Doncla culture peut donner les moyens de devenir plus humain mais cela reste une tĂąche personnelle sans cesse Ă entretenir et câest plutĂŽt le chemin pris par le dĂ©veloppement culturel, celui de la technique et de la rationalitĂ© technico-scientifique qui peut ĂȘtre un obstacle que la culture en elle-mĂȘme. La culture devrait nous rendre plus humains, mais câest aux hommes de
Laréponse est à ce point tautologique que l'on ferait mieux de se demander, précisément, en quel sens elle rend meilleur, c'est-à -dire quelles sont les compétences, performances, dispositions, aptitudes, vertus, etc. que la fréquentation de la littérature améliore chez son lecteur.
2La culture nous semble spontanĂ©e 3 Une culture qui tend Ă se constituer en nature III Une nature humaine ? 1 Bilan de I et II 2 Deux Ă©tats inconnaissables 3 ConsĂ©quences sur le processus dâhominisation Nous avons une tendance "naturelle" Ă arguer de notre nature pour dĂ©fendre nos actions ou au contraire pour blĂąmer celles des autres. Nous disons par exemple "c'est ma
Startstudying Chapitre 2 : la culture nous rend elle plus humains ?. Learn vocabulary, terms, and more with flashcards, games, and other study tools. Home. Subjects. Explanations. Create. Study sets, textbooks, questions. Log in. Sign up . Upgrade to remove ads. Only $35.99/year. Chapitre 2 : la culture nous rend elle plus humains ? STUDY. Flashcards. Learn. Write. Spell. Test. PLAY.
Episode7- La culture nous rend elle plus humain?. Episode 6 - Qu'est-ce qu'Ă©duquer veut dire?. Episode 6 - Qu'est-ce qu'Ă©duquer veut dire?. Philosophy Is Sexy nâest pas quâun podcast, câest une parenthĂšse intime, un pas de cĂŽtĂ©, pour oser la philosophie, la dĂ©sacraliser, la remettre au cĆur de notre vie et se laisser inspirer.
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Laculture nous rend-elle plus humain. Culture : Par opposition Ă la nature, la culture est l'ensemble cohĂ©rent des valeurs, normes, mĆurs et connaissances qui caractĂ©risent une sociĂ©tĂ© humaine. C'est ce Ă quoi nous initie l'Ă©ducation, en tant qu'elle a pour but de nous ouvrir au monde humain. Ă rapprocher de la notion de civilisation.
Laculture peut donc rendre lâHomme plus humain, puisque c'est celle-ci qui fait l'identitĂ© de lâHomme. DĂšs la naissance, lâenfant est baignĂ© dans une vie, une culture. On le contraint Ă manger, Ă boire, Ă dormir, on le contraint Ă lâobĂ©issance, au respect, etc. Lâenfant hĂ©ritera donc des diffĂ©rentes dimensions de la culture que nous venons de citer, sa culture sera
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ŐŸĐžŃĐŸ ᳠οЎŃáŁĐ¶ Î·ĐŸáŃŐŽĐ”áŃĐ»á«. . 8 mars partout ! 8 mars tout le temps ! 0 [ad_1] Source 2022-02-26 093356 LES FEMMES PREMIĂRES DE CORVĂES AU TRAVAIL ET Ă LA MAISON Les femmes sont majoritaires dans le milieu hospitalier, les Ehpad, lâĂ©ducation, les commerces, le secteur du nettoyage elles sont par [...] Lire la suite
Culture » se dit en plusieurs sens. Le plus communĂ©ment rĂ©pandu renvoie aux activitĂ©s artistiques, littĂ©raires, cinĂ©matographiques et musicales. Les rubriques culture » des mĂ©dias, les pages culturelles » des quotidiens et magazines rendent compte, pĂȘle-mĂȘle, de reprĂ©sentations théùtrales, de concerts, dâexpositions, de films, de romans, dâessais⊠En ce sens, la culture possĂšde en France, depuis Malraux, ses maisons, son ministĂšre, comme elle a son marchĂ©, ses espaces dans les hypermarchĂ©s. Et le patrimoine culturel » fait lâobjet dâune attention vision plus large des expĂ©riences humainesSi lâon sâen tient Ă cette premiĂšre acception, la question de savoir si la culture rend plus humain » revient Ă demander ce que dĂ©veloppent en nous, comme qualitĂ©s spĂ©cifiques, une familiaritĂ© soutenue avec la lecture, le cinĂ©ma ou la musique, une frĂ©quentation assidue des musĂ©es ou des salles de spectacles. Les rĂ©ponses sont bien connues et bien banales. Nous serions en mesure dâavoir une vision plus large des expĂ©riences humaines, dâaccĂ©der Ă une sensibilitĂ© plus fine, de partager des points de vue multiples. Lâesprit plus vaste, le cĆur plus ouvert, nous serions alors plus humains parce que plus solidaires des autres, plus attentifs Ă la diversitĂ© du dĂ©menti cinglantLa premiĂšre difficultĂ© rĂ©side dans le dĂ©menti cinglant que lâhistoire du XXe siĂšcle a opposĂ© Ă cette conception naĂŻve. Le siĂšcle des LumiĂšres, ensuite celui de la rĂ©volution industrielle, crurent que tous les progrĂšs marchaient dâun mĂȘme pas nos connaissances sâaccroissaient, nos Ă©ducations se perfectionnaient, nos mĆurs se poliçaient Ă mesure que nos conforts augmentaient. LâEurope, Ă la pointe de ce progrĂšs universel, sombra pourtant dans la boucherie de la Grande Guerre. Et lâAllemagne, nation la plus cultivĂ©e, la plus mĂ©lomane, la plus philosophique du vieux continent, vit germer en son sein lâinhumanitĂ© absolue de la barbarie nazie. La culture nâĂ©tait donc pas un rempart contre lâinhumain. Sa mission civilisatrice nâest-elle quâun leurre ?Un sens anthropologiqueSans doute est-ce vers un rĂ©examen de lâidĂ©e de culture quâil faut se tourner. Car cette notion possĂšde un autre sens, en usage chez les anthropologues, oĂč culture » dĂ©signe tous les Ă©lĂ©ments symboliques ou matĂ©riels quâune sociĂ©tĂ© transmet pour se reproduire â ce qui englobe aussi bien sa langue que ses coutumes, et ses habitudes alimentaires autant que ses techniques. Par la culture, entendue en ce sens plus vaste, lâhumain construit un monde distinct de la nature, diffĂ©rent des conduites fixes des animaux, dictĂ©es par lâinstinct. Signe distinctif de lâespĂšce humaine, la culture » se dĂ©ploie en une multitude de cultures » dissemblables mais toutes Ă©gales. Elle nous rend humains mais, cette fois, sâinterroger sur le plus » ou le moins » perd toute signification les Inuits ne sont pas plus humains, ni moins, que les Nambikwara ou les culture numĂ©rique rendra-t-elle les gĂ©nĂ©rations futures plus humaines ?Câest finalement ce que veut dire humain » qui doit ĂȘtre approfondi. Sâil sâagit du statut de notre espĂšce, celui-ci renferme la nĂ©cessitĂ© de la culture-civilisation prohibition de lâinceste, langage symbolique, travail transformant la nature. Sur ce registre, si nous sommes effectivement bien plus puissants que les hommes de lâAntiquitĂ©, nous ne sommes pas plus humains. En revanche, si on parle de lâhumanitĂ© comme qualitĂ© morale, faite de solidaritĂ©, de bienveillance et dâempathie, alors il est possible dâenvisager que lâordre socio-culturel ait pour devoir de la protĂ©ger, voire de lâaccroĂźtre. Reste Ă savoir de quel nous » on parle les ĂȘtres parlants de toutes les Ă©poques ? Les Français de 2018 ? Les gĂ©nĂ©rations futures ? La culture numĂ©rique les rendra-t-elle plus humaines ?
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On a vu ensuite le nouvel Ă©difice que cette doctrine avait Ă©tabli sur les ruines du passĂ© , cet Ă©difice si solide en apparence et si fortement Ă©tayĂ©, chanceler Ă son tour sous les coups dâun principe rĂ©gĂ©nĂ©rateur, VI PREFACE, sâĂ©crouler en partie, et donner encore une fois au monde un Ă©clatant exemple de lâirrĂ©sistible pouvoir des idĂ©es. Aujourdâhui , comme alors, de nouveaux principes, de nouvelles idĂ©es surgissent du milieu de la sociĂ©tĂ© ; la philosophie entre en lice, non pas contre lâĂ©tablissement religieux , mais contre lâensemble des institutions politiques $ dĂ©jĂ , dans cette lutte acharnĂ©e, elle a remporte de grandes, quelquefois de sanglantes victoires ; cependant, son oeuvre nâest point accomplie \ peu satisfaite de ses premiers triomphes , elle concentre ses forces, elle apprĂȘte sans cesse de nouvelles armes et se prĂ©pare Ă de nouvelles attaques. PlacĂ©s au centre de lâEurope , nous ne voyons autour de nous quâagitation et mouvement. Au nord, au midi, au levant, au couchant, les mĂȘmes questions sont soulevĂ©es et violemment dĂ©- PREFACE. VII battues les mĂȘmes idĂ©es remuent la sociĂ©tĂ©, les mĂȘmes intĂ©rĂȘts se coalisent pour les repousser. Quây a-t-il de vrai, quây a-t-il de rĂ©ellement humain dans cette doctrine qui marche, la tĂȘte haute, Ă travers les dĂ©bris des siĂšcles, et qui menace toutes les crĂ©ations du passĂ©? Quels sont les intĂ©rĂȘts puissans qui tantĂŽt lâarrĂȘtent dans sa marche , tantĂŽt la poursuivent avec acharnement, ou sâefforcent de lâĂ©craser sous le poids de la force matĂ©rielle dont ils disposent ? Est- ce la cause de la civilisation qui se dĂ©bat sous nos yeux? Sâagit-il, dans cette lutte solennelle, du bonheur et du perfectionnement de lâhomme social, ou seulement de quelques ambitions individuelles non satisfaites ? Telles sont les graves questions qui se prĂ©sentent Ă lâesprit lorsquâon envisage dâun Ćil calme et impartial ce qui sâest VIII PREFACE. passĂ© depuis un demi-siĂšcle. Il ne manque pas de gens qui sâimaginent en avoir trouvĂ© la solution ; rien nâest plus rare que le doute en pareille matiĂšre ; ceux qui ont le moins appris et le moins rĂ©flĂ©chi sont presque toujours aussi les moins disposĂ©s Ă reconnaĂźtre leur ignorance en politique. Dans cette science , chacun se croit maĂźtre; nul ne se regarde comme Ă©colier , pas mĂȘme la jeunesse encore imberbe et sans expĂ©rience; tous sâen vont prĂȘchant, dĂ©clamant, faisant des thĂ©ories, sans autre mission que celle quâils se sont eux-mĂȘmes donnĂ©e. Au fond de toutes ces prĂ©dications journaliĂšres, de toutes ces thĂ©ories plus ou moins hasardĂ©es, il y a sans doute des idĂ©es vraies, une doctrine en harmonie avec des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et avec la nature de lâhomme. Les masses devinent par instinct cette harmonie ; PRĂFACE. XX mues par un sentiment vague de ce tjui leur mantpie, elles se rallient sous le drapeau de chaque nouvelle doctrine , et rĂ©pĂštent avec enthousiasme les formules qui en sont lâexpression, et qui doivent y tenir lieu de principes. Les hommes Ă©clairĂ©s, eux aussi, adoptent souvent sans rĂ©flexion ces formules toutes faites qui servent de mot dâordre aux partis ; leur paresse sâaccommode fort dâune science ainsi rĂ©sumĂ©e en quelques mots, et, une fois quâils se sont publiquement enrĂŽlĂ©s sous une banniĂšre et quâils ont prononcĂ© la formule magique dâun parti, câen est fait de leur sang- froid , de leur impartialitĂ©, je dirai presque de leur raison et de leur bonne foi ; ils appesantissent sur dâautres le joug quâon leur a imposĂ© Ă eux-mĂȘmes; ils jugent toutes les opinions dâaprĂšs les vues Ă©troites et les demi-connaissances I. a* X PRĂFACE. au-dessus desquelles ils nâont pas eu le courage de sâĂ©lever. De lĂ cette intolĂ©rance, trop commune de nos jours, qui mesure les convictions et les actes sur un Ă©talon invariable, et qui oblige les hommes politiques Ă opter entre une impopularitĂ© odieuse et une servile condescendance pour les formules en vogue. Sous ce rĂ©gime dâintolĂ©rance, sous cet empire des formules, que peut-on attendre du mouvement gĂ©nĂ©ral des esprits ? On sâagite sans savoir pour quelle fin 5 on poursuit de vains fantĂŽmes 5 on marche vers un but imaginaire. Quelquefois , ce qui est bien pis, on sacrifie le bien-ĂȘtre certain pour atteindre une chimĂšre dont la rĂ©alisation se trouve impossible. Et tout cela ne serait rien encore, si le sceptre de la formule se trouvait toujours en des mains pures, si lâinstinct des masses, si le besoin de PREFACE. XI progrĂšs qui fait sortir les peuples de lâorniĂšre tracĂ©e, nâĂ©taient jamais exploitĂ©s au profit dâintĂ©rĂȘts mesquins et de passions antisociales ! Le mal que je viens de signaler a deux causes principales. Dâabord, les aberrations de la science elle-mĂȘme ; ensuite le rĂŽle dĂ©placĂ© quâon assigne Ă cette science, lâapplication erronĂ©e que lâon fait de ses enseignemens. La politique a existĂ© comme art avant dâĂȘtre cultivĂ©e comme thĂ©orie ; lâart a fourni les principes fondamentaux sur lesquels, plus tard, on a construit lâĂ©difice scientifique. Ces principes avaient Ă©tĂ© introduits primitivement dans la pratique, en vue dâun certain rĂ©sultat auquel ils devaient concourir; câĂ©taient des moyens, rien de plus. On sâen Ă©tait servi, soit pour vaincre certaines rĂ©sistances, soit pour Ă©tayer certaines in- XII PRĂFĂCB. institutions que la force matĂ©rielle avait créées et quelle ne suffisait pas Ă maintenir , soit, en gĂ©nĂ©ral, afin de lĂ©gitimer aux yeux de la raison humaine ce qui avait besoin de son appui pour subsister et se dĂ©velopper. Les gouvernemens nouveaux et les gouvernemens oppressifs sentirent Ă©galement la nĂ©cessitĂ© de fonder leur autoritĂ© sur quelque idĂ©e puissante qui rĂ©conciliĂąt lâhomme moral avec le joug imposĂ© Ă lâhomme physique. Dâun autre cotĂ© , ceux qui aspiraient Ă renverser par la force un gouvernement dĂšs long-temps lĂ©gitimĂ© dans lâesprit des peuples, comprirent quâil leur fallait aussi des titres rationnels , quâils devaient opposer Ă une doctrine ancienne une doctrine nouvelle, Ă une loi positive une loi mĂ©taphysique. Des raisonneurs dont lâesprit Ă©tait rarement exempt de partialitĂ© composĂšrent de ces PREFACE. Xllf matĂ©riaux Ă©pars divers systĂšmes, quelquefois admirables par lâenchaĂźnement des consĂ©quences aux principes, souvent dâune application dangereuse , et pĂ©chant toujours par lâidĂ©e mĂšre qui leur servait de base. Ainsi naquit la science politique, enfant, non de lâamour, mais de lâambition. Ainsi furent jetĂ©es au . milieu de la lutte permanente des intĂ©- ^ rets, ces doctrines qui, au lieu dây mettre fin en rĂ©unissant les partis sous la banniĂšre dâune pensĂ©e commune, lâenvenimĂšrent , la prolongĂšrent, la rendirent plus gĂ©nĂ©rale, et, ajoutant de nouveaux brandons de discorde Ă ceux qui existaient dĂ©jĂ , occasionnĂšrent plus de troubles et de rĂ©volutions que les intĂ©rĂȘts eux-mĂȘmes ; doctrines que jâappellerai originelles 3 parce ^quâelles prĂ©tendent lĂ©gitimer le gouvernement a priori en fondant la souverainetĂ© sur un^droit an- XIV PRĂFACE. tĂ©rieur Ă lâexercice du pouvoir social. Plus tard , lorsque la science politique fut cultivĂ©e par des hommes indĂ©pendans et quâelle profita des lumiĂšres acquises dans les