le nombre, par la condition, par le mode d’élimination de leurs membres, il n’y aura aucune rivalitĂ© d’intĂ©rĂȘts entr’eux, et dĂšs-lors aucun contrĂŽle de l’un sur l’autre. Les empiĂštemens, les abus de pouvoir commis par l’un des deux profiteront Ă  l’autre, soit parce qu’ils lui seront applicables, soit parce que rien n’empĂȘchera le transfert de ses membres dans le premier. Cependant, il en rĂ©sultera, de fait, dans certains cas, une espĂšce de contrĂŽle dont je n’ai point encore parlĂ©, le contrĂŽle de la minoritĂ©. En effet, supposons qu’une lĂ©gislature de 200 membres soit partagĂ©e en deux corps de 100 membres chacun. Avant le partage, il fallait une majoritĂ© de 101 membres pour faire rejeter une proposition; aprĂšs le partage , il pourra suffire d’une minoritĂ© de 51, pourvu qu’elle se trouve tout entiĂšre dans l’un des deux corps. Mais ce contrĂŽle est vi- d’un second corps lĂ©gislatif. 41 cieux, en ce que son efficacitĂ© dĂ©pend d’une circonstance fortuite, c’est-Ă -dire de la maniĂšre dont la minoritĂ© se trouve distribuĂ©e entre les deux corps. Ce sera un contrĂŽle fortuit, et non un contrĂŽle intelligent. Si les deux corps sont inĂ©gaux en nombre, Ă©gaux sous tout autre rapport, la faiblesse relative du moins nombreux suffirait dĂ©jĂ  pour le rendre impropre au contrĂŽle. S’il l’exerce rĂ©ellement dans certains cas, ce sera au moyen d’une si petite minoritĂ©, qu’on ne saurait sans danger s’exposer Ă  une telle chance. Si la lĂ©gislature que j’ai supposĂ©e Ă©tait partagĂ©e en deux corps, l’un de 150, l’autre de 50 membres, il suffirait de 26 voix pour faire rejeter une proposition; 26 membres corrompus, ou mus par des intĂ©rĂȘts de catĂ©gories, pourraient paralyser la volontĂ© de 174 membres! J’ai raisonnĂ© jusqu’à prĂ©sent sur de pures hypothĂšses. En pratique, les deux corps lĂ©gislatifs sont toujours composĂ©s d’une maniĂšre diffĂ©rente, mĂȘme dans les pays oĂč ils sont l’un et l’autre Ă©lectifs ; de sorte qu’il 42 CONTRÔLE existe entr’eux rivalitĂ© de corps et rivalitĂ© individuelle. Les membres de la Chambre haute, occupant une position supĂ©rieure, ne dĂ©sirent point, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, ĂȘtre transfĂ©rĂ©s dans l’autre Chambre. La Chambre haute, ainsi composĂ©e, devient apte Ă  exercer un contrĂŽle. Ce contrĂŽlĂ© sera-t-il avantageux ? c’est une autre question. Remarquons d’abord que la Chambre haute, par sa composition mĂȘme, est toujours plus ou moins prĂ©occupĂ©e d’intĂ©rĂȘts de catĂ©gories. La majoritĂ© qui exercera le contrĂŽle ne saurait donc manquer d’opposer frĂ©quemment son veto Ă  des actes conformes Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cet inconvĂ©nient est-il compensĂ© par les avantages supĂ©rieurs? voilĂ  ce qu’il nous reste Ă  examiner. Dans toute association politique en voie de progrĂšs il se forme trois intĂ©rĂȘts, ou trois groupes d’intĂ©rĂȘts distincts, entre lesquels la nation se partage suivant des proportions variables. Ces trois groupes d’intĂ©rĂȘts correspondent aux trois rĂ©gions dans lesquelles on peut diviser une pĂ©riode quelconque de d’un second coups lĂ©gislatif. 43 progrĂšs, le passĂ©, le prĂ©sent et l’avenir. Les catĂ©gories qui profitaient du passĂ©, celles qui profitent du prĂ©sent et celles qui ont besoin de l’avenir, forment trois partis dont l’existence, et par consĂ©quent l’hostilitĂ© rĂ©ciproque, est une consĂ©quence inĂ©vitable du fait mĂȘme d’un progrĂšs, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait dans chacun d’eux quelques hommes animĂ©s d’une conviction purement dĂ©sintĂ©ressĂ©e. Dans une sociĂ©tĂ© stationnaire , il peut n’y avoir que deux partis, il peut n’y en avoir qu’un ; dans un État progressif il y en a nĂ©cessairement trois. Quelques noms qu’il leur plaise de se donner mutuellement, ils prĂ©sentent partout le mĂȘme caractĂšre, sont animĂ©s des mĂȘmes tendances, agissent dans le mĂȘme esprit. Le Torysme, le Wiggisme, le Radicalisme sont des Ă«lĂ©mens, je le rĂ©pĂšte, inĂ©vitables dans toute nation qui marche en avant, c’est-Ă - dire, dont les institutions et les lois ont Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©veloppĂ©es et perfectionnĂ©es. Cet Ă©tat de choses Ă©tant donnĂ©, pour que le progrĂšs continue, il faut que les intĂ©rĂȘts 44 COM TliOLE d’avenir conservent leur prĂ©pondĂ©rance, et qu’ils pĂ©nĂštrent en plus ou moins grande proportion, soit directement, soit indirectement, dans tous les corps qui composent le gouvernement ; directement, par l’introduction de leurs reprĂ©sentans, indirectement, par l’exercice des droits Ă©lectoraux et du pouvoir de l’opinion. Or, chaque nouveau progrĂšs , chaque modification nouvelle apportĂ©e dans les lois, et surtout dans les lois politiques du pays, tend Ă  augmenter la masse des intĂ©rĂȘts du passĂ©, aux dĂ©pens de celle des intĂ©rĂȘts d’avenir. Plus le progrĂšs sera rapide, plus sera sensible ce rĂ©sultat; et il arrivera un moment oĂč les intĂ©rĂȘts du passĂ©, recouvrant la prĂ©pondĂ©rance, entraĂźneront le gouvernement dans une marche rĂ©trograde. Le progrĂšs dĂ©finitif ne s’opĂ©rera donc que par des oscillations successives, accompagnĂ©es de secousses, et par consĂ©quent de trouble et d’insĂ©curitĂ©. Rien ne saurait ĂȘtre plus fatal Ă  un pays que cette marche saccadĂ©e qui ne laisse Ă  aucune institution le temps de prendre racine, Ă  aucune innova- d’un second corps lĂ©gislatif. 45 tion le moyen de se justifier par ses rĂ©sultats, et qui surtout empoisonne tous les avantages, toutes les jouissances que nous recherchons dans le lien social, par une menace incessante de perturbation et de dĂ©sordre. Supposons un corps lĂ©gislatif unique, soumis seulement au contrĂŽle du corps exĂ©cutif. C’est dans ce dernier que se concentreront surtout les intĂ©rĂȘts du prĂ©sent, puisqu’à lui appartient l’exercice immĂ©diat du pouvoir social. Les trois espĂšces d’intĂ©rĂȘts seront rĂ©unies dans la lĂ©gislature, et reprĂ©sentĂ©es par des fractions Ă©gales Ă  celles qu’elles occupent dans le pays mĂȘme. Tant que la majoritĂ© restera aux intĂ©rĂȘts d’avenir, le progrĂšs continuera. Le contrĂŽle du corps exĂ©cutif pourra l’arrĂȘter quelque temps; il en pourra rĂ©sulter un conflit plus ou moins prolongĂ©, et puis une dissolution de l’un ou de l’autre corps ; mais si les intĂ©rĂȘts d’avenir sont encore en majoritĂ© dans le pays, c’en est fait dĂ©sormais du contrĂŽle; toutes les digues seront renversĂ©es, et le char de l’État roulera sans obstacles sur une pente rapide jusqu’à 46 CONTROLE ce que les intĂ©rĂȘts du passĂ©, accumulĂ©s devant lui, se rallient, comptent leurs reprĂ©sentans, et, se sentant supĂ©rieurs, opposent une rĂ©sistance d’autant plus violente et plus insurmontable qu’ils auront Ă©tĂ© plus long-temps refoulĂ©s et opprimĂ©s. Alors, la rĂ©trogradation devient inĂ©vitable, car les reprĂ©sentans du parti le plus fort entreront en majoritĂ© dans le seul corps lĂ©gislatif qui leur soit ouvert , et le contrĂŽle de l’exĂ©cutif sera aussi impuissant contre leurs efforts soutenus et prolongĂ©s qu’il l’aura Ă©tĂ© contre ceux du parti contraire. Imaginez maintenant un second corps lĂ©gislatif , sans le consentement duquel aucun acte du premier ne puisse avoir force de loi. Composez ce corps de maniĂšre que les intĂ©rĂȘts du passĂ© y soient reprĂ©sentĂ©s en beaucoup plus forte proportion que dans l’autre, et que les hommes d’avenir y aient cependant accĂšs, et puissent y faire majoritĂ©, lorsque leur parti sera en grande majoritĂ© dans le pays et dans la premiĂšre lĂ©gislature. N’est-il pas Ă©vident que ce nouveau corps, en ralentissant habi- d’un second corps lĂ©gislatif. 47 tĂŒellement par son contrĂŽle la marche du premier et par consĂ©quent le progrĂšs social, retardera aussi l'accroissement du parti conservateur, et empĂȘchera que ce parti ne puisse devenir dominant et obtenir la majoritĂ© , soit dans le pays, soit dans la lĂ©gislature ? D’un autre cĂŽtĂ©, en ouvrant aux intĂ©rĂȘts du passĂ© une sphĂšre d’activitĂ© spĂ©ciale, il leur ferme Ă  peu prĂšs celle dans laquelle ils pourraient devenir dangereux. Il n’y aura presque plus de chance pour que les hommes de ce parti entrent en majoritĂ© dans le premier corps lĂ©gislatif, et qu’ils impriment aux actes du gouvernement une tendance rĂ©trograde. Le progrĂšs sera lent, mais il sera sĂ»r. Chaque pas fait en avant sera dĂ©cisif pour l’avenir ; chaque amĂ©lioration sera une conquĂȘte dĂ©finitive et irrĂ©vocable. Un sentiment de sĂ©curitĂ© accompagnera la jouissance de tous les avantages sociaux, l’exercice de tous les droits ; et, les partis se balançant toujours, et gardant entr’eux les mĂȘmes proportions, les opinions politiques ne seront point flottantes au grĂ© des intĂ©rĂȘts ; 48 CONTROLE on ne verra point les mĂȘmes hommes, tantĂŽt conservateurs, tantĂŽt progressifs, changer de principes du jour au lendemain. En acquĂ©rant de la fixitĂ©, les opinions acquerront de la force ; leur influence sur les actes du gouvernement deviendra plus constante et plus rĂ©guliĂšre. Mais pour qu’une Chambre haute soit propre Ă  jouer le rĂŽle que je viens de lui assigner, il faut quelle remplisse certaines conditions. Et d’abord, il faut qu’elle soit Ă  la fois modĂ©rante et absorbante, c’est-Ă -dire qu’elle retarde le mouvement progressif, et qu’elle absorbe les hommes Ă  tendances rĂ©trogrades. Pour cela, il faut qu’elle soit composĂ©e tout autrement que la lĂ©gislature proprement dite; il faut qu’elle reprĂ©sente les intĂ©rĂȘts du passĂ©, et qu’elle soit toujours ouverte aux hommes de ce parti. En second lieu, il faut qu’elle soit rĂ©duite Ă  un pur contrĂŽle sur les actes Ă©manant de l’autre Chambre, qui est et demeure le seul vĂ©ritable corps lĂ©gislatif. La Chambre haute n’a que faire de l’initiative ; son rĂŽle n’est pas d’un second corps lĂ©gislatif. 49 de pousser, mais de retenir. Elle doit faire l’office du volant ou du pendule dans une machine, non celui de la force motrice. Au surplus, ce contrĂŽle ne doit pas ĂȘtre un veto pur et simple, ni ĂȘtre restreint aux lois constitutionnelles, car alors la Chambre se trouverait rĂ©duite Ă  un rĂŽle trop secondaire. Elle serait sans pouvoir et sans influence dans les cas oĂč elle devrait agir, si elle n’exerçait pas ce pouvoir et cette influence sur tous les actes du gouvernement. Elle perdrait bientĂŽt ce pouvoir et cette influence si elle Ă©tait obligĂ©e, pour les exercer, de repousser d’emblĂ©e une loi dont elle n’approuverait pas toutes les dispositions. Mais si elle amende les propositions qui lui seront soumises, il faudra que ces amendemens soient ensuite adoptĂ©s par l’autre Chambre * En troisiĂšme lieu, il faut que la Chambre haute soit entiĂšrement indĂ©pendante du corps exĂ©cutif, autrement celui-ci acquerrait un ascendant exorbitant sur la lĂ©gislature entiĂšre , et l’on pourrait voir les institutions du pays altĂ©rĂ©es ou faussĂ©es dans l’application II. 4 50 CONTROLE au profit, non de ceux qui ont gouvernĂ© antĂ©rieurement et qui regrettent une position perdue, mais de ceux qui gouvernent actuellement et qui aspirent Ă  la conservation et Ă  l’augmentation de leur pouvoir. QuatriĂšmement, il est nĂ©cessaire que le corps lĂ©gislatif renferme les Ă©lĂ©mens les plus progressifs de l’opinion, qu’il soit accessible aux hommes d’avenir surtout, et qu’il contienne au besoin les nuances les plus avancĂ©es, les plus extrĂȘmes de ce parti. Ce corps joue le rĂŽle de force motrice ; c’est le ressort qui fait aller la machine ; or, une fois que cette machine est pourvue d’un rĂ©gulateur, on peut sans danger, on doit mĂȘme laisser Ă  la force motrice toute l’énergie dont elle est susceptible. Enfin, la Chambre haute ne doit pas ĂȘtre inaccessible non plus Ă  ces intĂ©rĂȘts d’avenir ; il faut qu’elle puisse recevoir dans son sein les hommes de ce parti, lorsqu’il est en grande majoritĂ© dans la nation, ou du moins qu’elle en subisse l’influence et qu’elle pbĂ©isse aux manifestations prolongĂ©es de l’o- d’un second corps lĂ©gislatif. 51 - pinion gĂ©nĂ©rale. Un corps qui serait invariablement animĂ© de tendances rĂ©trogrades, et qui opposerait une rĂ©sistance opiniĂątre Ă  tout progrĂšs ultĂ©rieur, amĂšnerait tĂŽt ou tard un conflit sans issue entre les partis opposĂ©s; il faudrait que le plus nombreux triomphĂąt en abusant de sa force matĂ©rielle, ou que la constitution fĂ»t changĂ©e et l’équilibre rompu dans un sens ou dans l’autre. Si le pendule est immobile ou d’un poids trop considĂ©rable, la machine ne sera pas rĂ©glĂ©e, mais arrĂȘtĂ©e ; alors, ou la force motrice se dĂ©truira et s’épuisera en vains efforts, ou elle surmontera la rĂ©sistance qu’elle rencontre, en brisant la machine elle-mĂȘme. Telle est la thĂ©orie de l’équilibre des pouvoirs ou de la triarchie parlementaire, dont la constitution anglaise a fourni les premiers Ă©lĂ©mens, et qui a reçu de si nombreuses applications sur le continent. On est forcĂ© de reconnaĂźtre qu elle est jusqu’à un certain point rationnelle, c’est-Ă -dire qu’elle est basĂ©e sur des faits gĂ©nĂ©raux qui rĂ©sultent de la nature mĂȘme de l’association politique. On doit con- ‱52 CONTROLE venir aussi que l’utilitĂ© d’une Chambre haute, dans certaines circonstances donnĂ©es, a Ă©tĂ© confirmĂ©e par mainte expĂ©rience. Cette utilitĂ© s’est manifestĂ©e quelquefois d’une maniĂšre que la thĂ©orie ne fait pas prĂ©voir au premier coup-d’Ɠil. On a vu la Chambre haute, en plus d’une occasion, opposer son veto Ă  des lois Ă©manĂ©es de la lĂ©gislature et dont la tendance rĂ©trograde paraissait Ă©vidente. Les rĂŽles Ă©taient changĂ©s. Le corps progressif reniait les intĂ©rĂȘts d’avenir, et c’étaient les reprĂ©sentans du passĂ© qui se chargeaient de les protĂ©ger. Voici l’explication de ce fait. La Chambre haute, lorsqu’elle est indĂ©pendante du corps exĂ©cutif, lui est toujours hostile, car c’est lui qui jouit actuellement et pleinement de l’état de choses Ă©tabli; il est Ă  ses yeux la personnification de ce prĂ©sent qui a succĂ©dĂ© immĂ©diatement au passĂ© qu’elle regrette. D’un autre cĂŽtĂ©, les membres dont elle se compose, s’ils ont perdu l’espoir de voir leur catĂ©gorie recouvrer ses privilĂšges, sa supĂ©rioritĂ©, en un mot ses avantages an- 53 d’un second corps lĂ©gislatif. teneurs, ont reçu pourtant de la constitution actuelle une position Ă©levĂ©e , une influence directe sur la politique du pays. Le maintien de cette constitution est donc devenu leur intĂ©rĂȘt dominant, leur affaire principale. La position des pairs hĂ©rĂ©ditaires est telle que tout changement de la constitution qui ne consiste pas dans le rĂ©tablissement complet du passĂ©, et non-seulement des lois du passĂ©, mais des mƓurs et de l’organisation sociale dont ces lois Ă©taient accompagnĂ©es et soutenues, leur offre plus de dangers que d’avantages. De lĂ , leur rĂ©sistance Ă  des actes qui Ă©manaient d’une lĂ©gislature corrompue, et qui, sans amĂ©liorer en rien la position lĂ©gale des membres de la Chambre haute, favorisaient surtout les abus du pouvoir et les em- piĂštemens du corps exĂ©cutif, heurtaient violemment l’opinion gĂ©nĂ©rale du pays, et compromettaient ainsi doublement l’existence de la constitution. Au reste, nulle part la thĂ©orie n’a Ă©tĂ© appliquĂ©e dans toute sa puretĂ©, c’est-Ă -dire avec les cinq conditions que j’ai signalĂ©es. 54 CONTRÔLE Ainsi, la Chambre haute n’a jamais Ă©tĂ© entiĂšrement privĂ©e de l’initiative ; rarement elle a Ă©tĂ© mise en prĂ©sence d’une lĂ©gislature qui reprĂ©sentĂąt complĂštement les intĂ©rĂȘs d’avenir. Quant aux autres conditions, elles dĂ©pendent de la composition de la Chambre haute, et l’on peut rapporter Ă  trois chefs les diffĂ©rais systĂšmes Ă©tablis Ă  cet Ă©gard, savoir l’élimination par hĂ©rĂ©ditĂ©, l’élimination par Ă©lection du corps exĂ©cutif, l’élimination par Ă©lection populaire. I. L’élimination par hĂ©rĂ©ditĂ© est dĂ©finitive, ou seulement prĂ©alable, suivant qu’elle confĂšre immĂ©diatement les fonctions ou seulement l’ëgibilitĂ© Ă  ces fonctions. L’un et l’autre systĂšme remplissent admirablement la premiĂšre condition et la troisiĂšme, mais ils sont beaucoup moins propres Ă  remplir la cinquiĂšme, surtout celui de l’élimination dĂ©finitive. Dans une chambre hĂ©rĂ©ditaire et inamovible, il se dĂ©veloppe un esprit de corps dont l’énergie suffit trop souvent pour neutraliser l’action puissante de l’opinion publique; et, comme cette chambre est inac- 1 UN SECOND CORPS LEGISLATIF. 55 cessible aux hommes d’avenir, il peut arriver qu’au lieu de se borner Ă  modĂ©rer la marche du progrĂšs, elle s’obstine Ă  l’arrĂȘter complĂštement. D’ailleurs, les privilĂšges hĂ©rĂ©ditaires sont un Ă©lĂ©ment historique. Tant qu’ils conservent ce caractĂšre, tant qu’ils se lient par une chaĂźne non interrompue avec tout l’ensemble des institutions du pays, on peut les voir se maintenir puissans et respectĂ©s au milieu du progrĂšs des idĂ©es, et en dĂ©pit des doctrines les plus philosophiques. Une fois dĂ©pouillĂ©s de ce caractĂšre et du prestige qui s’y rattachait, ils n’excitent plus que mĂ©pris et antipathie; c’en est fait de leur ascendant moral ; il ne dĂ©pend plus du lĂ©gislateur de le leur rendre, ni d’eux-mĂȘ- mes de le recouvi'er. Quant Ă  leur puissance matĂ©rielle, le dĂ©veloppement Ă©conomique des nations, par sa tendance inĂ©vitable Ă  mobiliser la richesse, ne tarderait pas Ă  y mettre fin, et c’est ainsi que pĂ©riront les lĂ©gislatures hĂ©rĂ©ditaires dans les pays oĂč leur ascendant moral aurait pu se conserver intact. L’existence d’une aristocratie moralement 56 et matĂ©riellement puissante Ă©tant supposĂ©e, la Chambre haute devient d’une nĂ©cessitĂ© absolue, car elle offre le seul moyen de rendre inoffensive la participation inĂ©vitable de ces privilĂ©giĂ©s au gouvernement du pays. II. L’élimination par le corps exĂ©cutif est si Ă©videmment contraire Ă  tous les principes que je ne m’y arrĂȘterai pas long-temps. On aura beau rendre les fonctions inamovibles, restreindre les choix par des catĂ©gories lĂ©gales, jamais on ne trouvera dans ce mode d’élimination une garantie d’aptitude morale. Or, c’est lĂ  ce qu’il importe surtout de donner Ă  une Chambre haute; c’est l’indĂ©pendance qui forme son caractĂšre le plus essentiel. Une Chambre ainsi Ă©liminĂ©e n’est plus propre Ă  remplir le rĂŽle de rĂ©gulateur. Il n’y a plus de place pour elle dans la thĂ©orie. C’est un corps dont l’esprit, la tendance, et par consĂ©quent aussi l’utilitĂ©, dĂ©pendent de circonstances fortuites qui Ă©chappent Ă  toute prĂ©vision. En Angleterre, et dans les monarchies constitutionnelles de l’Allemagne oĂč il existe une Chambre haute, le prince, peut y adjoin- d’un second corps lĂ©gislatif. 57 dre de nouveaux membres auxquels il confĂšre la pairie, soit hĂ©rĂ©ditaire, soit Ă  vie. Ce droit est alors considĂ©rĂ© comme un moyen de remĂ©dier Ă  l’inflexibilitĂ© d’une chambre hĂ©rĂ©ditaire, et de la forcer Ă  suivre, tout en le modĂ©rant, le mouvement progressif de la lĂ©gislature. Le nombre des pairs Ă  vie que le prince peut nommer est quelquefois limitĂ©. En BaviĂšre, par exemple, il ne doit pas excĂ©der le tiers de celui des pairs hĂ©rĂ©ditaires. Quant Ă  ceux-ci, comme ils acquiĂšrent une indĂ©pendance complĂšte, dĂšs la seconde gĂ©nĂ©ration, il importe toujours au prince de ne pas en augmenter le nombre indĂ©finiment, puisqu’il courrait risque de rendre son droit illusoire pour l’avenir. III. Le systĂšme de l’élimination par Ă©lection est le seul qui puisse se prĂȘter, dans l’application, Ă  toutes les exigences de la thĂ©orie. Le progrĂšs, au moins dans les sociĂ©tĂ©s d’organisation europĂ©enne, quelles que soient les causes sous l’influence desquelles il s’opĂšre, a pour tendance uniforme d’amener la division et la mobilisation des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres, et d’élever la richesse mobiliĂšre d’a- 58 CONTROLE bord, et ensuite le travail qui la produit, au niveau de la propriĂ©tĂ©. C’est donc dans la propriĂ©tĂ© fonciĂšre, surtout dans la grande propriĂ©tĂ©, que se concentrent les intĂ©rĂȘts du passĂ© ; ce sont les grands propriĂ©taires qui en sont les vĂ©ritables reprĂ©sentais. On les Ă©liminera au moyen d’un cens Ă©lectoral fort Ă©levĂ©, pour lequel l’impĂŽt foncier fournira une base commode, et qui servira en mĂȘme temps de cens d’éligibilitĂ©. On s’assurera de l’indĂ©pendance des Ă©lus par la durĂ©e temporaire des fonctions et par leur incompatibilitĂ© avec toute autre fonction exĂ©cutive ou judiciaire. Un sĂ©nat ainsi composĂ© remplirait ad' mirableinent le rĂŽle que doit remplir une Chambre haute, pourvu que le corps lĂ©gislatif fĂ»t composĂ© d’aprĂšs les principes exposĂ©s dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, c’est- Ă -dire qu’il ne fĂ»t pas envahi lui-mĂȘme par les grands propriĂ©taires ; et il serait bien plus facile de les en Ă©carter lorsqu’on leur assignerai tune sphĂšre d’activitĂ© propre,une influence lĂ©gale et impartagĂ©c sur la lĂ©gislation et la politique du pays. D’un autre cĂŽtĂ©, comme I’u second corps LÉGISLATIF. 59 les sĂ©nateurs ne formeraient point un corps inamovible, n’appartiendraient point Ă  une caste fermĂ©e, et ne jouiraient point d’un privilĂšge exclusif ni hĂ©rĂ©ditaire, le sĂ©nat ne serait absolument inaccessible ni aux hommes d’avenir, ni Ă  l’influence de l’opinion publique, ni au vƓu bien prononcĂ© de la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif. Si le progrĂšs Ă©tait ralenti, modĂ©rĂ©, rĂ©gularisĂ©, il ne serait du moins jamais complĂštement arrĂȘtĂ© ; jamais on ne verrait s’élever, entre les deux corps, une lutte qui ne pĂ»t avoir quelque issue lĂ©gale, prochaine, et avantageuse au pays. On dira que la grande propriĂ©tĂ© est aussi un Ă©lĂ©ment historique. Je ne le nie point. Mais c’est un Ă©lĂ©ment universel dans la pĂ©riode oĂč nous vivons, et qui le demeurera long-temps encore. Cela suffit Ă  la science. Le systĂšme des sĂ©nats amĂ©ricains n’a presque rien de commun avec celui que je viens d’esquisser. Le sĂ©nat de l’Union est Ă©lu par les lĂ©gislatures des États ; le sĂ©nat de chaque Etat par les mĂȘmes Ă©lecteurs que la Chambre des reprĂ©sentans, et le plus souvent avec les GO CONTROLE mĂȘmes conditions d’éligibilitĂ©. Les sĂ©nateurs sont moins nombreux ; ils restent en fonctions plus long-temps que les reprĂ©sentai, et ils cumulent avec leurs fonctions lĂ©gislatives certaines fonctions exĂ©cutives et judiciaires. Tout cela ne constitue point une Chambre haute. On voit que les AmĂ©ricains, en conservant les formes externes du P r ouvernement J anglais, ont altĂ©rĂ© profondĂ©ment l’esprit qui animait ces formes dans une sociĂ©tĂ© autrement organisĂ©e que la leur. Les États de l’U- nion sont, de toutes les monarchies constitutionnelles, celles oĂč le corps exĂ©cutif est le plus faible; l’Angleterre, celle de toutes oĂč il est le plus fort. Cette circonstance seule eĂ»t suffi pour imprimer aux Chambres hautes, dans les deux pays, un caractĂšre tout diffĂ©rent, alors mĂȘme que leur composition et leur sphĂšre d’activitĂ© fussent restĂ©es semblables. La destination du sĂ©nat en AmĂ©rique est 1° de procurer une discussion plus lente et plus approfondie de chacune des questions soumises Ă  la lĂ©gislature, non point au profit d’une catĂ©gorie quelconque d’intĂ©rĂȘts, mais d’un second corps lĂ©gislatif. il au profil des saines doctrines, mieux comprises dans le sĂ©nat que dans la Chambre des reprĂ©sentans ; 2° de placer Ă  cĂŽtĂ© du chef de l’État un corps auxiliaire qui partage avec lui la responsabilitĂ© de certaines fonctions dĂ©licates; qui, grĂące Ă  ce partage, entre plus ou moins dans la sphĂšre gouvernementale, et en adopte plus ou moins l’esprit et les tendances; qui, en un mot, fasse corps, jusqu’à un certain point, avec le fonctionnaire exĂ©cutif suprĂȘme et le protĂšge au besoin de son veto absolu ; 3° enfin de former un tribunal suprĂȘme pour les jugemens politiques. Il n’y a pas un de ces trois buts qui ne put ĂȘtre aussi bien rempli sans la division du corps lĂ©gislatif. Le premier le serait par un rĂ©glement convenable sur les dĂ©libĂ©rations, et par la prĂ©sence, dans une lĂ©gislature unique, de toutes les notabilitĂ©s intellectuelles aujourd’hui rĂ©unies dans le sĂ©nat ; le second, par un corps exĂ©cutif collectif, renouvelĂ© partiellement, assistant avec voix consultative aux dĂ©libĂ©rations de la lĂ©gislature, et constituĂ© assez fortement pour pouvoir exercer un veto ab- 6-2 CONTRÔLE solu; le troisiĂšme, par un corps judiciaire non permanent, formĂ© ad hoc dans chaque cas particulier. On aurait ainsi Ă©vitĂ© cette confusion, si contraire aux principes, des trois espĂšces de fonctions dans un mĂȘme corps. Mais ces formes Ă©taient absolument Ă©trangĂšres aux habitudes des lĂ©gislateurs amĂ©ricains. Pour eux, le problĂšme Ă©tait d’appliquer les formes du gouvernement anglais Ă  une sociĂ©tĂ© profondĂ©ment dĂ©mocratisĂ©e. C’est une grande erreur de prendre la solution Ă  laquelle ils sont arrivĂ©s, pour celle de cet autre problĂšme beaucoup plus gĂ©nĂ©ral quelle est la meilleure forme de gouvernement pour une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique? et de regarder, en consĂ©quence, la question des deux chambres comme dĂ©finitivement tranchĂ©e par cette solution 1 . ' Il m’est pĂ©nible, je l’avoue, de me trouver sur ce point en dĂ©saccord avec l’écrivain distinguĂ© qui a le mieux connu et dĂ©crit le gouvernement des Etats- Unis. Peut-ĂȘtre, s’il relisait le paragraphe par lequel se termine son chapitre intitulĂ© Pouvoir lĂ©gislatif de l’État I er vol., pag. 141, l re Ă©dition, trouverait-il lui-mĂȘme qu’il a donnĂ© Ă  sa pensĂ©e une expression trop absolue et trop gĂ©nĂ©rale. d’un corps judiciaire. 63 Article III.— ContrĂŽle exercĂ© par un corps judiciaire . En tant que la jurisprudence modifie les lois et en tient lieu quelquefois, on peut dire que tout juge exerce un contrĂŽle sur le lĂ©gislateur, et partage avec lui ses fonctions. Si les tribunaux sont bien organisĂ©s, cette action indirecte de leur part tourne au profit de la loi et du pays qu’elle rĂ©git. Au surplus, il dĂ©pend toujours du lĂ©gislateur d’interprĂ©ter sa volontĂ© lui-mĂȘme par des lois postĂ©rieures, et d’arrĂȘter ainsi le dĂ©veloppement d’une jurisprudence qui ne lui paraĂźtrait pas conforme Ă  l’esprit de la lĂ©gislation. Le contrĂŽle que j’ai en vue ici est essentiellement diffĂ©rent ; il n’est point une consĂ©quence nĂ©cessaire de l’exercice des fonctions judiciaires, et son effet n’est plus seulement de modifier la loi par une action lente et successive, mais de l’abolir ou de la changer par le moyen d’un petit nombre d’actes plus ou moins solennels, plus ou moins dĂ©cisifs. Toute sentence judiciaire se composant d’une dĂ©ci- 64 CONTROLE sionde droit et d’une dĂ©cision de fait, le rĂ©- sultat dont il s’agit peut s’obtenir par deux moyens distincts que j’examinerai successivement. 1 . — ContrĂŽle par la dĂ©cision du droit. Je ne parlerai point ici des institutions en vertu desquelles un corps judiciaire est appelĂ© Ă  contrĂŽler a priori les actes lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs, c’est-Ă -dire Ă  exercer lui-mĂȘme de vĂ©ritables fonctions lĂ©gislatives ou exĂ©cutives. Il est gĂ©nĂ©ralement reconnu que l’aptitude aux fonctions judiciaires est d’une nature spĂ©ciale, et qu’elle ne suppose point, qu’elle exclut mĂȘme jusqu’à un certain point les aptitudes requises pour les autres fonctions. Le droit qu’avaient les parlemens de France de refuser l’enregistrement des actes et de rendre des arrĂȘts de rĂ©glement Ă©tait prĂ©cieux sous la monarchie absolue, comme dernier reste de la participation des citoyens Ă  l’exercice du pouvoir; mais une telle dĂ©rogation au principe de la sĂ©paration des fonctions ne saurait se justifier sous un gouver- d’un corps judiciaire. 65 nement reprĂ©sentatif. Il ne s’agit donc ici que du contrĂŽle exercĂ© par le juge dans ses fonctions judiciaires, formulĂ© en sentences judiciaires, et offrant, par consĂ©quent, les caractĂšres suivans qui le distinguent de tout autre, savoir 1 ° De n’ĂȘtre exercĂ© que lorsque le tribunal compĂ©tent se trouve rĂ©guliĂšrement saisi, c’est-Ă -dire lorsqu’il y a contestation entre deux ou plusieurs de ses justiciables au sujet d’un acte lĂ©gislatif ou exĂ©cutif ; 2° D’ùtre exercĂ© avec les formes propres aux actes judiciaires; 3° De n’avoir d’effet direct qu’à l’égard des parties contestantes. Le contrĂŽle judiciaire peut s’appliquer d’abord Ă  des actes lĂ©gislatifs. Lorsque le corps lĂ©gislatif n’a reçu de la constitution que des attributions limitĂ©es quant Ă  la matiĂšre, ou astreintes dans des cas particuliers Ă  certaines formes spĂ©ciales, les tribunaux peuvent avoir la mission de veiller Ă  l’observation de ces limites ou de ces formes en refusant d’appliquer toute loi contraire. Aux États-Unis, par II. 5 06 CONTROLE exemple, les lĂ©gislatures n’ont point le pouvoir de faire des lois constitutionnelles, et les tribunaux sont chargĂ©s de les contrĂŽler sous ce rapport, en refusant l’application des lois pii porteraient atteinte Ă  la constitution. Les tribunaux ont-ils cette mission lors mĂȘme qu’elle ne leur a pas Ă©tĂ© expressĂ©ment donnĂ©e ? Sans contredit, car une loi illĂ©galement ou in- compĂ©temment rendue n’est pas une vĂ©ritable loi, et les tribunaux n’en doivent appliquer que de vĂ©ritables. Mais il est Ă©vident que les corps judiciaires ne sont point placĂ©s partout de maniĂšre Ă  user de ce pouvoir. Le contrĂŽle judiciaire peut s’appliquer en second lieu Ă  des actes exĂ©cutifs, nommĂ©ment Ă  tous ceux que j’appelle indirects, c’est-Ă - dire qui ont pour but l’exĂ©cution et l’application d’une rĂšgle gĂ©nĂ©rale prĂ©existante. L’attribution Ă  cet Ă©gard n’a nul besoin d’ĂȘtre expresse, elle est de droit dans tout gouvernement oĂč il existe un corps lĂ©gislatif distinct du corps exĂ©cutif, et sans le concours duquel aucune loi ne peut ĂȘtre Ă©tablie. S’agit-il, au contraire, d’un acte apparte- D UN CORPS JUDICIAIRE. 