autres branches des connaissances humaines, on vit surgir une autre espĂšce de doctrines , que je nommerai critĂ©rielles ,parce qu elles ne visent point Ă donner aux gouvernemens une base mĂ©taphysique, mais Ă fournir un critĂšre dâaprĂšs lequel on puisse les juger. Ce critĂšre, elles le trouvent dans la comparaison des gouvernemens comme moyens avec le but que chacune dâelles assigne Ă lâassociation politique. Parmi les doctrines originelles, on en distingue trois principales qui ont exercĂ© sur les faits une immense influence, savoir la doctrine du droit divin, celle de la lĂ©gitimitĂ©, et celle de la souverainetĂ© du peuple. PRĂFACE. XV La premiĂšre fonde le droit de souverainetĂ© sur une rĂ©vĂ©lation divine, et fait de lâobĂ©issance au souverain un devoir religieux. Le principe thĂ©ocratique, lâune des formes de cette doctrine , a joui dâune grande faveur pendant la pĂ©riode reculĂ©e qui a vu se former les premiĂšres associations politiques; il nâest pas un peuple ancien dont les traditions nâattribuent Ă quelque dieu la premiĂšre organisation du pouvoir social. En Ăgypte et dans tout lâOrient, les lois politiques et civiles Ă©taient confondues avec les croyances religieuses dans un seul et mĂȘme code; les dynasties du Mexique et du PĂ©rou sâattribuaient aussi une origine cĂ©leste ; les peuples orientaux sont encore aujourdâhui imbus de ce principe; il est chez eux si profondĂ©ment enracinĂ©, si gĂ©nĂ©ral, si exclusif, quâon a vu deux conquĂ©rans, xvr PREFACE. Ă plus de vingt siĂšcles de distance, Ă©prouver le besoin , pour conserver sur ces peuples une domination Ă©tablie par la force , de la revĂȘtir dâun caractĂšre divin. Alexandre de MacĂ©doine se lit proclamer fils de Jupiter Ammon par les prĂȘtres de ce dieu; et, s'il faut en croire les auteurs de certains mĂ©moires, il nâa pas tenu au conquĂ©rant moderne de lâĂgypte quâune semblable comĂ©die ne se renouvelĂąt de nos jours. Il est permis de rire, sans doute, en voyant cette vellĂ©itĂ© thĂ©ocratique naĂźtre chez le disciple dâAristote et chez lâhomme du xix e siĂšcle; mais gardons-nous de juger lâidĂ©e en elle-mĂȘme dâaprĂšs les vues Ă©troites de la masse des historiens, et de mesurer au sens commun de notre Ă©poque une doctrine faite pour dâautres temps et pour un autre ordre de choses. Quand une idĂ©e est devenue PUEPACE. XVII populaire quand elle a dominĂ© toute une pĂ©riode et quelle a laissĂ© de profondes traces dans les institutions humaines , câest quâelle avait un caractĂšre bienfaisant, providentiel ; câest qu elle amenait un rĂ©sultat Ă©minemment salutaire auquel , sans son influence , lâhomme ne serait point arrivĂ© , ou serait arrivĂ© beaucoup plus tard. LâAsie, lâAfrique, lâAmĂ©rique nous montrent encore aujourdâhui des peuplades vivant dans lâĂ©tat primitif, câest- Ă -dire sans autre lien social permanent que celui de famille. Ce fait doit paraĂźtre inexplicable Ă ceux qui pensent que lâassociation politique est lâĂ©tat naturel de notre espĂšce. VoilĂ des hommes qui vĂ©gĂštent depuis nombre de siĂšcles sans avoir fait un seul pas vers la civilisation , sans avoir dĂ©vinĂ© lâĂ©change, la division du travail , ni les besoins I. 6* xvux PREFACE. factices de lâhomme policĂ© , sans sâĂȘtre Ă©levĂ©s par leur intelligence Ă la hauteur de ce premier progrĂšs duquel tous les autres dĂ©pendent! Câest que ce premier pas est le plus difficile ; il lâest Ă tel point quâil faut presque avoir recours Ă un miracle pour expliquer comment certains peuples lâont franchi. En effet, lâĂ©change, les besoins de la civilisation , la division du travail sont des causes concomitantes, insĂ©parables; on ne peut concevoir la prĂ©sence de lâune dâelles, sans les deux autres; lâĂ©change suppose des besoins; il suppose aussi la possession prĂ©alable des produits dâun travail spĂ©cialisĂ© ; les besoins supposent la crĂ©ation prĂ©alable des produits propres Ă les satisfaire, par consĂ©quent la spĂ©cialisation du travail est lâĂ©change ; enfin , la division du travail est impossible sans le mobile des besoins factices PREFACE. XIX et sans lâĂ©change. On est donc forcĂ© dâadmettre que les trois Ă©lĂ©mens de la civilisation se sont introduits Ă la fois chez les peuples primitifs ; et comment ? Câest lĂ le problĂšme. Ces peuples, au moins ceux que nous connaissons, loin de dĂ©sirer un tel progrĂšs, le repoussent obstinĂ©ment; loin de le considĂ©rer comme un perfectionement, lâenvisagent comme une dĂ©pravation. A quoi donc a-t-il tenu que le genre humain ne restĂąt Ă©ternellement plongĂ© dans cette pĂ©nible et honteuse enfance? Nâest-on pas rĂ©duit Ă supposer que lâassociation politique a Ă©tĂ© conçue par quelque puissant gĂ©nie, quâelle est sortie tout armĂ©e de quelque cerveau admirablement organisĂ©? Dans tous les cas, ceux qui se chargĂšrent de soumettre Ă un gouvernement rĂ©gulier des peuples vivant encore dans XX PREFACE. lâĂ©tat primitif dĂ»rent rencontrer de si puissans obstacles, heurter des rĂ©pugnances si universelles, que le succĂšs de leur entreprise par les moyens purement humains semble Ă peine possible. InspirĂ©s ou non , ils dĂ»rent allĂ©guer une mission divine , appuyer leur autoritĂ© de prodiges et dâoracles, mettre en jeu les terreurs et les superstitions qui trouvent si facilement accĂšs auprĂšs de lâhomme primitif. De lĂ ces fables ingĂ©nieuses, ces allĂ©gories cosmogoniques, ces apothĂ©oses consacrĂ©es par la poĂ©sie, et toutes ces fraudes pieuses enfin qui forment le sujet de tant de traditions grecques ou asiatiques et qui enve - loppent dâun nuage mystĂ©rieux lâhistoire du premier Ă©tablissement de tant de nations. Il fallait, Ă ceux qui organisaient ces premiĂšres associations politiques, un caracĂšre sacrĂ©, une autoritĂ© surhu- PXUiFA CB. XXI maine pour dompter les passions brutales , Tindolence native, lâignorance obstinĂ©e et la sauvage indĂ©pendance de 1 homme primitif,- ce nâĂ©tait quâen fondant leur droit de souverainetĂ© sur une rĂ©vĂ©lation divine, quâils obtenaient le pouvoir dont ils avaient besoin pour venir Ă bout de leurs entreprises. La thĂ©ocratie fut donc toute bienfaisante dans sa primitive application. Elle servit de ciment Ă lâassociation politique, et de mobile aux dĂ©veloppemens de lâhomme social, dans un temps oĂč il nâexistait aucun autre mobile. Qui sait de combien de siĂšcles elle accĂ©lĂ©ra la marche de la civilisation ? Mais les erreurs les plus salutaires ne le sont jamais que relativement; leur utilitĂ© dĂ©pend de certaines circonstances de temps et de lieu en dehors desquelles lâapplication en devient inutile et souvent dangereuse. XXII PRĂFACE. Alors, si elles ont servi de fondement Ă des institutions fortes et durables, si elles se sont amalgamĂ©es avec toute la vie sociale dâun peuple, si elles ont créé de puissans intĂ©rĂȘts, on les voit, pendant des siĂšcles , survivre aux circonstances qui les avaient fait naĂźtre, et paralyser lâaction des principes nouveaux qui devaient se dĂ©velopper Ă leur tour pour imprimer Ă la sociĂ©tĂ© un mouvement progressif. Les croyances religieuses, qui servent de base Ă la thĂ©ocratie, ne sont restĂ©es, chez aucun peuple que je sache, Ă lâĂ©tat de simples croyances , nâexerçant leur empire que sur les sentimens individuels ; partout elles ont assumĂ© une forme extĂ©rieure, elles se sont incarnĂ©es dans ses institutions positives, elles ont créé des intĂ©rĂȘts matĂ©riels toute religion veut un culte ; tout culte veut des PRĂFACE. XXIII prĂȘtres ; tout prĂȘtre est un homme ; ce peu de mots contient le rĂ©sumĂ© de bien des pages de lâhistoire. LĂ oĂč les prĂȘtres ont formĂ© une caste privilĂ©giĂ©e, ou tout au moins un corps nombreux et homogĂšne , lĂ ils ont. exploitĂ© la thĂ©ocratie Ă leur profit ; sâils nâont pas toujours rĂ©- servĂ© pour eux-mĂȘmes le pouvoir suprĂȘme, ils lâont mis sous leur dĂ©pendance et ont contractĂ© avec lui une alliance intime ; la souverainetĂ©, si elle nâĂ©tait pas entre leurs mains , avait un tel besoin de leur appui, quâun pacte basĂ© sur des concessions mutuelles Ă©tait inĂ©vitable. Les prĂȘtres ont Ă©tendu, rĂ©gularisĂ© , systĂ©matisĂ© la doctrine du droit divin ; les souverains, en Ă©change de cet important service, ont subi lâinfluence des prĂȘtres, leur ont cĂ©dĂ© une part dans le gouvernement et ont laissĂ© subsister la confusion des lois divines avec les lois XXIV l'REFĂCE. humaines. Cette alliance entre le trĂŽne et lâautel est un fait immense ; toute lâhistoire de lâOrient est lĂ ; et lâOccident est encore Ă©branlĂ© des secousses que lui a imprimĂ©es la lutte rĂ©cente de la philosophie contre cette alliance monstrueuse. Chez les peuples asiatiques, les prĂȘtres , formant une caste privilĂ©giĂ©e , se trouvaient dans les circonstances les plus favorables pour sâemparer du pouvoir social ou pour imposer Ă ceux qui en seraient revĂȘtus les conditions dâun pacte indissoluble. Câest grĂące Ă un tel pacte quâon a vu, sous le plus beau climat de la terre, se perpĂ©tuer de siĂšcle en siĂšcle et subsister jusquâĂ nos jours une forme de gouvernement dont rien de ce que nous connaissons en Europe ne peut nous donner lâidĂ©e. LĂ , ce ne sont pas seulement les actes extĂ©rieurs, P K fcÂŁ l ; A ' F.. XXV les paroles, les manifestations sensibles de lâindividualitĂ© humaine que dirige et rĂ©prime Ă son grĂ© le monarque revĂȘtu dâun caractĂšre divin ; la pensĂ©e elle-mĂȘme est Ă©touffĂ©e sous lâĂ©treinte continuelle de cette main de fer, qui pĂšse Ă la fois sur toutes les tĂȘtes et tient en suspens tontes les existences. La vie morale des peuples nâa dâissue que par le fanatisme religieux ; fanatisme sombre et violent , fanatisme de dĂ©sespĂ©rĂ©s qui donnent le monde et toutes ses joies pour quelques instans de rĂȘverie extatique. Leur vie matĂ©rielle nâest quâune succession monotone de travaux mĂ©caniques dans lesquels la rĂ©flexion nâentre pour rien , et de plaisirs brutaux , empoisonnĂ©s par une menace perpĂ©tuelle de mutilation et de mort. La doctrine du droit divin a pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans lâEurope moderne, grĂące Ă XXVI PRĂFACE. ce mĂȘme fait de lâalliance entre le trĂŽne et lâautel, mais elle nây a pas revĂȘtu la mĂȘme forme quâen Orient. Les tĂ©nĂšbres du moyen Ăąge nâĂ©taient point assez Ă©paisses pour que les dynasties souveraines , dont elles voilaient lâorigine, pussent recourir Ă ces fraudes pieuses dont lâantiquitĂ© avait fait un si frĂ©quent usage. Il nây eut plus de monarques dieux ou demi-dieux, plus de lĂ©gislateurs inspirĂ©s, plus de princes envoyĂ©s du ciel avec une mission spĂ©ciale 5 on dut se borner Ă reprĂ©senter en gĂ©nĂ©ral les souverains comme des agens dĂ©signĂ©s par la Providence pour gouverner la terre , et Ă faire de la soumission des peuples envers leurs princes un devoir religieux. Quelques textes des Ă©crivains sacrĂ©s vinrent merveilleusement en aide aux zĂ©lateurs de cette thĂ©ocratie mitigĂ©e. Que toute personne, dit lâapĂŽtre S. Paul PRĂFACE. XXVII dans son ĂpĂźtre aux Romains , soit soumise aux puissances supĂ©rieures y car il ny a point de puissance qui ne vienne de Dieu 3 et celles qui subsistent ont Ă©tĂ© Ă©tablies de Dieu. C J est pourquoi celui qui s'oppose aux puissances sâoppose Ă un ordre que Dieu a Ă©tabli y et ceux qui sây opposent attireront sur eux la condamnation, etc. Pour ceux qui pensent que les Ă©critures doivent ĂȘtre interprĂ©tĂ©es Ă lâaide des spĂ©cialitĂ©s de temps et de lieu au milieu desquelles leurs auteurs ont vĂ©cu, et des lumiĂšres que chaque siĂšcle fait acquĂ©rir ; pour ceux qui ne regardent point les croyances religieuses comme immuables au moins dans leur application aux faits sociaux ; pour ceux qui croient que lâhomme social est Ă©minemment perfectible, et que son perfection- XXVIII PREFACE. nement progressif entre dans les vues de la Providence; pour ceux-lĂ , certes, la conclusion que lâon prĂ©tend tirer de pareils textes est toute rĂ©futĂ©e. Il suffit de la connaissance la plus superficielle de lâhistoire pour se convaincre de lâinfluence immense quâexercent les institutions politiques sur le dĂ©veloppement moral des peuples. Dire que le chrĂ©tien doit rester indiffĂ©rent Ă la forme du gouvernement sous lequel il vit, câest vouloir quâil envisage la sociĂ©tĂ© comme une agglomĂ©ration accidentelle dâindividus, sans but et sans caractĂšre moral; câest vouloir quâil approuve au besoin lâabus de la force et quâil y coopĂšre ; câest vouloir quâil renonce au moyen le plus efficace dont il puisse faire usage pour agir sur les hommes en masse, pour contribuer au dĂ©veloppe- PREFACE. XXIX ment de leurs facultĂ©s , y compris le sentiment religieux, et pour avancer ainsi lâoeuvre de leur salut. Aussi les despotes qui abusent de cette doctrine commode ont-ils bien soin de nier la perfectibilitĂ© de lâhomme social; ils traitent de chimĂšres, de spĂ©culations creuses, ces espĂ©rances de bonheur que nous nous plaisons Ă fonder sur de nouvelles combinaisons des Ă©lĂ©mens sociaux, et ces promesses brillantes dâune civilisation Ă venir que justifie si bien la comparaison du passĂ© avec le prĂ©sent. Dâailleurs, ils vous diront que lâhomme ne dĂ©sire point ce quâil ne connaĂźt pas, et que son bonheur est dâautant plus assurĂ© quâil a une sphĂšre de connaissances et dâactivitĂ© plus bornĂ©e Mangez, buvez, faites votre salut si vous pouvez, le reste n est pas votre affaire! systĂšme rnons- I. b** XXX. PREFACE. trueux, qui tend Ă dĂ©truire tous ces» sentimens expansifs et gĂ©nĂ©reux , tous ces germes de grandeur et de prospĂ©ritĂ©, tous ces nobles instincts dâhumanitĂ© et de justice, que les peuples ont reçus de Dieu pour une meilleure fin, sans doute, que celle de se voir parquĂ©s comme de vils troupeaux et condamnĂ©s Ă servir dâinstrumens aux passions de quelques maĂźtres capricieux et cruels ! Au reste, cette doctrine du droit divin , jadis triomphante , cette doctrine enseignĂ©e si long-temps dans les Ă©coles, jouit de peu de faveur aujourdâhui, et va perdant chaque jour du terrein, Ă mesure que les peuples sâĂ©clairent et que leurs relations mutuelles deviennent plus frĂ©quentes et plus intimes. La doctrine de la lĂ©gitimitĂ© paraĂźt avoir Ă©tĂ© inconnue aux anciens peuples de lâOccident. Câest dans le rĂ©gime lĂ©o,- PREFACE, xxxt dal quâil en faut chercher lâorigine, Ă I cette Ă©poque oĂč chaque souverain Ă©tait considĂ©rĂ© comme le propriĂ©taire, comme le seigneur direct de tout le territoire de ses Ătats. Ceci nâĂ©tait point une fiction, [âąmais un fait, et un fait gĂ©nĂ©ral. Les te- âą tmres fĂ©odales Ă©taient, Ă peu dâexceptions prĂšs, la seule espĂšce de droits que des particuliers pussent acquĂ©rir sur un fonds de terre, et ces tenures ne constituaient entre leurs mains quâun domaine utile, sujet Ă dĂ©chĂ©ance et Ă rĂ©version au profit du seigneur direct. Il Ă©tait naturel que les droits du sou- Iverain, comme souverain, se confon- i dissent avec ses droits comme propriĂ©taire, et quâon leur appliquĂąt toutes les rĂšgles, toutes les dispositions gĂ©nĂ©rales que le droit positif avait Ă©tablies Ă lâĂ©gard de la propriĂ©tĂ© privĂ©e. Disons mieux , la souverainetĂ© , chez les sei- xxxii PRĂFACE. gneurs fĂ©odaux , nâĂ©tait guĂšre quâun rĂ©sultat de la propriĂ©tĂ© \ les prestations, les hommages, les services,quâils avaient droit dâexiger de leurs vassaux, nâĂ©taient que le corrĂ©latif, le prix de la concession quâils leur avaient faite du domaine utile. Cette souverainetĂ© Ă©tait donc un vĂ©ritable droit, en tout semblable Ă celui de propriĂ©tĂ©, transmissible comme ce dernier par succession, par vente, par donation, lĂ©gitime en un mot comme le droit de propriĂ©tĂ© dâaprĂšs la loi positive et dâaprĂšs le droit naturel. La confusion du souverain avec le seigneur, de lâĂtat avec le domaine, une fois Ă©tablie dans les esprits, et introduite dans la politique journaliĂšre, survĂ©cut Ă toutes les altĂ©rations successives du rĂ©gime fĂ©odal. Les questions de droit public tant externe quâinterne furent traitĂ©es comme les questions de PRĂFACE. XXXiU droit privĂ©. On vendait, on Ă©changeait, on constituait en dot, on lĂ©guait par testament des villes et des provinces, Comme des joyaux ou des hardes, et si un trĂŽne devenait vacant, on ne voyait lĂ quâun procĂšs Ă juger par les actes privĂ©s et par le droit commun. Et maintenant que le rĂ©gime fĂ©odal est dĂ©truit, maintenant que les droits de propriĂ©tĂ© et de souverainetĂ© sont entiĂšrement distincts dans la thĂ©orie et dans la pratique , maintenant encore, lâidĂ©e de lĂ©gitimitĂ© reste accolĂ©e au fait de la souverainetĂ©, dans lâesprit non- seulement de ceux qui sont intĂ©ressĂ©s Ă une telle confusion , mais de beaucoup dâautres. Avoir montrĂ© la source historique de celte idĂ©e, câest en avoir rĂ©duit la valeur logique Ă nĂ©ant. Le principe de la lĂ©gitimitĂ© est une Ă©pouvantable ana-= i. xxxir PRĂFACE. chronisme, un anachronisme de plusieurs siĂšcles, voilĂ tout. Ce qui rend la propriĂ©tĂ© lĂ©gitime en droit commun, câest-Ă -dire, indĂ©pendamment de la loi positive de tel ou tel pays, câest la liaison intime que lâesprit aperçoit entre la jouissance exclusive dâune chose et certains actes de lâhomme relativement Ă cette chose; câest que lâoccupation, la tradition , la culture, la longue possession prĂ©sente une base rationnelle Ă lâattribution exclusive du droit sur les choses. Mais cette liaison nâexiste point Ă lâĂ©gard de la souverainetĂ© , parce que lâanalogie entre ces deux droits manque tout-Ă -fait, parce quâil est impossible dâapercevoir lâombre dâune ressemblance entre la facultĂ© dâimposer des lois Ă une sociĂ©tĂ© dâĂȘtres intelligens et celle de recueillir les fruits dâun champ ou dâune vigne. PREFACE. xxxr Ce qui a fait, en grande partie, la fortune de ce principe, câest quâil a paru ĂȘtre un principe dâordre et de stabilitĂ©. Et puis, ses consĂ©quences pratiques prĂ©sentent souvent un caractĂšre de moralitĂ© Ă©levĂ©e qui sera toujours honorĂ© parmi les peuples. Lâerreur de ceux qui ne voient , dans un prince repoussĂ© par le vĆu national, quâune victime injustement dĂ©pouillĂ©e de droits acquis nâefface pas ce quâil y a de gĂ©nĂ©reux et de mĂ©ritoire dans leurs actes de dĂ©vouement; lâintĂ©rĂȘt que portent Ă un monarque dĂ©chu ceux dont il a Ă©tĂ© le bienfaiteur est un sentiment trop moral, trop semblable aux autres inspirations de la bienveillance, pour ne pas imposer quelquefois silence Ă des convictions raisonnĂ©es. Et ne sommes-nous pas toujours prĂȘts Ă dĂ©verser le blĂąme et le sarcasme sur ceux qui, dans un 1XXVI PREFACE. un cas pareil, font de la logique aux dĂ©pens de leurs sentimens ? Jâai dit que le principe de la lĂ©gitimitĂ© avait paru favorable Ă la stabilitĂ© des institutions. CâĂ©tait une illusion que les Ă©vĂ©nemens du demi-siĂšcle qui vient de sâĂ©couler ont dĂ©truite sans retour. Ce principe est rĂ©volutionnaire comme tous les principes absolus. En regard des doctrines que je viens dâexaminer, et en lutte constante avec elles, nous trouvons celle qui fait rĂ©sider le droit de souverainetĂ© dans le peuple. Cette doctrine a revĂȘtu successivement deux formes distinctes, parce que, Ă cĂŽtĂ© de son principe fondamental , elle avait besoin dâun principe secondaire qui en rĂ©glĂąt lâapplication. Les doctrines du droit divin et de la lĂ©gitimitĂ© se suffisent Ă elles-mĂȘmes, car elles attribuent la souverainetĂ© Ă PREFACE. XXX Vil des personnes dĂ©terminĂ©es qui peuvent lâexercer effectivement; tandis que la souverainetĂ© du peuple nâest quâune abstraction mĂ©taphysique, dont lâapplication immĂ©diate nâest pas possible. Gomment un peuple entier pourrait-il gouverner ? comment les forces sociales seraient-elles employĂ©es Ă la protection des droits si elles nâĂ©taient prĂ©alablement concentrĂ©es, si la sociĂ©tĂ© ne sâorganisait pas en corps moral distinct des individus ? Il faut donc un principe dâapplication pour opĂ©rer cette transition entre lâidĂ©e abstraite et les faits. Or, ce principe dâapplication a Ă©tĂ© tantĂŽt ĂŻhypothĂšse du contrat social, tantĂŽt , et surtout de nos jours, le principe anarchique. LâhypothĂšse du contrat social nâest pas trĂšs-ancienne. Les premiers qui lâont dĂ©veloppĂ©e dâune maniĂšre un peu com- XXXVIII PREFACE. plĂšte sont en Angleterre, Locke5 en France , Jean-Jacques Rousseau. Elle est presque abandonnĂ©e dans ces deux pays, mais elle jouit dâune immense faveur en Allemagne, surtout depuis que le cĂ©lĂšbre Kant en a fait la base de son droit politique. Yoici Ă quoi elle se rĂ©duit La souverainetĂ© Ă©mane du peuple -, mais le peuple lâa aliĂ©nĂ©e ou est censĂ© lâavoir aliĂ©nĂ©e en vertu dâun contrat qui est la source des devoirs et des obligations rĂ©ciproques des gouvernails et des gouvernĂ©s. Dâabord, il faut reconnaĂźtre, et les partisans de cette doctrine en conviennent, quâen fait il nâa jamais existĂ© de semblable contrat. Lâhistoire nous montre partout la conquĂȘte et le droit du plus fort prĂ©sidant Ă lâĂ©tablissement des souverainetĂ©s. Dâailleurs, un tel contrat PREFACE. XXXIX serait matĂ©riellement impossible, puisquâil supposerait une rĂ©union complĂšte de tous les membres de lâassociation et un accord unanime entre eux sur une foule de questions. Le contrat social nâest donc jamais quâun contrat tacite. Or , quâest-ce quâun contrat tacite ? câest celui dans lequel le consentement des parties est seulement prĂ©sumĂ© dâaprĂšs certains faits qui ne peuvent sâexpliquer que par ce consentement. Pierre habite une maison appartenant Ă Paul sans quâil y ait eu entre eux aucune convention expresse Ă ce sujet; Pierre paie Ă Paul, tous les six mois, une certaine somme, et Paul le laisse et le maintient en paisible jouissance de sa maison. Nous disons quâil existe entre eux un contrat tacite de location, et nous le disons Ă cause de ces actes respectifs, XL PREFACE. le paiement des loyers dâune part et la maintenue de lâautre, qui ne peuvent sâexpliquer que par le consentement des deux parties aux contrat dont il sâagit. Sans ces faits , le contrat tacite serait une hypothĂšse entiĂšrement gratuite. Ce qui fait lâessence dâun contrat, câest le consentement des parties5 ce consentement, sâil nâest pas ou ne peut pas ĂȘtre exprĂšs, doit rĂ©sulter tout au moins de faits positifs qui lâimpliquent nĂ©cessairement. Quels sont donc les faits par lesquels se manifeste le consentement des parties dans le contrat social ? La soumision des citoyens au gouvernement , nous dit-on, et lâexercice patent et sans opposition du pouvoir social. On pourrait objecter que, le gouvernement Ă©tant le plus fort, lâobĂ©issance des sujets nâest que le rĂ©sultat de la cou- PREFACE. XL* trainte , et non dâun libre consentement de leur part ; mais prenons la rĂ©ponse pour bonne, les partisans du contrat social nâen seront pas plus avancĂ©s. En effet, leur hypothĂšse esjt absolument inutile tant que la soumission est gĂ©nĂ©rale, tant que le gouvernement ne rencontre aucune opposition , elle ne peut servir, et nâa Ă©tĂ© inventĂ©e que pour le cas dâune lutte entre les parties contractantes ; on a voulu en dĂ©duire le droit du gouvernement Ă lâobĂ©issance des gouvernĂ©s, et le droit de ceux-ci Ă la bonne justice du gouvernement. Mais si lâobĂ©issance est refusĂ©e par un certain nombre de citoyens , par mille, par cent, par dix, par un seuldâentrâeux, oĂč est, relativement Ă ceux-ci, la preuve de leur consentement ? OĂč est le fait qui doit servir de base Ă la prĂ©somption ? Pierre nâhabite plus la maison de Paul, XL II PREFXCK. et il refuse de lui payer aucun loyer j dirons - nous encore quâil existe en- trâeux une location tacite ? Je refuse de payer les impĂŽts oĂč est la preuve que jâai promis de les payer ? oĂč est le contrat qui me lie? âVous les avez payĂ©s jusquâĂ prĂ©sent Ăź âDâaccord ; concluez- en, si vous voulez, que jâavais promis de les payer jusquâĂ prĂ©sent, mais rien de plus ; car, si mes paiemens prĂ©cĂ©dens sont la seule preuve de mon consentement pour le temps oĂč ils ont eu lieu, il en rĂ©sulte nĂ©cessairement que mon refus actuel prouve prĂ©cisĂ©ment le contraire pour lâavenir. Ainsi, le pacte social se trouve en dĂ©faut Ă lâinstant mĂȘme oĂč le besoin sâen fait sentir; il devient nul dĂšs quâil y a lieu de lâinvoquer; il est, par consĂ©quent, sans effet, soit contre lâarbitraire des gouvernans, soit contre la rĂ©sistance PRKFAGS. XfclII des gouvernĂ©s. Câest une hypothĂšse qui nâest vraie quâĂ condition dâĂȘtre inutile. Si, du moins, tout le monde Ă©tait dâaccord sur les clauses du contrat social, on pourrait en attendre quelque chose, parce quâune erreur sanctionnĂ©e par lâopinion gĂ©nĂ©rale puise dans cette sanction la mĂȘme force quâune vĂ©ritĂ©. Mais câest justement lĂ un des cotĂ©s faibles de la doctrine; autant dâindividus, autant de thĂ©ories diffĂ©rentes. Parmi tous les publicistes qui ont admis le contrat social, il nây en a pas deux qui en dĂ©duisent les mĂȘmes consĂ©quences ; chacun le fait Ă sa maniĂšre et y insĂšre les clauses quâil lui plaĂźt; les uns y trouvent le droit de reprĂ©sentation, la libertĂ© de la presse, la libertĂ© religieuse, lâĂ©galitĂ© des citoyens devant la loi; les autres nây voient rien de tout cela ; il nây a pas un contrat, il y en a mille. XL1V PREFACE. Le principe anarchique ne prĂ©sente pas ce dernier inconvĂ©nient, mais il nâen est pas moins absurde en thĂ©orie et dĂ©sastreux dans ses consĂ©quences. Il fait de la souverainetĂ© un droit inaliĂ©nable, permanent, dont le peuple est revĂȘtu et demeure revĂȘtu Ă tout jamais. Les hommes qui exercent le pouvoir ne sont, dâaprĂšs ce principe, que des mandataires du peuple, rĂ©vocables Ă son grĂ© et ne jouissant de leur autoritĂ© quâen vertu dâune concession prĂ©caire. Que le peuple soit souverain, en ce sens, quâil peut, quand il le veut, renverser un gouvernement qui lui dĂ©plaĂźt, câest ce que je ne prĂ©tends pas contester. Entre une multitude dâhommes armĂ©s et quelques fonctionnaires la lutte ne durera jamais long-temps, et lâissue nâen saurait ĂȘtre douteuse. Mais ce nâest pas lĂ un principe, câest lâĂ©nonciation dâun PREFACE. XLV simple fait, Une peut en rĂ©sulter aucun droit, si ce nâest celui que le loup de la fable fait valoir envers lâagneau. Sâil sâagit dâun vĂ©ritable droit, je demande Ă qui ce droit appartient? au peuple j dit-on; mais quâest-ce que le peuple ? Avant les lois, il nây a que des familles , non des peuples, car ce sont les lois qui crĂ©ent lâassociation politique, et qui rĂ©unissent en corps de nation distincts les individus Ă©pars sur le globe. Moi Normand, pourquoi suis-je de la mĂȘme nation que vous Picard et vous Provençal ? Nâest-ce pas la Charte qui nous associe les uns avec les autres? Faites abstraction des lois politiques auxquelles nous sommes soumis, nous conserverons encore, il est vrai, certains rapports , mais ces rapports existent Ă peu prĂšs au mĂȘme degrĂ© entre nous et les habitans des pays voisins. En un mot, XWI PRĂFACE. il nây a point de sociĂ©tĂ© sans constitution , sans gouvernement. A qui donc appartient ce prĂ©tendu droit de souverainetĂ© , indĂ©pendant des lois positives qui crĂ©ent les sociĂ©tĂ©s, et antĂ©rieur Ă lâexistence des gouvernemens ? Ce ne peut ĂȘtre quâun droit individuel, jamais un droit collectif ; dĂšs-lors, on ne voit pas comment il en pourrait rĂ©sulter, pour lâĂȘtre collectif, un droit de souverainetĂ© sur les individus ; comment le droit qui ne peut appartenir quâĂ des individus, se trouve tout-Ă -coup appartenir Ă une sociĂ©tĂ© dĂ©purĂ© abstraction, Ă une sociĂ©tĂ© qui nâa point encore dâexistence rĂ©elle. Supposons, maintenant, que le gouvernement sâorganise dans cette sociĂ©tĂ© improvisĂ©e, quelle choisisse ses mandataires et leur impose des conditions ; la constitution qui en rĂ©sulterait sera l'expression du vĆu dâune majoritĂ©, et prĂȘt ace. XLYII encore dâune majoritĂ© prise seulement parmi les hommes adultes que devient alors le droit de souverainetĂ© des mĂ©- contens? Ils Ă©taient souverains, eux aussi; les voilĂ dĂ©sormais contraints dâabdiquer ; la minoritĂ© a perdu ce droit innĂ©, ce droit inaliĂ©nable, indĂ©lĂ©bile, imprescriptible, qui lui appartenait aussi bien quâĂ la majoritĂ©. Et cette majoritĂ© elle-mĂȘme ne tardera pas Ă se diviser ; ce quâelle voulait hier, elle ne le voudra plus aujourdâhui ; la constitution que les pĂšres ont acceptĂ©e ne sera pas selon le vĆu de leurs enfans. La souverainetĂ© du peuple sera donc un perpĂ©tuel mensonge, mĂȘme sous le rĂ©gime de la dĂ©mocratie absolue. Je ne parle pas des difficultĂ©s insurmontables qui empĂȘcheront quâon puisse jamais obtenir lâexpression vraie du vĆu populaire. Parmi toutes les rĂ©volutions opĂ©rĂ©es et les xr/viu PREFACE. constitutions Ă©tablies au nom du peuple, combien y en a-t-il en faveur desquelles lâassentiment de la majoritĂ© du peuple ait pu ĂȘtre regardĂ©e comme un fait constant? Pas une , que je sache. Les mĂ©contens, les ambitieux les chefs de partis disent tous quâils sont le peuple, quâils parlent au nom du peuple. Les usurpateurs et les tyrans le disent aussi quelquefois, et avec tout autant de raison. VoilĂ pour le principe ; passons aux consĂ©quences Puisque chaque fraction du peuple peut se considĂ©rer comme formant elle- mĂȘme un peuple souverain, elle a le droit, en tout temps, de se sĂ©parer du reste et de se constituer Ă sa maniĂšre. Nous traitons de brigands ces hommes qui se rĂ©unissent par bandes pour vivre de rapine dans les forĂȘts et les monta- PREFACE. XLIX gnes de la Calabre erreur ! ce sont des fractions de peuple, des minoritĂ©s qui nâont pas voulu aliĂ©ner leur droit inaliĂ©nable. Toutes les fois quâune minoritĂ© se rĂ©volte, elle agit en pleine conformitĂ© avec le principe.