67 nant aux fonctions directes du corps exĂ©cutif? alors les tribunaux ne peuvent le contrĂŽler sans une mission expresse, et cette mission ne devrait jamais leur ĂȘtre accordĂ©e. En effet, lorsque l’exĂ©cutif agit directement, c’est-Ă -dire lorsqu’il pourvoit aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ© dans un cas oĂč la loi n’a point Ă©tabli de rĂšgle et n’a point dĂ©fini cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, l’apprĂ©ciation de ces actes ne constitue point une opĂ©ration judiciaire. Il n’y a point lieu de comparer de tels actes avec une loi, puisqu’ils ne sont point l’application d’une loi. Il faudrait apprĂ©cier l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et dĂ©cider si l’intĂ©rĂȘt particulier de celui qui rĂ©clame a du ĂȘtre sacrifiĂ© Ă  cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Or, c’est lĂ  une fonction essentiellement administrative et non judiciaire. Que des actes de cette nature , lorsqu’il en rĂ©sulte lĂ©sion d’un intĂ©rĂȘt particulier, soient soumis Ă  un nouvel et plus mĂ»r examen des fonctionnaires exĂ©cutifs; que cet examen soit fait avec les formes judiciaires ; que le rĂ©sultat en soit formulĂ© comme une sentence judiciaire ; tout cela est fort conve- 68 CONTROLE nable; mais il n’y a aucune raison pour confier cet examen Ă  des corps judiciaires, en dĂ©rogation au principe de la sĂ©paration des fonctions. U. — ContrĂŽle par ht dĂ©cision du fait. Lorsque la dĂ©cision des questions de fait est sĂ©parĂ©e de celle des questions de droit, il est Ă©vident que le juge du fait peut empĂȘcher l’application du droit en refusant de reconnaĂźtre, dans le fait qui lui est soumis, les caractĂšres de celui auquel s’applique le droit. Tel est, dans toute sa simplicitĂ©, le mĂ©canisme Ă u jury politique. Je dis du jury politique, parce que sous ce nom de jury sont confondues deux instituitions distinctes. L’une, c’est le jury envisagĂ© simplement comme moyen logique d’arriver Ă  la vĂ©ritĂ© judiciaire. L’autre, c’est le jury chargĂ© d’une mission politique, c’est-Ă -dire appelĂ© Ă  contrĂŽler les actes du gouvernement. Le jury, Ă©tabli d’abord en Angleterre comme institution judiciaire, s’y est trouvĂ© admirablement organisĂ© pour exercer sa mission po- U UN CORPS JUDICIAIRE. 69 litique et s’est emparĂ© de ce rĂŽle. En l’appliquant sur le continent, on y a introduit des modifications qui devaient le rendre plus parfait comme institution judiciaire, mais qui le rendaient moins propre Ă  la mission politique. Je ne suis point appelĂ© Ă  parler ici du jury judiciaire, ni Ă  dĂ©cider aucune des questions qui le concernent. Quant au jury politique , voici ce que je regarde comme essentiel dans son organisation 1° Il doit ĂȘtre composĂ© d’hommes Ă©clairĂ©s et indĂ©pendans, aptes Ă  reprĂ©senter l’opinion publique dans ce qu’elle a de rationnel et d’universel, n’ayant d’ailleurs aucun intĂ©rĂȘt particulier Ă  poursuivre dans l’exercice des fonctions qui leur sont confiĂ©es. Pour obtenir de tels hommes, il est nĂ©cessaire d’avoir recours Ă  plusieurs modes d’élimination. Une Ă©limination lĂ©gale peut d’abord fournir des catĂ©gories douĂ©es en gĂ©nĂ©ral d’intelligence et d’indĂ©pendance. Une Ă©limination Ă©lective de la part d’un fonctionnaire ou d’un corps indĂ©pendant des corps lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs extraira de la liste gĂ©nĂ©rale les hommes 70 CONTROLE rĂ©ellement douĂ©s des deux aptitudes requises. A dĂ©faut d’un magistrat tel que les shĂ©riffs d’Angleterre, un des hauts fonctionnaires de l’ordre judiciaire serait la personne la plus apte Ă  faire ce choix. Enfin, une Ă©limination fortuite, combinĂ©e avec un droit de rĂ©cusation fort Ă©tendu de la part des parties intĂ©ressĂ©es, donnera dĂ©finitivement un nombre dĂ©terminĂ© de jurĂ©s sur lesquels aucun soupçon de partialitĂ© ne pourra s’élever, c’est-Ă - dire qui possĂ©deront Ă  la fois l’indĂ©pendance absolue et l’indĂ©pendance relative. 2° Le jury ne doit prononcer qu’à l’unanimitĂ©. L’improbation qu’il peut exprimer Ă  l’égard d’un acte du gouvernement Ă©quivaut en fait Ă  un vĂ©ritable veto, et ce veto s’applique Ă  un acte Ă©manĂ© de la majoritĂ© d’un corps nombreux ou puissant, spĂ©cialement appelĂ© Ă  reprĂ©senter l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dans l’exercice de ses fonctions. Pour que le jury soit Ă  la hauteur d’une telle mission, il faut qu’il reprĂ©sente la volontĂ© gĂ©nĂ©rale du pays, c’est-Ă - dire ce qu’il y a de commun dans toutes les nuances particuliĂšres de l’opinion. Son ver- d’un corps judiciaire. 71 dict doit ĂȘtre, en quelque sorte, l’expression de la justice absolue, la voix de la conscience nationale. Or, cette volontĂ© du pays, cette justice absolue, cette voix de la conscience, ne peuvent pas ĂȘtre doubles; aussitĂŽt qu’on admet la possibilitĂ© de deux opinions dans le jury politique, il perd le caractĂšre qui seul pouvait le rendre propre Ă  remplir sa mission. Tout cela, dira-t-on, n’est qu’une fiction, une jonglerie; vous donnez l’unanimitĂ© artificielle du jury pour l’expression d’un accord qui ne peut jamais exister sur aucune question politique. Je conviens que l’on a recours ici Ă  une fiction; mais en quoi consiste-t-elle? Ce n’en est pas une de supposer que l’opinion de plus des onze douziĂšmes d’une nation puisse ĂȘtre uniforme sur certains points, et qu’il y ait, en faveur de certains principes moraux, une conscience populaire, universelle. Quand on ne pourrait pas le dĂ©montrer a priori, on le prouverait par l’histoire. Qu’on se rappelle seulement la rĂ©probation gĂ©nĂ©rale qui ac- 72 CONTROLE cueillit naguĂšre eu France la loi sur le sacrilĂšge. Quoique organisĂ©s essentiellement comme institutions judiciaires, les jurys d’alors comprirent leur mission politique, et la remplirent noblement. Ce n’est pas une fiction non plus de supposer que des jurys Ă©liminĂ©s par un procĂ©dĂ© rationnel soient aptes Ă  reprĂ©senter la conscience nationale. Mais le procĂ©dĂ© le plus rationnel, lorsqu’on l’applique Ă  des faits sociaux, peut conduire Ă  des rĂ©sultats qui ne le sont pas entiĂšrement. Les individualitĂ©s exercent sur la pratique une influence inĂ©vitable, qu’il s’agit de neutraliser, ou plutĂŽt de dissimuler; et c’est ici que se trouve la fiction. Elle consiste Ă  reprĂ©senter comme rĂ©sultat d’une conviction uniforme de la part de douze hommes, ce qui peut n’ĂȘtre, dans certaines occasions, que le rĂ©sultat de la fatigue ou de la faiblesse de quelques-uns d’entr’eux. Ces causes peuvent aussi agir parfois dans un sens contraire Ă  l’opinion gĂ©nĂ©rale ; je ne le nie point. Quelle institution est parfaite? 3° On ne doit soumettre au jury que la U urv CORPS JUDICIAIRE. 73 question complexe Coupable ou non coupable ? Toute sentence judiciaire est le rĂ©sultat de trois opĂ©rations distinctes, dont la premiĂšre consiste Ă  constater un fait, la seconde, Ă  comparer ce fait rĂ©el avec le fait prĂ©vu par le lĂ©gislateur, la troisiĂšme, Ă  tirer de cette comparaison la consĂ©quence de droit conforme Ă  la loi. La premiĂšre de ces opĂ©rations est la seule qui ait pour objet une pure question de fait. Dans l’organisation du jury judiciaire, qui a essentiellement pour but la sĂ©paration des questions de fait d’avec les questions de droit, il est donc plus convenable peut-ĂȘtre de rĂ©server aux juges du droit les deux derniĂšres opĂ©rations. Etablir le mĂȘme partage Ă  l’égard du jury politique, ce serait le mettre souvent dans l’impossibilitĂ© d’accomplir sa belle mission. Le juge du droit trouverait dans la position des questions un moyen quelquefois infaillible d’amener le rĂ©sultat qu’il dĂ©sirerait. Les jurĂ©s seraient, dans bien des cas, rĂ©duits Ă  nier des faits d’une Ă©vidence notoire, pour dĂ©tourner la consĂ©quence de droit 74 CONTROLE que le juge pourrait en tirer. La nĂ©gation de la culpabilitĂ© ne prĂ©sente jamais une opposition aussi manifeste, aussi directe, aussi choquante avec le rĂ©sultat des dĂ©bats, car elle peut toujours s’interprĂ©ter dans ce sens, que le fait constatĂ© n’est pas celui qu’avait prĂ©vu le lĂ©gislateur, ou que, l’esprit de la loi pĂ©nale devant ĂȘtre apprĂ©ciĂ© en vue des circonstances sous l’empire desquelles le lĂ©gislateur s’est, trouvĂ© ou a cru se trouver, cet esprit n’est plus le mĂȘme si les circonstances ont changĂ©, ou si elles sont autres que le lĂ©gislateur ne l’a cru. Au reste, les jurys anglais ne fonctionnent point lorsque l’accusĂ© s’avoue coupable, et cette exception me paraĂźt entiĂšrement conforme Ă  la thĂ©orie du jury politique. Lorsque les parties intĂ©ressĂ©es acceptent la loi et n’invoquent point la justice du pays, c’est que le moment n’est pas encore venu d’appliquer Ă  cette loi le contrĂŽle du jury. Mais, pour l’accusĂ© anglais qui avoue, tout est fini, et c’est lĂ  un des vices capitaux de la procĂ©dure anglaise. d’un corps judiciaire. 75 J’ai exposĂ© la thĂ©orie du jury politique , de cette institution si vantĂ©e , quoique si mal connue , en faveur de laquelle l’expĂ©rience de l’Angleterre fournit des argumens si dĂ©cisifs. Lequel prĂ©fĂ©rera-t-on, du jury politique ou du jury purement judiciaire? Faut-il les cumuler? Faut-il choisir entr’eux, et si l’on se dĂ©cide pour le premier , lui refuser les attributions du second? La mission politique du jury n’est jamais et ne peut pas ĂȘtre une mission expresse. Le lĂ©gislateur qui la lui donnerait explicitement introduirait l’anarchie et le dĂ©sordre dans la sociĂ©tĂ© ; car chaque jurĂ© contrĂŽlerait alors les actes du gouvernement, non dans le sens et par l’autoritĂ© de l’opinion gĂ©nĂ©rale, mais en qualitĂ© de fonctionnaire et dans le sens de ses intĂ©rĂȘts individuels ou de catĂ©gorie. Le jury politique ne peut tenir sa mission que de l’opinion publique, et de ce qu’il y a de plus gĂ©nĂ©ral, et par consĂ©quent de plus impĂ©rieux dans cette opinion. C’est son organisation qui le rend propre Ă  la remplir; mais il la remplit quelquefois 76 CONTROLE lors mĂȘtne qu’il n’est pas organisĂ© pour cela, ainsi qu’on l’a vu dans mainte occasion. C’est comme institution judiciaire que le jury est Ă©tabli ; c’est comme institution judiciaire qu’il fonctionne dans le plus grand nombre des cas ; c’est encore comme institution judiciaire qu’il est appelĂ© Ă  jouer un rĂŽle politique et Ă  se rendre l’organe de la conscience populaire. Lorsqu’il joue ce rĂŽle , il est plutĂŽt passif, qu’actif ; plutĂŽt instrument, qu’agent. Il cĂšde Ă  une impulsion puissante que sa constitution et le milieu dans lequel il vit habituellement ne lui permettent ni d’ignorer, ni de braver. Il est donc absurde de parler soit du cumul, soit de la sĂ©paration complĂšte de ces deux institutions. La seule question que l’on puisse raisonnablement poser est celle-ci Le jury Ă©tant reconnu convenable comme institution judiciaire, faut-il l’organiser uniquement en vue de ses attributions judiciaires, ou bien en vue de le rendre apte aussi Ă  exercer sa mission politique ? A cette question, la thĂ©orie ne peut fournir qu’une rĂ©ponse tout-Ă -fait gĂ©nĂ©rale. I UN CORPS JUDICIAIRE. 7 ? La sociĂ©tĂ© est exposĂ©e Ă  deux dangers, l’un de la part du gouvernement auquel est confiĂ© le pouvoir social, l’autre de la part des individus dont les tendances antisociales ne sont qu’imparfaitement rĂ©primĂ©es par ce gouvernement. Lorsque le gouvernement est matĂ©riellement et moralement fort, le premier danger l’emporte sur le second, et le contrĂŽle du jury devient une garantie prĂ©cieuse. Organisez alors cette garantie de la maniĂšre la plus propre Ă  lui faire atteindre son but. Quelques meurtriers, quelques voleurs Ă©chapperont peut-ĂȘtre Ă  la justice pĂ©nale ; mais c’est un moindre mal, sans contredit, que l’arbitraire et les mauvaises lois. Sous un gouvernement faible , le second danger est plus Ă  craindre ; que le jury soit alors une institution purement judiciaire. Article IV. — ContrĂŽle de la minoritĂ©. Il y a contrĂŽle de la minoritĂ© toutes les fois que, pour une rĂ©solution quelconque , on exige un nombre de voix supĂ©rieur Ă  la 78 CONTROLE majoritĂ© simple ; car alors la volontĂ© de la moitiĂ© plus un des membres du corps lĂ©gislatif peut se trouver empĂȘchĂ©e par l’opposition de la moitiĂ© moins un. Lorsque la pluralitĂ© requise est, par exemple, des deux tiers ou des trois quarts , une minoritĂ© d’un tiers plus un, ou d’un quart plus un, a le pouvoir de paralyser la volontĂ© du reste de l’assemblĂ©e. Ce mode dĂ© contrĂŽle, appliquĂ© aux lois constitutionnelles seulement, est trĂšs-usitĂ© en Suisse, aux États-Unis et en Allemagne. TantĂŽt c’est une pluralitĂ© absolue qui est exigĂ©e, c’est-Ă -dire une fraction ultra sĂ©- mique du nombre total des membres dont se compose la lĂ©gislature ; tantĂŽt c’est une pluralitĂ© relative, c’est-Ă -dire une fraction du nombre des membres prĂ©sens. Dans les États de l’AmĂ©rique et de la Suisse qui ont admis le veto populaire , les changemens constitutionnels adoptĂ©s par la pluralitĂ© absolue ou relative des corps lĂ©gislatifs, ne sont encore que de simples propositions. L’efficacitĂ© de ce contrĂŽle n’est pas dou- DE LA MINORITE. 79 teuse en tant qu’il a pour but de prĂ©venir les empiĂštemens de la lĂ©gislature, et d’empĂȘcher tout changement de la constitution dont l’effet serait d’augmenter le pouvoir des corps fonctionnans par la suppression des garanties que cette constitution a Ă©tablies. Mais si la constitution pĂšche prĂ©cisĂ©ment par le dĂ©faut de garanties; s’il est convenable d’y introduire des modifications qui tendent Ă  restreindre la portion de pouvoir qu’exerce la lĂ©gislature; si, par exemple, il y a lieu de rendre amovibles des fonctionnaires inamovibles, d’accourcir la durĂ©e des fonctions lĂ©gislatives, d’enlever quelques attributions Ă  l’une des chambres de la lĂ©gislature, ou de diminuer, pour les membres du corps lĂ©gislatif actuel, les chances d’éligibilitĂ© soit aux fonctions mĂȘmes qu’ils exercent, soit Ă  d’autres alors le contrĂŽle de la minoritĂ© deviendra un obstacle au dĂ©veloppement normal et rĂ©gulier de la constitution. La rĂ©sistance de la minoritĂ© aura Ă©videmment pour mobile des intĂ©rĂȘts de corps, intĂ©rĂȘts qui agiront toujours puissamment sur une fraction quel- 80 CONTROLE conque de la lĂ©gislature, mais qui pourraient ĂȘtre, et seraient certainement tĂŽt ou tard, neutralisĂ©s par d’autres mobiles chez la majoritĂ©. Rendre cette majoritĂ© impuissante en pareil cas, c’est donc augmenter sans raison la force d’une opposition qui, laissĂ©e entre ses mains, serait amplement suffisante pour imprimer au progrĂšs une marche lente et rĂ©guliĂšre. Le contrĂŽle du corps exĂ©cutif, et celui d’une seconde chambre organisĂ©e comme je l’ai dit ci-dessus, n’agissent point dans le mĂȘme sens, et ne prĂ©sentent point le mĂȘme inconvĂ©nient ; car ces deux corps, rivaux de la lĂ©gislature proprement dite, seront plutĂŽt favorables qu’hostiles Ă  des lois constitutionnelles de la nature de celles que j’ai supposĂ©es. La lĂ©gislature peut travailler au dĂ©veloppement progressif des institutions du pays de deux maniĂšres premiĂšrement, par des lois tendant Ă  restreindre le pouvoir du corps exĂ©cutif, s’il est trop grand ; Ă  en prĂ©venir l’abus dans tous les cas ; Ă  introduire dans ce DK LA MINORITÉ. 8Î corps l’élĂ©ment dĂ©mocratique, l’influence de la volontĂ© populaire ; Ă  Ă©tendre l’exercice rĂ©gulier des droits politiques , en y appelant des classes nouvelles de citoyens , Ă  mesure que leur dĂ©veloppement intellectuel et moral , amenĂ© par le progrĂšs des lumiĂšres et par l’action des lois antĂ©rieures, les en rendra capables ; Ă  mettre, en un mot, l’ensemble de la lĂ©gislation du pays en harmonie a vec les faits sociaux successifs, ou plutĂŽt avec les besoins et les idĂ©es auxquels ces faits donnent naissance. Secondement, par des lois tendant Ă  perfectionner l’instrument lĂ©gislatif lui-mĂȘme, Ă  l’épurer, Ă  introduire dans l’exercice des fonctions lĂ©gislatives des garanties contre la nĂ©gligence, l’inattention, l’incapacitĂ© intellectuelle ou morale des fonctionnaires. Une lĂ©gislature d’élection populaire est, en gĂ©nĂ©ral, portĂ©e aux progrĂšs de la premiĂšre espĂšce ; il peut mĂȘme arriver que sa majoritĂ©, si rien ne la gĂȘne dans ses mouvemens, procĂšde Ă  des changemens trop brusques et trop complets, qui froisseront trop d’habitudes, d’intĂ©rĂȘts et de droits ac- II. 6 82 CONTRÔLE quis. C’est pour parer Ă  ce danger, c’est pour rĂ©gulariser cette premiĂšre espĂšce de progrĂšs, pour empĂȘcher que le pays, aprĂšs avoir marchĂ© trop vite dans un sens, ne soit obligĂ© de rĂ©trograder ensuite, et que l’avenir ne soit sans cesse compromis au profit du prĂ©sent ; c’est pour cela, dis-je, qu’on a recours au contrĂŽle d’une seconde Chambre, et c’est aussi en partie dans ce but que s’exerce celui du corps exĂ©cutif. Quant Ă  la seconde espĂšce de progrĂšs, la lĂ©gislature y sera sans doute amenĂ©e par la force mĂȘme des choses, parce que ce progrĂšs sera souvent une consĂ©quence nĂ©cessaire des autres ; cependant elle n’y procĂ©dera qu’avec rĂ©pugnance; elle s’efforcera de concilier, autant que cela sera possible, le maintien et mĂȘme l’extension de la portion de pouvoir qu’elle exerce, avec le dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral des institutions du pays ; et si, par sa composition et son organisation intĂ©rieure ou extĂ©rieure, elle est devenue incapable de comprendre ce dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral et d’y concourir, si, par consĂ©quent, c’est sur elle-mĂȘme qu’il faut porter avant IE LA MINORITE. 83 tout la hache de la rĂ©forme, la majoritĂ© ne s’y rĂ©soudra qu’aprĂšs une sommation formelle et plusieurs fois rĂ©itĂ©rĂ©e de l’opinion publique. Supposez que cette simple majoritĂ© ne suffise pas ; qu’ il faille une pluralitĂ© ultrasĂ©mique Dieu sait, alors, de combien de temps le progrĂšs sera retardĂ©, ou si, la voie lĂ©gale se trouvant ainsi presque fermĂ©e, il ne s’opĂ©rera point quelqu’une de ces secousses violentes qui heurtent tant d’intĂ©rĂȘts, soulĂšvent tant de passions, laissent aprĂšs elles tant d’animositĂ©s, et font, en un mot, payer si cher aux peuples le bien souvent Ă©quivoque ou illusoire qu’elles leur procurent. Dans les seuls cas oĂč le contrĂŽle de la minoritĂ© serait utile, on peut le remplacer par celui du corps exĂ©cutif qui est infiniment prĂ©fĂ©rable. Le triomphe d’une minoritĂ© est une anomalie dans un corps quelconque, et une anomalie irritante, d’abord par son caractĂšre mĂȘme d’anomalie, c’est-Ă -dire parce qu’elle est contraire Ă  tous les principes et Ă  toutes les habitudes qui rĂ©gissent la marche 84 CONTROLE ordinaire d’une assemblĂ©e dĂ©libĂ©rante, ensuite parce qu’elle implique un jugement dĂ©favorable sur la moralitĂ© du corps entier. Le contrĂŽle placĂ© dans un autre corps doit toujours ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Article VI.— ContrĂŽle placĂ© en dehors du gouvernement. Je comprends sous ce chef toutes les dispositions qui Ă©tablissent l’incompĂ©tence du corps lĂ©gislatif Ă  l’égard des lois constitutionnelles, soit qu’elles attribuent cette compĂ©tence Ă  des corps temporaires formĂ©s ad hoc sous le nom de constituantes, soit qu’elles se bornent Ă  soumettre dans ce cas les dĂ©cisions de la lĂ©gislature Ă  un veto populaire et Ă  certaines formalitĂ©s prĂ©paratoires, telles qu’une demande explicite de la part d’une certaine fraction du corps, ou d’un certain nombre de citoyens. Le contrĂŽle, sous ces deux formes, est gĂ©nĂ©ralement admis dans les constitutions de la Suisse et des États-Unis. On l’y a considĂ©rĂ© comme une consĂ©quence rigoureuse du EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 85 principe doctrinal de la souverainetĂ© du peuple que ces constitutions proclament hautement. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point cette dĂ©duction est logique, puisque j’envisage les institutions politiques uniquement par rapport au but que le gouvernement doit remplir. Sous ce point de vue restreint, le seul qui soit rĂ©ellement scientifique, l’application du principe dont il s’agit soulĂšve deux questions distinctes dont je m’occuperai successivement la premiĂšre est relative aux effets gĂ©nĂ©raux de l’incompĂ©tence du corps lĂ©gislatif Ă  l’égard des lois constitutionnelles; la seconde, aux effets particuliers du veto populaire. I. Les sociĂ©tĂ©s, arrivĂ©es Ă  un certain degrĂ© de civilisation, sont animĂ©es d’une vie interne qui devient une cause sans cesse agissante de progrĂšs ou de rĂ©trogradation. Cette vie, surtout dans sa partie intellectuelle et morale, se compose de tant d’élĂ©mens subtils, de tant d’influences dĂ©licates et indĂ©finissables, qu’elle Ă©chappe le plus souvent Ă  l’action du gouvernement. Elle se forme, se 86 CONTROLE meut, se dĂ©veloppe en dehors de la loi positive, et finit par imposer au lĂ©gislateur lui- mĂȘme les rĂšgles qu’elle paraĂźt recevoir de lui. Il faut que la loi suive les ondulations, les changemens de niveau, les courans variables de cette masse mobile qu’on appelle la sociĂ©tĂ© ; autrement, elle ne sera plus qu’une lettre morte ; elle ne rĂ©gnera plus que sur de vaines formes extĂ©rieures; le fond des sentimens et des actions humaines lui Ă©chappera ; ou bien, ce qui serait pis encore, elle arrĂȘtera le dĂ©veloppement naturel du peuple auquel on l’aura imposĂ©e, tuera en lui le principe de vie et de perfectibilitĂ©, et amĂšnera enfin l’immobilitĂ© ou la rĂ©trogradation du corps social. Ce qui est vrai des lois en gĂ©nĂ©ral, l’est en particulier des lois constitutionnelles. Pas plus que d’autres elles ne doivent, elles ne peuvent ĂȘtre immuables ; et quand on parviendrait Ă  Ă©tablir l’immutabilitĂ© de la lettre, on n’obtiendrait point l’immutabilitĂ© de l’esprit dans lequel la lettre est appliquĂ©e et qui la vivifie. Je n’admets donc pas qu’on puisse EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 87 rĂ©voquer en doute la mobilitĂ© des lois constitutionnelles , et par consĂ©quent la nĂ©cessitĂ© d’ouvrir d’avance une voie lĂ©gale aux chan- gemens qu’une constitution pourra subir. Je suppose ce point concĂ©dĂ©. Mais convient-il de rendre la lĂ©gislature ordinaire absolument ou partiellement incompĂ©tente Ă  cet Ă©gard, et quels seront les effets de cette incompĂ©tence? voilĂ  la question. Le seul avantage qu’on puisse espĂ©rer de l’application d’un pareil principe , c’est de se prĂ©munir contre l’omnipotence lĂ©gislative, contre les empiĂštemens, les extensions d’attributions , auxquels le corps lĂ©gislatif est enclin. Or, ainsi que je l’ai dĂ©jĂ  dit, le vĂ©ritable prĂ©servatif contre ce danger se trouve dans le contrĂŽle du corps exĂ©cutif, et si ce contrĂŽle n’était pas suffisant, si la faiblesse relative du corps contrĂŽlant le rendait inefficace, les garanties consĂ©quentielles, en particulier la responsabilitĂ© morale, y supplĂ©eraient. Et cet avantage, qu’on peut obtenir par d’autres moyens, est compensĂ© par des incon- 88 CONTROLE vĂ©niens qu’il sera impossible d’éviter, par des dangers qui menaceront tout l’avenir du pays. Ces inconvĂ©niens, ces dangers rĂ©sulteront de ce qu’il y aura un corps spĂ©cialement chargĂ© de faire les lois constitutionnelles; ils auront lieu, mĂȘme dans le cas oĂč la rĂ©vision ne serait pas ordonnĂ©e d’avance, mĂȘme dans le cas oĂč la lĂ©gislature ordinaire conserverait le droit de proposer ce qui doit ĂȘtre soumis au veto populaire. En effet, dĂšs que les fonctions constituantes sont distinctes et sĂ©parĂ©es des fonctions lĂ©gislatives ; dĂ©s que le corps qui est chargĂ© des unes ne peut pas en mĂȘme temps et suivant les mĂȘmes formes s’occuper des autres, on peut ĂȘtre certain qu’il ne se bornera pas Ă  opĂ©rer les changemens nĂ©cessaires, les rĂ©formes partielles dont l’expĂ©rience peut avoir dĂ©montrĂ© l’utilitĂ©. On ne se revĂȘt pas du pouvoir constituant pour en faire un si mince usage et arriver Ă  de si chĂ©tifs rĂ©sultats ; et puis, la nation entiĂšre, avertie que ce pouvoir est Ă  l’Ɠuvre, fera entendre mille rĂ©clamations diverses; chacun signalera un vice EN DEHORS DD GODVERNEMENT. 89 dans la constitution Ă©tablie, et un moyen de corriger ce vice. Le corps constituant, sollicitĂ© de toutes parts de procĂ©der Ă  une rĂ©forme gĂ©nĂ©rale, n'y serait dĂ©jĂ  que trop portĂ© par le dĂ©sir de faire mieux que ses prĂ©dĂ©cesseurs, et d’attacher son nom Ă  une Ɠuvre qui rĂ©solĂ»t le problĂšme insoluble, c’est-Ă -dire qui conciliĂąt les vƓux de tout le monde. Ainsi, les principes fondamentaux et leurs consĂ©quences de dĂ©tail, les dispositions qui ont soutenu l’épreuve de l’expĂ©rience et celles qui n’ont pu la soutenir, tout sera remis en question , tout sera livrĂ© aux chances d’une discussion nouvelle. L’arbre qui commençait Ă  donner quelques fruits sera dĂ©racinĂ©, et la terre sera remuĂ©e pour recevoir un nouvel arbrisseau, que l’on ne manquera pas d’arracher Ă  son tour avant qu’il ait eu le temps d’y pousser de profondes racines ; jusqu’à ce que le sol, amoindri et pulvĂ©risĂ© par cette perpĂ©tuelle trituration, devienne impropre Ă  la culture et ne puisse plus alimenter ni soutenir les rejetons qu’on lui confiera. C’était dans un semblable Ă©tat d’épuise- 90 CONTROLE ment qu’était tombĂ©e la France en 1799, aprĂšs avoir essayĂ©, dans l’espace de huit ans, trois constitutions diffĂ©rentes ; aussi, la quatriĂšme, celle de l’an VIII, ne put-elle ni se consolider, ni se dĂ©velopper. La nation Ă©tait devenue incapable de supporter aucun rĂ©gime lĂ©gal; le despotisme impĂ©rial la sauva d’une dissolution imminente. Cette leçon mĂ©morable ne paraĂźt pas avoir beaucoup profitĂ© ; car la manie de se reconstituer ab ovo, chaque fois que l’occasion s’en prĂ©sente, rĂšgne encore chez plus d’un peuple. Les cantons de Schaffhouse et de Thurgovie en sont Ă  leur troisiĂšme constitution depuis six ans, et Zurich ne tardera guĂšre Ă  suivre leur exemple. C’est que la pente est trop rapide , la sĂ©duction trop irrĂ©sistible pour des lĂ©gislateurs humains. La sĂ©paration du pouvoir constituant d’avec le pouvoir lĂ©gislatif conduit inĂ©vitablement Ă  la rĂ©forme totale, parce qu’on ne peut donner au premier la mission d’agir, sans donner en mĂȘme temps l’éveil Ă  toutes les passions, Ă  tous les systĂšmes et Ă  tous les intĂ©rĂȘts EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 91 qu’une loi constitutionnelle peut satisfaire ; sans crĂ©er ainsi une attente gĂ©nĂ©rale qui agrandit indĂ©finiment la mission du lĂ©gislateur, et qui se trouverait déçue s’il ne procĂ©dait qu’à une rĂ©forme partielle. Il faut le dire, jamais vĂ©ritĂ© de thĂ©orie ne reçut de l’expĂ©rience une plus Ă©clatante confirmation. Nous avons ici une double expĂ©rience, celle des peuples qui ont commis la faute, et celle des peuples qui l’ont Ă©vitĂ©e. L’Angleterre, grĂące Ă  la confusion du pouvoir constituant avec le pouvoir lĂ©gislatif, en est encore aujourd’hui Ă  dĂ©velopper rĂ©guliĂšrement et tranquillement les institutions qu’elle s’est donnĂ©es il y a cinq cents ans; et, dans ce dĂ©veloppement paisible, elle a trouvĂ© certes assez de puissance, de prospĂ©ritĂ© et de vraie libertĂ© pour ne point regretter la marche qu’elle a suivie. Les inconvĂ©niens d’une rĂ©forme totale sont Ă©videnspour tout esprit libre de prĂ©ventions. Une constitution Ă©crite n’est rien qu’une lettre morte, une pure forme, dont les rĂ©sultats matĂ©riels et moraux ne peuvent ĂȘtre prĂ©vus que trĂšs-imparfaitement par le lĂ©gislateur. 92 CONTROLE Pour qu’elle cesse d’ĂȘtre une pure forme, il faut qu’elle vive dans l’esprit du peuple, dans ses mƓurs, dans ses habitudes sociales ; et tout cela demande du temps. Elle rencontrera des faits Ă©tablis, des plis formĂ©s qui ne cĂ©deront pas sans rĂ©sistance ; il faudra en quelque sorte qu’elle fasse l’éducation du peuple, et qu’il s’établisse entre elle et lui, entre la forme et la vie, une liaison intime et complĂšte. Alors, seulement on pourra la juger; alors ses bons et ses mauvais cĂŽtĂ©s se dessineront nettement, et alors aussi on pourrait sans danger dĂ©chirer et livrer aux flammes le parchemin authentique oĂč elle est tracĂ©e. Elle a des vices, des lacunes ! corrigez-les, profitez de l’expĂ©rience qui lui est dĂ©favorable ; mais sachez aussi profiter de celle qui lui est favorable, et maintenir ce qui peut ĂȘtre maintenu. En la rĂ©formant trop tĂŽt, vous l’empĂȘchez de su* bir l’épreuve qui seule vous mettrait en Ă©tat de la juger; en la rĂ©formant toute Ă  la fois, vous renoncez Ă  faire usage de l’expĂ©rience acquise, vous affrontez gratuitement des difficultĂ©s qui Ă©taient dĂ©jĂ  en grande partie surmontĂ©es. ĂŻtt DEHORS DU GOUVERNEMENT. 