* Ceux des partisans de cette doctrine qui aspirent Ă ĂȘtre consĂ©quens ne reculent point devant la sĂ©grĂ©gation des minoritĂ©s 5 ils reconnaissent Ă chaque fraction du peuple le droit de se constituer Ă part et de former un peuple distinct ; mais voyez oĂč cela nous mĂšne chaque fraction, aprĂšs sâĂȘtre constituĂ©e, se divisera inĂ©vitablement en majoritĂ© et en minoritĂ© ; et puis ces fractions de fractions , Ă peine sĂ©parĂ©es, se diviseront Ă leur tour, et ainsi de suite âą car, lâaccord unanime de tout un peuple, sur une forme de gouvernement, est chose impossible. On arrive donc par degrĂ©s Ă la dissolution r d PREFACE. L complĂšte du corps social; on passe de la nation Ă la famille, de lâĂ©tat de sociĂ©tĂ© Ă lâĂ©tat dâisolement, que dâautres appellent lâĂ©tat de nature. Je ne connais que lâĂ©tat de nature en effet, oĂč la souverainetĂ© du peuple ne soit pas une fiction ; lĂ , chaque pĂšre de famille est souverain, souverain de lui-mĂȘme, de sa hutte et de quelques ĂȘtres faibles qui ont besoin de sa protection et auxquels il la fait, comme nous savons, chĂšrement acheter. Telles sont les principales hypothĂšses auxquelles on a eu recours pour donner au droit de souverainetĂ© une base indĂ©pendante de la loi positive. Les doctrines critĂ©rielles, destinĂ©es seulement Ă fournir une mesure dâapprĂ©ciation, sont beaucoup plus nombreuses; car, quel publiciste de nos jours nâassigne pas un but quelconque Ă lâorganisation gouvernementale? On ne peut traiter PRĂFACE. LĂŻ aucune question de lĂ©gislation constitutionnelle sans commencer par lĂ . Cependant, parmi cette foule de doctrines plus ou moins ingĂ©nieuses, il nây en a guĂšre quâune seule qui ait obtenu de la cĂ©lĂ©britĂ©, et qui ait fait Ă©cole, câest celle de Bentham ; et encore a-t-elle Ă©tĂ© accueillie avec une dĂ©faveur gĂ©nĂ©rale sur le continent. Il y a, dans la doctrine des utilitaires, deux parties quâil ne faut pas confondre, une nĂ©gation et une affirmation. Ils nient dâabord toute loi morale, toute notion de droit indĂ©pendante de la loi positive, et comme cette nĂ©gation nâest pas susceptible dâĂȘtre justifiĂ©e par des preuves directes, ils ont eu recours pour lâĂ©tablir Ă une analyse minutieuse des sentimens et des motifs humains. Câest cette partie de leur systĂšme qui a rencontrĂ© le plus de rĂ©sistance, et on le I. ĂŠ LU PREFACE. conçoit aisĂ©ment. Vraie, ou fausse, elle heurtait les notions fondamentales sur lesquelles avait reposĂ© de tout temps la morale individuelle, et auxquelles se rattache , il faut bien le dire , toute la poĂ©sie des relations sociales , tout ce qui les colore et les ennoblit. Et puis, câest une grave question que celle de savoir si les sociĂ©tĂ©s humaines, telles que nous les voyons aujourdâhui, peuvent se passer de ces idĂ©es de justice , qui forment la conscience populaire , qui protĂšgent si souvent le faible contre le fort, et qui ont Ă©tĂ© jusquâĂ prĂ©sent lâunique sanction dâune foule de droits, en particulier des droits internationaux. Les benthamistes ont trop oubliĂ© que les idĂ©es universelles , erronĂ©es ou non , sont des mobiles, des ressorts qui jouent un rĂŽle principal dans le mĂ©canisme de la vie sociale, et quâil nâest pas facile PREFACE. LUI de leur en substituer dâautres sans dĂ©' traquer et dĂ©composer prĂ©alablement la machine tout entiĂšre. Le principe affirmatif de Bentham, envisagĂ© sĂ©parĂ©ment , aurait soulevĂ© beaucoup moins dâobjections , et cependant jâavoue quâaprĂšs mĂ»r examen il me paraĂźt vague et insuffisant. Le plus grand bien du plus grand nombre doit ĂȘtre le but du gouvernement les utilitaires Ă©clairĂ©s ont fait de ce principe dâadmirables applications, et ils ont assez montrĂ© le sens quâils y attachaient pour quâon ne puisse leur adresser aucun reproche. Ce quâils veulent, câest le bonheur de tous, câest-Ă -dire le plus grand bien de chacun en tant quâil est compatible avec celui des autres. Mais il ne suffit pas quâun principe critĂ©riel soit clair Ă quelques-uns, il faut quâil puisse lâĂȘtre Ă tous et quâil ne se prĂȘte Ă LIV PREFACE. aucune Ă©quivoque ; il faut quâil puisse prendre racine dans lâopinion publique, et y puiser la vie sans laquelle il ne serait jamais quâune lettre morte , quâun jeu de lâesprit. Une doctrine est stĂ©rile tant quelle reste dans les livres, et, pour quâelle en sorte, il faut de toute nĂ©cessitĂ© quâelle puisse ĂȘtre comprise sans eux. Or, ces mots, le bien-ĂȘtre, le bonheur, ont dĂ©jĂ lâimmense inconvĂ©nient de rĂ©veiller des idĂ©es trĂšs-diverses et de sâappliquer, surtout le premier, dans le langage vulgaire, Ă une seule catĂ©gorie de perceptions, aux sensations physiques. Ensuite, lĂ© plus grand bien du plus grand nombre est une idĂ©e complexe, dans laquelle se trouvent deux Ă©lĂ©mens distincts , un. Ă©lĂ©ment cumulatif et un Ă©lĂ©ment partitif. Le premier paraĂźt, au premier abord , tout-Ă -fait en harmonie avec le principe de lâutilitĂ© ; sâil nây a PRĂFACE. I,V de bien que ce qui est plaisir ou cause de plaisir, le seul but raisonnable de toute institution doit ĂȘtre de produire la plus grande somme cfe plaisir, câest-Ă -dire de bien-ĂȘtre, possible, dâĂ©lever au maximum le bonheur social to maximize happiness , selon lâexpression de Bentham . Cependant le critĂšre quâon obtiendrait ainsi serait absolument inapplicable. Comment peser le bonheur? comment vĂ©rifier si le gouvernement qui ferait, delĂ moitiĂ© dâun peuple, des esclaves ou des mendians, ne concentrerait pas, entre les mains de lâautre moitiĂ©, une somme de bonheur Ă©gale Ă celle qui serait rĂ©sultĂ©e de la libertĂ© et de lâaisance de tous? VoilĂ ce qui rend nĂ©cessaire lâintroduction de lâĂ©lĂ©ment partitif; mais alors que devient le principe de lâutilitĂ©? Cette idĂ©e de rĂ©partition nâen dĂ©coule en aucune façon , car elle impliquera LVI PREFACE. souvent la prĂ©fĂ©rence accordĂ©e Ă une somme infĂ©rieure de bien-ĂȘtre, sur une somme supĂ©rieure. Je nâinsiste pas davantage sur ce point ; peu de personnes ont rompu autant de lances que moi en faveur du principe critĂ©riel de Bentham entendu comme il doit lâĂȘtre ; il sâagit seulement ici de lâexpression quâon lui a donnĂ©e, et des causes qui lâont empĂȘchĂ© de gagner du terrain et de se populariser. La principale de ces causes, câest quâon lâa reprĂ©sentĂ© comme une consĂ©quence du principe de lâutilitĂ©, câest-Ă -dire de la doctrine nĂ©gative de Bentham, tandis quâen rĂ©alitĂ© lâĂ©lĂ©ment partitif quâon y a introduit ne peut ĂȘtre fondĂ© que sur une idĂ©e innĂ©e de justice, sur le sens moral, sur la conscience; on a ainsi attirĂ© , fort injustement, sur le principe affirmatif, toute la dĂ©fa- PREFACE. EVII veur qui sâĂ©tait attachĂ©e au principe nĂ©gatif. Jâai exposĂ© quelques-unes des aberrations de la science politique. Est-il nĂ©cessaire de montrer comment elles ont contribuĂ© au discrĂ©dit de cette science? La lutte entre les intĂ©rĂȘts nâaurait jamais produit autant de secousses si lâon nâavait pas rattachĂ© les intĂ©rĂȘts Ă des systĂšmes. Ce sont ces principes absolus, ces thĂ©ories inflexibles sur le droit de souverainetĂ©, ces nĂ©gations audacieuses dâidĂ©es populaires et fondamentales ^ qui ont amenĂ© Ă leur suite lâintolĂ©rance et lâabsolutisme , et qui ont dĂ©tournĂ© de lâĂ©tude de la lĂ©gislation constitutionnelle les hommes les plus sensĂ©s, les plus consciencieux, les plus capables de mettre cette Ă©tude en honneur. On en est venu jusquâĂ nier lâexistence mĂȘme dâune telle science ; la polĂ©mique des partis a Ă©tour- Ă,VIII PREFACE. di de son vacarme quotidien toutes les oreilles, imposĂ© silence Ă tous les penseurs dĂ©sintĂ©ressĂ©s, et mis lin Ă toutes Ă©tudes sĂ©rieuses, Ă toutes recherches approfondies sur les questions dont elle sâest emparĂ©e. Ensuite , quel usage a-t-on fait du peu de science que lâon connaissait? On a prĂ©tendu en tirer des principes absolus dâapplication; les hommes dâEtat nâont pu sâentendre avec les hommes de science ; ceux-ci leur ont imposĂ© des mesures impossibles ou dĂ©sastreuses, ou bien ils se sont sĂ©parĂ©s dâeux et les ont accusĂ©s dâineptie et de faiblesse. Rien de plus facile cependant que de distinguer ici lâart de la science , comme on le fait journellement dans dâautres branches du savoir humain. A-t-on jamais pensĂ© que le gĂ©omĂštre qui sait tracer sur le papier un polygone parfaitement rĂ©gulier, avec PREFACE. L1X ses bastions , ses courtines , ses demi- lunes, et son chemin couvert; qui connaĂźt meme tontes les rĂšgles gĂ©nĂ©rales dâaprĂšs lesquelles la forme et les dimensions de chaque partie doivent ĂȘtre modifiĂ©es sur un terrain donnĂ© , fĂ»t apte Ă fortifier une place quelconque et Ă prescrire dâavance aux ingĂ©nieurs pratiques un plan de dĂ©fense dont le succĂšs fĂ»t assurĂ© ? Ăvidemment, la science ne doit et ne peut fournir Ă lâart que des principes dirigeans ; câest lĂ son rĂŽle unique, et ce nâest quâen y restant fidĂšle quâelle deviendra utile et sâattirera la confiance et lâestime dont elle a besoin pour se dĂ©velopper. Cette distinction bien tranchĂ©e entre la lĂ©gislation constitutionnelle et la politique , entre les recherches du publiciste qui ne connaĂźt et nâapprĂ©cie que les faits gĂ©nĂ©raux, et lâhomme dâĂtat qui PREFACE. EX se trouve en prĂ©sence de faiis particuliers, me paraĂźt fondamentale. Les donnĂ©es sur lesquelles la science travaille, quelque nombreuses, quelque complĂštes et dĂ©taillĂ©es quâelles soient, sont toujours des abstractions , des gĂ©nĂ©ralitĂ©s ; celles de la politique sont presque toutes exceptionnelles , individuelles ; si elles ne le sont pas en elles-mĂȘmes, elles le deviennent par la maniĂšre dont elles se combinent ou par leur liaison avec des Ă©vĂšnemens externes dont la science ne peut tenir aucun compte. Ce que la politique apprendra de la science, câest la direction quâelle doit suivre, le sens dans lequel elle doit agir , câest une apprĂ©ciation raisonnĂ©e des institutions existantes, câest, enfin , la connaissance des rĂ©sultats probables dâune rĂ©forme ou dâune mesure quelconque. Mais lâapprĂ©ciation de la convenance, de lâopportunitĂ© , du PRliFACB. LXI mode , mais les questions quand , comment, jusquâĂ quel point doit ĂȘtre introduite la rĂ©forme, sont exclusivement du domaine de la politique, et câest pour avoir empiĂ©tĂ© sur cette attribution que la science sâest, en plus dâune occasion, rendue odieuse ou ridicule. Les principes absolus ont sans contredit de grands avantages. Ils impriment Ă lâentendement une direction unique , lâaveuglent sur les obstacles et les exceptions , et le cuirassent contre les irrĂ©solutions et les regrets. Notre Ăąme , dirigĂ©e par une intelligence tout-Ă -fait libre, reçoit, de toutes les idĂ©es que cette intelligence sâest appropriĂ©es, des impulsions proportionnĂ©es Ă la valeur de chacune dâelles , tandis quâune croyance ou un principe absolu, semblable Ă une lentille, fait converger ces rayons Ă©pars vers un seul point, et allu- EX II PREFACE. me au cĆur de lâhomme un incendie qui le rend capable de tout. Aussi, je suis intimement persuadĂ© que les principes absolus ont rendu en mainte occasion dâĂ©minens services et quâils pourront encore ĂȘtre utiles dans certaines circonstances. Quand une constitution ne renferme aucun germe de progrĂšs, ne fournit aucun moyen de dĂ©veloppement lĂ©gal, et que lâopinion publique elle-mĂȘme est impuissante,parce que les sommitĂ©s seules de la sociĂ©tĂ© sont Ă©clairĂ©es; quand il sâagit, par consĂ©quent, de remuer des masses ignorantes pour mettre fin Ă cette lĂ©thargie funeste du corps social; alors les principes dirigeans ne suffisent plus ; il faut des formules, des croyances, des convictions de sentiment. Mais si les principes absolus sont Ă©minemment propres Ă rĂ©volutionner et Ă dĂ©sorganiser, ils sont totalement inha- PREFACE. LXIII biles Ă organiser et Ă constituer ; voilĂ pourquoi leur utilitĂ© cesse dĂšs que la voie du progrĂšs lĂ©gal est ouverte, dĂšs que lâopinion publique est devenue agissante. Le premier effet, lâeffet le plus certain et le plus immĂ©diat dâune rĂ©volution , câest de dĂ©truire, pour un temps plus ou moins long, un des Ă©lĂ©mens du bonheur social, la sĂ©curitĂ©. Toute rĂ©volution devrait se prĂ©senter Ă nous sous un aspect dĂ©favorable, comme le sacrifice actuel de tout ou partie des avantages mĂȘmes que les institutions politiques sont destinĂ©es Ă nous procurer. Il sâagit, avant tout, de lĂącher la proie ; ne sera- ce point pour courir aprĂšs une ombre ? Dieu seul le sait. Il y a eu, sans doute, dâheureuses, de salutaires rĂ©volutions; qui songe Ă le nier ? Plus dâun orage a fertilisĂ© des vallĂ©es et des plaines que la sĂ©cheresse hXlY PRĂFACE. avait frappĂ©es de stĂ©rilitĂ© ; plus dâun navire a Ă©tĂ© conduit dans le port par la tempĂȘte. Demandez, cependant, au pilote que le calme retient en pleine mer, si câest la tempĂȘte quâil dĂ©sire , et au cultivateur qui voit ses champs brĂ»lĂ©s du soleil, si câest lâorage quâil appelle de ses vĆux. Il faut donc exclure entiĂšrement les rĂ©volutions du nombre des rĂ©sultats auxquels la science peut conduire , et des moyens quelle peut indiquer pour rĂ©aliser ses thĂ©ories. Il faut les exclure a priori s en se rĂ©servant de les juger a posteriori dâaprĂšs les circonstances qui les auront provoquĂ©es et accompagnĂ©es , et dâaprĂšs les consĂ©quences dont elles seront suivies. Câest dans cet esprit que jâai composĂ© mon livre. Je nâai obĂ©i aux inspirations , ni adoptĂ© les erremens dâaucun PRĂFACE. LXV parti, et je nâen satisferai probablemĂšnt aucun. Câest de la science que jâai voulu faire, de la pure science, non de la politique, et encore moins de la polĂ©mique. Si jâai critiquĂ© des institutions qui sont en pleine vigueur dans mon pays ou ailleurs, câest uniquement sous le point de vue scientifique , jamais avec lâintention de blĂąmer les auteurs de ces institutions , ni dâen conseiller ou dâen provoquer la rĂ©forme $ et jâentends conserver, Ă cet Ă©gard, ma libertĂ© pleine et entiĂšre dans la petite, trĂšs-petite sphĂšre politique oĂč le sort mâa permis de jouer un rĂŽle. On trouvera , peut-ĂȘtre, quâen Ă©crivant un livre qui devait sâimprimer en France, et aspirer aux suffrages du public de France, jâaurais dĂ» ĂȘtre plus avare de critiques sur les institutions de ce pays. Je pense prĂ©cisĂ©ment le con- 1. e LX VI PRĂFACE. traire, et je crois que le public français sera de mon avis. Il nây a aucun peuple qui connaisse et qui juge mieux ses institutions que le peuple de France, parce quâil nây en a aucun qui soit plus Ă©clairĂ©. Je nâentends point par lĂ quâil sache mieux lire, Ă©crire et compter que tout autre ; je veux dire quâil a moins de prĂ©jugĂ©s, moins dâhabitudes, lâesprit plus ouvert, plus accessible Ă de nouvelles idĂ©es. Chez lui les institutions valent justement ce quâelles valent ; il ne les aime point parce quâelles sont Ă lui, ni parce quâil les a reçues de ses pĂšres , mais parce quâil les croit bonnes. En Angleterre, la libertĂ© repose en grande partie sur des habitudes 5 en France, tout ce quâil y en a repose sur une volontĂ© raisonnĂ©e de la nation. LâAnglais exerce machinalement beaucoup de droits politiques dont il ne comprend pas tou- PRĂFACE. LXVIl jours lâimportance; le Français nâaccepte et nâexerce que ceux quâil conçoit et dont il apprĂ©cie lâavantage. De lĂ , cette facilitĂ© Ă faire et dĂ©faire leurs lois, qui a valu aux Français la rĂ©putation du peuple le plus lĂ©ger de la terre , et qui prouve simplement quâils en sont le plus raisonnable. Au surplus , quiconque entreprend un ouvrage de la nature de celui-ci doit sâattendre Ă ĂȘtre peu louĂ©, beaucoup blĂąmĂ© , honni, bafĂŻbuĂ© ; traitĂ© souvent au-dessous de son mĂ©rite, jamais au-dessus. On ne se pose pas impunĂ©ment comme juge entre des partis qui nâen reconnaissent aucun. Câest tout au plus si nous pouvons dire de notre temps- ce que Tacite disait du sien Rcira tem- porum fĂ©licitas } ubi sentire cjuĆ velis , et cjuĆ seritias dicere , licet. Mais, les penseurs consciencieux vivent peu dans- LXVIII PREFACE. lepresent; leur domaine, câest lâavenir. Ils savent que la vĂ©ritĂ© triomphe tĂŽt ou tard de lâerreur ; ils savent que le temps use les rĂ©sistances, modifie les intĂ©rĂȘts, dissipe les prĂ©ventions, amortit les passions; et, forts de leur confiance dans ce puissant auxiliaire, ils poursuivent courageusement leur route, et bravent la dĂ©faveur quâune opinion injuste attache Ă leurs travaux. THĂORIE DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. CHAPITRE I e â. CaractĂšre de lâassociation politique. â NĂ©cessitĂ© du gouvernement. On a dit que lâĂ©tat de sociĂ©tĂ© est lâĂ©tat naturel de lâhomme; que notre faiblesse, nos besoins multipliĂ©s, notre perfectibilitĂ©, notre aptitude au langage sont autant de preuves des intentions de la Providence Ă cet Ă©gard. Il serait peut-ĂȘtre plus exact de dire que câest lâĂ©tat rationnel de lâhomme, car câest sa raison, et non son instinct, qui le porte Ă vivre en sociĂ©tĂ©. i. 1 2 CA II ACTĂ RE DE L* ASSOCIATION POUTIQĂE. Il y a cependant une espĂšce dâassociation que lâon pourrait appeler lâĂ©tat naturel de notre espĂšce; câest lâassociation de famille. La nuditĂ© et la longue enfance de lâhomme, les soins minutieux et continuels que cette enfance exige de la part dâune mĂšre, forment ce lien primitif, sans lequel il est impossible de concevoir lâexistence permanente dâune race dâhommes. Mais ce lien nâembrasse que le pĂšre, la mĂšre et leurs enfans. Aucun besoin primitif ne lâĂ©tend au-delĂ . Lâinstinct de la conservation de soi-mĂȘme, le seul instinct qui se manifeste bien clairement, dans notre nature, attache lâenfant aux ĂȘtres qui lui ont donnĂ© la vie, et qui seuls peuvent et veulent la lui conserver; mais lâadulte, en pleine possession de ses forces physiques et de ses facultĂ©s, trouve dans leur dĂ©veloppement successif tous les moyens de garantie et de protection dont il a besoin pour soutenir son existence et pour Ă©viter les dangers ordinaires. Il nây a rien, enfin, chez lâhomme, de semblable Ă cet instinct que lâon observe chez quelques espĂšces dâanimaux, tels que les NĂCESSITĂ DU GOUVERNEMENT. 3 abeilles et les castors, et qui les porte Ă se rĂ©unir machinalement et Ă diriger vers un but commun leur activitĂ© et leur industrie. Câest cette convergence des efforts individuels qui forme ce quâon appelle une sociĂ©tĂ©. Car, si nous donnions ce nom Ă la simple coexistence de plusieurs individus dâune mĂȘme race, dans un mĂȘme lieu, il nây aurait presque aucune espĂšce dâanimaux qui ne dĂ»t ĂȘtre regardĂ©e comme sociable. Cette simple coexistence est un fait gĂ©nĂ©ral chez lâhomme primitif ; mais il y a loin de lĂ au fait de lâassociation. Toutefois cette co-existence fait bientĂŽt Ă©clore une seconde espĂšce dâassociation naturelle, distincte de celle de famille. En effet, lâuniformitĂ© de langage, de mĆurs, de moyens dâexistence, et par consĂ©quent dâintĂ©rĂȘts, qui sâĂ©tablit entre les habitans primitifs dâun mĂȘme lieu, amĂšne la division de lâespĂšce en peuplades, en hordes distinctes. De lĂ des collisions dâintĂ©rĂȘts, et par suite, des haines, des hostilitĂ©s qui ne sont plus individuelles, mais collectives. Le caractĂšre distinctif de chaque peuplade devient 4 CARACTĂRE DE lâASSOCIATION POLITIQUE. le signe gĂ©nĂ©ral auquel se rattachent des sentimens dâamitiĂ© et dâinimitiĂ©. DĂšs-lors, certains dangers deviennent communs; lâhostilitĂ© commise envers un individu de la tribu est adressĂ©e Ă la tribu entiĂšre, et devient une menace pour tous ceux dont elle se compose. Câest ainsi que naĂźt lâassociation de tribu , la seconde dans lâordre naturel du dĂ©veloppement de lâespĂšce. Créée par le danger commun, elle ne subsiste quâautant que dure ce danger. Elle occasionne la rĂ©union et la convergence passagĂšres des efforts individuels, le plus souvent sous les ordres dâun chef quâune supĂ©rioritĂ© naturelle ou acquise distingue des autres membres de la tribu. Mais ni cette rĂ©union, ni cette dĂ©pendance, ne forment un lien permanent dâassociation. Il est Ă©vident que lâassociation de tribu est aussi un rĂ©sultat de lâinstinct de la conservation de soi-mĂȘme ; la raison, tout au moins, nây a quâune part bien petite. Mais lâinstinct ne mĂšne pas lâhomme plus loin association de famille permanente; association de tribu NECESSITE DU GOUVERNEMENT. temporaire; tels sont les rĂ©sultats de lâinstinct agissaut seul; telles sont les premiĂšres Ă©bauches de sociĂ©tĂ© que lâon peut regarder comme naturelles parmi lâespĂšce humaine. Elles constituent lâĂ©tat primitif de lâhomme et se retrouvent chez tous les sauvages. Câest Ă la famille et Ă la guerre que se rapportent toutes leurs cĂ©rĂ©monies, leurs usages, leurs superstitions. Pour sortir de cet Ă©tat, la rĂ©flexion devient indispensable. Il faut que lâĂȘtre, qui suffit par lui-mĂȘme Ă tous les besoins instinctifs de sa nature, arrive, par lâusage de cette noble facultĂ©, Ă connaĂźtre dâautres besoins et Ă les satisfaire au moyen de lâĂ©change, et de ce qui en est le corrĂ©latif insĂ©parable, la spĂ©cialitĂ© du dĂ©veloppement individuel, ou la division du travail. La raison seule peut amener lâhomme Ă se rendre dĂ©pendant dâautrui, Ă Ă©changer lâindĂ©pendance quâil trouvait dans le sentiment de ses propres forces contre un surcroĂźt de jouissances dont il pouvait Ă la rigueur se passer. Dans lâĂ©tat de nature, lorsquâil nâexiste en- 6 CARACTĂRE DE tâASSOCIATION POLITIQUE. core aucune autre association que celle de famille et celle de tribu, lâexistence et la sĂ»retĂ© de chaque famille en temps de paix, câest-Ă -dire en lâabsence de tout danger extĂ©rieur qui menace la tribu entiĂšre, sont protĂ©gĂ©es par les forces individuelles de cette famille. Le dĂ©veloppement de chaque individu est dirigĂ© vers ce but et sâĂ©tend Ă tout ce qui est nĂ©cessaire pour lâatteindre. Mais introduisez lâĂ©lĂ©ment social, la spĂ©cialitĂ© du dĂ©veloppement individuel, et cette espĂšce de besoins qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits quâĂ lâaide dâun Ă©change rĂ©ciproque des produits de diverses activitĂ©s; dĂšs-lors, cette protection personnelle ne suffit plus. Elle ne suffit plus, dâabord, parce que chaque membre de lâassociation ne dĂ©veloppe quâune partie de ses facultĂ©s physiques et intellectuelles, celles qui sont nĂ©cessaires pour lâespĂšce de travail Ă laquelle il sâest vouĂ©. Par consĂ©quent, il nâa plus ni le temps, ni les moyens de pourvoir Ă la satisfaction de tous ses besoins, ou Ă sa dĂ©fense lorsquâun danger le menace. En outre, ce nâest plus seulement son existence NĂCESSITĂ DU GOUVERNEMENT. 7 journaliĂšre qui doit ĂȘtre protĂ©gĂ©e, mais encore la possession dâune certaine quantitĂ© de choses matĂ©rielles qui lui sont nĂ©cessaires pour son dĂ©veloppement spĂ©cial et pour lâexercice de son activitĂ©, et qui ont Ă©tĂ© prĂ©alablement accumulĂ©es par lui ou par dâautres. La protection des forces individuelles ne suffisant plus, il en faut une autre, et la raison, qui a fait dĂ©couvrir le principe de lâassociation politique, suggĂ©rera bientĂŽt le seul moyen de la rendre praticable, savoir la protection collective, lâemploi rĂ©gulier des forces de tous pour la protection de chacun, en un mot, le gouvernement. Lâassociation politique, bien diffĂ©rente de lâassociation de tribu en ce quâelle est essentiellement permanente, ne peut exister et se dĂ©velopper quâau moyen dâune organisation qui concentre les forces de tous ses membres, et les emploie Ă garantir lâexistence et le dĂ©veloppement spĂ©cial de chacun dâeux. Câest cette organisation quâon nomme gouvernement. Dans ce premier progrĂšs de la race humaine, nous voyons surgir un nouvel ĂȘtre, un ĂȘtre abs- 8 CARACTĂRE DE iâASSOCIATION POLITIQUE , ETC. trait, un corps moral, la sociĂ©tĂ©. Cet ĂȘtre est reprĂ©sentĂ© activement par les individus qui forment le gouvernement, leurs volontĂ©s reprĂ©sentent bien ou mal sa volontĂ©; leurs forces sont toutes les forces individuelles de chacun de ses membres. Lâassociation politique, une fois organisĂ©e, tend Ă se dĂ©velopper de plus en plus; elle est essentiellement perfectible. Lâhomme, entrĂ© dans cette carriĂšre, voit sâouvrir devant lui un avenir infini de progrĂšs. Câest un trait de plus qui distingue lâassociation politique de celle de famille, et de celle de tribu. En effet, lâĂ©change, la division du travail, les besoins factices de la civilisation, sont autant dâĂ©lĂ©mens de progrĂšs qui agissent et qui rĂ©agissent constamment lâun sur lâautre. Mais ce perfectionnement continuel du lien social ne peut sâopĂ©rer quâautant que la protection collective est organisĂ©e convenablement. La faiblesse, lâinsuffisance de cette protection est le principal obstacle qui arrĂȘte les progrĂšs de la sociĂ©tĂ©. Sut de lâassociation politique, etc. 9 CHAPITRE II. But de lâassociation politique et du gouvernement. Lâassociation politique et le gouvernement sont, nous lâavons vu, des produits de la raison humaine. Ils nâĂ©manent point, comme lâassociation de famille et celle de tribu, dâun instinct aveugle qui soit commun au plus grand nombre des ĂȘtres animĂ©s. Il faut que lâentendement humain rĂ©flĂ©chisse, compare et gĂ©nĂ©ralise pour amener cette fusion des individualitĂ©s dans le grand tout social. Le gouvernement doit donc ĂȘtre essentiellement rationnel. Son existence est un produit de la raison ; son but et sa forme doivent ĂȘtre approuvĂ©s de la raison. Il ne peut et ne doit ĂȘtre fondĂ© sur aucune idĂ©e mystique, sur aucune base irrationnelle. Les sentimens irrĂ©flĂ©chis, lâautoritĂ© des traditions, celle de la rĂ©vĂ©lation elle-mĂȘme ne suffisent point pour justifier une forme quelconque de gou- 10 BUT DE LASSOCIATION POLITIQUE vernement. Il nous faut pour cela un critĂšre rationnel. Quel est ce critĂšre? Je pars de cet axiome que lâassociation nâest quâun moyen, pour les individus, dâatteindre un certain but, et quâaucun homme, ni aucune sociĂ©tĂ© dâhommes, nâa le droit dâemployer des individus comme moyens, comme instrumens pour atteindre son propre but, en faisant abstraction du leur. Câest lĂ , selon moi, une de ces vĂ©ritĂ©s incontestables, auxquelles la raison humaine se range de prime abord, et quâil serait aussi impossible de dĂ©montrer que de rĂ©futer. Or, les buts individuels sont trĂšs-divers. Chacun de nous est soumis Ă une certaine loi de dĂ©veloppement, et par suite Ă certaines tendances dont le rĂ©sultat combinĂ© imprime Ă sa vie, tant externe quâinterne, une direction dĂ©terminĂ©e. Que deviendront ces tendances individuelles sous le rĂ©gime de lâassociation politique? Les unes seront parfaitement compatibles entre elles, et pourront ĂȘtre satisfaites, pour chacun de nous, indĂ©finiment. Ce sont celles ET DU GOUVERNEMENT. 