93 On ne saurait trop le rĂ©pĂ©ter, l’instabilitĂ© n’est pas le progrĂšs ; le vĂ©ritable progrĂšs suppose au contraire la stabilitĂ© des institutions. Il faut asseoir les innovations sur quelque chose de solide, sur des lois que le temps ait cimentĂ©es; lĂ  oĂč tout est nouveau, rien ne tient, la chute d’une seule piĂšce entraĂźne tout l’édifice. II. En parlant du veto populaire, je fais abstraction de tout ce qu’il y a d’illusoire et de mensonger dans cette maniĂšre de constater le vƓu d une nation entiĂšre. Je suppose que tous sont venus, que tous ont votĂ©, et ont votĂ© librement. Je suppose aussi que ce vote a une signification rĂ©elle de la part d’un peuple, dont les trois quarts peut-ĂȘtre n’ont point lu la constitution et dont les neuf dixiĂšmes Ă©taient hors d’état de la comprendre. Ce sont lĂ , comme on voit, d’énormes suppositions, et cependant le vote n’en est ni plus vrai, ni moins fĂącheux par ses consĂ©quences. Sur quoi le vote des citoyens a-t-il portĂ© ? Sur une constitution Ă©crite que ni eux, ni ceux mĂȘmes qui l’ont faite, ne peuvent sai- 94 CONTROLE nement juger avant qu’elle ait Ă©tĂ© mise en vigueur. L’ont-ils rejetĂ©e? Elle Ă©tait peut-ĂȘtre excellente ; six mois de vie lui auraient conciliĂ© les suffrages de la plupart des opposans. On en fera une autre ; oui, mais en prolongeant cette suspension de tous les pouvoirs ordinaires, cette insĂ©curitĂ© gĂ©nĂ©rale et cette sourde fermentation qui accompagnent toujours les opĂ©rations d’un corps constituant. Les citoyens ont-ils acceptĂ© la constitution ? C’était peut-ĂȘtre la plus mauvaise qu’ils pussent choisir; dans six mois, ils la jugeront telle et n’en voudront plus, eux les souverains. Mais leurs mandataires qui auront Ă  peine goĂ»tĂ© les douceurs du pouvoir ne seront pas si empressĂ©s de s’en dĂ©faire, et comme ils ne pourront toucher Ă  rien sans remettre tout en question, ils feront marcher la machine tant mal que bien, au milieu d’un peuple de mĂ©contens, jusqu’à ce qu’ils se lassent eux-mĂȘmes de cette tĂąche si ingrate, et que le pouvoir constituant soit de nouveau mis Ă  l’Ɠuvre. Le veto populaire a d’ailleurs l’inconvĂ©- EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 95 nient de constater numĂ©riquement, dans la masse du peuple, une majoritĂ© et une minoritĂ© ; de crĂ©er ainsi un prĂ©jugĂ© favorable ou dĂ©favorable Ă  l’égard d’une constitution nouvelle qui, acceptĂ©e par une immense majoritĂ© , sera mise Ă  exĂ©cution avec trop de roideur, avec trop de mĂ©pris pour les rĂ©sistances individuelles ; et, acceptĂ©e au contraire par une trĂšs-petite majoritĂ©, sera frappĂ©e de langueur et de faiblesse, alors que le gouvernement instituĂ© par elle aurait le plus besoin de confiance et de conviction pour la faire observer. On a fait, en Suisse, une application bien plus Ă©trange du veto populaire. Dans les cantons de St-Gall et de BĂ le-Campagne, toutes les lois y sont soumises, ou, pour parler plus exactement, peuvent y ĂȘtre soumises. Elles sont censĂ©es adoptĂ©es, lorsque au bout d’un certain dĂ©lai, Ă  partir de leur promulgation, aucune opposition ne s’est manifestĂ©e dans la forme prescrite. Si l’opposition a lieu, les communes s’assemblent, et les voix pour et contre sont comptĂ©es. L’organisation de ce 96 CONTROLE contrĂŽle dĂ©mocratique est, comme on voit, de nature Ă  le rendre fort rare, et par consĂ©quent Ă  peu prĂšs inoffensif. Ce qui en fait une anomalie, c’est qu’il est accolĂ© Ă  deux gou- vernemens strictement reprĂ©sentatifs ; tandis que les autres États de la Suisse, oĂč la masse du peuple est appelĂ©e Ă  voter les lois, ont des constitutions dĂ©mocratiques. Les conclusions que je tire de cet article et du prĂ©cĂ©dent sont, en deux mots Que le contrĂŽle sur le corps lĂ©gislatif ne doit ĂȘtre placĂ© ni en dehors du gouvernement, ni dans la minoritĂ© du corps lĂ©gislatif lui- mĂȘme, parce que l’un et l’autre de ces modes a pour effet d’empĂȘcher le dĂ©veloppement rĂ©gulier de la constitution, lequel ne peut s’opĂ©rer que par l’exercice entier et sans restriction du pouvoir constituant de la part du corps lĂ©gislatif, sous le contrĂŽle du corps exĂ©cutif; et, suivant les circonstances , d’une chambre [haute ou d’un corps judiciaire. DES INTÉRÊTS LOCAUX. 97 Section III. — TroisiĂšme division du pouvoir. — Gouverne- nement des intĂ©rĂȘts locaux. L’histoire constate l’existence, Ă  diverses Ă©poques et en diverses contrĂ©es, d’un despotisme si aveugle et si Ă©crasant, qu’on s’étonne de voir les sociĂ©tĂ©s soumises Ă  un pareil joug vivre paisiblement et atteindre quelquefois un haut degrĂ© de prospĂ©ritĂ©. Comment l’arbitraire le plus absolu peut-il laisser subsister quelque ombre de sĂ©curitĂ© , et comment l’insĂ©curitĂ© n’étouffe-t-elle pas tout germe de dĂ©veloppement, tant intellectuel que matĂ©riel? La thĂ©orie est-elle donc en dĂ©faut? Les Ă©loquentes diatribes des philosophes contre le despotisme ne sont-elles que de vaines dĂ©clamations ; les dĂ©monstrations des publicistes, que des spĂ©culations oiseuses et mensongĂšres ? L’explication de ce fait serait mieux et surtout plus gĂ©nĂ©ralement connue, si les historiens et les voyageurs avaient toujours Ă©tĂ© des observateurs judicieux, des penseurs pro- II. 7 98 GOUVERNEMENT fonds ; et qu’au lieu de se borner, connue ils font souvent, Ă  caractĂ©riser les institutions politiques d’un peuple par les traits les plus saillans de son gouvernement central, ils eussent pĂ©nĂ©trĂ© dans les dĂ©tails de chaque administration et nous en eussent dĂ©voilĂ© le mĂ©canisme. Le fait est que partout oĂč le despotisme pur n’a pas Ă©tĂ© absolument incomptatible avec les progrĂšs de la civilisation, et n’a pas entiĂšrement paralysĂ© le dĂ©veloppement de la prospĂ©ritĂ© matĂ©rielle et de l’intelligence , on dĂ©couvre Ă  cĂŽtĂ© et tout autour de lui de petites administrations, gouvernant avec une certaine indĂ©pendance les intĂ©rĂȘts locaux, et prĂ©servant ainsi bien des germes de progrĂšs social du contact immĂ©diat de l’arbitraire qui les aurait Ă©touffĂ©s. Ainsi s’explique la vie croissante et l’incontestable prospĂ©ritĂ© des provinces occidentales de l’empire romain, pendant le premier siĂšcle de l’ùre chrĂ©tienne, sous le rĂšgne des monstres les plus extra- vagans qui jamais aient Ă©tĂ© revĂȘtus du pouvoir suprĂȘme. L’histoire moderne, celle de DES INTÉRÊTS LOCAUX. 99 nos jours, serait fĂ©conde en exemples du mĂȘme genre, que je me refuse Ă  citer pour ne point compromettre la science par des personnalitĂ©s offensantes. Qu’on me permette une seule rĂ©flexion sur la pĂ©riode rĂ©cente, dont le souvenir est encore si vif parmi nous, quoiqu’elle appartienne dĂ©jĂ  au passĂ©. Le despotisme de NapolĂ©on Ă©tait sans contredit un despotisme Ă©clairĂ©, ami des lumiĂšres et du progrĂšs dans des limites assez larges, promoteur de grandes et belles choses ; et cependant, jamais joug n’a paru plus pesant ni plus intolĂ©rable que le sien ; jamais l’arbitraire ne s’était montrĂ© sous des formes plus gĂȘnantes, ni plus odieuses ; jamais gouvernement ne s’était attirĂ© Ă  un plus haut degrĂ© la dĂ©saffection des peuples, et n’avait semblĂ© plus apte Ă  entraver la marche de la civilisation, ou mĂȘme Ă  lui imprimer un mouvement rĂ©trograde. La cause de ces effets , le mot de cette Ă©nigme, se trouve dans la centralisation complĂšte de ce gouvernement. L’Orient lui-mĂȘme fournit plus d’un exemple Ă  l’appui de ce que je viens de dire. En GOUVERNEMENT 100 Turquie et en Perse, le despotisme tue par-» ce qu’il atteint tout, pĂ©nĂštre partout; aux Indes et en Chine, il s’est montrĂ© beaucoup moins dĂ©lĂ©tĂšre, parce qu’il n’a pu Ă©tendre son bras jusqu’aux derniĂšres ramifications du corps social. Le poison s’est bien logĂ© dans les principaux artĂšres ; il a viciĂ© la masse du sang et affaibli les organes ; mais il n’a pu s’insinuer dans les extrĂ©mitĂ©s pour les gangrener et dĂ©truire ainsi peu Ă  peu la circulation et la vie. D’un autre cĂŽtĂ© les États libres, les rĂ©publiques surtout, n’ont vĂ©cu et prospĂ©rĂ© que lĂ  oĂč les intĂ©rĂȘts locaux Ă©taient rĂ©gis par une administration locale, distincte et indĂ©pendante du gouvernement central. Les DĂšmes de l’Attique Ă©taient autant de petits États, ayant leur assemblĂ©e du peuple, leurs magistrats nommĂ©s par elle, et responsables envers elle. Les Tribus de l’ancienne Rome, et ensuite les municipes avaient aussi leur gouvernement local. De mĂȘme, aux États- Unis, en Angleterre, en Suisse on trouve des administrations municipales indĂ©pendantes, DES INTÉRÊTS LOCAUX. 101 appelĂ©es Ă  pourvoir au gouvernement des intĂ©rĂȘts locaux. Tels sont les enseignemens de l’expĂ©rience ; la thĂ©orie serait arrivĂ©e, sans leur secours, au mĂȘme rĂ©sultat. En effet, les deux premiĂšres divisions du pouvoir dont j’ai parlĂ© jusqu’ici n’atteindront pas toujours leur but. Le gouvernement, dans un Etat dont la population se compte par millions, sera tout Ă  la fois chargĂ© d’une tĂąche trop grande, et revĂȘtu d’un pouvoir trop Ă©tendu, s’il doit satisfaire seul Ă  tous les intĂ©rĂȘts des membres de l’association. Le nombre des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires deviendra tel qu’il sera impossible de les Ă©liminer par Ă©lection ; d’ailleurs, il existe d’autres motifs, dont je parlerai plus tard, pour en attribuer la nomination au corps exĂ©cutif. Or cette attribution et l’énorme quantitĂ© de moyens matĂ©riels qu’on sera aussi obligĂ© de confier Ă  ce corps concentreront en ses mains une puissance qui le mettra en Ă©tat peut-ĂȘtre de braver le contrĂŽle de la lĂ©gislature, d’y 102 GOUVERNEMENT introduire la corruption et de fouler aux pieds la lettre ou l’esprit des lois, en dĂ©pit des garanties les mieux combinĂ©es. D’un autre cĂŽtĂ©, l’attention du gouvernement, partagĂ©e entre une multitude de dĂ©tails, n’y suffira point; quelque portĂ©e d’intelligence qu’on suppose aux fonctionnaires, ils succomberont sous un tel fardeau. Leur aptitude morale et leur aptitude intellectuelle pourront donc l’une et l’autre se trouver en dĂ©faut. De lĂ  l’utilitĂ© d’une troisiĂšme division du pouvoir, division dont les bases sont faciles Ă  indiquer. Parmi les intĂ©rĂȘts individuels communs Ă  tous les membres de l’association, ou au plus grand nombre d’entr’eux , il en est de gĂ©nĂ©raux, qui doivent ĂȘtre satisfaits par des mesures gĂ©nĂ©rales ; tels sont ceux auxquels il est pourvu par les lois civiles et pĂ©nales, par les actes de la politique extĂ©rieure, par la dĂ©fense du pays contre l’étranger, etc. Il en est aussi de spĂ©ciaux auxquels il peut ĂȘtre pourvu par des mesures spĂ©ciales pour chacune des fractions dans lesquelles le ter- DES INTÉRÊTS LOCAUX. 103 ritoire de l’État se trouve divisĂ©; ce sont des intĂ©rĂȘts locaux, c’est-Ă -dire qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits que dans une certaine localitĂ©, et qui le sont complĂštement dĂ©s qu’ils le sont dans cette localitĂ©. Il importe Ă  tout citoyen, quel que soit son domicile, que les crimes d’une certaine nature soient constatĂ©s, et punis d’une certaine maniĂšre sur tout le territoire de l’État ; que les droits civils soient Ă©tablis uniformĂ©ment, que le pays entier soit dĂ©fendu contre les ennemis du dehors; mais il lui importe peu que les circonscriptions territoriales autres que celle dans laquelle il a Ă©tabli son domicile, soient pourvues d’une Ă©glise ou d’une Ă©cole primaire; il ne lui importe pas du tout qu’elles soient pourvues de fontaines, d’hĂŽpitaux et d’autres Ă©tablissemens d’utilitĂ© ou de luxe, destinĂ©s Ă  satisfaire des besoins purement locaux. Il lui importe que les routes de l’État soient entretenues, mais il s’inquiĂšte peu des chemins vicinaux et de la police des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres hors de son 104 GOUVERNEMENT canton. Enfin, s’il a le plus grand intĂ©rĂȘt Ă  choisir tel citoyen, plutĂŽt que tel autre, pour son juge conciliateur, pour son pasteur, ou pour le maĂźtre d’école de ses enfans, il ne se soucie nullement des choix qui seront faits pour de semblables fonctions dans les autres circonscriptions territoriales. Cette distinction entre les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et les intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux, ou, pour me servir d’expressions plus adĂ©quates, entre les intĂ©rĂȘts nationaux et les intĂ©rĂȘts locaux, Ă©tant Ă©tablie, la consĂ©quence qui en rĂ©sulte est Ă©vidente. Les premiers sont l’expression de ce qu’il y a de compatible dans toutes les tendances individuelles des membres de l’association ; il doit donc y ĂȘtre pourvu par le gouvernement gĂ©nĂ©ral qui reprĂ©sente cette somme de tendances compatibles. Les derniers ne doivent ĂȘtre que l’expression de ce qu’il y a de compatible dans les tendances individuelles des habitans de chaque fraction territoriale ; il n’y a nulle nĂ©cessitĂ© de consulter Ă  la fois, sur chacun d’eux , les DES INTÉRÊTS LOCAUX. 105 tendances de toute la sociĂ©tĂ© ; nulle convenance, dĂšs-lors, Ă  y pourvoir par l’organe du gouvernement central. La base de notre nouvelle division du pouvoir Ă©tant ainsi trouvĂ©e et justifiĂ©e en thĂ©orie, et la division elle-mĂȘme Ă©tant reconnue nĂ©cessaire, il ne resterait plus qu’à dĂ©terminer l’unitĂ© territoriale, et Ă  lui donner un gouvernement. L’unitĂ© territoriale est presque toujours un Ă©lĂ©ment prĂ©existant que le lĂ©gislateur n’a pas besoin de crĂ©er. Quant au gouvernement, il devra jouir d’une indĂ©pendance complĂšte dans les limites de sa compĂ©tence et recevoir une organisation propre Ă  lui faire atteindre son but. La science ne peut tracer Ă  cet Ă©gard d’autres rĂšgles que celles qui sont communes Ă  tous les gouver- nemens. L’institution de municipalitĂ©s indĂ©pendantes prĂ©sente des avantages latĂ©raux qui la rendraient dĂ©sirable, alors mĂȘme qu’elle ne contribuerait point Ă  diminuer le pouvoir du gouvernement central, ou que cette diminution ne serait pas jugĂ©e nĂ©cessaire. 106 GOUVERNEMENT PremiĂšrement , les intĂ©rĂȘts locaux seront mieux et plus promptement servis qu’ils ne pourraient l’ĂȘtre par un gouvernement central. Cette vĂ©ritĂ© n’a plus besoin d’ĂȘtre dĂ©montrĂ©e ; tout a Ă©tĂ© dit Ă  cet Ă©gard ; et les partisans de la centralisation ne songent guĂšre Ă  la dĂ©fendre sur ce point. Aussi trouve-t-on dans les Etats les plus centralisĂ©s des espĂšces de municipalitĂ©s chargĂ©es de donner un prĂ©avis sur les affaires qui concernent exclusivement leur circonscription territoriale. Mais ces corps, privĂ©s de toute indĂ©pendance , revĂȘtus d’attributions trĂšs-incomplĂštes , dirigĂ©s et contrĂŽlĂ©s par des agens du gouvernement central, n’ont, de l’institution dont il s’agit ici, que le nom et l’apparence ; il n’en rĂ©sulte ni division du pouvoir, ni aucun des autres avantages dont il me reste Ă  parler. En second lieu, les lĂ©gislateurs du pays apporteront dans l’exercice de leurs fonctions des vues larges, un esprit dĂ©gagĂ© de l’influence des intĂ©rĂȘts locaux, lorsqu’ils seront en sĂ©curitĂ© sur ces intĂ©rĂȘts, lorsqu’ils sau- DES INTÉRÊTS LOCACX. ior ront qu’il y est pourvu par un gouverne^ ment ad hoc. N’ayant Ă  s’occuper que d’intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux, ils y consacreront leur attention entiĂšre et envisageront les grandes questions politiques sous un point de vue vraiment national. Il en sera de mĂȘme des autres citoyens et par consĂ©quent de l’opinion publique. Les intĂ©rĂȘts locaux sont ceux de tous les jours , de tous les momens, ceux auxquels nous songeons avant tout et dont la poursuite nous tient le plus Ă  cƓur. Quand leur part sera faite, nous deviendrons citoyens de l’État ; jusque lĂ  nous ne serons citoyens que de la commune ou de l’arrondissement. Mais le principal avantage des gouverne- mens locaux se trouve dans l’éducation que le peuple y reçoit j Ă©ducation politique, Ă  laquelle rien ne saurait supplĂ©er, ni les Ă©coles, ni les livres. C’est dans les discussions libres et publiques d’une assemblĂ©e municipale que le peuple s’habituera aux formes constitutionnelles ; c’est lĂ  qu’il trouvera une sphĂšre d’activitĂ© Ă  la portĂ©e de toutes ses intelligen- 108 GOUVERNEMENT ces, une satisfaction lĂ©gale pour ce besoin de mouvement, pour cette inquiĂ©tude d’esprit, qui sont la vie mĂȘme chez une nation, et que l’inaction forcĂ©e exaspĂšre ou tue, ne laissant ainsi d’autre alternative au pays que le dĂ©lire de la fiĂšvre ou l’immobilitĂ© de la mort. Pour nos sociĂ©tĂ©s modernes, la dĂ©mocratie n’est possible que dans les municipalitĂ©s. C’est lĂ  son refuge ; c’est de lĂ  qu’elle Ă©tendra son influence salutaire sur le gouvernement gĂ©nĂ©ral; si elle n’est pas lĂ , elle ne saurait ĂȘtre nulle part. Ce n’est pas en procĂ©dant une ou deux fois par annĂ©e Ă  quelques Ă©lections, que le peuple peut apprendre Ă  connaĂźtre ses droits et Ă  s’en servir ; les supĂ©rioritĂ©s de fortune et de position sociale sont les seules qui le frappent et qui se fassent sentir Ă  lui dans le cours ordinaire de son existence; tandis que les gou- vernemens de municipalitĂ©s seront autant de théùtres oĂč les futurs lĂ©gislateurs, les futurs hommes d’état, prĂ©luderont Ă  leur carriĂšre, et mettront en Ă©vidence leurs talens et leurs intentions. Les citoyens, alors, seront en Ă©tat d’apprĂ©cier l’aptitude intellectuelle et morale DES INTÉRÊTS LOCAUX. 109 de ceux auxquels ils devront confier le maniement du pouvoir social ; alors, les garanties d’élimination pourront acquĂ©rir toute leur efficacitĂ© ; alors, le suffrage universel ne sera plus une absurditĂ©, une chimĂšre irrĂ©alisable. Enfin, c’est par les gouvernemens locaux seulement que la vie intellectuelle peut animer Ă  la fois toutes les parties d’un grand territoire et qu’il peut s’établir un rayonnement rĂ©ciproque, une action et une rĂ©action entre le centre et les extrĂ©mitĂ©s. Les places importantes du pays deviennent autant de foyers de civilisation, autant de centres rivaux, exerçant les uns sur les autres un contrĂŽle qui tourne au profit de la vĂ©ritĂ© dans les sciences, de la moralitĂ© dans les actions , du bon goĂ»t dans les arts et la littĂ©rature. On ne voit point, sous ce rĂ©gime, toutes les supĂ©rioritĂ©s intellectuelles de la nation s’engouffrer dans l’enceinte privilĂ©giĂ©e d’une seule ville, les unes pour y pĂ©rir, faute d’un premier succĂšs qu’elles ne sauront pas mendier ; les autres pour y usurper, avec l’aide des coteries dont elles auront subi le joug, GOUVERNEMENT iio une insolente aristarchie ; on ne voit point mille erreurs bizarres ou dangereuses se poser tour Ă  tour comme doctrines philosophiques , aux applaudissemens d’un public frivole , et par l’organe de quelques Ă©crivains presque aussi frivoles que lui ; on ne voit point, surtout, les lĂ©gislateurs, les hommes politiques, user leurs talens et leur activitĂ© dans de vains dĂ©bats sur des questions de systĂšmes et de principes que le pays comprend Ă  peine, et qui tirent toute leur importance de la tyrannie qu’exerce l’opinion publique de la capitale, et de l’injuste ascendant qu’obtiennent par son moyen les hommes assez habiles pour la diriger. Les inconvĂ©niens de plusieurs espĂšces, que dis-je? les graves dangers qui rĂ©sultent de la centralisation sont si Ă©videns, qu’il faut tout l’aveuglement d’un prĂ©jugĂ© ou toute l’irrĂ©flexion d’une habitude pour ne pas en ĂȘtre frappĂ©, dans le pays mĂȘme oĂč ils se font sentir. Et qu’on ne l’oppose point ici au fĂ©dĂ©ralisme , car ce n’est point du fĂ©dĂ©ralisme que j’ai voulu parler. Les gouvernemens fĂ©dĂ©ra- DES INTÉRÊTS LOCAUX. 111 tifs ne sont pas des institutions, mais des faits rĂ©sultant de certaines circonstances matĂ©rielles, et destinĂ©s Ă  durer justement aussi longtemps que ces circonstances resteront les mĂȘmes. Le fĂ©dĂ©ralisme contient mille germes de dissolution ; il est permis de douter s’il en renferme un seul de dĂ©veloppement. On a vu mainte confĂ©dĂ©ration se dissoudre; je ne sache pas qu’il existe aucun exemple d’une union fĂ©dĂ©rale que le temps ait rendue plus intime et plus forte. Ce n’est qu’au moyen d’une pression extĂ©rieure que peut se maintenir cette aggrĂ©gation artificielle d’individualitĂ©s qui, douĂ©es chacune de tout ce qui est nĂ©cessaire Ă  la vie d’une nation, tendent nĂ©cessairement Ă  se repousser et Ă  s’isoler, Ă  mesure qu’elles grandissent en force et en prospĂ©ritĂ©. jNori, en parlant des gouvernemens locaux, je n’ai point compris sous ce nom les souverainetĂ©s indĂ©pendantes qui forment une confĂ©dĂ©ration; je veux que l’unitĂ© territoriale se perde dans le grand tout par sa petitesse, et qu’elle y soit retenue par tous les liens qui forment la nationalitĂ©; je veux que l’État puisse Ă©craser 112 GOUVERNEMENT d’un seul coup la commune rebelle qui s’aviserait d’empiĂ©ter sur les attributions du gouvernement central, ou d’employer la minime fraction de pouvoir qu’on lui a laissĂ©e, d’une maniĂšre prĂ©judiciable Ă  l’intĂ©rĂȘt national et contraire aux lois gĂ©nĂ©rales. S’il fallait choisir entre la centralisation et un gouvernement sans force et sans unitĂ©, je n’hĂ©siterais point Ă  prĂ©fĂ©rer le premier de ces maux. Je sais qu’on accuse les gouvernemens locaux de crĂ©er l’esprit municipal et de substituer cette espĂšce de patriotisme Ă©troit au vĂ©ritable patriotisme, au patriotisme national. Erreur grossiĂšre, que les faits ont partout dĂ©mentie. L’esprit de localitĂ© n’est pas le fruit des institutions, mais de sentimens et d’habitudes que les circonstances seules dĂ©veloppent. La centralisation la plus complĂšte n’empĂȘchera pas les citoyens d’aimer leur commune avant l’État, et de tenir aux Ă©ta- blissemens qui satisfont leurs premiers intĂ©rĂȘts sociaux, leurs intĂ©rĂȘts journaliers, plus qu a tout le reste. S’ils ont besoin de l’État pour obtenir leur bien-ĂȘtre local, ils l’en visa- DES INTÉRÊTS LOCAUX. 113 geront comme un moyen de satisfaire ces mesquins intĂ©rĂȘts ; ils ne l’aimeront qu’à proportion du bien-ĂȘtre local qu’il leur procurera, et leur patriotisme se mesurera sur l’efficacitĂ© des mesures gĂ©nĂ©rales et uniformes par lesquelles ce bien-ĂȘtre sera obtenu. Supposez, au contraire , que les intĂ©rĂȘts locaux sont satisfaits sans l’intervention directe de l’État; alors les citoyens, ayant les moyens de se tranquilliser eux-mĂȘmes sur ce point important, et de rĂ©gler Ă  leur grĂ© tout ce qui les touche de prĂšs, pourront songer Ă  leurs intĂ©rĂȘts nationaux, et ils n’y songeront point sans transporter sur l’État entier l’affection qu’ils ont pour leur localitĂ©. N’est- ce pas l’État qui protĂšge, qui abrite sous son aile puissante leurs libertĂ©s municipales? N’est-ce'pas Ă  lui qu’ils doivent en dĂ©finitive le maintien de cette organisation dont ils sont heureux et fiers, parce qu’elle assure leur bien-ĂȘtre journalier, et qu’elle fait de ce bien- ĂȘtre leur propre ouvrage ? Pour que les gou- vernemens locaux eussent la tendance qu’on leur reproche, il faudrait que notre patrio- II. 8 114 GOUVERNEMENT tisme fĂ»t en raison inverse du degrĂ© de bonheur et de libertĂ© dont nous jouissons ; il faudrait que notre patrie nous devĂźnt moins chĂšre Ă  mesure que nous en recevrions dĂ©plus grands bienfaits ! Je ne connais, en faveur de la centralisation , qu’une seule raison spĂ©cieuse ; la voici Les sentimens et les opinions politiques sont rarement uniformes, dans les diverses circonscriptions territoriales d’un grand Etat, et le seront d’autant moins que les citoyens auront moins de relations directes avec l’administration centrale. Les diffĂ©rences de religion, les traditions de reconnaissance et de dĂ©vouement , la position gĂ©ographique, le voisinage de certaines frontiĂšres, le souvenir d’une origine distincte ou de privilĂšges avantageux, sont les causes les plus frĂ©quentes de ce fait incontestable. Or, si l’État se trouve engagĂ© dans une de ces luttes politiques oĂč les opinions et les sentimens jouent le principal rĂŽle, parcequela forme du gouvernement et l’attribution de la souverainetĂ© en dĂ©pendent, une organisation qui assure au gouverment cen- DES INTÉRÊTS LOCAUX. 115 Irai le concours moral de tous les fonctionnaires, de toutes les autoritĂ©s du pays, paraĂźt seule propre aussi Ă  lui procurer le concours prompt et simultanĂ© de toutes ses forces matĂ©rielles. L’Angleterre, protĂ©gĂ©e par le rempart des mers, n’a respirĂ© tranquillement qu’aprĂšs la mort du dernier Stuart; la France, ouverte Ă  tout venant, a eu depuis cinquante ans des familles entiĂšres de prĂ©tendans Ă  ses portes, sans que sa paix intĂ©rieure en ait Ă©tĂ© sensiblement altĂ©rĂ©e. La guerre civile est sans contredit un horrible flĂ©au, mais ce n’est pas le seul que les pas- sions'humaines puissent attirer sur un Etat; et, sans vouloir Ă©voquer de fĂącheux souvenirs, on peut se demander si ces mĂȘmes municipalitĂ©s qui ont pu, Ă  diverses Ă©poques, prolonger en faveur d’un prĂ©tendant une lutte fatale au pays, ne seraient pas aptes aussi, en d’autres circonstances, Ă  augmenter les difficultĂ©s d’une invasion, et Ă  prĂ©server le pays des traitĂ©s dĂ©savantageux et des concessions humiliantes qu’un tel malheur entraĂźne Ă  sa suite. 116 DES GARANTIES CHAPITRE II. Des Garanties consĂ©quentielles. Les garanties consĂ©quentielles sont celles qui agissent par le moyen de certaines consĂ©quences attachĂ©es aux actes des fonctionnaires. Ces consĂ©quences peuvent ĂȘtre, et sont en effet, de deux espĂšces, savoir des biens ou des maux, des rĂ©compenses ou des peines. Lorsqu’un fonctionnaire a de semblables consĂ©quences Ă  espĂ©rer ou Ă  craindre, on dit qu’il est responsable; responsabilitĂ© est un terme gĂ©nĂ©ral qui comprend toutes les garanties dont il sera question dans ce chapitre. Je parlerai d’abord de la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral , et puis de chacune de ses espĂšces en particulier. C0NSEQUENT1ELLES. 117 Section, 1 . — De la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral. La responsabilitĂ© repose en entier sur ce principe c’est qu’entre deux maux inĂ©vitables l’homme choisit le moindre, et qu’entre deux avantages qui lui sont offerts , il. donne la prĂ©fĂ©rence au plus grand. D’aprĂšs ce principe, on suppose que le fonctionnaire qui n’est point retenu dans son devoir par d’autres motifs, le sera tout au moins par la crainte d’une peine ou par l’appĂąt d’une rĂ©compense. Pour que cette supposition soit fondĂ©e, on voit d’abord que la peine attachĂ©e Ă  chaque infraction du fonctionnaire doit excĂ©der celle qui rĂ©sulterait pour lui du sacrifice de son intĂ©rĂȘt Ă  son devoir ; ou que la rĂ©compense doit ĂȘtre supĂ©rieure Ă  l’avantage qu’il pourrait se promettre en y manquant. Si l’on pouvait toujours cumuler la responsabilitĂ© rĂ©munĂ©rative avec la responsabilitĂ© punitive, mesurer exactement d’avance l’efficacitĂ© de chaque peine et de chaque rĂ©compense, et rendre l’application de l’une 118 DE LA RESPONSABILITÉ. et de l’autre parfaitement certaine; il en rĂ©sulterait une garantie avec laquelle on pourrait se passer de toutes les autres, en tant du moins que celles-ci ont pour but d’assurer l’aptitude morale des fonctionnaires. Malheureusement il n’en est point ainsi. En premier lieu , la responsabilitĂ© rĂ©mu- nĂ©rative est dispendieuse ; quand on voudrait proportionner la rĂ©munĂ©ration Ă  la force des motifs sĂ©ducteurs qui peuvent agir sur le fonctionnaire, on arriverait souvent Ă  ce singulier rĂ©sultat que la rĂ©compense due Ă  un fonctionnaire irrĂ©prochable causerait Ă  l’État plus de dommage que ses fautes n’en auraient occasionnĂ© s’il en eĂ»t commis. En second lieu, la responsabilitĂ© punitive elle-mĂšmĂ© ne saurait jamais ĂȘtre parfaitement certaine. Ce seront des hommes qui constateront le dĂ©lit et qui prononceront la peine ; c’en est assez pour que l’erreur puisse se glisser dans leurs jugemens, et que la menace soit voilĂ©e, aux yeux du fonctionnaire, par un nuage d’incertitude qui en diminue l’efficacitĂ©. DE LA RESPONSABILITÉ. 119 Enfin, l’efficacitĂ©, soit des peines, soit des rĂ©compenses , dĂ©pend en grande partie du caractĂšre et de la position de celui auquel on les appliquera; ce qui serait la mort pour tel individu, ne sera qu’un jeu pour l’autre. DĂšs-lors , comment fixer d’avance les peines ? et si on ne les fixe pas, quel pourra ĂȘtre l’effet de menaces indĂ©terminĂ©es ? Avec ces lacunes et ces imperfections inĂ©vitables, la responsabilitĂ© est encore la meilleure des garanties , celle dont on peut le moins se passer. Elle n’agit pas seulement sur l’aptitude morale des fonctionnaires, mais aussi jusqu’à un certain point sur leur aptitude intellectuelle , parce qu’elle leur commande des efforts d’attention qui doublent leurs facultĂ©s. D’ailleurs l’éventualitĂ© d’une punition peut contribuer Ă  Ă©carter, des emplois publics, les hommes absolument inca-* pables. La responsabilitĂ© est lĂ©gale ou morale; lĂ©gale, lorsque les peines et les rĂ©compenses sont prĂ©vues par une loi, et attachĂ©es par elle Ă  certains actes dĂ©terminĂ©s ; morale, lors- 420 DE LA'" RESPONSABILITÉ que ces peines et ces rĂ©compenses ne sont que les consĂ©quences du jugement que portent certaines personnes sur les actes des fonctionnaires. Section II. — De la responsabilitĂ© lĂ©gale. Rien ne paraĂźt plus simple, au premier coup-d’Ɠil, que de soumettre les fonctionnaires Ă  une responsabilitĂ© lĂ©gale j rien de plus conforme aussi Ă  ces idĂ©es universelles de justice rĂ©tributive qui forment la conscience populaire chez toutes les nations ; et cependant, rien de plus rare que l’application complĂšte et rĂ©guliĂšre de cette prĂ©cieuse garantie. Ce n’est pas que le principe n’ait Ă©tĂ© reconnu et consacrĂ© dans mainte constitution ; mais l’organisation nĂ©cessaire, pour le mettre en pratique, est presque toujours insuffisante, si elle ne manque pas entiĂšrement. Les constitutions des États-Unis d’AmĂ©rique sont les seules oĂč cette lacune ne se fasse point apercevoir. LÉGALE. 121 J’examinerai d’abord Ă  quels actes peut s’appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale, et ensuite, comment elle doit ĂȘtre appliquĂ©e aux actes qui en sont susceptibles. Article I. — A quels actes s’applique la responsabilitĂ© lĂ©gale? Toute responsabilitĂ© lĂ©gale suppose une loi antĂ©rieure et un juge pour l’appliquer ; une loi qui attache certaines consĂ©quences Ă  des actes dĂ©terminĂ©s; un juge qui compare les faits spĂ©ciaux avec ceux que la loi aura prĂ©vus , et qui prononce la consĂ©quence de droit rĂ©sultant de cette comparaison. Le jugement qui serait rendu sur des actes politiques, sans loi prĂ©alable et par des juges extraordinaires, ne serait autre chose qu’une vengeance d’un parti vainqueur sur un parti vaincu. La perspective Ă©ventuelle d’un tel jugement ne serait pas une garantie ; ce se- raitle contraire d’une garantie. De ce principe dĂ©coulent plusieurs consĂ©quences importantes 1 0 La culpabilitĂ© d’un acte ne peut con- 122 DE LA RESPONSABILITÉ sister que dans son opposition avec une loi positive connue du fonctionnaire , et qui servira de base au jugement. Si la loi de responsabilitĂ© dĂ©finit les actes qu’elle Ă©rige en dĂ©lits, c’est cette loi seule qui sert de rĂšgle au juge ; si elle ne les dĂ©finit pas, il faut qu’elle se rapporte Ă  quelque autre loi qui ait pris ce soin ; car le juge a besoin d’une rĂšgle gĂ©nĂ©rale pour apprĂ©cier le fait particulier qui lui est soumis. 2° L’acte incriminĂ© devra toujours ĂȘtre un fait accompli, tombant sous les sens, et apprĂ©ciable indĂ©pendamment de son caractĂšre psychologique. Une loi qui n’imposerait aux fonctionnaires que des rĂšgles morales , qui ne leur prescrirait que des intentions conformes au but du gouvernement, ne pourrait jamais servir de base Ă  la responsabilitĂ© lĂ©gale, parce que la violation de cette loi ne serait qu’un fait psychologique , impossible Ă  constater dans la plupart des cas. 3° Le juge de l’acte doit ĂȘtre, en l’apprĂ©ciant, Ă  l’abri des motifs sĂ©ducteurs qui ont LÉGALE. 123 pu agir sur l’auteur de cet acte ; autrement, il 11e serait pas un juge, mais une des parties en cause, et l’on ne pourrait sans danger le rendre lui-mĂȘme irresponsable. De lĂ  je conclus que les actes lĂ©gislatifs et judiciaires ne peuvent donner lieu Ă  aucune responsabilitĂ© lĂ©gale. Lorsqu’un acte lĂ©gislatif se trouve contraire Ă  une loi antĂ©rieure, on ne peut pas dire que ceux qui l’on votĂ© ont violĂ© une loi ; ils l’ont abrogĂ©e comme ils en avaient le pouvoir. Il existe, sans doute, une rĂšgle gĂ©nĂ©rale que le lĂ©gislateur doit suivre dans l’exercice de ses fonctions, c’est celle qui assigne pour but Ă  cet exercice l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la “sociĂ©tĂ©. Mais cette rĂšgle n’est pas et ne saurait jamais ĂȘtre une loi positive. Tout ce qu’on peut exiger du lĂ©gislateur, c’est qu’il vote selon sa conviction, conformĂ©ment Ă  ce qu’il croit ĂȘtre l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; or, c’est exiger de lui un acte purement psychologique dont l’apprĂ©ciation est hors de la portĂ©e des juges humains. D’ailleurs, qui prendrait-on pour juge de ce qui est ou 124 DE LA RESPONSABILITÉ n’est pas conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? OĂč trouverait-on des hommes inaccessibles aux motifs sĂ©ducteurs qui ont entraĂźnĂ© le vote des fonctionnaires inculpĂ©s? Une loi qui doit rĂ©gir l’avenir intĂ©resse tous les citoyens. La condition, mĂȘme d’étranger, ne serait pas toujours une garantie d’impartialitĂ©. Lorsque la compĂ©tence du corps lĂ©gislatif est restreinte aux lois qui n’ont pas le caractĂšre constitutionnel , il semble que les mĂȘmes motifs ne militent plus contre l’application de la responsabilitĂ© lĂ©gale, puisqu’on a une loi positive, la constitution, Ă  laquelle il est aisĂ© de comparer les actes incriminĂ©s. La dĂ©cision ou le vote attaquĂ©s sont-ils ou non contraires Ă  la constitution Ă©tablie? C’est lĂ , sans contredit, une question de la mĂȘme nature que celle de savoir si telle convention , produite dans une contestation privĂ©e, se trouve ou non entachĂ©e de nullitĂ©. Cependant, quoique l’application de la responsabilitĂ© lĂ©gale constitue dans ce cas une vĂ©ritable opĂ©ration judiciaire, il n’en rĂ©sulte pas LÉGALE. 125 que cette application soit convenable, ni mĂȘme toujours possible. Est-ce le vote de la majoritĂ© qui est attaquĂ© ? Il faudra mettre cette majoritĂ© entiĂšre en accusation ; et, si elle est condamnĂ©e, la moindre peine qu’on puisse lui infliger sera l’exclusion du corps lĂ©gislatif. Ou bien, ne pourra-t-on incriminer que le vote de la minoritĂ© ? Dans l’un et l’autre cas , on revĂȘtira le juge du pouvoir exorbitant de dĂ©cimer la lĂ©gislature, et l’on dĂ©truira toute libertĂ© dans les dĂ©libĂ©rations de ce corps. S’il y a eu quelques exemples de cette monstrueuse application de la responsabilitĂ©, c’était Ă  des Ă©poques [de crises extraordinaires, oĂč les principes n’étaient que des armes Ă  l’usage du parti vainqueur et sans force contre lui. Quand on a commis la faute de refuser les fonctions constituantes au corps lĂ©gislatif, et que, volontairement ou par erreur, il a dĂ©passĂ© la limite de ses attributions, le remĂšde se trouve dans la nullitĂ© de la dĂ©cision inconstitutionnelle ; nullitĂ© qui peut, et qui devrait toujours ĂȘtre prononcĂ©e par les tribunaux 126 DE LA RESPONSABILITÉ ordinaires, ainsi que cela se pratique aux États-Unis. Ce que je viens de dire des actes lĂ©gislatifs, peut se dire en grande partie des actes judiciaires. Le juge applique une loi positive , sans doute, mais il l’applique Ă  un cas particulier qui n’y est point expressĂ©ment prĂ©vu. C’est parce qu’il y a doute et controverse au sujet de cette application, que le juge en est saisi. Son jugement est le rĂ©sultat d’une opĂ©ration de l’intelligence, et l’expression d’une opinion personnelle. On lui demande que cette opinion soit sincĂšre et conforme aux rĂšgles d’interprĂ©tation qu’il doit avoir Ă©tudiĂ©es; on ne peut lui demander autre chose. Or, la sincĂ©ritĂ© de sa conviction est un fait psychologique, et les rĂšgles d’interprĂ©tation sont du domaine de la science, non de la loi positive. Ensuite, la responsabilitĂ© lĂ©gale du juge entraĂźnerait nĂ©cessairement la confirmation ou l’infirmation de son jugement par le tribunal qui en connaĂźtrait ; elle nĂ©cessiterait une opĂ©ration judiciaire exactement semblable Ă  celle dont le jugement attaquĂ© serait le LEGALE. 127 rĂ©sultat; et les nouveaux juges, appelĂ©s Ă  faire cette opĂ©ration, seraient placĂ©s exactement comme les premiers, soumis Ă  l’action des mĂȘmes motifs sĂ©ducteurs, nantis des mĂȘmes Ă©lĂ©mens de conviction. Les rendrait-on responsables Ă  leur tour ? alors, qui les jugerait? et qui jugerait les juges de ces juges ? Il n’y a aucune raison de faire halte dans cette Ă©chelle ascendante de responsabilitĂ©. Attribuera-t-on ces fonctions Ă  la lĂ©gislature? Ce serait cumuler dans un mĂȘme corps des attributions inconciliables, et consacrer une violation flagrante du principe de la sĂ©paration des fonctions. Si la lĂ©gislature doit connaĂźtre des contestations et des dĂ©lits privĂ©s, qu’elle soit constituĂ©e en tribunal, et organisĂ©e comme doit l’ĂȘtre un tribunal ; mais alors pourquoi ne serait-elle pas elle-mĂȘme responsable? Si elle juge avec les formes lĂ©gislatives, elle jugera mal ; elle empiĂ©tera sur des fonctions qu’elle est inhabile Ă  remplir 1 . a Ces principes ont Ă©tĂ© mĂ©connus en Suisse, et plus d’une constitution cantonale a dĂ©clarĂ© les tri- 128 DE LA RESPONSABILITÉ Si la responsabilitĂ© lĂ©gale ne peut atteindre le vote mĂȘme du fonctionnaire lĂ©gislatif, ne peut-elle pas au moins s’attacher aux mobiles apparens de ce vote ? ces mobiles ne sont-ils pas quelquefois punissables par eux-mĂȘmes? Il y a, sans doute, des mobiles de cette nature ; tel est celui de la corruption. Le fait de la corruption, chez un fonctionnaire, implique violation du devoir, quel qu’en soit le rĂ©sultat ; mais encore faut-il que ce rĂ©sultat, bon ou mauvais, soit la consĂ©quence du fait, c’est-Ă -dire qu’il y ait une liaison entre le bunaux responsables de tous leurs actes envers la lĂ©gislature. Aussi a-t-on vu, il n’y a pas trĂšs-longtemps , le corps lĂ©gislatif d’un canton condamner un tribunal entier, et casser un jugement rendu par ce tribunal dans une cause d’intĂ©rĂȘt privĂ©. Ce mĂȘme Grand-Conseil a empiĂ©tĂ©, plus rĂ©cemment encore , sur les attributions du corps exĂ©cutif Ă  l’égard d’associations non autorisĂ©es. Il va sans dire que je ne blĂąme point ici ces actes en eux-mĂȘmes ; je les envisage uniquement 'sous le point de vue de leur conformitĂ© avec les principes de la lĂ©gislation constitutionnelle. LÉGALE. 129 Fait de la corruption et le vote du lĂ©gislateur ; or, cette liaison est un fait psychologique dont il est impossible de constater l’existence par aucun procĂ©dĂ© judiciaire. La position du fonctionnaire judiciaire est, Ă  cet Ă©gard, un peu diffĂ©rente. Les intĂ©rĂȘts anormaux contre lesquels il s’agit de le prĂ©munir ne sont pas en grand nombre; il est possible de les prĂ©voir, de les Ă©numĂ©rer d’avance, de prohiber enfin les faits externes de corruption, sans pĂ©nĂ©trer bien avant dans les relations privĂ©es du fonctionnaire. Ainsi, on peut dĂ©fendre absolument aux juges de recevoir aucun prĂ©sent des parties entre lesquelles ils doivent prononcer. Une pareille dĂ©fense adressĂ©e au lĂ©gislateur serait absurde, car tous les citoyens sont parties dans les dĂ©cisions qu’il est appelĂ© a prendre. Il n’y aurait presque aucune relation sociale qui ne dĂ»t lui ĂȘtre interdite, s’il fallait atteindre chez lui tous les faits externes de ce genre. D’ailleurs, l’homme est accessible de plusieurs cĂŽtĂ©s Ă  la corruption. Celui que les prĂ©sens trouveront inĂ©branlable, sera peut-ĂȘtre sen- n a 130 1E LA RESPONSABILITE sible aux satisfactions d’amour-propre. Reconnaissons donc que le vote du lĂ©gislateur, l’acte qui constitue proprement l’exercice de ses fonctions, n’est pas susceptible de l’application d’une responsabilitĂ© lĂ©gale; qu’il en est de mĂȘme de l’acte judiciaire ; que, cependant, Ă  l’égard de ce dernier, sans prĂ©tendre constater le fait psychologique de la liaison du motif avec l’acte, on doit caractĂ©riser d’avance comme dĂ©lits certains faits externes qui peuvent agir comme motifs sĂ©ducteurs sur le juge. Enfui, l’exercice des fonctions tant lĂ©gislatives que judiciaires, est toujours soumis Ă  certaines formes lĂ©gales, Ă  certaines prescriptions rĂ©glementaires, destinĂ©es Ă  augmenter l’efficacitĂ© des garanties constitutionnelles, et Ă  conserver dans son intĂ©gritĂ© normale l’aptitude intellectuelle des corps fonctionnaires. Telles sont les rĂšgles de la procĂ©dure judiciaire et les formes dĂ©libĂ©ratives de la lĂ©gislature. Telle est encore, pour les deux espĂšces de fonctionnaires , l’obligation d’une prĂ©sence matĂ©rielle et assidue dans le lieu oĂč LÉGALE. 131 leurs fonctions s’exercent. Il en rĂ©sulte des devoirs dont l’accomplissement ne suffit pas, sans doute, pour rendre un fonctionnaire irrĂ©prochable, mais qui ne sauraient ĂȘtre nĂ©gligĂ©s sans que tous les autres le soient en mĂȘme temps. Nous verrons plus loin jusqu’à quel point la responsabilitĂ© lĂ©gale peut s’y appliquer. Quant aux actes exĂ©cutifs, il importe de distinguer ceux qui constituent les fonctions directes d’avec ceux qui constituent les fonctions indirectes. Ces derniers, n’étant que l’exĂ©cution de lois positives ou de sentences judiciaires, la responsabililĂ© lĂ©gale s’y applique Ă©minemment. Ce sont, en outre, des faits accomplis, et, le plus souvent, des faits matĂ©riels, d’oĂč il est rĂ©sultĂ© un bien ou un mal dĂ©terminĂ© pour des individus ou pour la sociĂ©tĂ© entiĂšre. Le juge qui les apprĂ©ciera, n’ayant point Ă  profiter d’un abus qu’il sanctionnerait ou d’une omission qu’il approuverait , n’exerçant point une fonction exĂ©cutive et n’étant point membre d’un corps exĂ©cutif, ne sera point accessible aux mĂȘ- 132 DE LA, RESPONSABILITE mes motifs sĂ©ducteurs que l’auteur de l’aete. Les actes constituant les fonctions directes , au contrai re, ne se rapportent Ă  aucune loi positive; ils sont le rĂ©sultat d’une volontĂ© qui n’a pu ĂȘtre dirigĂ©e que par des principes , et qui ne peut ĂȘtre jugĂ©e que d’aprĂšs des principes. Il s’agissait de pourvoir directement Ă  des besoins sociaux ; a-t-on pu le faire sans lĂ©ser l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? La satisfaction qu’on leur a donnĂ©e ou refusĂ©e Ă©tait-elle conforme Ă  cet intĂ©rĂȘt, c’est-Ă -dire Ă©tait-elle l’expression de ce qu’il y avait de compatible sur ce point dans les tendances individuelles de toute la sociĂ©tĂ© ? De telles questions, il faut en convenir, semblent ne pouvoir ĂȘtre rĂ©solues que par des juges possĂ©dant toutes les aptitudes qu’on exige des fonctionnaires exĂ©cutifs, et les possĂ©dant au plus haut degrĂ©. Ensuite, les actes incriminĂ©s ont pu ĂȘtre, sans doute, de la part de leur auteur, le rĂ©sultat d’intentions perverses , ou d’une prĂ©fĂ©rence volontaire donnĂ©e Ă  son intĂ©rĂȘt particulier sur l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; mais n’ont-ils pas pu ĂȘtre, aussi les consĂ©quences trĂšs-logi- LEGALE. 133 ques de certains principes qu’il avait adoptĂ©s avec une conviction sincĂšre ? Il s’était fait une notion erronĂ©e de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et il a cru devoir agir en conformitĂ© avec cette notion. Ou bien, encore, ses fautes ont Ă©tĂ© le rĂ©sultat de son incapacitĂ© intellectuelle ; il avait une portĂ©e d’esprit insuffisante, une intelligence bornĂ©e, avec des intentions pures et un caractĂšre estimable. Doit-on appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale dans tous ces cas? Les fautes du fonctionnaire exĂ©cutif y seront-elles toutes soumises, quelle qu’en soit la cause? Et, s’il en doit ĂȘtre ainsi, quel sera le juge appelĂ© Ă  dĂ©cider ce qui'est une faute, le juge assez impartial et assez Ă©clairĂ© pour prononcer une sentence pĂ©remptoire dans des questions de principes? Les actes directs des fonctionnaires exĂ©cutifs sont souvent d’une telle importance, ils entraĂźnent des suites si frĂ©quemment irrĂ©parables, qu’on ne peut songer Ă  les affranchir, dans aucun cas, de la responsabilitĂ© lĂ©gale. L’homme qui aspire Ă  des emplois sans avoir l'intelligence nĂ©cessaire pour les 134 DE LA RESPONSABILITÉ remplir commet un dĂ©lit, un dĂ©lit de prĂ©somption, qui devient grave par ses consĂ©quences. L’homme qui arrive aux fonctions publiques avec des principes erronĂ©s, et qui agit conformĂ©ment Ă  ces principes, est un ennemi de l’État, ennemi d’autant plus dangereux que son caractĂšre et sa portĂ©e d’esprit le rendent plus capable de rĂ©aliser les vues qui dirigent sa conduite. IN’est—il pas dĂ©sirable que ces deux catĂ©gories d’individus soient Ă©cartĂ©es, autant que possible, du maniement des affaires, et qu’on puisse toujours les en Ă©loigner lorsqu’elles y sont parvenues ? Or, le moven le plus efficace d’obtenir ce rĂ©sultat, c est d’attacher aux actes de toute espĂšce, aux fautes comme aux crimes, une grave et sĂ©vĂšre responsabilitĂ©. Il faut donc une loi de responsabilitĂ© qui atteigne tous les aetes directs des fonctionnaires ; il faut cette loi, pour qu’on ne soit jamais obligĂ© de recourir Ă  des jugemens exceptionnels, qui auraient un caractĂšre de vengeance et de persĂ©cution. D’un auire cĂŽtĂ©, il est Ă©vident que les ju- LEGALE. 135 gemens prononcĂ©s en pareil cas ne sont pas de pures sentences judiciaires; ce sont des jugemens politiques, et c’est en les envisageant comme tels que nous chercherons Ă  quel tribunal ils doivent ĂȘtre confiĂ©s. Article H. — De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions lĂ©gislatives. L’expĂ©rience a prouvĂ© que les assemblĂ©es dĂ©libĂ©rantes sont parfaitement aptes Ă  prononcer des jugemens impartiaux sur les infractions commises par leurs membres au rĂšglement qu’elles se sont donnĂ©. Un prĂ©sident jugeant en premier ressort avec appel Ă  la chambre entiĂšre, telle est l’organisation trĂšs-simple qui est Ă©tablie partout pour cette espĂšce de responsabilitĂ©. Cependant , on a quelquefois oubliĂ© dans la pratique deux principes qui me paraissent essentiels le premier, c’est que les peines infligĂ©es par le prĂ©sident ou par l’assemblĂ©e doivent ĂȘtre prĂ©vues dans la loi ou le rĂšglement de responsabilitĂ©; le second, c’est qu’elles ne doi- 136 DE LA RESPONSABILITÉ vent jamais s’élever jusqu’à l’exclusion absolue du fonctionnaire condamnĂ©. Ce qui fait l’importance de ces principes, c’est que les sentences dont il s’agit sont le plus souvent prononcĂ©es par la majoritĂ© contre un membre de la minoritĂ©. Elles n’en seront pas moins Ă©quitables, je le rĂ©pĂšte ; les assemblĂ©es dĂ©libĂ©rantes ont Ă  un trĂšs-haut degrĂ© l’instinct de la justice et de la modĂ©ration dans tout ce qui concerne l’observation des formes ; mais il convient d’écarter jusqu’à l’apparence de l’injustice il faut que la peine ait toujours un caractĂšre lĂ©gal, et que la sentence entiĂšre soit en quelque sorte prononcĂ©e d’avance par le rĂšglement. Quant Ă  l’exclusion absolue, elle doit ĂȘtre repoussĂ©e mĂȘme du rĂšglement, parce qu’elle fournirait Ă  la majoritĂ© un moyen lĂ©gal de dĂ©cimer la minoritĂ© , et l’exposerait Ă  une irrĂ©sistible tentation d’abandonner ce sentiment d’équitĂ© qui la dirige ordinairement. N’a-t-on pas vu, naguĂšres, une chambre faible et corrompue, excitĂ©e par les clameurs hypocrites d’un parti pour lequel tous les LÉGALE. 137 moyens Ă©taient bons parce qu’il Ă©tait brouillĂ© sans retour avec l’opinion publique, imposer silence Ă  un dĂ©putĂ© du peuple qui dĂ©fendait les intĂ©rĂȘts de ses commettans, et le faire arracher par des soldats de la place oĂč les vƓux de ses concitoyens l’avaient appelĂ©? Cette scĂšne scandaleuse n’aurait pas eu lieu si l’exclusion absolue n’eĂ»t pas Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme entrant dans les attributions lĂ©gales de la Chambre. On conçoit quelle funeste influence peut exercer sur l’indĂ©pendance des fonctionnaires un seul acte semblable d’oppression. S’il est de l’intĂ©rĂȘt du corps lĂ©gislatif, pris collectivement, et de chacun de ses membres en particulier, que le rĂšglement des dĂ©libĂ©rations ne soit pas violĂ© impunĂ©ment, il n’en est pas tout-Ă -fait de mĂȘme quant Ă  l’obligation d’assister rĂ©guliĂšrement aux sĂ©ances. A cet Ă©gard, chaque fonctionnaire a son intĂ©rĂȘt individuel, bien distinct de celui du corps, et toujours prĂ©sent Ă  sa pensĂ©e. Comment une assemblĂ©e se montrerait-elle sĂ©vĂšre contre l’infraction d’une observance 138 DE LA RESPONSABILITÉ que chacun trouve gĂȘnante, et que chacun dĂ©sire peut-ĂȘtre pouvoir impunĂ©ment enfreindre Ă  son tour ? L’inassiduitĂ© est un mal qui se fait gĂ©nĂ©ralement sentir dans les Etats gouvernĂ©s reprĂ©sentativement, et, quelques sophismes qu’on ait employĂ©s pour la justifier, pour la reprĂ©senter comme compatible avec les devoirs du lĂ©gislateur et avec l’exercice normal de ses fonctions, elle n’en demeure pas moins un abus dont les consĂ©quences peuvent-ĂȘtre 1 0 De faire entrer dans la lĂ©gislature des hommes qui ne se recommandent aux Ă©lecteurs que par leur fortune, qui n’ont de capacitĂ© que ce qu’il en faut pour briller dans un cercle, ou pour imposer quelques instans Ă  la foule, et qui n’auraient point prĂ©tendu Ă  de telles fonctions, ou les auraient refusĂ©es, s’ils avaient pensĂ© que l’assiduitĂ© fĂ»t indispensable; 2° De procurer au pays des lois votĂ©es par surprise , en l’absence du plus grand nombre de ses reprĂ©sentans , et peut-ĂȘtre ‱entre leur opinion ; LÉGALE. 139 3° De faire dĂ©pendre certaines dĂ©cisions du vote de membres qui n’ont point assistĂ© aux dĂ©libĂ©rations, c’est-Ă -dire de faire prononcer une sentence par des juges qui sont restĂ©s Ă©trangers aux dĂ©bats de la cause; 4° De donner Ă  ceux dont l’assiduitĂ© est stimulĂ©e par des motifs d’ambition personnelle le moyen d’acquĂ©rir la domination Ă  laquelle ils aspirent, et d’exercer un ascendant exagĂ©rĂ© sur la politique du pays. On allĂ©guera que l’assiduitĂ© obligatoire exclurait de la lĂ©gislature les hommes qui ont embrassĂ© une carriĂšre active, c’est-Ă -dire les hommes qui ont acquis le plus de connaissances spĂ©ciales, qui ont le mieux Ă©tudiĂ© non- seulement les livres, mais le monde rĂ©el, qui sont, en un mot, le plus capables de rendre Ă  un corps lĂ©gislatif d’éminens services. L’objection a de la force, on ne peut le nier ; mais elle ne porte pas seulement contre l’assiduitĂ© obligatoire. Partout oĂč la reprĂ©sentation nationale ne siĂšge pas Ă  moins d’une journĂ©e de chemin de tous les points du territoire , par consĂ©quent, dans la plupart des MO DE LA RESPONSABILITE États reprĂ©sentatifs connus, un grand nombre de ceux qui la composent sont obligĂ©s d’opter entre leurs propres affaires et celles du public, entre leur carriĂšre active, s’ils en ont une, et la mission qui leur est confiĂ©e. De lĂ  le principe de l’indemnisation adoptĂ© dans plusieurs constitutions Ă  l’égard de cette catĂ©gorie de fonctionnaires. Je dis le principe , car il n’y a guĂšre autre chose ; les indemnitĂ©s uniformes qu’on alloue compensent Ă  peine la simple augmentation de dĂ©pense qui rĂ©sulte pour les dĂ©putĂ©s du dĂ©placement de leur rĂ©sidence. Pour obvier entiĂšrement Ă  l’inconvĂ©nient signalĂ©, il faudrait une application complĂšte du principe, une indemnitĂ© variant avec les circonstances individuelles, et se proportionnant Ă  toutes les pertes encourues, Ă  tous les gains nĂ©gligĂ©s de chacun. Or, une telle indemnisation, outre qu’elle serait inexĂ©cutable, aurait l’inconvĂ©nient de convertir les fonctions du lĂ©gislateur en une profession lucrative, et d’ajouter la cupiditĂ© aux autres passions qui jettent dĂ©jĂ  tant d’incertitude sur le rĂ©sultat des opĂ©rations Ă©lectorales. LÉGALE. 141 L’indemnisation, mĂȘme partielle, semble au premier coup d’Ɠil fournir un moyen facile de combattre l’inassiduitĂ© ; il ne s’agit que de faire constater rĂ©guliĂšrement les absences, de diviser l’indemnitĂ© totale par le nombre des sĂ©ances et de l’allouer Ă  chacun en proportion de celles oĂč il a Ă©tĂ© prĂ©sent. Ce moyen, recommandĂ© par Bentham , serait probablement inefficace, par une raison que cet ingĂ©nieux publiciste a trop souvent oubliĂ©e, c’est qu’il heurterait des sentimens et des idĂ©es qui rĂ©gnent dans la sociĂ©tĂ© actuelle, et dont elle ne parait point disposĂ©e Ă  se dĂ©partir. D’ailleurs, l’indemnitĂ© Ă©tant Ă©gale pour tous, la privation de cette indemnitĂ© agirait trĂšs - inĂ©galement ; elle manquerait donc son but, alors mĂȘme que l’effet n’en serait pas dĂ©truit par la cause dont je viens de parler. L’expĂ©dient du quorum, auquel on a eu recours dans un grand nombre de constitutions pour obvier Ă  l’inassiduitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs, Ă©tait peut-ĂȘtre le plus vicieux que l’on pĂ»t choisir. Attacher la pos- 142 DE LA RESPONSABILITE sibilitĂ© de dĂ©libĂ©rer et de voter Ă  la prĂ©sence d’un nombre dĂ©terminĂ© de membres, c’est faire tomber la faute des coupables sur les innocens sur le pays d’abord, dont les intĂ©rĂȘts sont nĂ©gligĂ©s par suite des renvois et des retards continuels que cet expĂ©dient occasionne; ensuite sur des dĂ©putĂ©s assidus, dont la perte de temps se trouve par lĂ  indĂ©finiment aggravĂ©e. Le quorum facultatif, c’est-Ă -dire le droit accordĂ© Ă  chaque membre prĂ©sent d’empĂȘcher une votation si l’assemblĂ©e n’est pas en nombre, a moins d’incorivĂ©niens, mais il ne remĂ©die que trĂšs-imparfaitement au mal de l’inassiduitĂ©. Il faut le reconnaĂźtre, ni ces expĂ©diens indirects, ni la responsabilitĂ© lĂ©gale, ne peuvent fournir de garanties suffisantes contre cet abus. C’est Ă  la responsabilitĂ© morale que nous devrons en demander. La responsabilitĂ© morale est destinĂ©e Ă  remplir les lacunes inĂ©vitables que laissent toutes les autres garanties. lĂ©gale. 143 Article III. — De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions judiciaires. Tout ce qui, dans les fonctions judiciaires, appartient Ă  la forme et qui est susceptible d’ĂȘtre rĂ©glĂ© d’avance par des prescriptions positives, doit entraĂźner une responsabilitĂ© lĂ©gale. S’agit-il d’actes soumis Ă  un rĂ©glement d’ordre intĂ©rieur Ă©manĂ© du tribunal lui- mĂȘme? c’est ce tribunal qui doit appliquer la responsabilitĂ© ; car , qui mieux que lui comprendrait le sens et la portĂ©e d’un tel rĂ©glement? et, d’ailleurs quel autre corps pourrait constater et apprĂ©cier les infractions de cette nature? Dans tout autre cas, la responsabilitĂ© doit ĂȘtre appliquĂ©e par des tribunaux supĂ©rieurs. C’est ainsi que les choses se passent frĂ©quemment en pratique ; seulement on a trop oubliĂ© que la responsabilitĂ©, pour ĂȘtre efficace, ne doit pas rester une lettre morte, une vaine menace dont l’accomplissement n’a jamais lieu. Les fautes d’un juge causent presque toujours un dommage 144 DE LA RESPONSABILITÉ apprĂ©ciable, que la nullitĂ© de l’acte judiciaire ne rĂ©pare point entiĂšrement. Les juges supĂ©rieurs seront-ils responsables? Oui, s’il existe dans le pays une haute cour politique placĂ©e au-dessus de tous les tribunaux, et chargĂ©e d’appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale aux fonctionnaires exĂ©cutifs supĂ©rieurs. On pourrait aussi charger les divers tribunaux du mĂȘme rang de s’appliquer rĂ©ciproquement cette responsabilitĂ©. Il ne s’agit point ici de rĂ©viser une sentence et de prononcer sur le fond des causes, mais uniquement d’appliquer Ă  des violations intentionnelles de formes lĂ©gales, la peine qu’une loi ou un rĂšglement aurait dĂ©terminĂ©e. Le besoin de responsabilitĂ© lĂ©gale de la part des fonctionaires judiciaires se fait surtout sentir dans la procĂ©dure criminelle. La responsabilitĂ© lĂ©gale fournit le seul moyen de concilier les deux intĂ©rĂȘts entre lesquels cette procĂ©dure doit marcher jusqu’à la dĂ©cision finale l’intĂ©rĂȘt de l’accusĂ© toujours prĂ©sumĂ© innocent, et l’intĂ©rĂȘt de la sociĂ©tĂ© alarmĂ©e par un dĂ©lit. Ce dernier exige qu’on LEGALE. 145 accorde aux juges informateurs une certaine latitude; le premier ne peut ĂȘtre suffisamment garanti contre l’abus de ce pouvoir que par des lois rĂ©pressives, sĂ©vĂšres et d’une application prompte et facile; choses Ă©trangement oubliĂ©es dans plus d’une lĂ©gislation moderne. Article IV. — De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions exĂ©cutives . J’ai dit que la responsabilitĂ© lĂ©gale doit ĂȘtre attachĂ©e Ă  tous les actes des fonctionnaires exĂ©cutifs. Dans les fonctions de cette espĂšce, le fonctionnaire est placĂ© si directement entre l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et son intĂ©rĂȘt individuel, la tentation de prĂ©fĂ©rer celui-ci est si grande, y cĂ©der est le plus souvent si facile, que ni les garanties antĂ©rieures, ni un contrĂŽle quelconque de la part d’un autre corps, ne suffisent pour prĂ©server la sociĂ©tĂ© de tout danger. La responsabilitĂ© morale , elle-mĂȘme, quoique trĂšs-efficace, n’est pas d’une efficacitĂ© assez certaine pour qu’on puisse renoncer a priori Ă  la responsabilitĂ© lĂ©gale, n. to 146 RESPONSABILITÉ Il n’y a aucune distinction Ă  faire entre les fondions directes et les fonctions indirectes quant au principe gĂ©nĂ©ral. La loi de responsabilitĂ© doit comprendre, sous quelque nom gĂ©nĂ©rique tel que celui de malversation, tous les actes exĂ©cutifs d’oĂč il peut rĂ©sulter lĂ©sion d’un droit ou d’un intĂ©rĂȘt que le fonctionnaire devait respecter ou protĂ©ger. Ainsi l’entendaient les rĂ©publicains d’AthĂšnes et de Rome; ainsi l’entendent de nos jours ceux des Etats-Unis. Les fonctionnaires exĂ©cutifs ne sont revĂȘtus du pouvoir social que pour l’employer Ă  un certain usage; ils sont les gĂ©rans, les administrateurs de l’association politique, et, comme tels, ils doivent un compte rigoureux de l’emploi qu’ils ont fait de leur pouvoir. La bonne foi la plus complĂšte et la mieux constatĂ©e ne suffirait point pour les excuser; d’abord, parce que nul n’est obligĂ© d’accepter des fonctions dont il est incapable ; ensuite, parce qu il importe que le fonctionnaire incapable ou malintentionnĂ© puisse ĂȘtre immĂ©diatement Ă©cartĂ© de ses fonctions, et mis dans l’impossibilitĂ© de nuire. LÉGALE. 147 Quand on en vient Ă  l’application de ces principes, trois questions se prĂ©sentent 1°Qui pourra invoquer cette responsabilitĂ©? 2° Qui en sera le juge? 3° Quelles peines prononcera-t-on? J’examinerai ces trois questions, d’abord quant aux dĂ©lits ordinaires, ensuite quant aux dĂ©lits politiques. Dans un troisiĂšme paragraphe je parlerai d’une forme de gouvernement Ă  laquelle les principes ci- dessus ne sont pas littĂ©ralement applicables. § 1 . — Jugeaient des dĂ©lits ordinaires. Je comprends sous le nom de dĂ©lit ordinaire ou de forfaiture tout acte des fonctions exĂ©cutives dont l’effet principal est une lĂ©sion plus ou moins grave de droits privĂ©s. De tels actes sont toujours contraires Ă  une loi positive, et le plus souvent ils ont Ă©tĂ© prĂ©vus, et formellement Ă©rigĂ©s en dĂ©lits, par quelque loi pĂ©nale. Dans ce cas, il font naĂźtre Ă  la fois une action civile et une action pĂ©nale ; dans le cas contraire, ils ne donnent lieu qu’à l’action civile. RESPONSABILITE 148 Le jugement Ă  prononcer sur les dĂ©lits de cette espĂšce, commis par des fonctionnaires exĂ©cutifs dans l’exercice de leurs fonctions, n’aura aucun caractĂšre politique; il n’y a donc aucune raison pour en charger un tribunal exceptionnel, aucune raison pour distraire de la juridiction ordinaire un coupable qui ne diffĂšre de tout autre que par la nature des moyens qu’il a employĂ©s. La circonstance qu’il exerçait une fonction publique ne fait qu’aggraver son dĂ©lit, et en rendre la rĂ©pression plus urgente. Faudra-t-il, parce que, en procĂ©dant Ă  une arrestation illĂ©gale, ou Ă  quelque injuste spoliation, il a mĂ©susĂ© du pouvoir dont il Ă©tait revĂȘtu, faudra-t-il que sa victime soit privĂ©e de la satisfaction qu’elle aurait pu obtenir contre un simple citoyen? La vindicte publique devra-t-elle se trouver paralysĂ©e, ou entravĂ©e, devant un acte si propre Ă  jeter l’alarme dans la sociĂ©tĂ© ? Mais un tçl jugement aura-t-il des consĂ©quences politiques ? Oui ; si ces consĂ©quences sont prĂ©vues et dĂ©finies d’avance dans la loi. LÉGALE. 149 Le dĂ©lit du fonctionnaire entraĂźne-t-il une incapacitĂ© qui l’aurait exclu de l’exercice des fonctions exĂ©cutives? Alors sa destitution a lieu de plein droit par l’effet du jugement qui le condamne. Sinon, il conservera ses fonctions malgrĂ© la sentence. Puisque les tribunaux ordinaires peuvent dĂ©pouiller un citoyen de tout ou partie de ses droits politiques, pourquoi leurs condamnations ne pourraient-elles pas produire le mĂȘme effet Ă  l’égard d’un fonctionnaire? Sans parler des rĂ©publiques anciennes, 'exemple des Etats-Unis prouve combien est salutaire cette application toute naturelle des principes de la lĂ©gislation pĂ©nale, et combien il s’en faut qu’elle tende Ă  produire aucun dĂ©sordre, aucun relĂąchement du lien social. Si les corps exĂ©cutifs sont faibles en AmĂ©rique, cela tient Ă  d’autres causes. La responsabilitĂ©, loin de les affaiblir, les fortifie ; c’est dans cette responsabilitĂ© qu’ils puisent l’ascendant moral dont ils ont besoin pour supplĂ©er au pouvoir lĂ©gal^qtii leur manque. RESPONSABILITÉ 150 . Quelles raisons allĂšgue-t-on en faveur de l’irresponsabilitĂ© des fonctionnaires? aucune que je sache. Les publicistes Ă©clairĂ©s s’accordent Ă  rĂ©prouver cette doctrine, et cependant elle est gĂ©nĂ©ralement mise en pratique. TantĂŽt on a entiĂšrement refusĂ© aux citoyens le droit d’invoquer la responsabilitĂ© civile ou pĂ©nale; tantĂŽt on l’a reconnu; mais on en a soumis l’exercice Ă  des conditions ou Ă  des formalitĂ©s qui le rendent illusoire. En Angleterre mĂȘme, et dans certains Cantons de la Suisse, oĂč le principe est admis sans restriction, cette garantie est loin d’avoir acquis le degrĂ© d’efficacitĂ© qu’elle a obtenu aux États-Unis. § 2 . — Jugemenspolitiques. Un dĂ©lit politique diffĂšre d’une forfaiture en ce qu’il n’a pas pour effet principal la violation d’un droit privĂ©. C’est tantĂŽt une lĂ©sion de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dans un cas oĂč il n’a Ă©tĂ© pourvu Ă  cet intĂ©rĂȘt parĂčiucune loi positive, tantĂŽt une^violation de la constitution LEGALE. 