11 dont la poursuite respective, de la part de chaque individu , nâexclut ni ne restreint point une poursuite semblable de la part des autres. Je les appelle tendances sociales. Dâautres seront compatibles jusquâĂ un certain degrĂ© seulement, et ne pourront ĂȘtre satisfaites pour tous que dans certaines limites. Je les appelle tendances mixtes. Elles sont sociales jusquâĂ la limite de leur compatibilitĂ© ; au-delĂ , elles deviennent anti-sociales. De ce nombre sont les tendances de la sensualitĂ© ; les biens matĂ©riels Ă©tant toujours en quantitĂ© limitĂ©e, la part qui en est attribuĂ©e Ă chaque individu ne peut sâĂ©tendre indĂ©finiment sans prĂ©judice pour les autres. Enfin, il y a des tendances individuelles totalement incompatibles entre elles, câest-Ă - dire, qui ne peuvent ĂȘtre satisfaites pour un ou plusieurs membres de lâassociation sans que la possibilitĂ© mĂȘme de cette satisfaction soit dĂ©truite pour un ou plusieurs autres. Elles sont toujours anti-sociales. Maintenant, ce que chaque individu peut et doit attendre de lâassociation, câest quâelle i. v 12 BUT DE LâASSOCIATION POLITIQUE satisfasse au plus haut degrĂ© possible ses tendances sociales, câest-Ă -dire tout ce qui, dans ses tendances individuelles, se trouve compatible avec celles des autres. Tel est lâavantage qui doit rĂ©sulter pour lui du fait de lâassociation; autant du moins quâon ne rĂ©voque pas en doute lâaxiome fondamental que jâai pris pour point de dĂ©part. Appelons intĂ©rĂȘt particulier la direction quâun individu reçoit des diverses tendances auxquelles il est soumis, et intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, la somme, lâexpression de ce quâil y a de compatible dans les tendances individuelles de tous les membres de lâassociation je dis que la satisfaction de cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral est le seul but rationnel quâon puisse assigner au gouvernement de lâassociation. Le rĂ©sultat auquel on doit aspirer, quoiquâil soit peut- ĂȘtre imposible de lâatteindre complĂštement, serait de refuser absolument toute satisfaction aux tendances anti-sociales, de ne satisfaire les tendances mixtes que jusquâau degrĂ© oĂč elles cessent dâĂȘtre sociales, et de favoriser le dĂ©veloppement libre et indĂ©fini ET DĂŒ GOUVERNEMENT. 13 des tendances purement sociales. Câest ainsi que se rĂ©soudrait le problĂšme du plus grand perfectionnement possible de lâhomme social; câest alors que, tout en renonçant Ă une partie de nos tendances individuelles, nous obtiendrions le dĂ©veloppement le plus complet de celles de nos facultĂ©s pour lesquelles la sociabilitĂ© est indispensable, et que nous rĂ©aliserions, en mĂȘme temps, la somme de bonheur la plus grande quâil soit donnĂ© Ă lâhomme de goĂ»ter. Tout systĂšme de lĂ©gislation et dâadministration est plus ou moins parfait, plus ou moins rationnel, suivant quâil approche plus ou moins de cette solution. Il semble au premier abord, que, pour satisfaire lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, il suffise de consulter lâexpression combinĂ©e de toutes les volontĂ©s particuliĂšres, et que, dĂšs-lors, le meilleur gouvernement soit celui oĂč toutes les volontĂ©s individuelles coopĂ©reraient ensemble, câest-Ă -dire dont les actes seraient le rĂ©sultat de ce quâil y aurait de compatible dans toutes les volontĂ©s individuelles , 14 BUT DE LâASSOCIATION POLITIQUE sans exception. Il en serait ainsi, en effet, si les volontĂ©s individuelles Ă©taient toujours dirigĂ©es par une intelligence capable de concevoir ce qui est propre Ă satisfaire chaque tendance individuelle; en dâautres termes, si la volontĂ© de chacun Ă©tait toujours conforme Ă son intĂ©rĂȘt. Mais cette conformitĂ© est loin dâĂȘtre gĂ©nĂ©rale, mĂȘme chez les nations civilisĂ©es que nous connaissons. La plupart des intĂ©rĂȘts ne pouvant ĂȘtre satisfaits quâĂ lâaide de lois, câest-Ă -dire de gĂ©nĂ©ralisations , et les volontĂ©s individuelles ne pouvant, dans la plupart des cas, influer sur les actes du gouvernement que par des opĂ©rations qui exigent, de mĂȘme que les lois, un procĂ©dĂ© dâabstraction, il faut chez lâhomme un certain dĂ©veloppement intellectuel, pour quâil puisse comparer le rĂ©sultat de la gĂ©nĂ©ralisation avec les tendances que ce rĂ©sultat est destinĂ© Ă satisfaire, la loi avec les besoins individuels auxquels elle doit pourvoir. Ce dĂ©veloppement forme un des Ă©lĂ©mens essentiels de la capacitĂ© politique ; et cet Ă©lĂ©ment ne pouvant pas ĂȘtre regardĂ©, ET DD GOUVERNEMENT. 15 a priori, comme universel, on ne peut prendre la volontĂ© gĂ©nĂ©rale pour base du critĂšre que nous cherchons. Câest lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, qui est le vrai critĂšre. Il faut que le gouvernement agisse conformĂ©ment Ă cet intĂ©rĂȘt, câest-Ă -dire Ă ce qui est compatible dans la somme des tendances individuelles de tous les membres de lâassociation ; il faut en quelque sorte quâil soit lâexpression complexe de cette somme; ce qui suppose 1° quâil sait discerner les tendances sociales des tendances anti-sociales; 2° quâil a la volontĂ© et le pouvoir de satisfaire les unes et de rĂ©primer les autres. Telle est, en deux mots, toute la thĂ©orie du mĂ©canisme gouvernemental. 16 MOYENS DâATTEINDRE LE BUT. CHAPITRE III. Moyens dâatteindre le but, ou fonctions du gouvernement. Dans lâassociation politique, aucun individu ne vit isolĂ©ment, et ne compte sur sa propre activitĂ© pour obtenir la satisfaction de tous ses besoins physiques et moraux. Lâhomme social nâest point placĂ© seul en prĂ©sence dâune nature souvent hostile, ni appelĂ© Ă pourvoir, par un dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral de toutes ses facultĂ©s, aux exigences que lui impose cette nature. Câest, au contraire, par un dĂ©veloppement spĂ©cial, que lâhomme social poursuit son but dans lâassociation. Or, ce dĂ©veloppement spĂ©cial met chaque individu dans la nĂ©cessitĂ© de recourir Ă lâactivitĂ© des autres ; il a besoin, pour sây livrer, de lâusage de certaines choses, et de certains services personnels. LâĂ©tat social est un Ă©change continuel de choses et de services, une rĂ©ciprocitĂ© continuelle de prestations. FONCTIONS 10 GOUVERNEMENT. 17 Au premier coup dâĆil on serait tentĂ© de croire que lâintĂ©rĂȘt personnel de chaque membre de lâassociation doit suffire pour maintenir cette rĂ©ciprocitĂ© qui est Ă lâavantage de tout le monde, qui est une vĂ©ritable nĂ©cessitĂ© pour tous les hommes façonnĂ©s Ă lâordre social. Et, lâon ne peut guĂšre douter que cet intĂ©rĂȘt nâait en effet une grande influence sur la vie sociale, quâil ne soit un puissant auxiliaire des gouvernemens. Dans le cours des rĂ©volutions qui ont, Ă diverses reprises, bouleversĂ© les Ătats, on a vu des intervalles plus ou moins longs dâune anarchie complĂšte, pendant lesquels, cependant, la machine sociale continuait Ă se mouvoir avec une certaine rĂ©gularitĂ©. La vie civile nâĂ©tait point interrompue par la cessation de toute vie politique. La spĂ©cialitĂ© des dĂ©veloppemens individuels, lâĂ©change, la convergence des activitĂ©s de chacun vers le bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral, subsistaient encore malgrĂ© lâabsence de protection de la part du pouvoir social. Câest ainsi que le corps humain, tombĂ© en dĂ©faillance, et privĂ©, par consĂ©quent, de toute protection de la volontĂ©, 1 . 2 18 MOYENS DâATTEINDRE LE BUT. de tout secours de la part des organes actifs , ne laisse pas cependant de conserver une existence passive, dâaccomplir les fonctions animales et involontaires qui empĂȘchent sa dissolution. Mais cet Ă©tat, pour le corps social comme pour le corps physique, ne peut durer longtemps sans amener peu Ă peu la dĂ©sorganisation et la mort ; on le concevra sans peine, en rĂ©flĂ©chissant Ă ce qui se passe Ă lâĂ©gard des tendances mixtes. Le besoin que nous avons de prestations et de services nâest point limitĂ© subjectivement, câest-Ă -dire par rapport Ă lâindividu qui lâĂ©prouve. Les tendances mixtes ne sont donc jamais pleinement satisfaites; elles nâarrivent jamais quâĂ une satisfaction relative; car, si nos besoins ne sont pas limitĂ©s subjectivement, ils le sont objectivement, câest-Ă -dire dans les choses et les personnes propres Ă les satisfaire. La quantitĂ© des choses dont dispose lâassociation est, Ă chaque instant donnĂ©, une quantitĂ© finie, dĂ©terminĂ©e, et lâon conçoit sans peine que la pre- FONCTIONS DD GOUVERNEMENT. 19 station de services personnels Ă laquelle chacun peut prĂ©tendre, est limitĂ©e par la rĂ©ciprocitĂ© mĂȘme de ces services. On peut considĂ©rer les tendances individuelles de tous les membres de lâassociation comme formant autant de sphĂšres qui sont contiguĂ«s et pressĂ©es les unes contre les autres, et qui sont animĂ©es chacune dâune force expansive dont lâeffet serait dâen Ă©tendre indĂ©finiment le rayon. Mais leur contiguĂŻtĂ© est telle que lâune dâelles ne peut sâĂ©tendre et se dilater sans occasionner la contraction et la diminution de celles qui lâentourent. Or, cette force dilatante nâest point Ă©gale dans toutes les sphĂšres; ou, pour parler sans figure, les ĂȘtres humains ne reçoivent point de la nature les mĂȘmes facultĂ©s physiques, intellectuelles et morales. Aussi, dans lâassociation politique, lâĂ©quilibre serait bientĂŽt rompu si les tendances individuelles Ă©taient tout-Ă -fait livrĂ©es Ă elles-mĂȘmes. Câest lĂ , câest pour maintenir cet Ă©quilibre que le gouvernement intervient ; il intervient en refoulant dans les limites des possibilitĂ©s sociales toute tendance indivi- 20 MOYENS DâATTEINDRE LE BUT. duelle qui les a dĂ©passĂ©es ; il emploie les forces collectives de lâassociation Ă retenir chaque sphĂšre dans les bornes que lui assigne lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En agissant ainsi immĂ©diatement sur une tendance individuelle, il exerce les fonctions exĂ©cutives. Suivons le gouvernement dans cet exercice. Un membre use de ses facultĂ©s pour satisfaire une tendance antisociale, pour Ă©tendre indĂ©finiment sa sphĂšre individuelle. Il obtient par force ou par ruse une quantitĂ© de choses ou de services telle quâun ou plusieurs autres membres de lâassociation sont privĂ©s par lĂ de tout moyen de poursuivre leurs propres tendances et de se livrer au dĂ©veloppement spĂ©cial auquel ils sont appelĂ©s. Pour que le gouvernement intervienne, il faut quâil connaisse cet abus ; il faut quâil le reconnaisse comme un abus, câest-Ă -dire quâil apprĂ©cie avec justesse le degrĂ© dâexpansion qui doit ĂȘtre permis Ă chaque sphĂšre individuelle, quâil fixe la limite que celle de lâoffenseur ne devait point dĂ©passer; il faut, enfin, quâil agisse coĂ«rcitivement Ă lâĂ©gard de cet offen- FONCTIONS DD GOUVERNEMENT. 21 seur au moyen des forces collectives de lâassociation. Cependant, cette lĂ©sion ne sera pas unique; elle se reproduira tous les jours et mille fois dans un jour. Faudra-t-il que, dans chaque cas particulier, le gouvernement rĂ©pĂšte ces diverses opĂ©rations ? Faudra-t-il que chaque exercice de ses fonctions exĂ©cutives soit prĂ©cĂ©dĂ© dâune apprĂ©ciation souvent difficile et compliquĂ©e, qui embrasse plusieurs faits, qui exige maints calculs ? Evidemment, quelque Ă©clairĂ©s quâon suppose les membres du gouvernement, quelque actifs, quelque nombreux que soient leurs agens, il est impossible quâils suffisent jamais Ă une pareille tĂąche. De lĂ , la nĂ©cessitĂ© de rĂšgles gĂ©nĂ©rales qui classent dâavance toutes les tendances diverses des membres de lâassociation, et qui assignent Ă chacune dâelles les moyens de satisfaction que comporte lâintĂ©rĂȘt de tous. Ces rĂšgles gĂ©nĂ©rales sont les lois ; elles attribuent aux personnes des droits sur les choses et sur les services. En les Ă©tablissant, le gouvernement exerce les fonctions lĂ©gislatives. 22 MOĂEN'S DâATTEINDRE LE RUT. Lâhomme abstrait et gĂ©nĂ©ralise ; câest Ă la fois une preuve de sa supĂ©rioritĂ© relative sur les autres crĂ©atures, et de sa faiblesse absolue. Si son intelligence Ă©tait plus puissante, ses facultĂ©s plus parfaites, il nâaurait pas besoin de gĂ©nĂ©raliser, il apprĂ©cierait chaque phĂ©nomĂšne externe ou interne dans son individualitĂ©, et retiendrait toutes ces apprĂ©ciations comme autant de connaissances distinctes, sans confusion et sans obscuritĂ©. Les faits sociaux sont, de tous peut-ĂȘtre, ceux qui se prĂȘtent le moins Ă une classification quelconque; ici, toute gĂ©nĂ©ralisation implique une erreur. Aussi, la science qui sâoccupe de ces faits est celle dont lâexplication a le plus Ă souffrir des procĂ©dĂ©s et des mĂ©thodes auxquelles lâimperfection de nos facultĂ©s nous oblige Ă recourir. Au reste, on conçoit comment lâexistence de rĂšgles gĂ©nĂ©rales, câest-Ă - dire dâune lĂ©gislation positive, facilite lâexercice des fonctions exĂ©cutives. Tout acte individuel se trouve par lĂ classĂ© dâavance ; il est conforme ou contraire Ă la loi ; il est normal ou anormal. Il n v a plus lieu Ă un exa- FONCTIONS DU GOUVERNEMENT. 