15 ou de quelque autre loi politique. Les actes de cette espĂšce peuvent donc appartenir aux fonctions directes ou aux fonctions indirectes ; cependant on ne peut introduire cette distinction dans la loi de responsabilitĂ©, parce que les actes indirects pourraient ĂȘtre souvent incriminĂ©s comme des actes directs, et inversement, ce qui prĂ©senterait des questions prĂ©judiciables et amĂšnerait des conflits, dont il importe de dĂ©barrasser, autant que possible, l’application de la responsabilitĂ© lĂ©gale. L’assimilation des deux sortes de dĂ©lits politiques est d’ailleurs justifiĂ©e par un autre motif, c’est que les actes contraires aux lois sont quelquefois excusables lorsqu’ils ont Ă©tĂ© avantageux Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Le juge appelĂ© Ă  prononcer un jugement politique ne doit pas mettre entiĂšrement de cĂŽtĂ© les considĂ©rations qui se rattachent Ă  cet intĂ©rĂȘt, pour ne consulter que la loi positive Ă  laquelle l’acte incriminĂ© se trouve contraire. Une telle interprĂ©tation de la loi de responsabilitĂ© paralyserait les fonctionnaires supĂ©-* 152 RESPONSABILITÉ rieurs dans des conjonctures imprĂ©vues, graves , extraordinaires, oĂč le salut de l’État repose sur les inspirations de leur gĂ©nie. La lĂ©galitĂ© tue, a dit un habile ministre. Ce mot si dangereux, quand on l’érigerait en principe, exprime une vĂ©ritĂ© de fait incontestable ; c’est aux lois de responsabilitĂ© et Ă  ceux qui les appliqueront qu’il incombe d’accorder Ă  ce fait la portĂ©e, et justement la portĂ©e qu’il doit avoir. A l’égard des dĂ©lits politiques, le rĂŽle d’accusateur ne saurait ĂȘtre abandonnĂ© aux simples citoyens, ni mĂȘme Ă  un magistrat isolĂ©. Nos sociĂ©tĂ©s ne sont point organisĂ©es comme l’étaient celles d’AthĂšnes et de Rome; les vertus civiques n’obtiennent plus le premier rang dans notre estime, et ne suffiraient plus Ă  surmonter les dĂ©goĂ»ts et les difficultĂ©s dont une semblable fonction est toujours entourĂ©e. Et puis, les citoyens individuellement ne sont pas juges de ce qui est conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; pourrait-on courir le risque de voir la marche du gouvernement et l’exĂ©cution des lois incessamment entra- LÉGALE. 153 vĂ©es par des accusations dont le mobile serait souvent un intĂ©rĂȘt privĂ© trĂšs-lĂ©gitimement sacrifiĂ© Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? La lĂ©gislature est le corps auquel appartient ici l’accusation, car c’est ce corps qui reprĂ©sente l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Seul, d’ailleurs, il est assez nombreux pour que son accusation ne puisse jamais ĂȘtre entiĂšrement l’effet d’animositĂ©s personnelles ; seul, il est assez fort pour entreprendre la poursuite d’un coupable que ses relations de famille , ses talens et ses services passĂ©s pourraient avoir rendu redoutable. Plusieurs constitutions amĂ©ricaines exigent que l’accusation soit portĂ©f "par la majoritĂ© 1 , non des membres prĂ©sens, mais de tous ceux dont se compose la chambre des reprĂ©sentans. Cette disposition est sage, car il importe que la majoritĂ©, dans une aussi'grave circonstance , ne puisse ĂȘtre contestĂ©e, et que les adversaires de l’accusĂ© ne puissent adopter une conduite qui les servirait sans les compromettre. Les fonctions de juge et celles d’accusa- 154 RESPONSABILITÉ teur doivent-elles ĂȘtre cumulĂ©es dans le mĂȘme corps ? Non ; car alors l’accusation et le jugement ne seraient plus deux actes distincts. La majoritĂ© accusatrice ne pourrrait plus dĂ©libĂ©rer impartialement sur une accusation qu elle aurait elle-mĂȘme portĂ©e, ni rendre un jugement qui, en absolvant l’inculpĂ©, condamnerait ses accusateurs. Ce cumul a cependant Ă©tĂ© consacrĂ© dans quelques constitutions suisses, par exemple dans celle de Zurich ; Ă©trange erreur de la part d’une assemblĂ©e constituante qui avait aussi organisĂ© des corps judiciaires, et qui eĂ»t rejetĂ© sans doute Ă  l’unanimitĂ© la proposition de faire siĂ©ger dans les tribunaux criminels une majoritĂ© de plaignans et de dĂ©nonciateurs. Aux État-Unis et dans les monarchies constitutionnelles de l'Europe, c’est-Ă -dire partout oĂč il existe deux corps lĂ©gislatifs, c’est la chambre haute qui est appelĂ©e Ă  prononcer les jugemens politiques. Mais l’autoritĂ© qui semble rĂ©sulter d’une pratique si uniforme est plus apparente que rĂ©elle. Ainsi que je l’ai dĂ©jĂ  dit, le sĂ©nat dans les États de l’Union LEGALE. 155 est tout autre chose que ies Chambres hautes des monarchies europĂ©ennes \ et parmi celles- ci on rencontre, sous des noms semblables, des corps formĂ©s d’élĂ©mens bien divers. Qu’y a-t-il de commun entre la Chambre des Lords en Angleterre, la Chambre des Pairs en France , les Chambres hautes des États allemands et celle de la nouvelle constitution espagnole? Cette attribution uniforme des jugemens politiques Ă  des corps si essentiellement diffiĂ©- rens, est donc l’effet d’une imitation routiniĂšre, plutĂŽt que l’application d’une doctrine rationnelle. S’il Ă©tait possible d’éclairer le peuple entier sur les questions que fait naĂźtre une accusation politique, son jugement serait l’expression la plus correcte de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et par consĂ©quent la meilleure sentence qui pĂ»t ĂȘtre rendue dans le cas dont il s’agit. Les juges que nous cherchons doivent reprĂ©senter l’opinion publique, ou plutĂŽt ce que serait l’opinion publique dans la supposition que je viens de faire. Le jugement politique est, au fond, une application de la responsa- 156 RESPONSABILITE bilitĂ© morale, mais de la responsabilitĂ© morale Ă©purĂ©e, formulĂ©e, sanctionnĂ©e par des peines lĂ©gales. Et, ceci n’est pas une thĂ©orie, c’est un fait contre lequel les lois qui en feraient abstraction se briseraient tĂŽt ou tard. .Un jugement politique doit ĂȘtre approuvĂ© du pays; s’il ne l’était pas, la responsabilitĂ© ne serait bientĂŽt plus qu’un vain Ă©pouvantail ; elle ne servirait qu’à rendre plus Ă©clatant et plus dangereux le triomphe de ceux que les juges auraient condamnĂ©s, plus complĂšte et plus humiliante la chute de ceux qu’ils auraient absous. Par cette raison, je ne puis considĂ©rer la Chambre haute, sous aucune de ses formes, comme un tribunal convenable. D’abord, c’est toujours un corps permanent, ayant ses traditions et ses antĂ©cĂ©dens, qui neutralisent jusqu’à un certain point, surtout dans les questions personnelles, l’influence de l’opinion publique. Ensuite, il est Ă©liminĂ© et organisĂ© de maniĂšre Ă  reprĂ©senter certaines tendances spĂ©ciales, utiles pour rĂ©gler la marche du dĂ©veloppement lĂ©gislatif, inutiles et dangereu- LEGALE. 157 ses lorsqu’il s’agit le prononcer sur" les consĂ©quences temporaires et individuelles d’un fait accompli. Enfin, que la Chambre haute ait entretenu avec le corps exĂ©cutif des relations hostiles ou amicales; on ne peut la considĂšre^ comme un tribunal impartial dans l’application de la responsabilitĂ© lĂ©gale Ă  des actes sur lesquels son approbation ou sa dĂ©sapprobation se sera souvent manifestĂ©e d’avance. D’ailleurs, il importe que le j ugement politique soit rendu avec les formes judiciaires et entourĂ© de toutes les garanties qui rĂ©sultent de la stricte observation de ces formes. Or, un corps dĂ©libĂ©rant, grĂąces Ă  son organisation et Ă  ses habitudes, est peu propre Ă  se constituer en tribunal et Ă  se soumettre aux formes de la procĂ©dure ; la rĂ©cusation n’y est point admissible ; la responsabilitĂ© de la sentence y est trop divisĂ©e. On a souvent abusĂ© des assemblĂ©es lĂ©gislatives comme corps judiciaires ; on leur a confiĂ©, non-seulement la juridiction sur les dĂ©lits politiques des fonctionnaires, mais encore une juridiction gĂ©nĂ©rale sur les dĂ©lits 158 RESPONSABILITE politiques des simples citoyens. Le moindre inconvĂ©nient de ees attributions , c’est de compromettre la popularitĂ© du corps qui les exerce, en le montrant journellement occupĂ© d,e questions personnelles, et de lui ĂŽter ainsi l’ascendant moral dont il a besoin pour exercer le contrĂŽle lĂ©gislatif. Ce contrĂŽle, voilĂ  sa mission ; ce qui le qualifie pour la remplir , ne le qualifie en aucune façon pour remplir des fonctions judiciaires. Il faut, pour les jugemeas politiques, un corps temporaire, formĂ© d’hommes Ă©trangers Ă  toutes fonctions; une espĂšce de jury, composĂ© de l’élite des jurys ordinaires. Je voudrais que la moitiĂ© des collĂšges Ă©lectoraux du pays, tirĂ©s au sort entre tous par le prĂ©sident du corps lĂ©gislatif, fussent appelĂ©s Ă  Ă©lire cinquante citoyens appartenant Ă  la classe des jurĂ©s et ayant dĂ©jĂ  fonctionnĂ© comme jurĂ©s; que, sur cette liste de cinquante, on permĂźt Ă  la majoritĂ© accusatrice et Ă  l’accusĂ© d’en rĂ©cuser vingt; les trente restant formeraient la haute cour politique. Pour la prĂ©sider, le corps lĂ©gislatif nommerait cinq juges, parmi 159 les fonctionnaires les plus Ă©levĂ©s de l’ordre judiciare ; sur ces cinq on en tirerait deux au sort, en laissant Ă  l’accusĂ© la facilitĂ© d’en rĂ©cuser trois; les deux qui se trouveraient dĂ©finitivement Ă©liminĂ©s rempliraient les fonctions de prĂ©sident et de vice-prĂ©sident de la haute cour. Le prĂ©sident ne prendrait aucune part au jugement; ses fonctions seraient de diriger les dĂ©bats et la dĂ©libĂ©ration, de veiller Ă  l’observation des formes, et de prononcer la sentence. On conçoit que cette organisation pourrait se modifier de mille maniĂšres, sans que l’esprit en fĂ»t altĂ©rĂ©; j’ai voulu seulement faire comprendre quels Ă©lĂ©mens doivent entrer dans la composition du tribunal appelĂ© Ă  juger les dĂ©lits politiques des fonctionnaires. Ici se prĂ©sente une grave difficultĂ© les fonctionnaires peuvent se trouver en fort grand nombre dans un État de quelque Ă©tendue. Faut-il les rendre tous responsables de la mĂȘme maniĂšre, et devant les mĂȘmes juges que les membres du corps exĂ©cutif supĂ©rieur ? et quelle sera l’influence de la II. 10* 160 RESPONSABILITÉ responsabilitĂ© des uns sur celle des autres ? Il n’y a qu’un systĂšme dans lequel cette difficultĂ© soit complĂštement Ă©cartĂ©e, c’est celui qui attribue au corps exĂ©cutif suprĂȘme le droit de choisir tous les agens subordonnĂ©s dont les services lui sont nĂ©cessaires, et le droit, plus exorbitant en apparence, de les rĂ©voquer Ă  son grĂ©. Lorsqu’il a Ă©tĂ© suffisamment pourvu aux intĂ©rĂȘts locaux par des gouvernemens indĂ©- pendans, dont tous les membres sont Ă©lus par les populations locales, il faut faire aussi la part du gouvernement central, et la faire complĂšte. Puisque la pensĂ©e de ce gouvernement doit ĂȘtre purement nationale, qu’elle soit exĂ©cutĂ©e par des agens nationaux ; puisqu’elle doit ĂȘtre une, comme l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, quelle soit exĂ©cutĂ©e uniformĂ©ment; puisqu’elle doit ĂȘtre efficace, que l’exĂ©cution en soit prompte. L’élimination Ă©lective des> agens subordonnĂ©s serait matĂ©riellement impossible, Ă  moins qu’on ne divisĂąt la masse des Ă©lecteurs en une foule de petits collĂšges ; et alors, elle LEGALE. 161 donnerait aux Ă©lus un caractĂšre local qui prĂ©vaudrait sur la pensĂ©e nationale. Dans tous les cas , en rendant les fonctionnaires Ă©liminĂ©s indĂ©pendans du gouvernement central , elle priverait celui-ci de cette unitĂ© de vues et d’action sans laquelle il n’y a point de vĂ©ritable force. Mais surtout elle amĂšnerait la division, et, par consĂ©quent, l’affaiblissement de la responsabilitĂ© tant morale que lĂ©gale. Un agent qui n’est pas nommĂ© par le corps exĂ©cutif, et qui n’est point arbitrairement destituable, agira de son chef sans compromettre ses supĂ©rieurs. Sous le rĂ©gime de la nomination et de la destitution arbitraires, il ne le peut pas. Le droit de nomination et de destitution rend les fonctionnaires auxquels il appartient strictement responsables de la conduite entiĂšre de leurs subordonnĂ©s ; et cette responsabilitĂ© , qui s’applique aussi aux actes de nomination et de destitution, est un prĂ©servatif suffisant contre l’abus du droit. Avec ce systĂšme, la responsabilitĂ© des divers ordres de fonctionnaires se cumule, mais n. u 162 RESPONSABILITÉ ne se divise plus ; elle atteint, sans contredit, le subordonnĂ© qui se trouve ĂȘtre l’auteur immĂ©diat d’un acte inconstitutionnel ou nuisible , mais elle remonte , en mĂȘme temps, au chef qui a commandĂ© l’acte ou qui a nommĂ© l’agent; elle frappe ce chef, et avec lui son systĂšme, s’il en a un; elle le frappe, non pour quelques actes isolĂ©s, mais pour un ensemble d’actes, et de maniĂšre Ă  donner au jugement politique toute la solennitĂ© et l’importance qu’il doit avoir. Ainsi les jugemens politiques seront moins frĂ©quens et plus efficaces. La garantie qui en rĂ©sulte est un de ces instrumens dont il ne faut se servir ni trop souvent, parce qu’on les userait, ni trop rarement, parce qu’on en oublierait l’usage. Avec le systĂšme de l’indĂ©pendance des agens subordonnĂ©s, il serait impossible de ne pas tomber dans l’un ou l’autre de ces extrĂȘmes , c’est-Ă -dire de ne pas arriver, en fait, Ă  l’irresponsabilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. Un gouvernement fort et responsable , ou un gouvernement faible sans responsabilitĂ©, sont les deux rĂ©- LEGALE. 163 sultats entre lesquels ils faut choisir. Toutefois, je le rĂ©pĂ©tĂ©, c’est lorsqu’on a fait la part des intĂ©rĂȘts locaux, et seulement alors, que le systĂšme qui conduit au premier devient thĂ©orĂ©tiquement justifiable. N’oublions pas aussi que ce systĂšme exige une forme hiĂ©rarchique d’administration qui n’est pas applicable en tout pays. Dans de petites rĂ©publiques, oĂč le corps exĂ©cutif est nombreux, oĂč les ressources manquent pour assurer Ă  chaque fonctionnaire un salaire proportionnĂ© Ă  ses talens et Ă  ses efforts, et oĂč la responsabilitĂ© morale agit avec une grande force, on devra peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rer une administration collĂ©giale qui, en rĂ©par- tissant le pouvoir et l’honneur, Ă  dĂ©faut de salaire entre tous les agens,rendra impossible, par cette rĂ©partition mĂȘme, l’application de la responsabilitĂ© lĂ©gale aux actes politiques. Il me resterait Ă  traiter la question des peines ; mais c’est un sujet sur lequel on ne peut Ă©tablir a priori aucune rĂšgle gĂ©nĂ©rale, parce que la pĂ©nalitĂ© est un Ă©lĂ©ment social, Ă©minemment variable. Aux États-Unis, on 164 RESPONSABILITÉ distingue, relativement aux dĂ©lits politiques des fonctionnaires, le jugement politique d’avec le jugement pĂ©nal. Le jugement politique est rendu par le sĂ©nat sur l’accusation de la chambre des ReprĂ©sentai ; il ne peut avoir d’autre effet que la destitution du fonctionnaire, et son incapacitĂ© prononcĂ©e pour l’avenir, de remplir aucune fonction publique. AprĂšs cette premiĂšre condamnation, il peut ĂȘtre traduit devant les tribunaux ordinaires et condamnĂ© Ă  la peine que son dĂ©lit mĂ©rite suivant les lois pĂ©nales du pays. Cette distinction est parfaitement logique lĂ  oĂč le jugement politique est confiĂ© Ă  un corps politique ; elle ne le serait plus s’il Ă©tait confiĂ© Ă  un corps judiciaire tel que celui que j’ai proposĂ©. C’est une consĂ©quence juste tirĂ©e d’un principe, selon moi, erronĂ©. Le jugement du sĂ©nat, quoique restreint dans ses effets, n’en est pas moins un jugement ; le corps qui le rend n’en est pas moins appelĂ© Ă  sĂ©vir contre des individus, et Ă  compromettre son impartialitĂ© lĂ©gislative dans des questions personnelles. LÉGALE. 165 § 111 . — De la monarchie constitutionnelle. Il est parfaitement Ă©vident qu’un souverain hĂ©rĂ©ditaire ne peut pas ĂȘtre soumis Ă  une responsabilitĂ© lĂ©gale. Aussi, la monarchie constitutionnelle n’est-elle point un produit de la science ; aucun publiciste ne l’a inventĂ©e; elle est le rĂ©sultat d’une transaction que des circonstances spĂ©ciales ont amenĂ©e, en Angleterre, entre les formes du droit positif et les principes du gouvernement reprĂ©sentatif. Cette transaction ne pouvait s’opĂ©rer qu’à l’aide d’une fiction ; mais la fiction ne consiste point, comme on l’a souvent dit, Ă  reprĂ©senter le souverain comme irresponsable, il l’est de fait, aussi bien que de droit ; elle consiste Ă  le reprĂ©senter comme le chef du corps exĂ©cutif, tandis qu’en rĂ©alitĂ© il n’exerce aucunes fonctions. Le souverain d’une monarchie constitutionnelle est le reprĂ©sentant de la souverainetĂ© in abstracto; son rĂŽle est de mettre cette souverainetĂ© en dehors du gouvernement, 166 RESPONSABILITÉ de la soustraire aux luttes des partis et Ăą l’ambition personnelle des citoyens. GrĂąces Ă  lui se trouvent Ă©cartĂ©s les principaux obstacles que rencontrerait l’établissement du rĂ©gime reprĂ©sentatif dans de grands États ; car s’il fallait y attribuer la souverainetĂ© au gouvernement rĂ©el, Ă  des fonctionnaires actifs, on les revĂȘtirait d’une puissance matĂ©rielle et morale contre laquelle les garanties les mieux combinĂ©es seraient insuffisantes, et l’on arriverait inĂ©vitablement, ainsi que l’expĂ©rience l’a dĂ©montrĂ©, au despotisme d’un seul ou Ă  l’omnipotence d’un corps lĂ©gislatif. Aucune institution, fruit des circonstances, ne s’est montrĂ©e plus salutaire; sous sa protection, l’Angleterre a obtenu des siĂšcles de prospĂ©ritĂ© et de puissance. Aussi les publicistes de tous les pays ont-ils Ă©tĂ© saisis d’une juste admiration pour cette organisation, si anormale en apparence, et l’a-t-on vue s’introduire sur le continent europĂ©en partout oĂč la civilisation Ă©tait en progrĂšs. Les tentatives, au contraire, qui ont Ă©tĂ© faites çà et lĂ  pour substituer immĂ©diatement Ă  la LÉGALE. 167 monarchie absolue un gouvernement rĂ©publicain n’ont eu aucun succĂšs ; elles n’ont servi qu’à faire mieux comprendre le mĂ©canisme et apprĂ©cier les avantages de la monarchie constitutionnelle. Plus un Ă©tat est grand, riche, centralisĂ© surtout, moins il est propre Ă  recevoir un gouvernement rĂ©publicain. La rĂ©publique est une plante dont les fruits sont excellens , sans doute , et bien dignes d’envie ; mais elle ne croĂźt et ne prospĂšre que sur un sol convenablement prĂ©parĂ© ; partout ailleurs, on la voit s’étioler et languir sans porter ni fleurs ni fruits jusqu’à ce qu’un soldat heureux vienne l’arracher et planter son sabre Ă  la place. Il est aussi impossible d’établir le gouvernement rĂ©publicain dans un Ă©tat oĂč l’organisation tant morale que matĂ©rielle de la sociĂ©tĂ© s’y oppose, qu’il le serait d’introduire le gouvernement monarchique dans un petit Ă©tat gouvernĂ© dĂ©mocratiquement depuis des siĂšcles, tel que les cantons de Schwitz ou d’Uri. Ceux qui rĂȘvent encore une telle RESPONSABILITE 168 mĂ©tamorphose font abstraction de tout ce que la connaissance du passĂ© et l’observation du prĂ©sent nous apprennent de certain ; ils se livrent Ă  une chimĂšre qui ne vaut pas la milliĂšme partie des talens qu’on a employĂ©s Ă  la soutenir, ni une seule goutte du noble sang qu’elle a fait couler. Le rĂŽle que joue le prince dans une monarchie constitutionnelle Ă©tant, comme je l’ai dit, de mettre la souverainetĂ© en dehors du gouvernement , il en rĂ©sulte certaines rĂšgles pratiques d’une haute importance, et dont l’observation fidĂšle est nĂ©cessaire pour assurer la stabilitĂ© de cette forme de gouvernement. En premier lieu, les corps fonctionnans doivent faire abstraction du monarque. Sa personne, Ă©tant sacrĂ©e et irresponsable, doit ĂȘtre soustraite, en fait, Ă  toute lutte rĂ©sultant , soit du conflit des intĂ©rĂȘts que reprĂ©- sentele gouvernement, soit du contrĂŽle mutuel qu’exercent les divers corps les uns sur les autres. Son nom mĂȘme ne devrait jamais ĂȘtre prononcĂ©. La constitution le dĂ©clare chef du LÉGALE. 169 corps exĂ©cutif; il figure comme tel dans les occasions oĂč sa prĂ©sence n’est qu’une pure forme ; c’est la part de la fiction. Partout ailleurs, et dĂšs qu’il s’agirait pour lui de jouer un rĂŽle actif, la rĂ©alitĂ© doit reprendre le dessus ; il implique contradiction , selon les doctrines du gouvernement reprĂ©sentatif , qu’on soit Ă  la fois fonctionnaire actif et irresponsable. En second lieu, le prince lui-mĂȘme doit se soustraire Ă  l’action, et se borner Ă  un rĂŽle passif ; car son concours est absolument nĂ©cessaire pour assurer l’observation de la premiĂšre rĂšgle. S’il gouverne activement et ostensiblement 1 , il ne peut Ă©viter, en se retranchant derriĂšre son irresponsabilitĂ©, une lutte qu’il a lui-mĂȘme provoquĂ©e, et dont l’issue ne saurait guĂšre ĂȘtre avantageuse au pays, soit que le monarque perde du terrein, ou qu’il en gagne. En troisiĂšme lieu, le prince doit avoir, autant que cela est possible, un titre lĂ©gal ; sa souverainetĂ© doit reposer sur une notion de droit, sur des habitudes ou des traditions 170 RESPONSABILITÉ monarchiques, sur une base populaire, en un mot, qui le dispense de rien faire pour mĂ©riter son poste Ă©minent, et qui , en le rassurant sur ses intĂ©rĂȘts dynastiques, lui ĂŽte tout motif et tout prĂ©texte de se mettre en scĂšne et d’exercer personnellement quelque influence en faveur d’un parti ou d’une catĂ©gorie quelconque d’intĂ©rĂȘts. Ces conditions essentielles Ă©tant remplies, la monarchie constitutionnelle devient un gouvernement tout-Ă -fait normal. On y trouve les mĂȘmes Ă©lĂ©mens que dans la rĂ©publique, et les principes dirigeans empruntĂ©s Ă  la science peuvent s’y appliquer de la mĂȘme maniĂšre, sauf un petit nombre d’exceptions sur lesquelles j’aurai Ă  revenir. Section III. — De la responsabilitĂ© morale. Je laisse aux psychologistes le soin d’expliquer l’influence qu’exercent sur la volontĂ© de chacun de nous , les jugemens des autres hommes, et je considĂšre cette influence comme un fait que personne, je pense, ne s’avisera de nier. Quand les jugemens du public de- MORALE. 17Î viennent unanimes, quand ils se manifestent librement et hautement, leur action, sur les individus qui en sont l’objet, acquiert une Ă©nergie extraordinaire. Il y a peu d’autres mobiles qui nous fassent affronter autant de pĂ©rils, et qui obtiennent aussi souvent le sacrifice de notre vie ; l’opinion publique est une idole dont les autels s’arrosent chaque jour du sang de maintes victimes humaines. Ce mobile, qu’on appelle sanction morale, je l’envisage uniquement ici comme moyen de rendre les fonctionnaires responsables de leurs actes indĂ©pendamment de toute sanction lĂ©gale je considĂšre le public comme un tribunal qui constate des faits, les compare avec une certaine loi, prononce des jugemens et les exĂ©cute. Le tribunal existe et rend des jugemens, sans qu’on puisse l’en empĂȘcher; mais, s’il est mal Ă©clairĂ© sur les faits, si la loi d’aprĂšs laquelle il juge est vicieuse, il prononce des sentences qui ne sont ni justes ni d’un effet utile; s’il n’a que des moyens insufĂŻisans de manifestation, si l’efficacitĂ© des sentences 172 RESPONSABILITÉ qu’il prononce est neutralisĂ©e par d’autres sanctions, il reste sans influence sur la conduite des fonctionnaires. La responsabilitĂ© morale peut ainsi ĂȘtre mal appliquĂ©e, ou ne l’ĂȘtre pas du tout. Que faut-il pour que la responsabilitĂ© morale puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une garantie? Quelles sont les conditions que doit rĂ©unir l’opinion publique pour que ses juge- mens sur les actes des fonctionnaires produisent un effet avantageux? L’opinion publique est un tribunal; or, un tribunal, pour rendre une sentence vraie, doit d’abord connaĂźtre les faits de la cause et le droit auquel il est appelĂ© Ă  les comparer. Ainsi, premiĂšre condition l’opinion publique doit ĂȘtre Ă©clairĂ©e sur les actes des fonctionnaires et sur la loi d’aprĂšs laquelle il faut les juger. Ensuite, un tribunal doit prononcer la sentence qu’il regarde comme vraie, et la faire connaĂźtre aux parties. Seconde condition l’opinion publique doit pouvoir se manifester. MORALE. 73 La sentence d’un tribunal,nnfin, doit ĂȘtre exĂ©cutĂ©e par des moyens de nature Ă  vaincre toute rĂ©sistance individuelle, et avoir, Ă  cet effet, acquis force de chose jugĂ©e nonobstant toute sentence contraire. TroisiĂšme condition la sanction morale doit ĂȘtre efficace; elle ne doit point ĂȘtre neutralisĂ©e par des mobiles plus puissans dans l’ñme de ceux sur lesquels il importe qu’elle agisse, ni affaiblie par des jugemens contraires de la part de ceux de qui elle Ă©mane. Je parlerai d’abord des moyens par lesquels l’opinion politique s’éclaire et se manifeste , ou de l’application de la responsabilitĂ© morale; ensuite des causes qui peuvent en neutraliser l’effet, ou de l’efficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. La responsabilitĂ© morale a, sur la responsabilitĂ© lĂ©gale, un immense avantage, c’est qu’elle peut s’appliquer Ă  tout. Il n’y a pas un acte, de quelque nature qu’il soit, psychologique ou matĂ©riel, direct ou indirect, qui ne puisse y ĂȘtre soumis. Aussi la voit-on, dans certains pays, malgrĂ© les entraves de 174 RESPONSABILITÉ tout genre qu’on y oppose Ă  son action, prĂ©venir de grossiers abus, des abus qui ne rencontreraient aucun obstacle lĂ©gal, grĂące Ă  l’absence de toute autre garantie. Et, il s’en faut bien que la responsabilitĂ© morale soit parvenue dans aucun État au degrĂ© de perfection et d’énergie dont elle est susceptible. L’opinion publique est presque partout mal apprĂ©ciĂ©e par les lĂ©gislateurs, ils la craignent ou la calomnient, et les moyens mĂȘme qu’ils emploient pour l’empĂȘcher de causer des maux imaginaires, sont propres Ă  lui en faire produire de rĂ©els. ArticleL — Application delĂ  responsabilitĂ© morale. Ce qui produit la responsabilitĂ© morale, c’est l’opinion publique, cette masse dejuge- mens plus ou moins uniformes que portent, sur les faits venus Ă  leur connaissance, les individus que ces faits intĂ©ressent. L’application de la responsabilitĂ© morale serait parfaite, si aucun acte n’échappait Ă  la connaissance des citoyens, si tous les citoyens connaissaient leurs vrais intĂ©rĂȘts rela- MORALE. 1 tivement Ă  chaque acte, et si l’opinion de tous Ă©tait ouvertement prononcĂ©e; car, ce qu’il y aurait d’uniforme dans toutes ces opinions, et par consĂ©quent ce qui formerait une opi- ; nion vraiment publique serait prĂ©cisĂ©ment l’expression de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, c’est-Ă -dire ; de ce qu’il y aurait de compatible parmi les diverses tendances individuelles des membres de l’association. L’opinion publique ne devient puissante, ou plutĂŽt n’existe rĂ©ellement, que par l’uniformitĂ© des jugemens individuels ; et il n’y aurait d’uniforme, dans une opinion publique Ă©clairĂ©e, que ce qui serait dans le sens de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Malheureusement, cet Ă©tat de l’opinion est trĂšs-difficile Ă  obtenir. La connaissance de la plupart des faits ne devient accessible Ă  tous qu’au moyen du tĂ©moignage Ă©crit ou verbal d’un fort petit nombre de tĂ©moins, ce qui permet Ă  l’erreur et au mensonge d’intercepter, pour un temps au moins, la vĂ©ritĂ©. Et puis, dans nos sociĂ©tĂ©s modernes, une foule de citoyens sont incapables de discerner leurs vrais intĂ©rĂȘts; l’idĂ©e qu’ils s’en 176 RESPONSABILITÉ font ne. leur appartient pas, ils l’ont adoptĂ©e sur parole. DĂšs-lors la masse des jugemens n’est plus l’expression exacte des intĂ©rĂȘts individuels, et il n’y a plus rien, ou presque rien d’uniforme, ni par consĂ©quent de fort et de vrai, dans l’opinion publique. D’ailleurs, l’opinion ne peut guĂšre se manifester librement sans produire quelques maux inutiles, quelques injustices, qui compensent en partie les avantages que l’on retire de l’application de cette prĂ©cieuse garantie. Ces difficultĂ©s ne sont pas insurmontables, tant s’en faut. S’il y a un cĂŽtĂ© par lequel nos sociĂ©tĂ©s humaines soient Ă©minemment perfectibles, c’est celui-lĂ ! Les perfectionne- mens dĂ©jĂ  obtenus sont un gage certain de ceux que nous obtiendrons encore, et la comparaison du passĂ© avec le prĂ©sent doit nous faire bien augurer de l’avenir. Parmi les moyens d’application dont je vais parler, il en est qui se rapportent Ă  la fois aux deux premiĂšres conditions que doit rĂ©unir l’opinion publique, c’est-Ă -dire qui servent en mĂȘme temps Ă  l’éclairer et Ă  la ma- MORALE. 177 infester ; d’antres ne se rapportent qu’à l’une ou Ă  l’autre. Je traiterai de ces divers moyens dans Tordre suivant publicitĂ© des actes, libertĂ© de la presse, manifestations collectives, manifestations lĂ©gales. § I. — Premier moyen d’application. — PublicitĂ© des actes. J’entends ici par publicitĂ© la publicitĂ© positive, celle qui est d’institution, et qui ne rĂ©sulte pas simplement de la libertĂ© accordĂ©e Ă  tous de dire et d’écrire ce qu’ils ont vu ou entendu. La publicitĂ© est immĂ©diate ou mĂ©diate; immĂ©diate, pour les actes qui se passent sous les yeux mĂȘme du public ou d’une fraction du public; mĂ©diate, lorsque des actes, soumis ou non Ă  la publicitĂ© immĂ©diate, sont portĂ©s verbalement ou par Ă©crit Ă  la connaissance de ceux qui n’en ont pas Ă©tĂ© les tĂ©moins. La publicitĂ©, sous ces deux formes, doit s’appliquer en premier lieu, aux faits accomplis rĂ©sultant de l’exercice de toutes les fonctions, il. 12 178 RESPONSABILITE Dans l’exercice d’une fonction quelconque, on peut remarquer une sĂ©rie d’opĂ©rations successives, aboutissant Ă  un certain rĂ©sultat, lequel Ă©tant obtenu, l’acte est terminĂ©, et une nouvelle sĂ©rie recommence. Ce rĂ©sultat est ce que j’appelle un fait accompli. De la part des corps collectifs, le fait accompli a toujours un caractĂšre collectif, c’est une loi, un jugement, une ordonnance, etc. ; mais les opĂ©rations qui le prĂ©parent sont en grande partie individuelles. Les faits accomplis rĂ©sultant de l’exercice des fonctions lĂ©gislatives sont toujours collectifs. Ceux qui Ă©manent des fonctionnaires judiciaires et des fonctionnaires exĂ©cutifs sont quelquefois individuels, par exemple, lorsqu’ils rĂ©sultent de l’action immĂ©diate d’un agent sur les personnes ou sur les choses. Alors, la publicitĂ© immĂ©diate exige que l’acte se passe en plein jour et dans un lieu accessible Ă  tous. La publicitĂ© doit s’appliquer, en second lieu, Ă  une partie des opĂ©rations, soit collectives, soit individuelles, qui ont prĂ©parĂ© les MORALE. 179 faits accomplis dans chaque espĂšce de fonctions. Dans les fonctions lĂ©gislatives, le fait accompli rĂ©sulte de deux opĂ©rations prĂ©paratoires, savoir le dĂ©bat et la votation. J’ai parlĂ©, dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, du vote appliquĂ© aux Ă©lections ; je ne m’occupe ici que des votes proprement lĂ©gislatifs. Il y a des raisons pĂ©remptoires pour soumettre ces votations, et le dĂ©bat qui les prĂ©cĂšde, Ă  la publicitĂ© la plus entiĂšre. D’abord, la responsabilitĂ© qui s’attache au fait accompli, frappant le corps entier dont il Ă©mane, n’atteindrait chacun de ses membres qu’en se divisant, et s’affaiblirait en proportion de leur nombre. Il importe donc qu’elle puisse atteindre chaque individu dans sa coopĂ©ration au rĂ©sultat ; et cette coopĂ©ration, c’est son vote, ce sont les motifs de son vote, s’il les a Ă©noncĂ©s. Ensuite, il est Ă  dĂ©sirer que la responsabilitĂ© morale atteigne le fait psychologique, dans lequel la responsabilitĂ© lĂ©gale ne peut jamais pĂ©nĂ©trer. Le lĂ©gislateur n’est appelĂ© 180 RESPONSABILITÉ. qu’à voter en conscience, c'est-Ă -dire dans le sens qu’il croit ĂȘtre le plus conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, ou mĂȘme Ă  son intĂ©rĂȘt normal comme citoyen. Or, c’est seulement en comparant son vote avec les motifs qu’il allĂšgue Ă  l’appui, ou qui, Ă©tant allĂ©guĂ©s par d’autres, paraĂźtront l’avoir dĂ©terminĂ©, qu’il deviendra possible d’apprĂ©cier jusqu’à quel point il aura rempli ce devoir d’intention. Enfin, les dĂ©bats lĂ©gislatifs sont le meilleur enseignement que le public puisse recevoir sur les questions dĂ©battues. La publicitĂ© de ces dĂ©bats tend donc Ă  Ă©clairer l’opinion aussi bien sur la rĂšgle d’aprĂšs laquelle les actes doivent ĂȘtre jugĂ©s, que sur ces actes eux- mĂȘmes. Dans l’exercice des fonctions judiciaires, nous trouvons trois opĂ©rations prĂ©paratoires le dĂ©bat, la dĂ©libĂ©ration, la votation. Ce qu’il faut au public, c’est de connaĂźtre les faits sur lesquels la dĂ©cision est basĂ©e, les formes que l’on a suivies pour constater ces faits, et la dĂ©cision elle-mĂȘme. C’est donc aux dĂ©bats et Ă  la prononciation des jugemens MORALE. 181 que doit ĂȘtre attachĂ©e la publicitĂ©; alors, comme la loi que le juge interprĂšte est aussi connue, tous les Ă«lĂ©mens nĂ©cessaires pour apprĂ©cier les sentences judiciaires seront entre les mains du public. La publicitĂ© de la dĂ©libĂ©ration et de la votation ne lui apprendrait rien de plus, rien au moins Ă  quoi la responsabilitĂ© morale doive s’appliquer. Si, toutefois, les corps judiciaires Ă©taient composĂ©s de plus de trois membres, il est Ă©vident que, la responsabilitĂ© collective s’affaiblissant en raison de leur nombre, il pourrait devenir nĂ©cessaire d’y ajouter, comme pour les corps lĂ©gislatifs, une responsabilitĂ© individuelle, par l’extension de la publicitĂ© Ă  toutes les opĂ©rations prĂ©paratoires. Quant aux fonctionnaires exĂ©cutifs , ils doivent ĂȘtre responsables de leurs faits accomplis, quel qu’en ait Ă©tĂ© le motif; il n’y aurait donc aucune utilitĂ© Ă  ce que le public connĂ»t en dĂ©tail les opĂ©rations prĂ©paratoires qui ont amenĂ© ces rĂ©sultats, si les rĂ©sultats eux-mĂȘmes ne peuvent Ă©chapper Ă  la responsabilitĂ©. Bailleurs, la politique est un art dont les procĂ©dĂ©s 182 RESPONSABILITÉ exigent souvent le secret. Dans une administration hiĂ©rachique dont les actes sont tous individuels, la responsabilitĂ© s’applique aisĂ©ment aux faits accomplis, et la plupart des opĂ©rations prĂ©paratoires, Ă©tant purement intellectuelles, Ă©chapperaient toujours Ă  la publicitĂ©. Dans une administration collĂ©giale, dont les actes sont le plus souvent collectifs, et dont les opĂ©rations prĂ©paratoires ont par consĂ©quent une forme externe, la publicitĂ© de celles-ci ne serait pas matĂ©riellement impossible ; elle pourrait devenir nĂ©cessaire si le corps exĂ©cutif et les divers conseils qui exercent sous lui une partie de ses attributions Ă©taient assez nombreux pour que la responsabilitĂ© collective dĂ»t ĂȘtre regardĂ©e comme insuffisante. En Suisse, oĂč il existe des corps exĂ©cutifs composĂ©s de quinze membres et plus, la convenance de soustraire leurs dĂ©libĂ©rations Ă  la publicitĂ© a Ă©tĂ© mise en question plus d’une fois. La pratique contraire ne pourrait ĂȘtre admise sans une multitude d’exceptions et dĂ© restrictions, qui la rendraient embarrassante MORALE. 183 et Ă  peu prĂ©s illusoire. Mais il serait Ă  dĂ©sirer que les corps exĂ©cutifs, et les autres corps subordonnĂ©s, ne fussent jamais composĂ©s de plus de cinq membres ayant voix dĂ©libĂ©rative, et que les noms de ces membres fussent plus connus du public qu’ils ne le sont en gĂ©nĂ©ral. La publicitĂ© doit s’appliquer, en troisiĂšme lieu, Ă  tous les faits qui, sans ĂȘtre les rĂ©sultats ! de fonctions exercĂ©es, sont de nature Ă  Ă©clairer le public sur ses vĂ©ritables intĂ©rĂȘts, c’est-Ă - I dire sur la loi d’aprĂšs laquelle les actes des l fonctionnaires doivent ĂȘtre jugĂ©s. Tels sont les documens statistiques, les projets, mĂ©- ! moires, etc., adressĂ©s au gouvernement par des particuliers. Tels sont aussi les sermens j des fonctionnaires. On a Ă©trangement abusĂ© du serment, comme acte religieux ; ou, plutĂŽt, on a mĂ©susĂ© du nom en l’appliquant Ă  des promesses dont la violation journaliĂšre n’était pas, et ne pouvait pas ĂȘtre, considĂ©rĂ©e comme un vĂ©ritable parjure. Il serait temps, aujourd’hui, de rendre aux sermens des fonctionnaires leur 184 RESPONSABILITÉ caractĂšre vĂ©ritable , celui de simples promesses adressĂ©es, non Ă  l’Etre SuprĂȘme, qui connaĂźt d’avance nos actes et nos pensĂ©es, mais au peuple que l’accomplissement de ces promesses intĂ©resse si vivement. Pour que ces dĂ©clarations devinssent rĂ©ellement utiles, il faudrait qu’elles reçussent une grande publicitĂ©, qu’elles fussent Ă©crites sur des tableaux sans cesse exposĂ©s aux yeux de tout le monde, qu’elles fussent explicites, dĂ©taillĂ©es, divisĂ©es en plusieurs articles, claires, enfin, comme doit l’ĂȘtre une rĂšgle Ă  l’usage, non-seulement des fonctionnaires Ă  qui elle est imposĂ©e, mais de tous les citoyens au profit de qui elle l’est. Je ne crois pas devoir m’arrĂȘter ici Ă  rĂ©futer les objections qui ont Ă©tĂ© faites contre la publicitĂ© d’institution. Le public finit toujours par rendre un jugement sur les actes de ceux qui gouvernent; toute la question est de savoir s’il le rendra en connaissance de cause, ou non ; s’il est dĂ©sirable que l’opinion publique soit un tribunal Ă©clairĂ© sur le fait et sur le droit, plutĂŽt qu’un tribunal MORALE. 185 ignorant, prononçant en aveugle sur des ac- ; tes qu’il ne connnait pas. La publicitĂ© n’est pas seulement une garantie pour les gouvernĂ©s, elle en est une j aussi pour les gouvernans, pour ceux, du ! moins, qui ne veulent point s’écarter de leur ; devoir. Un gouvernement qui prend des prĂ©cautions contre la publicitĂ© de ses actes fait la critique la plus sanglante de ses intentions; c’est un plaideur qui, sentant sa cause mauvaise, s’efforce de soustraire aux juges les piĂšces propres Ă  les Ă©clairer sur le fond de l’affaire. § II. — Second moyen d’application. — LibertĂ© de la presse. La presse est, sans contredit, le moyen le plus efficace d’appliquer la responsabilitĂ© morale, un moyen sans lequel tous les autres seraient insuffisans. Elle remplit trois buts distincts 1° d’éclairer l’opinion sur les faits qu’elle doit juger, 2° de l’éclairer sur la loi d’aprĂšs laquelle ils doivent ĂȘtre jugĂ©s, 3° de servir d’organe aux manifestations de l’opinion publique. Elle fournit Ă  la fois les piĂš- 186 RESPONSABILITÉ ces du procĂšs, le texte de la loi et la sentence. Elle est en mĂȘme temps la cause et l’elFet, la lumiĂšre et la parole, l’aliment et la vie de l’opinion publique. Aucune invention humaine n’a exercĂ© une aussi puissante influence sur le dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s. Des abus que le christianisme n’avait pu dĂ©truire, des erreurs qui avaient paisiblement rĂ©gnĂ© sur l’esprit humain pendant des siĂšcles, ont cĂ©dĂ© aux efforts irrĂ©sistibles de cette arme nouvelle, magnifique prĂ©sent que la pensĂ©e a reçu de l’industrie. Ce sont lĂ  des vĂ©ritĂ©s triviales que nul ne songe Ă  dĂ©nier. Les adversaires de la presse prĂ©tendent n’en condamner que les abus, et c’est Ă  exagĂ©rer ces abus qu’ils s’appliquent. C’est donc sur ce terrain qu’on est appelĂ© Ă  dĂ©battre aujourd’hui la question. Une considĂ©ration gĂ©nĂ©rale, qu’il ne faut point perdre de vue en traitant ce sujet, c’est que les bienfaits de la presse sont tous nĂ©gatifs, tandis que ses abus sont positifs. Le bien qu’elle fait n’est autre chose que le mal qu elle empĂȘche ; or, par cela mĂȘme qu elle l’empĂȘ- MORALE. 187 clie, nous ne le connaissons pas, nous ne pouvons pas l’apprĂ©cier, le calculer, le comparer au mal qu’elle produit. Celui-ci, au contraire, se manifeste par des dommages palpables, que l’on peut Ă©numĂ©rer et peser. Cette circonstance donne toujours aux adversaires de j la libertĂ© de la presse une supĂ©rioritĂ© apparente sur ses dĂ©fenseurs ; les premiers paraissent seuls avoir pour eux des faits, auxquels les derniers ne peuvent opposer que i des raisonnemens. Je ne songe point Ă  nier la rĂ©alitĂ©, ni sur- j tout la possibilitĂ© des abus. Mais, d’abord, il ' en est que l’on peut prĂ©venir par des moyens directs sans ĂŽter Ă  la presse le degrĂ© de libertĂ© qu’elle doit avoir. De ce nombre est la diffamation, contre laquelle on a Ă©tabli partout des lois rĂ©pressives. Ce dĂ©lit peut se commettre sans le secours de la presse ; si le ; moyen qu’elle fournit pour cela est le plus i dangereux de tous, c’est une raison pour en rĂ©primer l’usage par des peines plus sĂ©vĂšres, non pour paralyser, dans l’intĂ©rĂȘt de quel- 188 RESPONSABILITE ques individus, un moyen de garantie si utile Ă  la sociĂ©tĂ© entiĂšre. Ce n’est pas, au surplus, contre la diffamation que dĂ©clament avec le plus de force, ou sĂ©vissent avec le plus de rigueur les adversaires delĂ  libertĂ© de la presse; c’est contre la publication inexacte ou intempestive et la critique injuste ou haineuse des actes du gouvernement; c’est aussi contre la manifestation publique d’opinions qu’ils regardent comme erronĂ©es, immorales ou dangereuses pour la sociĂ©tĂ©. Malheureusement, la plupart des moyens qui peuvent ĂȘtre employĂ©s, et qui le sont encore gĂ©nĂ©ralement; pour prĂ©venir de tels abus, sont ou absolument inefficaces, ou propres Ă  rendre plus dangereux les abus que l’on ne peut empĂȘcher. Que ferez-vous, en effet, pour corriger la presse? Aurez-vous recours Ă  des lois rĂ©pressives? Ce qu’on ne dira pas explicitement, on pourra le dire implicitement, le donner Ă  entendre, l’insinuer dans la pensĂ©e des lecteurs. Confierez-vous Ă  des juges le’pouvoir MORALE. 189 exorbitant de condamner tout ce qui leur paraĂźtra prĂ©senter un sens condamnable? Alors la presse sera paralysĂ©e; vous n’aurez pas seulement rĂ©primĂ© la licence, vous aurez tuĂ© la libertĂ©. Et puis, vous dĂ©fendez aux Ă©crivains de publier, sur certains faits ou sur certaines questions, une opinion contraire Ă  celle du gouvernement; n’est-ce pas nous dire que celle-ci n’est point Ă  l’épreuve de la discussion ? Singulier langage de la part du lĂ©gis- teur Comme ce principe est incontestable, nous ne permettrons pas qu’on le conteste; comme il est Ă  l’abri du doute, nous ne permettrons pas qu’on le rĂ©voque en doute ! » Si le principe dont il s’agit est incontestable, qu’avez-vous Ă  craindre de la discussion ? et si vous avez raison de craindre, oĂč est l’utilitĂ© d’une dĂ©fense qui empĂȘchera la vĂ©ritĂ© de se faire jour ? Les moyens indirects, auxquels on a recours pour supplĂ©er Ă  l’insuffisance des lois rĂ©pressives , ont des consĂ©quences presque ‱ aussi fĂącheuses. En exigeant un cautionne- 190 RESPONSABILITE ment des journalistes, et en soumettant les journaux Ă  la formalitĂ© coĂ»teuse du timbre, on assure le monopole de la presse Ă  un petit nombre d’individus, et l’on se prive ainsi de l’avantage que la libre concurrence ne manque jamais de procurer, savoir, d’obtenir les meilleurs produits possibles au moindre prix possible. Le monopole de la presse devient, entre les mains de ceux qui l’exercent, une arme redoutable; et cette arme est au service, non du pays, mais des partis et des coteries. Ce n’est plus l’opinion qui est puissante par la presse ; c’est la presse qui est puissante sur l’opinion et par son moyen. Ce sont des hommes d’État, des Ă©crivains du premier ordre, qui manient seuls cet instrument, et ils s’en servent pour atteindre le but particulier auquel aspire leur ambition personnelle, ou celle des partis qui les paient. DĂšs- lors toutes les dĂ©clamations des gazettes ont du retentissement; chaque parole des journalistes porte coup et fait autoritĂ© pour une fraction plus ou moins considĂ©rable du public. MOROLE. 191 Dans quelles positions diffĂ©rentes se trouvent placĂ©s, sous le rĂ©gime des lois restrictives , les organes des opinions protĂ©gĂ©es, et ceux des opinions proscrites! Les premiers n’inspirent aucune confiance Ă  leurs adversaires , ni Ă  la masse des neutres ; ce sont des hommes gagnĂ©s, achetĂ©s ; leurs opinions les plus sensĂ©es, leurs assertions les plus vraies ont un caractĂšre officiel qui en dĂ©truit toute la force. Les derniers sont, au contraire, de vĂ©ritables martyrs,- c’est en bravant la dĂ©faveur, les entraves et la persĂ©cution qu’ils publient ce qu’ils regardent comme la vĂ©ritĂ©. Aussi leur talent, inspirĂ© et dĂ©veloppĂ© par les obstacles mĂȘme qu’on leur oppose, arrive Ă  une hauteur qu’atteint rarement celui de leurs adversaires. Ils deviennent entraĂźnans et pathĂ©tiques, tandis que ceux-ci ne parviennent qu’à ĂȘtre clairs et corrects. Ils Ă©meuvent, soulĂšvent, transportent leurs lecteurs , tandis que les autres rĂ©ussissent tout au plus Ă  convaincre. Sous le rĂ©gime d’une libre concurrence, les organes, des opinions protĂ©gĂ©es n’ont aucun 192 caractĂšre officiel; ils soutiennent une lutte oĂč les armes sont Ă©gales et oĂč la chance doit, en dĂ©finitive, tourner au profit de la raison et de la vĂ©ritĂ©. Ils sont donc Ă©coutĂ©s comme leurs adversaires. D’un autre cĂŽtĂ©, chaque nuance ayant son reprĂ©sentant, les organes de l’opposition se divisent, et cette division affaiblit l’opposition entiĂšre. L’opinion, ainsi fractionnĂ©e sur une foule de questions, si elle est plus puissante pour l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, l’est beaucoup moins pour les partis; ce n’est plus une masse passive que l’on puisse manier Ă  son grĂ© pour l’employer Ă  un but spĂ©cial. Alors, cette arme tombe entre les mains d’écrivains du second ordre, qui ne font plus l’opinion, mais se bornent Ă  l’exprimer ; qui ne sont plus des autoritĂ©s, mais des serviteurs payĂ©s Ă  proportion de la qualitĂ© et de la quantitĂ© de leurs services. Enfin, les lois rĂ©pressives ou restrictives mettent le gouvernement dans l’impossibilitĂ© de connaĂźtre l’état rĂ©el de l’opinion et les forces de chaque parti. S’imaginera-t-on qu’il suffise, pour tuer une opinion ou un principe, MORALE. 193 de les empĂȘcher de se produire sous forme d’articles de gazettes ? GrossiĂšre illusion ! les convictions acquiĂšrent une Ă©nergie proportionnĂ©e aux obstacles qui les empĂȘchent de se manifester; et quant Ă  la propagation des doctrines illicites, si elle est entravĂ©e jusqu’à un certain point par le dĂ©faut de ces moyens de publicitĂ©, elle est facilitĂ©e d’un autre cĂŽtĂ© par l’absence de toute discussion contradictoire. Le poison ne s’insinuera qu’en secret, il est vrai; mais aussi le contre-poison ne sera nulle part. Le moyen le plus logique et en mĂȘme temps le plus efficace d’empĂȘcher les abus de la presse, c’est la censure prĂ©ventive. Mais la censure prĂ©ventive ne vient pas seule ; elle suppose un systĂšme complet de garanties, non pour prĂ©venir les abus de pouvoir, mais pour les favoriser et les soustraire Ă  toute responsabilitĂ© lĂ©gale ou morale. La censure, chez un peuple qui aurait conservĂ© quelque libertĂ©, et dont l’opinion pourrait se manifester par d’autres voies, ne ferait qu’exaspĂ©rer cette opinion et la rendre de plus en II. 13 194 RESPONSABILITÉ plus hostile au gouvernement. Pour rendre un tel peuple capable de supporter le joug de la censure, il faudrait refaire son Ă©ducation, le ramener Ă  cet Ă©tat d’innocence patriarcale, ou de bĂ©nĂ©voles sujets croient tout ce qu’il plaĂźt Ă  une gazette officielle de leur dire, et se soucient peu de garanties constitutionnelles, pourvu qu’on leur donne panem et circenses. Que nous apprend l’expĂ©rience des Etats oĂč la presse est le plus libre ? C’est que ses abus deviennent inoffensifs Ă  mesure qu’ils sont plus faciles et plus frĂ©quens. Le venin se neutralise et se dissipe de lui-mĂȘme ; on se fait aux mensonges, aux injures, aux sottises de toute espĂšce, comme on se fait aux inconvĂ©niens d’un climat ou d’une localitĂ© quelconque. Ceux qui n’ont pas vĂ©cu sous ce rĂ©gime ont peine Ă  se figurer combien la mauvaise presse exerce peu d’influence sur l’opinion des masses, et sur la destinĂ©e des hommes publics. Le plus grand citoyen dont l’histoire moderne fasse mention, Washington, Ă©tait, Ă  la fin de sa pre- MORALE. 195 miĂšre prĂ©sidence, en butte aux outrages et aux sarcasmes journaliers des journaux du parti anti-fĂ©dĂ©ral, c’est-Ă -dire de la grande majoritĂ© des gazettes amĂ©ricaines. Jamais la calomnie et l’insulte n’ont Ă©tĂ© prodiguĂ©es avec plus de violence qu’elles ne le furent contre lui Ă  cette Ă©poque ; et l’on sait que le grand homme n’y Ă©tait malheureusement pas insensible. Au plus fort de ce dĂ©chaĂźnement, il se rendit dans sa terre en Virginie. Or, son voyage ne fut qu’une ovation continuelle; partout des arcs de triomphe, des fĂȘtes , des illuminations, des banquets l’attendaient ; partout le peuple se pressa autour de lui et l’accueillit avec enthousiasme ; partout il fut saluĂ© Ă  l’unanimitĂ© des noms de pĂšre de la patrie, de libĂ©rateur de l’AmĂ©rique. Il est fort loin de ma pensĂ©e de justifier en aucune façon les abus de la presse. Je sais que si des ministres Ă©clairĂ©s ont quelquefois cherchĂ© Ă  combattre certaines opinions par des lois rĂ©pressives, c’est avec des intentions pures, c’est dans l’intĂ©rĂȘt du bon ordre et de la moralitĂ© qu’ils l’ont fait. Je soutiens seule- 196 RESPONSABILITÉ ment qu’ici le mal et le bien sont tellement mĂȘlĂ©s ensemble, qu’on ne peut les sĂ©parer, ni tarir la source de l’un sans tarir en mĂȘme temps celle de l’autre. Le fleuve, dont l’eau vous est nĂ©cessaire, charieen mĂȘme temps du limon et des ordures ferez-vous combler son lit, ou dessĂ©cher la source qui l’alimente? Non, sans doute; mais vous ouvrirez des canaux, vous pratiquerez des dĂ©gorgeoirs, vous creuserez des Ă©tangs oĂč l’onde, devenue tranquille, puisse dĂ©poser les matiĂšres impures dont elle est souillĂ©e. Employez le mĂȘme procĂ©dĂ© pour la presse instruisez le peuple ; donnez Ă  la publicitĂ© d’institution toute l’extension dont elle est susceptible, et aux diverses nuances de l’opinion tous les moyens possibles de se faire connaĂźtre ; ce sont lĂ  les dĂ©gorgeoirs et les Ă©tangs, oĂč le mensonge et l’injure se sĂ©pareront de la vĂ©ritĂ© et de la raison ; c’est lĂ  que se trouvera le vĂ©ritable prĂ©servatif contre les abus de la presse, le seul, du moins, qui soit capable de neutraliser le mal, sans empĂȘcher le bien. MORALE. 197 § IH. — TroisiĂšme moyen d’application. — Manifestations collectives. Les publications de la presse sont, au moins quant Ă  leur forme, des manifestations individuelles ; si l’on peut envisager les opinions d’un journal comme Ă©tant celles de ses abonnĂ©s, cette conjecture, quelque fondĂ©e qu’elle soit, n’est aprĂšs tout qu’une conjecture. Les manifestations collectives ont l’avantage de donner Ă  l’assentiment collectif une forme Ă©galement collective. Il y en a deux espĂšces les rĂ©unions politiques et les pĂ©titions. Accorder Ă  tous les citoyens la facultĂ© de se rĂ©unir en nombre indĂ©fini pour dĂ©libĂ©rer sur leurs intĂ©rĂȘts, et pour exprimer leurs vƓux par un vote public ou par une pĂ©tition adressĂ©e au gouvernement, c’est, sans contredit , le mode le plus rationnel d’appliquer la responsabilitĂ© morale. J’ai reprĂ©sentĂ© l’opinion publique sous l’image d’un tribunal ; ici la figure devient rĂ©alitĂ©, le public se partage en un certain nombre de tribunaux qui dĂ©libĂšrent et qui prononcent des sentences. 198 RESPONSABILITÉ Les rĂ©unions politiques ont, de plus que la presse, l’avantage d’appeler sur les questions qui s’y dĂ©battent, une discussion rĂ©guliĂšre et complĂšte, oĂč les raisons qui militent en faveur de chaque opinion peuvent ĂȘtre contradictoirement exposĂ©es et dĂ©veloppĂ©es. C’est la procĂ©dure orale substituĂ©e Ă  la procĂ©dure Ă©crite. Elles contribuent en outre, comme les gou- vernemens locaux, Ă  l’éducation politique du peuple. Les citoyens de toutes les classes y prennent des notions plus justes, et des habitudes d’ordre et de rĂ©gularitĂ© qui facilitent, plus qu’aucune autre cause, l’extension des droits Ă©lectoraux. En parlant, au surplus, des rĂ©unions politiques, je n’ai en vue ni les sociĂ©tĂ©s secrĂ©tes, ni les sociĂ©tĂ©s agissantes. Les sociĂ©tĂ©s secrĂštes, loin de contribuer Ă  l’application de la responsabilitĂ© morale, tendent Ă  en neutraliser l’effet, en substituant Ă  la sanction morale celle de la crainte qu’elles inspirent, et en voilant la faiblesse rĂ©elle de certaines opinions sous des apparences trompeuses. MORALE. 199 Les sociĂ©tĂ©s agissantes ont un but spĂ©cial qui exige le concours des facultĂ©s actives et des moyens matĂ©riels d’action que possĂšdent leurs membres. Or, si ce but Ă©tait contraire Ă  celui du gouvernement, il est certain qu’en y tendant, et en employant Ă  cet effet une partie des forces sociales, l’association particuliĂšre nuirait Ă  l’association gĂ©nĂ©rale, paralyserait l’action du gouvernement, pourrait amener enfin la dissolution du lien social, et dans tous les cas, diminuerait les avantages que retirent de l’association gĂ©nĂ©rale les autres citoyens. Il faut donc que le gouvernement connaisse le but et les statuts de toute association agissante ; il faut qu’il puisse toujours empĂȘcher la formation et ordonner la dissolution de celles qu’il n’approuverait pas. Mais, avouons-le, si les sociĂ©tĂ©s secrĂštes et les sociĂ©tĂ©s agissantes peuvent donner lieu Ă  de graves abus, on a pris un singulier moyen pour s’en prĂ©server, en dĂ©fendant les rĂ©unions ou associations publiques dĂ©libĂ©rantes. Que penser d’une loi ainsi motivĂ©e Comme nous ne voulons pas que les citoyens se rĂ©u- 200 RESPONSABILITÉ nissent secrĂštement, nous leur dĂ©fendons de se rĂ©unir publiquement. Comme nous ne voulons pas qu’ils se rĂ©unissent pour agir, nous leur dĂ©fendons de se rĂ©unir pour parler ? » Ils connaissent bien mal, ceux qui font de telles lois, le caractĂšre et les allures des peuples libres; autrement, loin de s’appliquer Ă  fermer toutes les issues par lesquelles l’opinion publique peut se manifester, ils chercheraient Ă  en ouvrir de nouvelles. Les passions qui agitent les masses s’irritent et s’exaspĂšrent dans l’inaction ; elles se calment et s’affaiblissent par le mouvement. Un peuple qui parle et crie autant qu’il lui plaĂźt ne pense guĂšre Ă  l’émeute. Donnez aux dĂ©magogues des tribunes oĂč chacun d’eux puisse Ă  son tour pĂ©rorer, dĂ©ployer son Ă©loquence, et obtenir les succĂšs dont sa vanitĂ© a soif, alors ils ne songeront point Ă  faire de leurs auditeurs des instrumens de troubles et d’insurrection , ni de leurs lieux d’assemblĂ©e des foyers de conspiration et de rĂ©volte. Le plus grand inconvĂ©nient des lois restrictives de cette espĂšce, c’est qu’elles font MORALE. 201 attacher, aux manifestations qu elles interdisent , une importance tout-Ă -fait exagĂ©rĂ©e ; de sorte qu’elles fournissent ensuite au lĂ©gislateur des prĂ©textes, ou plutĂŽt des motifs trĂšs- raisonnables pour en refuser l’abrogation. Il y a tel pays oĂč le moindre avocat, montant sur une borne en pleine rue, et haranguant, de lĂ  les passans, occasionnerait une Ă©meute, peut-ĂȘtre une rĂ©volution. Comment introduire la libertĂ© d’association chez un peuple si peu familiarisĂ© avec l’usage qu’il en doit faire? Ce serait placer un flambeau allumĂ© sur un amas de matiĂšres inflammables. Ce n’est que par des transitions habilement mĂ©nagĂ©es qu’on parvient Ă  opĂ©rer, dans les habitudes constitutionnelles d’une telle nation, les changemens nĂ©cessaires. Natura.... in- firmitatis humante tardiora surit remedia, quam mala et ut corpora lente augescunt , cito exstinguuntur, sic ingĂ©nia studiaque op~ presseris facilius, quam revocaveris. 202 RESPONSABILITE § IV. — QratriĂšme moyen d’application. — Manifestations lĂ©gales. J’ai parlĂ© jusqu’ici de manifestations facultatives. L’exercice des droits Ă©lectoraux donne lieu Ă  des manifestations que j’appelle lĂ©gales, parce qu’elles sont ordonnĂ©es par la loi qui en rĂšgle la forme, l’étendue et l’effet. Ainsi, cette mĂȘme Ă©lection, que nous avons Ă©tudiĂ©e comme garantie antĂ©rieure ou d’élimination, nous la retrouvons comme garantie postĂ©rieure, c’est-Ă -dire comme moyen d’application de la responsabilitĂ© morale. En thĂšse gĂ©nĂ©rale, on peut dire que plus l’élection sera populaire, plus la manifestation sera forte. Mais il ne suffit pas qu’elle soit forte ; il faut qu’elle soit juste, c’est-Ă - dire qu’elle agisse dans le sens de l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; et pour cela, il faut qu’elle Ă©mane d’électeurs intellectuellement et moralement capables. L’ignorance des Ă©lecteurs sur leurs vrais intĂ©rĂȘts, ou sur les aptitudes des Ă©ligibles , ĂŽterait Ă  cette manifestation tous les caractĂšres qui peuvent la rendre utile et dĂ©si- MORALE. 203 rable. Ici donc, encore, de mĂȘme que dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, nous devons reconnaĂźtre le suffrage universel comme un but idĂ©al auquel il faut aspirer, mais auquel on n’arrivera que sous certaines condi- i tions. La garantie ne sera parfaite que par le i suffrage universel; mais le suffrage univer- ; sel, sans les conditions dont il s’agit, ferait de cette prĂ©tendue garantie une pure dĂ©ception. Pour que l’élection devienne un moyen d’appliquer la responsabilitĂ© morale, il est nĂ©cessaire 1 0 que les fonctionnaires soient Ă©liminĂ©s pour un laps de temps dĂ©terminĂ© Ă  l’expiration duquel leurs fonctions cessent de plein droit ; 2° que les Ă©lecteurs puissent, aprĂšs ce terme, les réélire ou ne pas les réélire, c’est-Ă -dire les rĂ©compenser ou les punir selon leurs mĂ©rites ; 3° que cette sanction puisse agir, non-seulement sur les individus, mais sur les corps fonctionnans. La question de l’amovibilitĂ© des fonction- ; naires en fait donc naĂźtre trois autres quelle sera la durĂ©e des fonctions? Les corps seront- ils renouvelĂ©s partiellement ou intĂ©grale- 204 RESPONSABILITE ment? La rééligibilitĂ© sera-t-elle immĂ©diate ou non ? Je les examinerai successivement pour chaque espĂšce de fonctions. I. —AmovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs. Les fonctionnaires lĂ©gislatifs Ă©chappent Ă  la responsabilitĂ© lĂ©gale, mĂȘme dans l’accomplissement de la partie mĂ©canique de leurs devoirs ; c’est une raison pour renforcer Ă  leur Ă©gard, autant que cela est possible, la responsabilitĂ© morale. Aussi est - on assez d’accord sur la convenance de leur amovibilitĂ©. Mais, pour que cette amovibilitĂ© agisse efficacement sur eux, il faut que la publicitĂ© la plus entiĂšre s’attache Ă  tous leurs actes et au serment qu’ils prĂȘtent avant d’entrer en fonctions. En particulier, tenir rĂ©guliĂšrement note des absences, et en publier la liste aux Ă©poques d’élections , serait le meilleur prĂ©servatif Ă  employer contre l’inassiduitĂ© des membres de la lĂ©gislature. Les Chambres hautes hĂ©rĂ©ditaires ou Ă  vie, telles qu’il en existe encore plusieurs en Europe, se prĂ©sentent encore ici comme une morale. 205 t institution tout-Ă -fait anormale, qui ne peut se justifier en thĂ©orie. Non-seulement on a soustrait ces corps aux garanties d’élimina- 1 tion, mais on s’est privĂ© de plus Ă  leur Ă©gard d’un des moyens les plus efficaces d’appli- quer la responsabilitĂ© morale. On a supprimĂ© 1 ou affaibli, Ă  l’égard de fonctionnaires lĂ©gis— I latifs, les deux plus importantes, et presque j les seules garanties qui leur soient rĂ©ellement applicables. L’amovibilitĂ© agit avec d’autant plus de force sur les fonctionnaires, que la durĂ©e de leurs fonctions est plus courte, c’est-Ă -dire qu’ils sont plus frĂ©quemment appelĂ©s devant le tribunal de l’opinion publique, pour y rendre compte de leurs actes ; il est donc convenable , si d’autres raisons ne militent pas en sens contraire, de borner la durĂ©e des fonc- ' tions au terme le plus bref qu’elles puissent comporter. Ce minimum ne peut guĂšre ĂȘtre I au-dessous d’une annĂ©e, car il faut que le ; fonctionnaire soit jugĂ© sur un ensemble d’actes. Des circonstances locales peuvent, mĂȘme en l’absence de toute autre considĂ©ration , 206 RESPONSABILITÉ exiger une durĂ©e double ou triple de celle- lĂ . Trois annĂ©es sont, pour les fonctions lĂ©gislatives, le maximum qu’on ne devrait jamais dĂ©passer. On trouverait, dans cette durĂ©e ainsi restreinte, un autre avantage, celui de pouvoir se passer de l’espĂšce de contrĂŽle qui s’exerce par la dissolution du corps lĂ©gislatif, et qui a toujours l’inconvĂ©nient de produire une brusque interruption dans la marche du gouvernement, et de mettre en Ă©vidence l’opposition des deux principaux corps de l’Etat sur des questions importantes. Enfin, non-seulement la courte durĂ©e des fonctions lĂ©gislatives diminue la corruptibilitĂ© des fonctionnaires en augmentant l’efficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale, mais elle tend aussi Ă  rendre plus difficile l’usage des moyens de corruption de la part de ceux qui en disposent. Le renouvellement du corps lĂ©gislatif sera- t-il partiel ou intĂ©gral? et les membres sor- tans seront-ils on non immĂ©diatement rééligibles? MORALE. 207 Pour que les Ă©lections expriment le j uge- ment de l’opinion publique, il faut que tous les citoyens, Ă©lecteurs ou non, s’y intĂ©ressent et s’en occupent ; il faut que cette grande opĂ©ration excite une espĂšce de fermentation dans le pays. Or, cet effet n’aura lieu que si l’élection peut avoir pour rĂ©sultat un changement certain dans la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif, c’est-Ă -dire si le renouvellement porte sur la totalitĂ©, ou sur la moitiĂ© au moins de ce corps. Le renouvellement par tiers peut laisser la majoritĂ© intacte sur les grandes questions auquelles le pays s’intĂ©resse. Un renouvellement par fractions moindres deviendrait d’un effet illusoire sur le corps entier, et se combinerait d’ailleurs difficilement avec une durĂ©e des fonctions telle que je l’ai supposĂ©e. On voit que l’effet de la manifestation Ă©lectorale croĂźt et dĂ©croĂźt en raison inverse de la durĂ©e des fonctions, et en raison directe de l’aliquote renouvelĂ©e. Quant Ă  la rééligibilitĂ©, il existe des raisons pĂ©remptoires pour qu’elle soit immĂ©diate. 208 RESPONSABILITÉ 1° Les jugemens Ă©lectoraux ne sauraient produire tout leur effet qu’autant qu’ils suivent immĂ©diatement les actes auxquels ils s'appliquant. Si un intervalle quelconque devait s’éco uler entre l’expiration des fonctions et la réélection, les Ă©lecteurs et le public entier, d’un cĂŽtĂ©, perdraient de vue les actes du fonctionnaire, dont le souvenir serait ef- > facĂ© par des Ă©vĂ©nemens et des dĂ©bats plus rĂ©- cens ; tandis que, d’un autre cĂŽtĂ©, le fonctionnaire trouverait peut-ĂȘtre, dans la vie privĂ©e Ă  laquelle il serait rendu, les moyens de faire oublier sa conduite publique et d’agir sur les Ă©lecteurs dans un sens favorable Ă  son ambition. 2° Des fonctionnaires Ă©minemment capables, intellectuellement et moralement, pourraient se trouver, par l’effet de la non-rééligibilitĂ© , forcĂ©ment Ă©cartĂ©s de la lĂ©gislature, dans le moment oĂč leurs services y seraient le plus nĂ©cessaires. 3° Dans le cas du renouvellement intĂ©gral, chaque lĂ©gislature serait composĂ©e en totalitĂ© de fonctionnaires qui n’auraient point fait MORALE. 209 ! partie de la prĂ©cĂ©dente, et qui, par consĂ©quent , seraient incapables de donner Ă  ses travaux la suite et la cohĂ©rence qu’ils doivent avoir pour former un systĂšme de lĂ©gislation bien liĂ©. Ainsi amovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©- j gislatifs ; durĂ©e annuelle, tout au plus trien- nale, de leurs fonctions ; renouvellement in- tĂ©gral, tout au moins par tiers, du corps ; et rééligibilitĂ© immĂ©diate ; telles sont les conditions auxquelles est attachĂ©e l’efficacitĂ© de la manifestation Ă©lectorale, comme moyen d’application de la responsabilitĂ© morale aux actes de ces fonctionnaires. H. — AmovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. L’amovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs, quoique tout aussi rationnelle en principe que celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs , est moins rigoureusement nĂ©cessaire, d abord, ; parce que la responsabilitĂ© lĂ©gale peut s’ap- ; pliquer aux actes exĂ©cutifs; ensuite, parce que les autres manifestations de l’opinion publique ont beaucoup plus de prise sur les 210 RESPONSABILITÉ fonctionnaires exĂ©cutifs, qu’elles ne peuvent en avoir sur les fonctionnaires lĂ©gislatifs, qui composent un corps nombreux et qui ne dĂ©cident que des questions gĂ©nĂ©rales. D’un autre cĂŽtĂ©, les fonctionnaires exĂ©cutifs ne restent pas, comme les fonctionnaires lĂ©gislatifs, dans la vie privĂ©e, libres de poursuivre une carriĂšre quelconque. L’État exige d’eux le sacrifice complet de leur temps, et l’usage entier de leurs facultĂ©s Premier motif pour que la durĂ©e de leurs fonctions soit plus longue. Ensuite, l’exercice des fonctions exĂ©cutives rĂ©clame certaines aptitudes intellectuelles spĂ©ciales qui n’atteignent leur entier dĂ©veloppement que par l’expĂ©rience. Le lĂ©gislateur , qui ne fait que gĂ©nĂ©raliser, n’a besoin, comme lĂ©gislateur, que de l’expĂ©rience qu’il peut avoir acquise comme citoyen ; les faits dont il doit tenir compte comme lĂ©gislateur, il les apprend essentiellement dans le cours de sa vie privĂ©e ; il ne lui reste plus qu’à prendre les allures dĂ©libĂ©ratives. Mais, lorsqu’il s’agit d’appliquer des rĂšgles gĂ©nĂ©rales aux rĂ©alitĂ©s m Ă©mergentes, on rencontre Ă  chaque pas un Ă©lĂ©ment dont le lĂ©gislateur n’a point Ă  s’inquiĂ©ter , les individualitĂ©s tant rĂ©elles que personnelles ; dĂšs-lors, cette application devient un art ; et un art ne saurait s’apprendre sans la pratique Second motif en faveur d’une plus longue durĂ©e des fonctions exĂ©cutives. S’il Ă©tait utile de dĂ©terminer en thĂ©orie des limites extrĂȘmes, je dirais que les fonctionnaires exĂ©cutifs ne doivent ĂȘtre Ă©lus, ni pour moins de quatre ans, ni pour plus de dix. Il va sans dire que les cas de ' rĂ©vocation par suite d’un jugement seraient exceptĂ©s de cette fixation. Des motifs d’une nature analogue militent en faveur du renouvellement partiel des corps exĂ©cutifs. S’il est dĂ©sirable qu’il y ait de la suite et de la liaison dans les actes lĂ©gislatifs, cela est infiniment plus dĂ©sirable dans les actes exĂ©cutifs. Nous avons vu que le gouvernement, pour ĂȘtre fort, a besoin de l’unitĂ© extensive; l’unitĂ© successive ne lui est pas moins nĂ©cessaire. Il faut qu’une pensĂ©ĂȘ ho- 212 RESPONSABILITÉ mogĂšne gouverne les intĂ©rĂȘts nationaux dans l’espace et dans le temps. Quant Ă  la rééligibilitĂ© immĂ©diate, elle est commandĂ©e par les mĂȘmes motifs qui la rendent dĂ©sirable Ă  l’égard des fonctionnaires lĂ©gislatifs, et, en outre, par toutes les raisons que j’ai allĂ©guĂ©es Ă  l’appui d’une plus longue durĂ©e des fonctions exĂ©cutives. Les principes que je viens d’exposer relativement aux fonctionnaires lĂ©gislatifs et aux fonctionnaires exĂ©cutifs, sont assez gĂ©nĂ©ralement appliquĂ©s dans les constitutions de la Suisse et des Etats-Unis. A la vĂ©ritĂ©, les gouverneurs, c’est-Ă -dire les chefs exĂ©cutifs suprĂȘmes des États de l’Union, ne sont guĂšre Ă©lus que pour deux ans et ne sont pas indĂ©finiment rééligibles, mais on sait qu’ils n’exercent la plupart de leurs attributions qu’avec le concours du sĂ©nat, ou d’un conseil soumis au renouvellement partiel, et dont les membres restent en fonctions de quatre Ă  six ans. Dans la monarchie constitutionnelle, certaines dĂ©viations de ces principes deviennent inĂ©vitables ; voici pourquoi MORALE. 213 Le prince choisit ses ministres ; c’est une consĂ©quence rigoureuse de la fiction lĂ©gale qui le reprĂ©sente, lui, comme composant seul le corps exĂ©cutif Les chefs responsables, et par consĂ©quent rĂ©els, sont nommĂ©s par le chef irresponsable, et par consĂ©quent fictif. Cependant le prince reçoit toujours ses ministres de la majoritĂ© de la lĂ©gislature, ou les prend dans cette majoritĂ©. En effet, quand le ministĂšre se trouve en dĂ©saccord avec elle sur les questions capitales, ils ne peuvent rester en place que par la volontĂ© du prince, et si la lutte se prolongeait, ce ne pourrait ĂȘtre que par la rĂ©sistance du prince ; ce serait donc avec le prince que cette lutte continuerait; les ministres n’y figureraient plus comme parties principales ; la majoritĂ© opposante les laisserait de cĂŽtĂ© pour diriger ses attaques contre son vĂ©ritable adversaire, le chef fictif. Le principe de la monarchie constitutionnelle serait donc enfreint, et aprĂšs quelques secousses ne tarderait guĂšre peut-ĂȘtre Ă  croule U* 214 RESPONSABILITE 1er avec tout l’échafaudage de ses consĂ©quences. La souverainetĂ© doit rester en dehors du gouvernement; dĂšs qu’elle y rentre, la fiction cesse, et avec elle l’irresponsabilitĂ©. Exercice rĂ©el des fonctions et irresponsabilitĂ© sont deux idĂ©es contradictoires. Le prince est donc forcĂ©,pour conserver le rĂŽle qui lui est propre, d’abandonner ses ministres lorsque la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif les abandonne, et d’en recevoir d’autres au grĂ© de cette majoritĂ©. PremiĂšre dĂ©viai ion amovibilitĂ© arbitraire des fonctionnaires exĂ©cutifs ; durĂ©e indĂ©terminĂ©e de leurs fonctions. Cependant, si le corps lĂ©gislatif disposait en effet du ministĂšre, s’il le dominait complĂštement, cet Ă©tat de choses amĂšnerait tĂŽt ou tard une rupture d’équilibre entre les deux corps. Le corps exĂ©cutif, dĂ©pendant complĂštement du corps lĂ©gislatif pour le maintien de son pouvoir, serait hors d’état de Jamais exercer le contrĂŽle qui lui appartient. MORALE. 215 La constitution serait livrĂ©e sans dĂ©fense Ă  la lĂ©gislature du pays, qui ne tarderait pas Ă  s’ériger en convention permanente Ă  cĂŽtĂ© du monarque , et ensuite Ă  sa place. Mais, en fait, c’est le corps exĂ©cutif qui domine le corps lĂ©gislatif, et c’est lorsqu’il cesse de pouvoir le dominer, que les ministres dont il se compose, deviennent impossibles et doivent ĂȘtre changĂ©s. Les moyens de domination du corps exĂ©cutif ne sont pas tous trĂšs-conformes aux principes, mais peut-ĂȘtre sont-ils tous nĂ©cessaires. On peut les ranger sous trois chefs 1 ° Le pouvoir de dissolution, dont j’ai dĂ©jĂ  parlĂ© comme d’une forme de contrĂŽle ; 2° L’influence sur les Ă©lections ; influence indue, sans contredit, et qui devrait ĂȘtre restreinte dans certaines limites Ă  l’aide d’une responsabilitĂ© lĂ©gale bien organisĂ©e ; 3° L’influence corruptrice sur les membres de la lĂ©gislature. LĂ  oĂč les fonctionnaires subordonnĂ©s ne sont pas encore exclus de ce corps, une telle influence est facile Ă  exercer; mais la corruption se pratiquera tou- 216 RESPONSABILITÉ jours , mĂȘme sans cela. Elle est de l’essence de la monarchie constitutionnelle , et je ne pense pas qu’on puisse l’en exclure entiĂšrement. C’est Ă  l’aide de ces divers moyens d’influence que le corps exĂ©cutif conserve son indĂ©pendance et domine assez la lĂ©gislature pour pouvoir suivre un systĂšme Ă  lui, et se servir efficacement de son contrĂŽle constitutionnel. Lorsque le systĂšme du ministĂšre aboutit Ă  des consĂ©quences qui heurtent trop violemment l’opinion publique et celle de la majoritĂ© lĂ©gislative, et que les ministres ont Ă©puisĂ© tous leurs moyens d’influence, ils doivent cĂ©der la place Ă  d’autres qui gouverneront sous des conditions nouvelles. VoilĂ  en quoi consiste l’équilibre de la monarchie constitutionnelle. C’est la domination alternative du corps exĂ©cutif et du corps lĂ©gislatif. Le corps exĂ©cutif n’est point constituĂ© de maniĂšre Ă  pouvoir suivre une marche qui ne serait pas approuvĂ©e du corps lĂ©gislatif. Il n’obtient son indĂ©pendance que d’une maniĂšre indirecte. D’un autre cĂŽtĂ©, le MORALE. 217 corps lĂ©gislatif ne parvient Ă  renverser un ministĂšre qu’en se soumettant aussitĂŽt Ă  un autre qui possĂšde tous les moyens de domination nĂ©cessaires. La domination de ce corps n’est donc jamais qu’instantanĂ©e ; il ne peut en faire aucun usage au profit de ses intĂ©rĂȘts de corps, parce que le veto exĂ©cutif ne sort des mains d’un ministĂšre que pour entrer dans celles d’un autre Ă©galement intĂ©ressĂ© Ă  l’exercer. On ne pourrait donc, sans danger, priver le corps exĂ©cutif de ses moyens de domination et les diverses garanties qui ont pour but de rendre le corps lĂ©gislatif indĂ©pendant, et de prĂ©server ses membres de l’action de tout intĂ©rĂȘt anormal, ne sont pas applicables de piano Ă  la monarchie constitutionnelle seconde dĂ©viation. Une troisiĂšme dĂ©viation consiste en ceci c’est que le renouvellement du corps exĂ©cutif est le plus souvent intĂ©gral, sinon quant aux personnes, au moins quant au systĂšme. C’est le rĂ©sultat de ce mĂ©canisme qui fait sortir chaque ministĂšre du sein d’une majo- 218 RESPONSABILITÉ ritĂ© devenue temporairement indĂ©pendante et souveraine. Le cabinet se meut tout d’une piĂšce; il est toujours homogĂšne. De lĂ , ces changemens brusques de systĂšme qui caractĂ©risent cette forme de gouvernement et qui ne sont pas sans inconvĂ©nient pour le pays, n’eussent-ils que celui de compromettre sans cesse l’avenir des fonctionnaires subordonnĂ©s. Si, comme j’en ai l’intime conviction, la monarchie constitutionnelle est la seule forme de gouvernement reprĂ©sentatif applicable aux grandes sociĂ©tĂ©s de l’Europe moderne, dans l’état oĂč nous les voyons aujourd’hui, on est bien forcĂ© de l’accepter avec toutes ses consĂ©quences, et de l’étayer de tout ce qui peut la soutenir. Le meilleur gouvernement de fait n’est pas celui qui renferme le plus grand nombre de garanties, mais celui qui, au moyen de certaines garanties sagement combinĂ©es, satisfait le mieux toutes les tendances sociales. Les droits politiques ne sont point avantageux en eux-mĂȘmes ; ils ne le deviennent que par leur aptitude Ă  produire le rĂ©- MOUALE. 219 sultat que toute association politique se propose. Demander des droits sans avoir en vue le rĂ©sultat; Ă©tablir des garanties en faisant I abstraction des faits auxquels ces garanties ‱ seront appliquĂ©es et qui pourront les rendre ; inefficaces ou dangereuses; c’est prendre le \ moyen pour le but et le but pour le qioyen. ' Dans un ouvrage scientifique, on Ă©numĂšre toutes les garanties, on les apprĂ©cie chacune sĂ©parĂ©ment, on en dĂ©duit l’effet gĂ©nĂ©ral en partant de l’association politique inabstracto ; c’est ce que j’ai fait ; mais j’aurais bien mal rĂ©ussi Ă  me faire comprendre, si l’on pouvait conclure de mon livre que le seul bon gouvernement fĂ»t celui oĂč toutes les garanties que j’ai mentionnĂ©es seraient cumulĂ©es et portĂ©es Ă  leur plus haut degrĂ© de perfection. La science ne travaille que sur des idĂ©es; les gouvernemens de fait s’appliquent Ă  la vie; . or, la vie des peuples est une. longue chaĂźne i dont nous ne tenons plus le premier anneau, i Le meilleur gouvernement est celui qui, pre- i nant cette vie au point oĂč elle en est, fournit le plus de moyens de l'amĂ©liorer ; celui qui RESPONSABILITE -220 contient le plus de germes de perfectionnement, et qui est le plus susceptible d’un progrĂšs lĂ©gal et rĂ©gulier. J’ai dĂ©jĂ  dit quel est le systĂšme qu’il convient d’adopter Ă  l’égard des agens subordonnĂ©s, pour que la responsabilitĂ©, tant lĂ©gale que morale, atteigne le maximum de sa force, sans que le gouvernement soit entravĂ© dans sa marche, ou affaibli dans son action. Les agens subordonnĂ©s doivent ĂȘtre Ă  la fois amovibles et promovibles au grĂ© du corps exĂ©cutif supĂ©rieur, lequel sera strictement responsable de leurs actes, comme il l’est des siens propres, et en particulier de l’usage qu’il aura fait de ce pouvoir. En AmĂ©rique et en Suisse, le principe a prĂ©valu, et il est exprimĂ© dans mainte constitution, que nul fonctionnaire ne peut ĂȘtre destituĂ©, si ce n’est en vertu d’un jugement. C’est pourvoir Ă  la sĂ»retĂ© des fonctionnaires aux dĂ©pens de celle du pays. Aussi, dans ces Ă©tats, le corps exĂ©cutif est faible c’est le vice capital de leurs gouvernemens. Le corps exĂ©cutif, aux prises avec des minoritĂ©s mĂ©con- MORALE. 221 tentes et Factieuses, ne peut pas compter sur des agens dont le sort est entre leurs mains. Des associations privĂ©es se mettent au-dessus des lois, et enrĂŽlent les fonctionnaires eux-mĂȘ- mes. D’un autre cĂŽtĂ©, la responsabilitĂ© du corps exĂ©cutif se rĂ©duit Ă  peu de chose ; quand ĂŻ serait-elle invoquĂ©e ? Le corps exĂ©cutif ne peut \ presque rien vouloir, rien faire par lui-mĂȘme. ; En un mot, gouvernement fort et respon- ĂŻ sabilitĂ© rĂ©ellement appliquĂ©e, voilĂ  ce qu’indique la thĂ©orie comme le moyen le plus rationnel d’atteindre le but de l’association politique. Avec un gouvernement faible, la responsabilitĂ© aura beau ĂȘtre dans la loi, elle ne sera pas dans les faits, elle deviendra un de ces principes de pure thĂ©orie dont l’application insolite ne forme aucune habitude ; un de ces principes qui ne vivent point, et qui sont bientĂŽt entiĂšrement oubliĂ©s. t III. — AmovibilitĂ© des fonctionnaires judiciaires. L’exercice des fonctions judiciaires exige des aptitudes acquises tout-Ă -fait spĂ©ciales; il y a donc lieu, d’aprĂšs les principes exposĂ©s 222 RESPONSAllIUTÉ dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, d’y pourvoir au moyen d’une Ă©lection indirecte. Les fonctionnaires de cet ordre peuvent ĂȘtre Ă©lus par le corps lĂ©gislatif ou par le corps exĂ©cutif; mais, suivant qu’ils le seront par l’un ou par l’autre, il en rĂ©sultera des consĂ©quences trĂšs-diffĂ©rentes relativement Ă  l’application de la responsabilitĂ© morale. Si l’élimination des fonctionnaires judiciaires est attribuĂ©e au corps lĂ©gislatif , les Ă©liminĂ©s se trouvent dans une position normale Ă  laquelle s’applique Ă©minemment l’amovibilitĂ©. En effet, dans cette hypothĂšse, les fonctionnaires judiciaires ne sont point en lutte avec le corps qui les nomme ; ils ne sont point appelĂ©s Ă  le contrĂŽler directement, ni Ă  lui appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale; dĂšs- lors, ce corps n’a aucun intĂ©rĂȘt dans leur nomination qui ne puisse ĂȘtre conforme Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral du pays. Le seul cas Ă  excepter serait celui oĂč la compĂ©tence du corps lĂ©gislatif ne s’étendrait pas aux lois constitutionnelles. D’un autre cĂŽtĂ©, il y a ici les mĂȘmes rai- MORALE. 223 sons qu’à l’égard des fonctionnaires' judiciaires exĂ©cutifs pour dĂ©sirer que 1 durĂ©e des fonctions ne soit pas trop restreinte, que le renouvellement soit partiel, et la rééligibilitĂ© , immĂ©diate. L’élimination est-elle attribuĂ©e au corps exĂ©cutif, c’est-Ă -dire Ă  un corps dont les fonctionnaires judiciaires doivent rester absolument indĂ©pendans, puisqu’il est chargĂ© d’exĂ©cuter les lois et qu’il a par consĂ©quent un intĂ©rĂȘt direct Ă  ce qu’elles soient interprĂ©tĂ©es dans un sens dĂ©terminĂ© ; puisque d’ailleurs les fonctionnaires exĂ©cutifs sont tous directement responsables de leurs forfaitures devant les tribunaux ordinaires? Alors il est Ă©vident qu’on ne peut admettre sans danger ni l’amovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e, ni surtout l’amovibilitĂ© arbitraire, ou le pouvoir de destitution. La pratique est assez gĂ©nĂ©ralement conforme Ă  cette thĂ©orie ! Dans les monarchies constitutionnelles d’Europe, oĂč les fonctionnaires judiciaires sont nommĂ©s par le corps exĂ©cutif, ils sont inamovibles. 224 RESPONSABILITÉ Il en est de mĂȘme dans les rĂ©publiques des États-Unis. Le principe en vertu duquel les corps lĂ©gislatifs y sont privĂ©s du pouvoir constituant devait avoir pour consĂ©quence la nomination des fonctionnaires judiciaires par les corps exĂ©cutifs, et dĂšs-lors leur inamovibilitĂ©. Dans les rĂ©publiques suisses, oĂč la compĂ©tence des corps lĂ©gislatifs n’est point unifor- mĂ©mentfixĂ©e, on a cependant admis, presque sans exceptions, la nomination des juges par le corps lĂ©gislatif, et leur amovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e au bout d’un terme qui varie entre quatre ans et quinze ans. Mais, a-t-on fait assez en rendant les juges inamovibles, lĂ  oĂč ils sont nommĂ©s par le corps exĂ©cutif, et oĂč l’organisation judiciaire Ă©tablit plusieurs degrĂ©s de juridiction? Non, sans doute, car alors le corps exĂ©cutif, s’il n’a pas le moyen de punir, a celui de rĂ©compenser. La promovibilitĂ© est, entre ses mains, un moyen d’influence tout aussi efficace, et par consĂ©quent tout aussi dangereux que l’amovibilitĂ©; surtout si c’est une promovi- MORALE. 225 bilitĂ© arbitraire, qui peut faire d’un simple juge de paix un prĂ©sident de la cour de cassation, c’est-Ă -dire Ă©lever un citoyen du r an g le plus infime des fonctionnaires Ă  l’un des postes les plus Ă©minens. En Angleterre, les juges ordinaires, les douze grands juges, sont Ă  la fois inamovibles et improvomibles , car ils sont tous Ă©gaux. Cela n’est cependant pas strictement vrai, puisqu’un juge cbief justice peut devenir lord et chancelier. D’ailleurs, il existe, Ă  cĂŽtĂ© de ces juges ordinaires, plusieurs juridictions infĂ©rieures ou extraordinaires. Il est Ă©vident que le systĂšme thĂ©orĂ©tique- ment le plus rationnel et le plus propre Ă  garantir l’indĂ©pendance complĂšte des fonctionnaires judiciaires, est celui de l’élimination par le corps lĂ©gislatif, avec amovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e. Article II. — EfficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. Pour que la responsabilitĂ© morale soit efficace, il faut que l’influence de la sanction morale ne soit pas dĂ©truite par d’autres cau- ii. 15 226 RESPONSABILITE ses agissant en sens contraire. Les causes qui produisent le plus ordinairement cet effet sont au nombre de quatre la captation et l’intimidation qui dĂ©truisent l’effet de la sanction morale dans l’esprit du fonctionnaire ; la sanction religieuse et l’esprit de parti qui la neutralisent dans sa source mĂȘme, c’est-Ă - dire dans l’esprit des masses. d. — PremiĂšre cause iVinefficacitĂ©. — Captation. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© de la captation comme d'un moyen de corrompre les Ă©lecteurs ; je l’envisage ici comme un moyen de corrompre les fonctionnaires, c’est-Ă -dire de neutraliser dans leur esprit l’influence de la sanction morale. La captation peut ĂȘtre employĂ©e, 1° AuprĂšs de tous les fonctionnaires de l’État par un souverain Ă©tranger. Les États rĂ©publicains, qui n’ont point de faveurs, point de titres, point de largesses en rĂ©serve pour satisfaire la vanitĂ© ou la cupiditĂ© de leurs fonctionnaires, doivent se prĂ©munir contre ce danger en prononçant constitutionnellement l’incompatibilitĂ© de pareilles fa- MORALE. 227 veurs avec l’exercice des fonctions publiques c’est ce qui a Ă©tĂ© fait dans la plupart des cantons suisses. 2° AuprĂšs des fonctionnaires lĂ©gislatifs ou judiciaires, de la part des fonctionnaires exĂ©cutifs. Les fonctionnaires des deux premiĂšres espĂšces n’ont point de pouvoir matĂ©riel Ă  exercer. La portion du pouvoir social dont ils sont revĂȘtus n’aboutit, en dernier rĂ©sultat, qu’à Ă©noncer une rĂšgle gĂ©nĂ©rale destinĂ©e Ă  satisfaire certains intĂ©rĂȘts. Or, ces fonctionnaires se trouvent en prĂ©sence du corps exĂ©cutif, dont ils doivent contrĂŽler les actes, et qui dispose, lui, de tout le pouvoir matĂ©riel nĂ©cessaire pour l’exĂ©cution des lois et des sentences. On a donc lieu de craindre que les fonctionnaires exĂ©cutifs, afin d’échapper Ă  un contrĂŽle qui les gĂȘne dans la satisfaction de leurs intĂ©rĂȘts particuliers, n’aient recours Ă  la corruption auprĂšs de ceux d’entre les fonctionnaires lĂ©gislatifs ou judiciaires dont ils redoutent le plus la rĂ©sistance et dont ils ont le plus besoin de s’assurer le concours. Le danger devient 228 llESPONSABILm plus grand Ă  mesure que le pays a plus de ressources matĂ©rielles, que la centralisation y est plus complĂšte, et que la constitution et les mƓurs y sont moins rĂ©publicaines ; il est au maximum dans une monarchie, oĂč les dĂ©corations, les offices de cour, les pensions, et mille autres faveurs corruptrices sont Ă  la disposition du monarque ou de ses ministres, et se dĂ©guisent sous tant de formes diverses qu’aucune rĂ©pression lĂ©gale ne saurait les atteindre. Quand on rĂ©ussirait Ă  empĂȘcher les fonctionnaires d’accepter des titres ou des largesses pendant l’exercice de leurs fonctions, les empĂȘcherait-on d’ĂȘtre sĂ©duits par la promesse de semblables faveurs, qui leur seraient ensuite accordĂ©es comme rĂ©compenses lorsque leurs fonctions auraient cessĂ© ? Il faut reconnaĂźtre qu’il n’y a guĂšre de prĂ©servatifs directs contre ce danger. Le seul qu’indique la thĂ©orie, c’est de renforcer la sanction morale jusqu’à ce que son action ne puisse plus ĂȘtre neutralisĂ©e. Lorsque les moyens dont j’ai parlĂ© dans l’article prĂ©cĂ©dent seront tous employĂ©s autant qu’ils peuvent MORALE. 229 l’ĂȘtre, ils ne laisseront que bien peu de prise Ă  la captation, surtout si les lois constitutionnelles ont consacrĂ© la triple division du pouvoir, conformĂ©ment aux principes exposĂ©s ci-dessus. A cet Ă©gard, l’expĂ©rience nous manque, soit pour constater l’inefficacitĂ© absolue de la responsabilitĂ© morale sous un tel rĂ©gime, soit pour en constater l’efficacitĂ©. Mais, si l’on considĂšre combien sont imparfaites les institutions destinĂ©es partout Ă  l’application de cette responsabilitĂ©, et combien sont limitĂ©s, cependant , les effets de la captation, mĂȘme dans les Etats monarchiques, on conviendra que ce n’est pas trop espĂ©rer du perfectionnement ultĂ©rieur de ces institutions, que d’en attendre l’entiĂšre cessation de ces effets. § 2 . — Seconde cause d’inefficacitĂ©. — Intimidation. On corrompt les fonctionnaires en leur inspirant des craintes comme en leur donnant des espĂ©rances, ou en leur distribuant des 230 RESPONSABILITE largesses. Tout ce que je viens de dire de la captation s’applique entiĂšrement Ă  l’intimidation -, je ne le rĂ©pĂ©terai point. Mais il est un moyen spĂ©cial d’intimidation , qui peut se trouver Ă  la disposition du corps exĂ©cutif, et qui mĂ©rite d’ĂȘtre considĂ©rĂ© Ă  part je veux parler de l'armĂ©e. Je ne traite point ici la question de savoir quel est, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le mode le plus convenable de pourvoir aux services militaires dont l’État a besoin. Je m’occupe uniquement de l’influence que peut avoir, sur le maintien et le dĂ©veloppement des garanties constitutionnelles, l’organisation de cette espĂšce de services. Or, sous ce point de vue restreint, je n’ai que deux systĂšmes Ă  examiner celui des armĂ©es permanentes et celui des milices nationales ; sous ce point de vue aussi, je ne pense pas que le choix puisse ĂȘtre douteux. Une armĂ©e permanente est un instrument puissant, mais aveugle, entre les mains de celui qui en dispose, parce qu’elle est animĂ©e MORALE. 231 tl’au 1res intĂ©rĂȘts que ceux de la masse des citoyens. Le soldatde profession renonce aux habitudes et aux intĂ©rĂȘts de la vie civile, pour se former aux habitudes, et adopter les intĂ©rĂȘts de la vie militaire. Or, quelles sont les habitudes militaires? Des habitudes de violence, et des habitudes d’obĂ©issance passive; de mĂ©pris pour le droit non armĂ©, et de servile dĂ©fĂ©rence aux supĂ©rioritĂ©s de rang et de pouvoir ; c’est-Ă -dire en deux mots, les habitudes les plus anticiviques, les plus antirĂ©publicaines de toutes. Et quels sont les intĂ©rĂȘts du soldat? L’avancement et la gloire militaire; l’avancement, qui ne s’obtient guĂšre en temps de paix ; la gloire, qui ne se trouve que sur les champs de bataille. Qu’importe au soldat une libertĂ© dont il ne peut faire le moindre usage, lui, soumis en tout aux volontĂ©s de ses chefs ? Que lui importent les garanties et les droits politiques, Ă  lui qui est retenu dans les liens d’une Ă©troite et sĂ©vĂšre discipline? Que lui importent, enfin, les progrĂšs de la civilisation, et le dĂ©veloppement de l’industrie et des institutions socia- 232 RESPONSABILITÉ les, Ă  lui qui attend du hasard des combats plus d’honneur et de richesses qu’il n’en pourrait jamais acquĂ©rir par une vie entiĂšre consacrĂ©e Ă  l’exercice de fonctions civiles et Ă  la pratique des devoirs du citoyen ? Tel est le danger; et ce danger est d’autant plus grand que la condition du soldat est en elle-mĂȘme plus misĂ©rable, sa solde, plus insuffisante , la discipline Ă  laquelle il est soumis, plus sĂ©vĂšre. On indiquera peut-ĂȘtre, comme moyen de prĂ©venir tout abus de la force armĂ©e, le contrĂŽle financier des corps lĂ©gislatifs, l’obligation oĂč se trouve le corps exĂ©cutif, dans les Etats gouvernĂ©s reprĂ©sentativement, de s’adresser chaque annĂ©e Ă  la lĂ©gislature pour en obtenir les sommes nĂ©cessaires Ă  l’entretien des troupes. Comment le gouvernement le plus malintentionnĂ© se servirait-il, pour opprimer les citoyens, d’une armĂ©e qu’il ne peut ni solder, ni rĂ©compenser sans le concours de leurs reprĂ©sentans ? C’est lĂ , sans doute, une garantie; mais , sera-t-elle toujours efficace? Le gouverne- MORALE. 233 ment ne pourra-t-il pas se servir de l’armĂ©e pour obtenir la solde, aprĂšs s’ĂȘtre servi de la solde pour obtenir l’armĂ©e ? Ne pourra-t-il pas effrayer, contraindre la lĂ©gislature, imposer silence aux mĂ©contens, saper une Ă  une toutes les garanties qui le gĂȘnent dans l’exercice de son pouvoir? Si la thĂ©orie est conti’aire au systĂšme des armĂ©es permanentes, l’expĂ©rience, certes, ne l’est pas moins. La libertĂ© d’AthĂšnes pĂ©rit lorsque les armĂ©es, au lieu d’ĂȘtre composĂ©es de citoyens, le furent de mercenaires, d’affranchis et d’esclaves enrĂŽlĂ©s pour un temps indĂ©fini. La constitution de Rome succomba sous le mĂȘme abus ; et ce sont encore les armĂ©es permanentes qui menacent aujourd’hui la libertĂ© de l’Europe entiĂšre. Sans doute, lĂ  oĂč les citoyens ne sont point dĂ©sarmĂ©s; lĂ  oĂč ils forment, Ă  cĂŽtĂ© de la troupe de ligne, une milice non moins courageuse, non moins aguerrie qu’elle ; lĂ , le danger d’une armĂ©e permanente est beaucoup diminuĂ© ; mais, lĂ  aussi, Ă  quoi sert cette armĂ©e? Quelle peut en ĂȘtre l’utilitĂ©, 234 RESPONSABILITÉ si les citoyens sont prĂȘts Ă  rendre les mĂȘmes services dĂšs que le besoin s’en fera sentir ? Les armĂ©es permanentes sont une des plaies de notre ordre social europĂ©en. Il me rĂ©pugne d’entrer dans le dĂ©tail des causes impures, des motifs antisociaux qui les font maintenir dans les pays mĂȘme oĂč la libertĂ© politique semble ĂȘtre le mieux comprise. C’est de la part des citoyens un orgueil national mal entendu ; de la part des hommes qui gouvernent, le besoin d’un immense patronage, et une tendance mal dĂ©guisĂ©e Ă  user de leur pouvoir dans un sens contraire aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©. On parle beaucoup de la supĂ©rioritĂ© des troupes rĂ©guliĂšres sur les troupes formĂ©es de soldats citoyens. Et cependant, quels prodiges militaires pourrait-on citer, de la part d’armĂ©es permanentes, qui n’aient Ă©tĂ© surpassĂ©s par des milices nationales? Les trophĂ©es de tant de victoires remportĂ©es par les citoyens de la GrĂšce et de Rome, ceux, non moins glorieux, de Morgarten , de Sempach , de MORALE. 235 Grandson , de Morat, ne parlent-ils pas plus haut que tous les raisonnemens ? La lutte Ă  jamais mĂ©morable des milices hollandaises contre les armĂ©es de Philippe, et celle des milices amĂ©ricaines contre les troupes de l’Angleterre, n’ont-elles pas fourni Ă  l’histoire moderne les plus belles pages, et ne suffiraient-elles pas pour dĂ©cider la question? On convient de ces faits ; on reconnaĂźt que des milices nationales se sont montrĂ©es, en plus d’une occasion, parfaitement propres Ă  ; tous les genres de services que peut nĂ©cessiter une guerre extĂ©rieure ou intĂ©rieure. Mais c’était sous l’influence de certaines circonstances de temps et de lieu qui ne se reproduiront plus. La civilisation, en faisant de nouveaux progrĂšs, a créé des habitudes et des besoins qui rendent les peuples en masse i peu capables de supporter les fatigues et de braver les dangers de la vie militaire. C’est-Ă -dire que l’on se complaĂźt dans une i insouciante jouissance de tous les plaisirs sociaux, et que l’on espĂšre se dĂ©charger, moyennant quelques lĂ©gers sacrifices, de tous les 236 RESPONSABILITÉ soins, de tous les embarras, de tous les travaux et les hasards de la guerre. Telle Ă©tait aussi la façon de penser des sujets de l’empire romain, lorsqu’ils rampaient aux pieds des maĂźtres qu’une soldatesque ignorante et barbare leur avait imposĂ©s. Eux aussi savouraient les douceurs de la civilisation ; eux aussi s’entouraient de poĂštes et de musiciens, et se livraient Ă  d’oiseuses discussions littĂ©raires ou thĂ©ologiques, tandis que de fĂ©roces Germains, enrĂŽlĂ©s Ă  leur solde, vendaient Ă  des ennemis encore plus fĂ©roces le salut de l’Empire. Et puis, quand vint le jour du danger, quand le flot de l’invasion atteignit ces villes, sĂ©jour de la corruption et de la mollesse, on vit leurs citoyens fuir et se disperser comme des femmes, laissant derriĂšre eux les ruines fumantes de leurs palais et de leurs monumens ! Nous n’en sommes point lĂ , je le sais ; aucun des peuples dont l’avenir nous intĂ©resse n’est entiĂšrement Ă©tranger Ă  la guerre. Cependant, le systĂšme des armĂ©es permanentes est adoptĂ©, presque partout, et partout oĂč il rĂšgne il est une cause de dĂ©penses ruineuses, un moyen MÜKALE. MÜKALE. 237 de despotisme, un obstacle au libre dĂ©veloppement des lois politiques, Ă  la libre expression des intĂ©rĂȘts nationaux. La terre d’Europe est encore rougie d’un sang qui n’aurait point coulĂ© sans ce fatal systĂšme ; et l’histoire contemporaine est remplie du rĂ©cit de garanties violĂ©es, de gouvernemens populaires renversĂ©s, de constitutions foulĂ©es aux pieds par des armĂ©es permanentes, par des soldats de profession, par cette force brutale sans cesse prĂȘte Ă  devenir l’instrument aveugle de toutes les ambitions oppressives, de toutes les passions antisociales. § 3 .— TroisiĂšme cause d’inefficacitĂ©. —Sanction religieuse. La sanction religieuse est le seul mobile, peut-ĂȘtre, dont l’impulsion puisse atteindre au mĂȘme degrĂ© d’énergie que celle de la sanction morale. Ces deux mobiles se trouvent frĂ©quemment en lutte l’un contre l’autre, et il serait difficile de dire lequel obtient le plus souvent la victoire. Si la sanction religieuse agit dans le mĂȘme /, 238 RESPONSABILITE sens que la sanction morale, elle en augmentera indĂ©finiment la puissance ; mais si elle agit en sens contraire, elle sera plus apte qu’aucune autre Ă  en neutraliser l’effet. De lĂ  l’importance qui s’attache Ă  la question des rapports de l’Eglise avec l’État, Je n’envisage cette question que sous le point de vue purement politique, c’est-Ă -dire comme une question de lĂ©gislation constitutionnelle, et je me demande uniquement quelle influence peut avoir l’organisation de l’Église sur la direction de la sanction religieuse, et par consĂ©quent sur le maintien et le dĂ©veloppement des garanties politiques. Ici, encore, j’ai deux systĂšmes Ă  comparer l’Église est constituĂ©e, ou elle ne l’est pas; c’est-Ă -dire elle forme un corps organisĂ© par une loi et dont les services sont payĂ©s par l’État, ou bien elle n’existe qu’en vertu de conventions privĂ©es, et n’est soutenue que par les efforts individuels des membres de la sociĂ©tĂ© ; en d’autres termes, elle est d’institution publique, ou d’institution privĂ©e. Peu importe, d’ailleurs, que l’Église constituĂ©e ait MOKALE. une organisation hiĂ©rarchique ou synodale; c’est le fait seul de la constitution de l’Église que je considĂšre en ce moment. S’il Ă©tait vrai que ce fait en lui-mĂȘme fĂ»t avantageux, il resterait bien des distinctions Ă  Ă©tablir entre les formes diverses sous lesquelles il peut se prĂ©senter, et se prĂ©sente en effet. Il n’est pas impossible d’imaginer une religion sans culte, comme on ne voit que trop I souvent un culte sans religion. Cependant ; cette religion sans culte ne sera jamais qu’un fait individuel. Tout ce qui est rĂ©ellement humain, tout ce qui est destinĂ© Ă  satisfaire des tendances gĂ©nĂ©rales prend tĂŽt ou tard une double forme pour correspondre Ă  la double nature de l’homme. On peut donc regarder le culte comme une institution insĂ©parable de ; l’existence de sentimens religieux dans les ; masses. Or, le culte exige des desservans, et en outre l’usage d’un certain nombre de choses matĂ©rielles, telles que des temples, un mobi- lier, un fonds pour l’entretien des desservans. ' Tout cela forme un corps moral qu’on nomme l’Église. L’Église, c’est le corps constituĂ© RESPONSABILITE 240 pour satisfaire par un culte extĂ©rieur aux besoins religieux d’une sociĂ©tĂ© ou d’une fraction de sociĂ©tĂ©, et pourvu Ă  cet effet d’un certain pouvoir Ă  exercer sur des personnes et sur des choses. DĂšs-lors, l’Église doit avoir des intĂ©rĂȘts matĂ©riels. Tout corps moral rĂ©gi et reprĂ©sentĂ© par des hommes a des intĂ©rĂȘts matĂ©riels, puisqu’il a un pouvoir Ă  maintenir, une sphĂšre d’activitĂ© Ă  Ă©tendre, un fonds Ă  conserver. Pour la poursuite de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels, l’Église a un puissant moyen Ă  sa disposition l’élĂ©ment religieux. Il y a une partie des besoins de notre double nature, qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits par l’association politique. Cette association ne promet et ne procure Ă  l’homme qu’un bonheur relatif, qui peut croĂźtre, sans doute, mais qui sera toujours limitĂ© par le fait mĂȘme de la coexistence simultanĂ©e des divers intĂ©rĂȘts individuels que doit satisfaire l’association. Notre dĂ©sir de bonheur, au contraire, est sans limites ; nous ; aspirons Ă  l’infini; l’infini seul pourrait apaiser cette soif de bonheur qui nous poursuit au milieu M OR A 241 des jouissances les plus pures et les plus vives de ce monde. L’espĂ©rance de l’infini , c’est lĂ  ce que j’appelle l’élĂ©ment religieux. Les croyances en sont la manifestation interne, comme le culte en est la manifestation externe. Il ne serait pas difficile de prouver, par l’histoire passĂ©e ou contemporaine, que l’absence totale ou partielle de cet Ă©lĂ©ment chez les masses n’est pas un fait indiffĂ©rent, mĂȘme sous le point de vue purement politique. On a vu, Ă  diverses Ă©poques, l’élĂ©ment religieux s’attiĂ©dir et disparaĂźtre pour un temps, parce que les formes, tant internes qu’externes, sous lesquelles il s’était manifestĂ© jusqu’alors, avaient vieilli et ne se trouvaient plus Ă  la hauteur des exigences amenĂ©es par le dĂ©veloppement progressif de la raison humaine. Eh bien ! ces Ă©poques ont Ă©tĂ© marquĂ©es, en gĂ©nĂ©ral, par de grands bouleversemens politiques ; par des tendances dĂ©sorganisatrices, par une agitation fĂ©brile qui poussait les masses en dehors de l’ordre Ă©tabli. On en venait Ă  douter de la possibilitĂ© d’un ordre quelconque, ir. 16* 24-2 RESPONSABILITE de la stabilitĂ© d aucun gouvernement, de l’efficacitĂ© d’aucun systĂšme de garanties. C’est que, l’espĂ©rance de l’infini manquant, toute l’énergie des tendances individuelles se portait vers la poursuite des moyens de bonheur que promet l’association politique. On cherchait l’infini dans les choses finies; on demandait le ciel Ă  la terre ; et l’on s’irritait contre ces nĂ©cessitĂ©s sociales qui nous condamnent Ă  ne trouver jamais dans l’association qu’un bonheur relatif. L’élĂ©ment religieux est nĂ©cessaire pour absorber et neutraliser cet excĂšs d’énergie des tendances individuelles ; c’est dans les croyances religieuses que se dĂ©verse le trop plein de notre dĂ©sir de bonheur. Tel est le moyen dont l’Eglise dispose pour la poursuite de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels. De ce fait dĂ©coule la solution de la question qui m’occupe. Supposons, d’abord, que l’Eglise soit constituĂ©e, c’est-Ă -dire organisĂ©e par une loi et soutenue par le gouvernement. Tant que ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels ne seront point menacĂ©s, >1 OR A LE. 243 tant qu elle sera satisfaite de la place qu’elle occupe dans l’association, tout ira bien. Le pis qui puisse arriver, en pareil cas, c’est que l’Église laisse s’affaiblir l’élĂ©ment religieux dont elle n’a pas besoin pour le maintien de sa position, puisque cette position lui est garantie par une loi. La neutralitĂ© de l’Église n’est obtenue, on le voit, que sous une condition, savoir, que ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels ne seront ni menacĂ©s ni attaquĂ©s ; mais ils peuvent, ils doivent l’ĂȘtre tĂŽt ou tard, et par diffĂ©rentes causes; d’abord, par le dĂ©veloppement des institutions sociales. Tout se tient dans l’organisation politique d’un État; les diverses parties dont le tout se compose sont si intimement liĂ©es, qu’un progrĂšs qui s’opĂšre dans l’une d’elles, devient une menace de changement pour toutes les autres. Le bill d’émancipation, le bill de rĂ©forme tendaient inĂ©vitablement Ă  neutraliser l’influence du clergĂ© national anglais dans la lĂ©gislature ; ils ont amenĂ© ce rĂ©sultat ; et aujourd’hui ce sont les dĂźmes, ce sont les propriĂ©tĂ©s de ce clergĂ© que l’on attaque. L’É- 244 llESFONSAlilLITE glise est une forme, et il est de la nature de toutes les formes de vieillir, de s’user, de se trouver tĂŽt ou tard en arriĂšre des idĂ©es qui leur ont donnĂ© l’ĂȘtre. Les intĂ©rĂȘts matĂ©riels attachĂ©s Ă  ces formes doivent donc se montrer, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, hostiles aux progrĂšs de la raison, hostiles surtout aux changemens que ces progrĂšs amĂšnent dans les institutions sociales. Ainsi menacĂ©e, que fera l’Église ? Elle ressaisira cet instrument qu’elle avait laissĂ© peut-ĂȘtre se rouiller dans l’inaction ; elle ranimera l’élĂ©ment religieux, et lui donnera une nouvelle impulsion ; mais dans quel sens? Dans le sens de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels qu’elle croit menacĂ©s ; et contre le dĂ©veloppement des institutions qu elle regarde comme menaçant pour elle. La seconde cause qui met en danger les intĂ©rĂȘts temporels de l’Église, c’est le schisme. Le culte n’est qu’une forme extĂ©rieure,- l’uniformitĂ© du culte suppose nĂ©cessairement l’uniformitĂ© des croyances. Or, dĂ©pend-il du gouvernement, dĂ©pend-il de l’Église elle- MORALE. 245 mĂȘme, de maintenir l’uniformitĂ© des croyances, lĂ  oĂč elle existe, ou de la rĂ©tablir, lorsqu’elle n’existe plus? Sur cette question, l’histoire a prononcĂ© depuis long-temps son verdict non, il ne dĂ©pend ni de l’Église ni d’aucun autre pouvoir humain, de maintenir ou d’établir l’unitĂ© de foi, et par consĂ©quent de culte, dans une sociĂ©tĂ© quelconque ; des despotes y ont brisĂ© leur sceptre; la pensĂ©e humaine se rit des efforts que tente la puissance matĂ©rielle pour l’asservir au joug d’une loi positive. Le schisme est donc un fait inĂ©vitable, un fait qui rentre dans l’ordre moral, dans les vues de la Providence. Il ; reste Ă  savoir quelles en seront les consĂ©- ‱ quences sous le rĂ©gime de l’Église constituĂ©e. Organisera-t-on des Eglises nationales i pour toutes les croyances, Ă  mesure qu’elles surgiront du mouvement interne des esprits, et de la fermentation de l’élĂ©ment religieux? cela serait Ă  la rigueur pratiquable pour deux, pour trois, lorsque surtout le schisme aurait classĂ© la population par masses distinctes. Mais Ă  peine ces premiĂšres Églises seront- 246 RESPONSABILITE elles constituĂ©es, que le schisme en fera naĂźtre de nouvelles. Et si vous ne les constituez pas toutes, voyez le rĂ©sultat Les dissidens seront victimes d’une injustice Ă©vidente. Ils devront soutenir, protĂ©ger, dĂ©fendre au besoin des croyances qui ne sont pas les leurs, un culte qu’ils repoussent. Il devront contribuer de leurs propres deniers Ă  l’entretien d’une Eglise et d’un clergĂ© dont l’existence leur est odieuse. Ils se verront privĂ©s, Ă  cet Ă©gard, des garanties assurĂ©es aux membres de l’Église nationale. Pour eux, et pour eux seuls, il y aura une exception lĂ©gale Ă  ce grand principe, que les citoyens ne doivent contribuer aux charges de l’État qu’en proportion des avantages qu’ils en retirent, et du besoin qu’ils ont de la protection du pouvoir social. D’un autre cĂŽtĂ©, les membres de l’Église nationale ne pourront guĂšre se dissimuler que le nombre des dissidens est en diminution du leur. L’existence d’une ou de plusieurs Églises schismatiques d’institution privĂ©e prouve matĂ©riellement que les besoins auxquels il MORALE 247 Ă©tait pourvu par la loi organique ne sont plus les mĂȘmes, qu’une partie de ces besoins se satisfont d’une autre maniĂšre, et que, par consĂ©quent, les moyens destinĂ©s Ă  l’entretien de l’Église constituĂ©e devraient ĂȘtre rĂ©duits, et sa position modifiĂ©e, pour se trouver au niveau du but que la loi organique s’est proposĂ©. VoilĂ  donc un nouveau motif pour que l’Église constituĂ©e ait des tendances contraires au dĂ©veloppement des institutions politiques et au perfectionnement des garanties constitutionnelles, et pour qu elle emploie dans ce sens l’arme qui est Ă  son usage, c’est-Ă -dire l’élĂ©ment religieux. Le systĂšme opposĂ©, celui dans lequel les Églises sont toutes d’institution privĂ©e, est au contraire Ă©minemment rationnel. Les besoins religieux sont de ceux qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits pour tous d’une maniĂšre uniforme. DĂšs-lors, que doit faire Ă  leur Ă©gard le gouvernement? Accorder Ă  chaque membre de l’association le droit de pourvoir Ă  cette classe d’intĂ©rĂȘts par les moyens qui lui semblent le plus convenables, et pro- 248 RESPONSABILITE tĂ«ger ce droit contre toute lĂ©sion, contre tout empiĂ©tement de la part des autres. Chaque Église Ă©tant une corporation privĂ©e, soutenue par ceux qui en attendent des services, et dans la proportion des besoins auxquels ces services pourront suffire, le gouvernement devra se borner Ă  l’autoriser comme il autorise toute autre association privĂ©e agissante, c’est-Ă -dire sous la condition que le but et les statuts n’en seront pas contraires aux lois d’ordre public, ni prĂ©judiciables Ă  l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Dans ce systĂšme, chaque Église aura, sans doute, des tendances matĂ©rielles, des intĂ©rĂȘts de corps; mais ces intĂ©rĂȘts, Ă©tant absolument indĂ©pendans du systĂšme de gouvernement sous lequel vivent les citoyens, et du degrĂ© de libertĂ© dont ils jouissent, resteront aussi dans leur action, complĂštement Ă©trangers au dĂ©veloppement des garanties politi— tiques. Chaque Église emploira, sans doute, l’élĂ©ment religieux dans la poursuite de ses intĂ©rĂȘts temporels; mais ce ne sera point dans un sens contraire Ă  la libertĂ© politique MORALE. ‱249 des citoyens, car ce sera des citoyens eux- mĂȘmes, et non du gouvernement existant, qu’elle dĂ©pendra, et qu’elle attendra la satisfaction de ses intĂ©rĂȘts. Au contraire, elle sera, en sa qualitĂ© de corporation privĂ©e, de personne morale, placĂ©e comme tout autre membre de la grande association, c’est-Ă - dire , qu’elle aura aussi besoin de libertĂ© et de garanties politiques. Ce ne sera point non plus contre le gouvernement qu’elle se montrera hostile, tant qu’elle en obtiendra protection et libertĂ©, tant qu’elle se trouvera sur un pied d’égalitĂ© parfaite avec les autres Églises. Ce qu’une Église d’institution privĂ©e peut craindre, c’est, d’un cĂŽtĂ©, le progrĂšs des Églises rivales, de l’autre, l’affaiblissement des croyances religieuses en gĂ©nĂ©ral ; une lutte s’établira donc, soit entre les diverses Églises, soit entre la tendance religieuse qui leur est commune, et l’indiffĂ©rentisme qui les menace toutes. Si c’est lĂ  un mal, ce mal n’en existe pas moins sous le rĂ©gime de l’Église constituĂ©e, puisque le schisme est inĂ©vitable; le mal est mĂȘme bien plus gi'ave, dans ce der- 250 RESPONSABILITE nier cas, parce qu’il y a, chez les dissidens, plus que de la rivalitĂ©, plus que du zĂšle ; il y a l’amertume et l’inimitiĂ© qu’inspire le sentiment d’une injuste oppression. Le systĂšme des Ă©glises d’institution privĂ©e est en pleine vigueur aux Etats-Unis, sous le gouvernement le plus parfait, dans l’association la plus Ă©minemment libre et progressive qui aient jamais existĂ©. En comparant ce qui s’y passe avec ce que nous connaissons des États oĂč le systĂšme opposĂ© a prĂ©valu, il n’est pas difficile de se convaincre que les faits sont entiĂšrement d’accord avec la thĂ©orie que je viens d’exposer. Le systĂšme des Églises constituĂ©es est tout ce qu’il reste de cette antique alliance entre le trĂŽne et l’autel qui a jouĂ© un si grand rĂŽle dans l’histoire des peuples anciens et modernes. L’idĂ©e bizarre d’enrĂ©gimenter et d’administrer les croyances religieuses, cette idĂ©e que l’habitude nous a rendue familiĂšre, ne serait jamais venue Ă  des lĂ©gislateurs constituant a priori une nation policĂ©e d’aprĂšs les seules lumiĂšres de leur raison. Mais l’ai- MORALE. 251 liance de l’Église a Ă©tĂ© pour les souverains, dans un temps de barbarie ou de dĂ©sorganisation, un moyen puissant de consolider leur domination, et de retenir sous le joug de la loi positive des Ă©lĂ©mens Ă©pars qu’aucun lien social n’unissait assez fortement. Les prĂȘtres de la croyance dominante y trouvaient, de leur cĂŽtĂ©, l’immense avantage de ne plus dĂ©pendre, pour la satisfaction de leurs intĂ©rĂȘts matĂ©riels, de la ferveur, et sur- tout de la perpĂ©tuitĂ© de croyances religieuses i sur lesquelles ils sentaient bien qu’il leur Ă©tait ' impossible d’exercer un empire absolu. De lĂ  les conditions et les clauses diverses de ce pacte solennel qui unissait l’Eglise et l’État dans toutes les contrĂ©es de l’Europe. Ces clauses ont Ă©tĂ© partiellement modifiĂ©es ; elles sont devenues peu Ă  peu moins avantageuses Ă  l’Église, Ă  mesure que les liens sociaux \ qui forment le ciment de l’État ont acquis plus de consistance et que les progrĂšs de la raison humaine ont diminuĂ© l’influence des f prĂȘtres sur l’opinion des peuples, c’est-Ă -dire, ; Ă  mesure que l’appui de l’Église est devenu 252 RESPONSABILITÉ moins nĂ©cessaire et son opposition moins redoutable Ă  l’Etat. Cependant, il reste de cette ancienne alliance assez d’habitudes, assez de prĂ©jugĂ©s , assez d’intĂ©rĂȘts et de formes extĂ©rieures pour entraver quelquefois le dĂ©veloppement des institutions politiques. Il en reste, partout en Europe, le systĂšme des Églises constituĂ©es, vieille ruine que le torrent de la civilisation n’a pu encore renverser, et qui se maintient debout par son propre poids, ne pouvant s’appuyer ni sur un passĂ© qui croule de toutes parts, ni sur un avenir qui n’a point de place pour elle. § 4 . — QuatriĂšme cause d’inefficacitĂ©. — Esprit de parti. Deux hommes peuvent, en raisonnant strictement d’aprĂšs leurs principes, se trouver d’avis opposĂ©s sur une question; mais ils s’accorderont peut-ĂȘtre sur beaucoup d’autres. Il n’en sera pas tout-Ă -fait de mĂȘme si ces deux hommes appartiennent Ă  des partis diffĂ©rens. Ce ne sera pas sur une question, ce sera sur presque toutes que la divergence existera entr’eux ; tout prendra la teinte du MORALE. 253 verre colorĂ© Ă  travers lequel ils regardent les choses et les hommes ; l’un verra constamment bleux les objets que l’autre affirmera ĂȘtre rouges. Ce verre colorĂ©, c’est l’esprit de parti, espĂšce de passion complexe qu’il n’est pas facile d’analyser. Il y a dans tout parti les menĂ©s et les meneurs. Les menĂ©s sont des hommes qui, faute d’intelligence, d’éducation, ou de loisir, n’ont pu se former Ă  eux-mĂȘmes des opinions raisonnĂ©es sur les questions politiques. On leur persuade aisĂ©ment que leurs intĂ©rĂȘts individuels sont attachĂ©s Ă  un certain systĂšme, et ils adoptent aveuglĂ©ment ce systĂšme. Les meneurs y voient plus clair ; mais il arrive que le parti, une fois formĂ©, les domine Ă  son tour, par le besoin qu’ils ont de lui pour atteindre le but que se propose leur ambition personnelle. Ils conçoivent bien vite la nĂ©cessitĂ© de s’accorder entr’eux sur tous les points, afin que le parti ne puisse pas leur Ă©chapper en se divisant. Or, entre les meneurs, qui ne sont pas tous des hommes Ă©clairĂ©s, ni tous des hommes conscien- 254 KESPONSABILITÉ deux, quelle sera l’opinion qui l’emportera sur les autres? sera-ce la plus raisonnable, celle qui dĂ©coulera le plus logiquement des principes dĂ©jĂ  formulĂ©s, ou qui sera le plus en harmonie avec les vrais intĂ©rĂȘts du parti ? Non ; ce sera celle qui obtiendra ou qui paraĂźtra devoir obtenir le plus de faveur auprĂšs de la masse des menĂ©s. Les plus misĂ©rables sophismes, les principes les plus faux, seront ainsi adoptĂ©s et soutenus par des hommes qui en verront parfaitement le vide et l’absurditĂ©, mais qui se trouveront placĂ©s dans l’alternative, ou de s’en faire les apĂŽtres, ou de s’isoler du parti dont l’appui leur est nĂ©cessaire. Chez une nation ainsi divisĂ©e, la sanction morale se neutralise par elle-mĂȘme ; il n’y a plus d’uniformitĂ© dans les jugemens individuels, par consĂ©quent plus d’opinion publ ique proprement dite. DĂšs-lors , la responsabilitĂ© morale est dĂ©truite, chaque fonctionnaire Ă©tant certain, quoi qu’il fasse, d’ĂȘtre louĂ© d’un cĂŽtĂ©, blĂąmĂ© de l’autre. S’il est lui- mĂȘme homme de parti, son choix lui est im- MORALli. 255 posĂ© d’avance. S’il est indĂ©pendant, peut- ĂȘtre calculera -1 - il les chances de chaque parti, afin de se prononcer pour celui dont le triomphe sera le plus probable. Malheur Ă  lui, si, aprĂšs s’ĂȘtre fait des convictions rationnelles , il prĂ©tend rester fidĂšle Ă  ses principes et se maintenir seul immobile, au milieu des inconsĂ©quences et des oscillations perpĂ©tuelles de l’esprit de parti ! sa conduite sera dĂ©criĂ©e de tout le monde ; aucune voix ne s’élĂšvera en sa faveur. Les hommes Ă  principes ont toujours Ă©tĂ© accusĂ©s d’inconsĂ©quence et de versatilitĂ© par les hommes de partis, et cela devait ĂȘtre; le batelier, qui est emportĂ© par le mouvement de son esquif, voit fuir le rivage, et oublie que c’est lui- mĂȘme qui se meut. Il y a des partis traditionnels qui doivent leur existence Ă  de grands Ă©vĂ©nemens, surtout Ă  des rĂ©volutions antĂ©rieures. Ceux-lĂ  sont les plus exclusifs, les plus aveugles et les plus tenaces. Le temps seul peut les dĂ©truire et faire justice de leurs erreurs, en emportant un Ă  un les hommes dont ils se 256 RESPONSABILITÉ composaient. Ces partis sont un Ă©lĂ©ment historique ; leur traitement appartient Ă  la politique plutĂŽt qu’à la science. Quant aux autres, leur existence deviendra impossible dĂšs que les meneurs ne trouveront plus de masses qui se laissent mener. C’est donc contre la paresse et l’ignorance des classes moyennes de la sociĂ©tĂ© qu’il s’agit de prendre des prĂ©cautions. Je dis des classes moyennes, car ce sont elles qui forment le noyau et la vĂ©ritable force d’un parti. Les ambitieux, qui jouent le rĂŽle de meneurs, n’ont point de contact immĂ©diat avec les rangs infimes de la population; ils n’agissent directement que sur la classe moyenne, sur les petits propriĂ©taires, les petits capitalistes, les hommes lettrĂ©s sans fortune ; c’est lĂ  qu’ils trouvent des adeptes ; c’est par ceux-lĂ  qu’ils obtiennent la popularitĂ© Ă  laquelle ils aspirent. Si les hommes des classes moyennes Ă©taient assez Ă©clairĂ©s pour se former Ă  eux-mĂȘmes leurs opinions ; s’il Ă©tait impossible de les entraĂźner par de vaines formules, de leur im- MORALE. 257 poser par des assertions dĂ©nuĂ©es de toute preuve, et de les sĂ©duire par des utopies impraticables ; si seulement, les hommes qui se vouent aux professions lettrĂ©es Ă©taient tous prĂ©munis contre de semblables influences, l’esprit de parti pourrait bien encore animer çà et lĂ  quelques catĂ©gories, quelques associations particuliĂšres, mais il ne diviserait plus la grande masse des citoyens ; il n’empĂȘcherait plus l’opinion publique de s’homogĂ©nĂ©iser sur un grand nombre de questions ; il ne neutraliserait plus l’effet de la responsabilitĂ© morale. En parlant des gouvernemens locaux et des manifestations collectives de l’opinion, j’ai indiquĂ© les vrais stimulans Ă  employer contre la paresse des classes moyennes. Il ne s’agit que d’ouvrir une sphĂšre d’activitĂ©, et d’assurer des moyens d’influence Ă  toutes les capacitĂ©s qu’elles renferment. Quant aux lumiĂšres, si elles en manquent, il faut sans doute l’attribuer en grande partie Ă  l’état d’imperfection dans lequel les scien* ces politiques sont restĂ©es jusqu’à prĂ©sent,. II. 17 3MCF 258 RESPONSABILITÉ Avant qu’on puisse enseigner et apprendre une science, il faut qu’elle existe comme science or, c’est ce qu’on ne peut encore dire de la lĂ©gislation constitutionnelle. Ce qu’il reste Ă  faire pour populariser de telles Ă©tudes est, en partie, la tĂąche des publicistes, en partie, celle des gouvernemens. La doctrine et la formule, voilĂ  les deux adversaires qui se disputent le champ des idĂ©es politiques ; Ă  mesureque la doctrine gagnera du terrain, la formule en perdra. On a peu fait pour la doctrine jusqu’à ce jour ; Ă  peine s’enseigne- t-elle dans les Ă©coles. On Ă©tudie partout la nature physique, et l’on nĂ©glige la nature sociale ; comme si cette derniĂšre n’était pas, en dĂ©finitive, ce qu’il y a de plus intĂ©ressant pour l’homme, ce qu’il lui importe le plus de connaĂźtre. J’ai dit que les partis traditionnels sont exclusivement du domaine de la politique ; c’est qu’en effet les principes dirigeans que pourrait fournir la science risqueraient de se briser contre ces rancunes irrĂ©conciliables, contre ces rĂ©sistances opiniĂątres et aveugles, sur les- MORALE. 259 quelles la rĂ©flexion a si peu d’empire. L’application des principes ne peut guĂšre avoir lieu avee un plein succĂšs que dans une sociĂ©tĂ© Ă  l’état normal. Est-ce une raison pour mĂ©dire des sciences politiques et pour les mĂ©priser ? Non, pas mieux que l’impuissance de la mĂ©decine contre certaines Ă©pidĂ©mies mortelles n’est une raison pour abandonner Ă  des empiriques le soin de les combattre , et pour vouer au mĂ©pris toutes les sciences mĂ©dicales. FIN. Pages. LIVRE SECOND. — Des garanties postĂ©rieures. 1 Chap. I. Des garanties formelles. 3 Scct. 1. PremiĂšre division du pouvoir. — SĂ©paration des fonctions. 5 2. Seconde division du pouvoir. —ContrĂŽle rĂ©ciproque des fonctionnaires. 10 Art. 1. ContrĂŽle par le corps exĂ©cutif. 15 I. — Veto. 17 II. — Initiative. 20 III. — Pouvoir de dissolution. 28 2. ContrĂŽle par un second corps . lĂ©gislatif. 30 3. ContrĂŽle par un corps judiciaire. 63 I. ContrĂŽle par la dĂ©cision du droit. 64 II. ContrĂŽle par la dĂ©cision du fait. 68 4. ContrĂŽle de la minoritĂ©. 77 5. ContrĂŽle placĂ© en dehors du gouvernement. 84 Scct. 3. TroisiĂšme division du pouvoir. — Gouvernemens des intĂ©rĂȘts locaux. 97 Des Garanties consĂ©quentielles. 116 Scct. 1. De la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral. 117 2. De la responsabilitĂ© lĂ©gale. 120 2Ô2 TABLE. Art. 1. A quels actes s’applique la responsabilitĂ© lĂ©gale. 121 2. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions lĂ©gislatives. 135 3. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions judiciaires. 143 4. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions exĂ©cutives. 145 § 1. Jugemens des dĂ©lits ordinaires. 147 § 2. Jugemens politiques. 150 § 3. De la monarchie constitutionnelle. 165 Sert. 3. De la responsabilitĂ© morale. 170 Art. 1 . Application de la responsabilitĂ© morale. 174 § 1. Premier moyen d’application. —PublicitĂ© des actes. ’ 177 § 2. Second moyen d’application.— LibertĂ© de la presse. 185 § 3. TroisiĂšme moyen d’application. — Manifestations collec- ves. 197 § 4. QuatriĂšme moyen d’application. — Manifestations lĂ©gales. 202 I. AmovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs. 204 TABLE, a63 II. AmovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. 209 III. AmovibilitĂ© des fonctionnaires judiciaires. 221 Art. 2. EfficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. 225 § f. PremiĂšre cause d’inefficacitĂ©. — Captation. 226 § 2. Seconde cause d’inefficacitĂ©.— Intimidation. 229 § 3. TroisiĂšme cause d’inefficacitĂ©. — Sanction religieuse. 237 § 4. QuatriĂšme cause d’inefficacitĂ©. — Esprit de parti. 252 T T '' I, T \ iffcTK- Si ' i-y ' ‱‱ ‱ tf *. > ’‱ SÜHg >»&& 'iiĂŻvïïÆ -'>. -' ,- ,".7> -'- rS^ĂŻi. -W- >; o*/>v ;^- %ÂŁÂŁSS ÆisĂźsS ĂŻĂŻ WĂźl .-Ăżifr SsgrigTÇ; liai; ÎÆÿ'iĂź j~\ iÉ .42*^

la culture nous rend elle plus humaine