23 men gĂ©nĂ©ral de toutes les possibilitĂ©s, de toutes les conditions qui limitent chaque tendance pour apprĂ©cier un acte isolĂ©. Il ne sâagit que de le comparer avec la loi positive. Cependant, cette comparaison nâest pas toujours une opĂ©ration aussi simple quâelle le paraĂźt au premier abord. En effet, toute lĂ©sion, ou tout acte signalĂ© comme tel par ceux qui en souffrent, est un fait spĂ©cial dont la connaissance complĂšte doit dâabord ĂȘtre acquise. Ensuite, ce fait, Ă©tant bien connu, doit ĂȘtre comparĂ© avec celui que la loi prĂ©suppose , et auquel est attachĂ© le droit quâelle Ă©tablit. Lâapplication de la rĂšgle gĂ©nĂ©rale aux cas spĂ©ciaux exige donc 1° connaissance du fait; *2° connaissance de la loi ; 3° comparaison du fait avec la loi. Cette opĂ©ration de lâintelligence constitue une troisiĂšme espĂšce de fonctions, distinctes des prĂ©cĂ©dentes, et que lâon nomme fonctions judiciaires. Ces derniĂšres fonctions sont rendues nĂ©cessaires, comme on voit, par lâemploi du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur dans les fonctions lĂ©- 24 V ATTEINDRE LE BUT. gislatives. Câest la nĂ©cessitĂ© de recourir Ă ce procĂ©dĂ© qui complique la machine gouvernementale dâune foule de rouages dont elle aurait pu se passer si lâhomme eĂ»t Ă©tĂ© autrement douĂ©. Loin donc de regarder les lois, mĂȘme les meilleures lois, comme lâĂ©lĂ©ment principal dâun bon gouvernement et comme la premiĂšre cause du bonheur dâun peuple, nous devons les regarder comme un dĂ©savantage , une imperfection, quâil importe de rĂ©duire Ă ses moindres termes, et dont une nation nâa guĂšre lieu de se vanter. Il nây a point de bonne loi ; toute loi est essentiellement mauvaise, par cela mĂȘme quâelle Ă©tablit une rĂšgle gĂ©nĂ©rale. Il peut, Ă la vĂ©ritĂ©, y avoir des lois plus ou moins mauvaises ; mais le pire Ă©tat de choses, câest lorsquâil y a beaucoup de lois, lorsquâon en fait sur tout et Ă tout propos. Des tribunaux bien organisĂ©s et bien composĂ©s, des fonctionnaires exĂ©cutifs strictement responsables, sont plus essentiels dans un Ătat que le plus beau systĂšme de lois Ă©crites. Jâai dit que le gouvernement est appelĂ© Ă FONCTIONS 1>U GOUVERNEMENT. '25 exercer trois espĂšces'diffĂ©rentes de fonctions pour atteindre le but auquel il est destinĂ©. Je me suis servi Ă dessein de cette expression de fonctions, et non de celle de pouvoirs qui est consacrĂ©e par lâusage. Câest lĂ une innovation quâil mâimporte de justifier, car elle heurte de front les habitudes du langage scientifique. Tous les publicistes parlent des trois pouvoirs, de la balance des pouvoirs, de la sĂ©paration des pouvoirs, et je nâaurais point dit autrement si je nâĂ©tais intimement convaincu que cette impropriĂ©tĂ© de langage peut devenir, quâelle est devenue en effet, la source de doctrines erronĂ©es et pernicieuses. Quâest-ce que le pouvoir ? Câest la possibilitĂ© dâagir sur les choses et sur les hommes pour modifier leur Ă©tat, mais dâagir actuellement et rĂ©ellement, câest-Ă -dire dâaccomplir la volontĂ© quâon a formĂ©e Ă leur Ă©gard. Ainsi, on appelle pouvoir paternel la possibilitĂ© lĂ©gale accordĂ©e au pĂšre de disposer de ses enfans selon son grĂ© dans certaines limites. On se dit sous le pouvoir de quel- 26 MOYENS d'ATĂâEINOKE LE BUT. quâun, lorsquâon ne peut pas lâempĂȘcher dâexercer sur vous quelque action selon sa volontĂ©. DĂšs-lors, peut-on dire que les fonctions lĂ©gislatives sont un pouvoir ? Non, sans doute; car elles ne donnent a celui qui les exerce aucune possibilitĂ© dâagir sur les hommes ni sur les choses. Chaque citoyen peut faire des lois et les publier si bon lui semble ; celles que le lĂ©gislateur fera seront seules obligatoires, il est vrai, mais câest grĂące Ă lâexercice des fonctions exĂ©cutives, les seules dans lesquelles il y ait usage dâun pouvoir proprement dit. Le pouvoir social est unique ; il est confiĂ© au gouvernement tout entier, et il est appliquĂ© Ă sa destination au moyen des diverses fonctions gouvernementales, de ces fonctions lĂ©gislatives, exĂ©cutives et judiciaires que lâon a mal Ă propos regardĂ©es comme autant de pouvoirs distincts. Sâil nây a point de pouvoir lĂ©gislatif, il y a encore moins un pouvoir judiciaire. Tout travail de lâintelligence de la part dâune autoritĂ© publique nâest pas lâexercice dâun pou- FONCTIONS DU GOUVERNEMENT. 2 ~ voir ; on ne qualifie ainsi que lâopĂ©ration de la volontĂ© qui devient la cause immĂ©diate dâun changement dâĂ©tat dans les choses ou dans les personnes, en dehors de celui qui lâaccomplit. Le pouvoir, câest donc la possibilitĂ© de causer un tel changement. Au reste, cette innovation, si elle est contraire au langage scientifique, est tout-Ă -fait conforme au langage ordinaire. Quand on dit de quelquâun quâil aime le pouvoir , quâil arrive au pouvoir, quâil abuse du pouvoir, on entend toujours cela du pouvoir exĂ©cutif, ou plutĂŽt du pouvoir social en tant quâil sâexerce par les fonctions exĂ©cutives. Les hommes du pouvoir sont les ministres et leurs agens, câest-Ă -dire les fonctionnaires exĂ©cutifs. On ne sâest jamais avisĂ© dâappliquer cette dĂ©nomination Ă de simples lĂ©gislateurs ou Ă des juges. Je nâappliquerai donc le nom de pouvoir quâĂ lâensemble des moyens dâaction qui sont confiĂ©s au gouvernement par lâassociation politique, et je dĂ©signerai les fractions du gouvernement qui en exercent les diverses 28 MOYENS DâATTEINDRE LE BUT. fonctions sous les noms de corps lĂ©gislatifs, corps exĂ©cutifs, corps judiciaires. Cette terminologie ne peut donner lieu Ă aucune Ă©quivoque , Ă aucune obscuritĂ©, et lâon verra plus tard quâelle peut servir Ă Ă©viter certaines erreurs de doctrine. IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION , ETC. 29 CHAPITRE IV. IdĂ©e gĂ©nĂ©rale et classification des garanties constitutionnelles. Pour que la sociĂ©tĂ©, comme corps moral, puisse vivre et se dĂ©velopper, il faut que le gouvernement soit exercĂ© par des ĂȘtres douĂ©s dâintelligence et de volontĂ© ; il faut confier Ă des hommes le pouvoir social, mettre Ă leur disposition les forces collectives de la sociĂ©tĂ©. De cette personnification du gouvernement, qui est absolument indispensable, il rĂ©sulte un grand danger. En effet, il est Ă craindre que les hommes qui personnifient le gouvernement ne se servent du pouvoir social dont ils seront revĂȘtus pour satisfaire leurs tendances particuliĂšres dans les cas frĂ©quens oĂč cette satisfaction se trouvera incompatible avec lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cette crainte est justifiĂ©e a priori par la connaissance que nous avons de notre propre nature ; elle ne lâest que trop a poste - 30 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION riori par les faits que nous apprend lâhistoire, ou par ceux dont nous sommes tĂ©moins. De lĂ lâutilitĂ© de garanties, câest-Ă -dire de dispositions lĂ©gales, qui crĂ©ent chez les hommes du gouvernement des intĂ©rĂȘts opposĂ©s Ă leurs tendances particuliĂšres, comme membres de lâassociation, afin de neutraliser ces derniĂšres et de ne laisser subsister et agir que les tendances compatibles avec lâaccomplissement du but pour lequel tout gouvernement est Ă©tabli. Les garanties sont encore nĂ©cessaires sous un autre rapport. Si le gouvernement doit rĂ©primer les tendances antisociales et protĂ©ger les tendances sociales, il faut quâil sache discerner les unes des autres ; il faut quâil connaisse cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral auquel il doit sacrifier son intĂ©rĂȘt particulier, et qui doit lui servir de but dans lâexercice de ses diverses fonctions. Lâhomme revĂȘtu du pouvoir social peut agir par ignorance et incapacitĂ© dans le sens des tendances antisociales dâune minoritĂ©, tout en conservant les intentions les plus pures. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 31 Une garantie peut donc avoir pour but dâassurer le discernement des fonctionnaires, ou leur volontĂ©, ou lâun et lâautre. Je dĂ©signe ces deux conditions sous le nom gĂ©nĂ©ral & aptitude; jâappelle la premiĂšre, aptitude intellectuelle ; la seconde, aptitude morale. Câest Ă procurer dans les membres du gouvernement ces deux sortes dâaptitudes que sont destinĂ©es les garanties constitutionnelles. Ce sont des moyens de nous prĂ©server, de nous garantir de lâincapacitĂ© et du mauvais vouloir des hommes du gouvernement. Les garanties constitutionnelles se divisent dâabord en deux grandes classes. Une association politique existe ; elle a besoin dâun gouvernement; ce gouvernement doit ĂȘtre nĂ©cessairement personnifiĂ© dans quelques - uns des membres de lâassociation. Or ces membres sont douĂ©s trĂšs-diversement par la nature et par lâĂ©ducation par la nature, qui ne donne pas Ă tous les mĂȘmes facultĂ©s physiques et intellectuelles, qui ne met pas dans tous les mĂȘmes germes de dĂ©veloppement; par lâĂ©ducation, qui exerce une 32 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION influence incontestable sur le dĂ©veloppement de notre esprit et de notre cĆur, et qui dĂ©termine souvent le degrĂ© dâĂ©nergie que prendront nos diverses tendances sociales et antisociales. Il sâagit ici non-seulement de lâĂ©ducation que nous recevons de nos parens et de nos maĂźtres, mais encore de celle du monde et des livres, de celle qui rĂ©sulte de la position dans laquelle le sort nous a placĂ©s. Ainsi, en considĂ©rant les membres de lâassociation individuellement comme des candidats , qui pourront ĂȘtre un jour revĂȘtus du pouvoir social et appelĂ©s Ă exercer les fonctions gouvernementales, nous pouvons considĂ©rer les deux genres dâaptitudes comme prĂ©existant chez eux Ă des degrĂ©s fort diffĂ©- rens. Câest ce qui nâest point douteux quant Ă lâaptitude intellectuelle. Il est certain aussi que les Ă©lĂ©mens dont se compose lâaptitude morale peuvent sâĂȘtre dĂ©veloppĂ©s chez lâhomme jusquâĂ un certain point, avant quâil ait exercĂ© aucune fonction. DâaprĂšs la conduite dâun individu dans sa vie privĂ©e, nous pouvons discerner quels sont les pen- DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 33 chans qui lâemportent habituellement chez lui, quelle espĂšce de motifs ont le plus dâinfluence sur sa volontĂ©. Il existe donc, chez tous les membres de lâassociation, une certaine prĂ©disposition, naturelle ou acquise, Ă possĂ©der les deux aptitudes que nous cherchons. Il y a parmi eux un choix Ă faire. Il nâcst pas impossible, avant lâexercice de toutes fonctions, de trouver chez ceux qui les \ exerceront un commencement dâaptitude, dâarriver Ă une certaine probabilitĂ© de bon gouvernement. De lĂ une premiĂšre classe de garanties , les garanties antĂ©rieures ou dâ Ă©limination. Ce sont celles qui ont pour effet de revĂȘtir des fonctions gouvernementales les hommes qui possĂšdent au plus haut degrĂ© la prĂ©disposition aux aptitudes intellectuelle et morale. Mais ces garanties sont loin de suffire; dâabord, parce quâon peut se tromper sur les prĂ©dispositions dont il sâagit. Dans le jugement que nous portons sur la conduite privĂ©e dâun citoyen, il nous arrive frĂ©quemment dâattribuer Ă des motifs tutĂ©laires cer- i. 3 34 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION tains actes qui ont une toute autre cause. Nous pouvons ignorer certaines incapacitĂ©s, certaines dispositions vicieuses quâaucun Ă©vĂ©nement, aucune impulsion extĂ©rieure nâont encore obligĂ©es Ă se manifester. Ensuite, les facultĂ©s spĂ©ciales quâexige lâexercice des fonctions publiques ne se trouvent pas toujours chez lâhomme qui dans sa vie privĂ©e a montrĂ© le plus dâintelligence et de capacitĂ©. Lâaptitude Ă ces fonctions prĂ©suppose bien une aptitude gĂ©nĂ©rale, un certain degrĂ© dâintelligence applicable Ă tout ; mais lâinverse nâest point Ă©galement vrai. Enfin, lâaptitude morale, les dispositions vertueuses qui se sont dĂ©veloppĂ©es chez un homme, dans une position sociale quelconque, sont presque toujours chez lui le rĂ©sultat de certains efforts dont le maximum peut se trouver justement Ă la hauteur des circonstances dans lesquelles il a Ă©tĂ© placĂ©. Changez les circonstances, peut-ĂȘtre ces efforts ne suffiront plus. Lâaptitude morale se mesure par la force relative des motifs tutĂ©laires et des motifs sĂ©ducteurs qui agis- DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 35 sent suivant une certaine proportion dans la position privĂ©e quâoccupe chaque individu. Tant que cette position est restĂ©e la mĂȘme, les motifs tutĂ©laires lâont emportĂ© et ont dĂ©terminĂ© une conduite morale conforme au devoir; est-ce Ă dire quâil en sera de mĂȘme si vous changez la proportion, si vous augmentez lâintensitĂ© des motifs sĂ©ducteurs, sans augmenter proportionnellement celle des motifs tutĂ©laires? Or, câest ce que vous ferez, sans contredit, en sortant cet individu de sa position privĂ©e pour le revĂȘtir de fonctions publiques. Il est donc nĂ©cessaire dâavoir recours Ă une seconde classe de garanties, que jâappelle garanties postĂ©rieures , parce qu elles agissent sur lâindividu dĂ©jĂ revĂȘtu de fonctions gouvernementales. Ces garanties se subdivisent encore, dâaprĂšs leur mode dâaction, en garanties formelles et garanties consĂ©- quentieĂŻles. Les premiĂšres sont celles qui agissent sur lâaptitude intellectuelle et lâaptitude morale au moyen de certaines formes prescrites dans la distribution des fonctions. 36 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION Les derniĂšres sont celles qui agissent au moyen de certaines consĂ©quences attachĂ©es Ă lâexercice des fonctions. En dĂ©veloppant cette classification des garanties constitutionnelles, jâai tracĂ© le plan que je me propose de suivre. Il me reste, avant de terminer ce chapitre, Ă dire quelques mots de deux objections qui portent sur lâensemble des doctrines exposĂ©es dans cet ouvrage. Jâai dit que le but du gouvernement est de procurer Ă tous la plus grande somme possible de bonheur, en favorisant les tendances sociales et en rĂ©primant les tendances antisociales. Or, il est bien de lâintĂ©rĂȘt de tous que les tendances sociales soient favorisĂ©es ; ici lâintĂ©rĂȘt dâune majoritĂ© quelconque se confond avec lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Mais il peut arriver que cette majoritĂ© trouve bon de satisfaire ses tendances antisociales Ă lâĂ©gard de la minoritĂ© ; et alors qui l'en empĂȘchera ? Les garanties nâont-elles pas en dĂ©finitive pour rĂ©sultat de faire prĂ©valoir lâintĂ©rĂȘt de la majoritĂ©? Le gouvernement, agissant dans le sens de cette DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 37 majoritĂ©, ne travaillera-t-il pas Ă opprimer la minoritĂ© ? Il est parfaitement vrai que lâeffet des garanties constitutionnelles sera de faire triompher lâopinion dâune majoritĂ© sur chaque question en particulier, mais lâopinion de la majoritĂ© ne sera pas toujours dictĂ©e par son intĂ©rĂȘt exclusif du moment; car chacun de ceux qui la composent peut devenir minoritĂ© Ă son tour, et il lui importe de faire prĂ©valoir lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral sur lâintĂ©rĂȘt de la majoritĂ© dont il fait partie, afin de sâen prĂ©valoir aussi contre une majoritĂ© qui lui serait hostile. Ainsi naissent et se dĂ©veloppent ces notions de droit et dâĂ©quitĂ©, cette morale sociale qui nâest que lâexpression de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ©, la formule complexe de ce quâil y a de commun et de compatible dans toutes les tendances individuelles de ses membres. Il nâest pas rare, sans doute, de voir des majoritĂ©s opprimantes et des minoritĂ©s opprimĂ©es; mais il est fort rare de voir une majoritĂ© gouverner exclusivement dans son intĂ©rĂȘt particu- 38 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION lier et faire tout ce qui lui serait rigoureusement possible au prĂ©judice de la minoritĂ©. Dans les sociĂ©tĂ©s oĂč lâesclavage existait avant lâĂ©tablissement de toute garantie constitutionnelle , dans celles oĂč les esclaves amenĂ©s de loin forment une race Ă©trangĂšre et physiquement diffĂ©rente de celle des maĂźtres, on trouve de honteux exemples de majoritĂ©s et surtout de minoritĂ©s qui abusent du pouvoir social au mĂ©pris de toute morale; mais parmi des citoyens appartenant tous Ă la mĂȘme race, et se considĂ©rant tous comme Ă©gaux en droits, est-il jamais arrivĂ© quâune majoritĂ©, par exemple des trois quarts, essayĂąt de rĂ©duire en esclavage lâautre quart, ou de le priver de toute participation aux avantages de lâĂ©tat social? C âest que, mĂȘme dans u ne maj o- ritĂ© permanente, il nây a de compatibles ensemble que les tendances sociales des membres dont elle se compose. Aussi lâesclavage nâest durable que lĂ oĂč les esclaves sont en majoritĂ©; partout oĂč les hommes libres seront plus nombreux, lâabolition de lâesclavage ne tardera guĂšre Ă sâaccomplir. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 39 Au surplus, lâobjection porterait contre le principe des majoritĂ©s en gĂ©nĂ©ral, et en particulier, contre lâapplication qui sâen fait journellement dans tous les corps dĂ©libĂ©rans; et cependant pour que ces corps agissent, pour quâils vivent, il faut bien assurer une issue quelconque aux conflits dâintĂ©rĂȘts ou dâopinions, il faut bien organiser dâavance pour tous les cas une manifestation lĂ©gale de volontĂ©. Si ce nâest pas la volontĂ© du plus grand nombre qui lâemporte, ce sera celle du plus petit nombre. Entre ces deux extrĂȘmes il nây a point de parti moyen, si ce nâest celui des transactions; mais imposer dâavance un tel expĂ©dient, ce serait accorder Ă chaque personne individuellement le veto quâon refuserait Ă la majoritĂ©. La seconde objection porte sur lâhypothĂšse qui sert de base aux garanties, savoir que les membres du gouvernement sont disposĂ©s Ă se servir du pouvoir social pour leur profit particulier aux dĂ©pens de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et quâil faut, pour les maintenir dans la ligne du devoir, leur crĂ©er des intĂ©rĂȘts particuliers 40 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION conformes Ă cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Quoi ! me dira-t-on, vous faites abstraction complĂšte de la conscience et du patriotisme ; vous supposez dâemblĂ©e quâil ne peut y avoir ni vertu ni dĂ©sintĂ©ressement chez un fonctionnaire ; et câest sur une injurieuse dĂ©fiance que vous fondez tout lâĂ©difice de vos garanties ! Ceux qui Ă©lĂšvent cette objection devraient aussi sâĂ©tonner et se plaindre de ce quâon les soumet Ă un code pĂ©nal, de ce quâon cherche Ă les dĂ©tourner du meurtre, du vol, de la trahison, par des sanctions pĂ©nales , câest-Ă - dire en crĂ©ant chez eux des intĂ©rĂȘts opposĂ©s aux tendances antisociales qui pourraient les porter Ă de tels crimes. Le lĂ©gislateur a-t- il donc fait abstraction de la conscience et de la vertu ? A-t-il supposĂ© dâemblĂ©e quâil nây aurait chez vous ni moralitĂ©, ni honnĂȘtetĂ© ? Quelle injurieuse dĂ©fiance ! Le fait est que ni ceux qui font un code pĂ©nal , ni ceux qui Ă©tablissent une constitution , ne songent Ă rĂ©voquer en doute lâexistence de dispositions vertueuses et de sendmens dĂ©sintĂ©ressĂ©s, la possibilitĂ© du dĂ©vouement DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. 41 et du patriotisme. Si, en Ă©tendant et en amĂ©liorant lâĂ©ducation morale et religieuse des peuples, on parvient Ă rendre plus communs parmi eux ces Ă©lĂ©mens moraux qui Ă©lĂšvent et ennoblissent lâhomme Ă ses propres yeux, la science du gouvernement et celle de la lĂ©gislation pĂ©nale nâen deviendront que plus faciles Ă Ă©tudier, plus faciles surtout Ă pratiquer. Mais ces Ă©lĂ©mens moraux ou religieux ne sont pas du domaine de ces sciences ; ce nâest pas Ă elles quâil appartient et quâil importe dâen dĂ©velopper la thĂ©orie ou dâen faire lâapplication. Leur donnĂ©e, câest l'homme social, tel quâil est actuellement, avec ses tendances de toute espĂšce ; leur problĂšme, câest de produire avec cette donnĂ©e une organisation telle que tous les membres de la sociĂ©tĂ© y trouvent la plus grande somme de libertĂ© et de bonheur possible. Or, la difficultĂ© de ce problĂšme gĂźt tout entiĂšre dans lâopposition qui se manifeste entre certaines tendances individuelles et lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Que cette lutte existe, câest un fait incontestable. Quâelle se termine souvent au prĂ©judice de 42 IDĂE GĂNĂRALE ET CLASSIFICATION lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, câest un autre fait non moins patent. DĂšs-lors, la nĂ©cessitĂ© des garanties constitutionnelles et des sanctions pĂ©nales est Ă©vidente, non point pour remplacer et rendre inutiles la religion et la morale, mais pour supplĂ©er Ă leur insuffisance actuelle. LIVRE PREMIER. DES GARANTIES ANTĂRIEURES CHAPITRE PREMIER. De lâĂ©limination en gĂ©nĂ©ral, et de ses diverses espĂšces. Lâassociation politique se compose dâhommes douĂ©s de diverses facultĂ©s, de diverses prĂ©dispositions, tant morales quâintellectuelles, tant naturelles quâacquises. Il sâagit dâen sortir, dâen Ă©liminer un certain nombre, pour leur confier le pouvoir social, et les revĂȘtir des fonctions lĂ©gislatives, exĂ©cutives ou judiciaires, par le moyen desquelles le gouvernement doit atteindre son but. Or, lâexercice de ces fonctions requiert deux genres dâaptitudes, lâaptitude intellectuelle et lâaptitude morale. Il est donc Ă dĂ©sirer que les hommes qui possĂšdent au plus haut degrĂ© ces aptitudes soient Ă©liminĂ©s prĂ©fĂ©rablement aux 46 de lâĂ©limination en gĂ©nĂ©ral, autres. Tout mode dâĂ©limination qui amĂšnera ce rĂ©sultat, parfaitement ou imparfaitement, devra ĂȘtre classĂ© parmi les garanties antĂ©rieures; car il aura pour effet de nous garantir du dĂ©faut dâaptitude chez les fonctionnaires, et il opĂ©rera antĂ©rieurement Ă lâexercice des fonctions elles-mĂȘmes. Les modes dâĂ©limination peuvent se ranger sous trois chefs 1 ° Ălimination fortuite , câest-Ă -dire parle tirage au sort. 2° Elimination Ă©lective f Ă©lection J. 3° Ălimination lĂ©gale ou prĂ©dĂ©terminĂ©e, câest-Ă -dire attachĂ©e Ă quelque circonstance dĂ©terminĂ©e dâavance. Il est Ă©vident que lâĂ©limination fortuite ne saurait jamais ĂȘtre une garantie, car elle exclut toute possibilitĂ© de choix et de prĂ©fĂ©rence. Si on a lieu de se dĂ©fier tellement des autres modes dâĂ©limination que, loin de les envisager comme des garanties, on puisse en attendre un effet diamĂ©tralement contraire Ă celui des garanties ; alors le tirage au sort est le moyen le plus simple dâĂ©chapper Ă ce ET DE SES DIVERSES ESPECES. 47 danger. Il ne garantit point que les plus aptes seront Ă©liminĂ©s ; mais il empĂȘehe que les moins aptes ne le soient de prĂ©fĂ©rence. A AthĂšnes, on faisait un frĂ©quent usage de ce moyen. La plupart des fonctionnaires de lâordre judiciaire et de lâordre exĂ©cutif, en particulier les membres du sĂ©nat et ceux du tribunal des HĂ©liastes, Ă©taient Ă©liminĂ©s par le sort. Cependant cette Ă©limination fortuite Ă©tait combinĂ©e avec une Ă©limination lĂ©gale, puisque le sort ne pouvait tomber que sur des citoyens ĂągĂ©s dâun certain nombre dâannĂ©es, et nâayant pas encouru lâexclusion par quelquâun des actes auxquels la loi lâavait attachĂ©e. A Rome, lâĂ©limination fortuite nâĂ©tait point employĂ©e. Câest quâĂ Rome la plupart des fonctions Ă©taient exercĂ©es par des individus revĂȘtus, dans le cercle de leurs attributions, dâun pouvoir illimitĂ©, et agissant seuls sous leur responsabilitĂ© personnelle; tandis quâĂ AthĂšnes elles Ă©taient en gĂ©nĂ©ral confiĂ©es Ă des corps nombreux qui ne pouvaient agir que par majoritĂ©s et sauf lâappel au peuple. Or, 48 de lâĂ©limination en gĂ©nĂ©ral , on conçoit aisĂ©ment que le sort, qui prĂ©sentait de graves dangers dans le premier systĂšme, puisquâil pouvait revĂȘtir temporairement lâhomme le plus inepte ou le plus pervers dâune autoritĂ© presque illimitĂ©e, nâavait point le mĂȘme inconvĂ©nient dans le second. AppliquĂ© Ă une magistrature collĂ©giale, le sort est dangereux, prĂ©cisĂ©ment en raison inverse du nombre des fonctionnaires composant le collĂšge. Les deux autres modes dâĂ©limination sont des actes dâune volontĂ© intelligente ; mais dans lâĂ©lection, cette volontĂ© agit immĂ©diatement; dans lâĂ©limination lĂ©gale, elle nâagit que mĂ©- diatement, et Ă lâaide du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur. Dans lâĂ©lection, lâĂȘtre intelligent appelle des individus dĂ©terminĂ©s Ă lâexercice de telle fonction, aussi dĂ©terminĂ©e ; dans lâĂ©limination lĂ©gale, il pose dâavance le principe que les individus qui se distingueront des autres par un ou plusieurs critĂšres dĂ©terminĂ©s, seront appelĂ©s ou pourront seuls ĂȘtre appelĂ©s Ă lâexercice de certaines fonctions ou dâune fonction quelconque. DE SES DIVERSES ESPECES. 49 Presque tous les systĂšmes Ă©lectoraux usitĂ©s sont des combinaisons de ces divers modes dâĂ©limination. Les conditions dâĂ©ligibilitĂ© aux fonctions lĂ©gislatives, telles quâon les trouve Ă©tablies, par exemple, en France et en Angleterre, sont une Ă©limination lĂ©gale qui, se combinant avec lâĂ©lection, produit lâĂ©limination dĂ©finitive des dĂ©putĂ©s^ Le corps qui, Ă GenĂšve, sous le nom de Tribunal de Recowrs, est chargĂ© de prononcer Ă la fois sur les recours en grĂące, les recours en rĂ©vision et les pourvois en cassation en matiĂšre criminelle, est formĂ© par la combinaison de lâĂ©lection avec lâĂ©limination fortuite. Vingt-quatre des membres dont il se compose sont tirĂ©s au sort parmi les membres du corps lĂ©gislatif; et le corps lĂ©gislatif est Ă©lu par un collĂšge Ă©lectoral. 11 serait facile de signaler dâautres combinaisons de ce genre. Dans les rĂ©publiques de la Suisse et des Etats-Unis, les fonctionnaires sont en gĂ©nĂ©ral Ă©liminĂ©s par Ă©lection les fonctionnaires lĂ©gislatifs, par lâĂ©lection directe ; les fonction- L 4 oO de l'Ă©limination en gĂ©nĂ©ral, naires exĂ©cutifs et judiciaires, par lâĂ©lection indii'ecte. Dans les monarchies hĂ©rĂ©ditaires, le prince, Ă©liminĂ© lĂ©galement en vertu de lâordre de succession qui lâappelle au trĂŽne, choisit les fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires, dont la nomination est par consĂ©quent le produit dâune Ă©limination lĂ©gale et dâune Ă©lection combinĂ©e. Lorsque lâĂ©limination fortuite se combine avec quelque autre mode dâĂ©limination, elle nâen altĂšre point le rĂ©sultat ; elle ne le rend ni meilleur, ni plus mauvais. Il nâen est pas de mĂȘme dans la combinaison des autres modes entre eux. Si lâĂ©lection est organisĂ©e de maniĂšre Ă produire le meilleur rĂ©sultat possible, câest-Ă -dire Ă Ă©liminer dâun nombre donnĂ© de candidats les plus aptes aux fonctions gouvernementales, la dĂ©termination de ces candidats par des conditions dâĂ©ligibilitĂ©, ou en dâautres termes, leur Ă©limination lĂ©gale restreint le nombre des choix possibles et peut avoir pour effet dâen exclure de trĂšs- dĂ©sirables; car lâĂ©limination lĂ©gale est tou- ET DE SES DIVERSES ESPECES. 51 jours plus ou moins entachĂ©e de lâimperfection inhĂ©rente au procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur ; elle admet ou exclut les individualitĂ©s dâaprĂšs lâobservation de certains faits sociaux quâelle Ă©rige en rĂšgles absolues, quoiquâils soient sujets Ă une foule dâexceptions. AprĂšs ces considĂ©rations gĂ©nĂ©rales sur lâĂ©limination, jâentre dans lâexamen particulier des deux derniers modes, pour rechercher Ă quelles conditions et par quelle organisation ils peuvent devenir des garanties efficaces. 52 de lâĂ©lection. VWWAMVAV /VVVWVW\\NV»i\W\ W\WVW>%vmVWVnWVVWMM\WVW\WVVWM\VWVMM\M CHAPITRE II. De lâĂlection. Section - I". â De lâĂlection en gĂ©nĂ©ral. Ce qui distingue lâĂ©lection de lâĂ©limination fortuite, câest quâelle est rĂ©gie par la volontĂ© dâun ĂȘtre pensant, et que, par consĂ©quent, on peut, jusquâĂ un certain point, la diriger et en prĂ©voir le rĂ©sultat. Ce nâest pas un fait accidentel gouvernĂ© par le hasard, câest-Ă - dire par des causes entiĂšrement inconnues; câest un fait psychologique, gouvernĂ© par des causes que nous ne connaissons pas toujours complĂštement, mais que nous pouvons connaĂźtre et apprĂ©cier avec de lâĂ©tude et de la rĂ©flexion. Est-ce Ă dire que les rĂ©sultats de ce mode dâĂ©limination soient toujours meilleurs que ceux des autres? Non, sans doute. Ils peu- DE LâĂLECTION. vent ĂȘtre plus mauvais que ceux mĂȘme de lâĂ©limination fortuite; il suffirait pour cela que la volontĂ© de lâĂȘtre qui Ă©lit fĂ»t dirigĂ©e par des motifs de telle nature, quâil prĂ©fĂ©rĂąt lâinaptitude Ă lâaptitude dans la personne des candidats. Dans ce cas, lâĂ©limination par le sort prĂ©senterait au moins une chance favorable, tandis que lâĂ©lection nâen prĂ©sente aucune. LâĂ©lection, considĂ©rĂ©e in abstracto, nâest donc point en elle-mĂȘme une garantie. Elle nâen devient une que par son organisation in concreto, par lâexistence prĂ©alable de certaines dipositions de la part de lâĂ©lecteur. LâĂ©lection est une Ă©limination faite par la volontĂ© dâun ĂȘtre pensant ; elle tire son caractĂšre du caractĂšre de cette volontĂ©. Section II e .â DelĂ capacitĂ© Ă©lectorale en gĂ©nĂ©ral. Un bon choix de la part de lâĂ©lecteur exige deux conditions distinctes discernement des aptitudes; volontĂ© dâĂ©liminer les sujets qui possĂšdent ces aptitudes au plus haut degrĂ©. Il en est de la capacitĂ© pour 54 de lâĂ©lection. Ă©lire, comme de la capacitĂ© pour les fonctions gouvernementales et pour toutes les autres fonctions; elle se compose de deux Ă©lĂ©mens aussi essentiels lâun que lâautre lâintelligence et la volontĂ©. Deux questions se prĂ©sentent donc ici Ă notre examen 1° Chez quels membres de lâassociation se trouvera la volontĂ© dâĂ©lire les sujets les plus aptes? 2° Quels Ă©lecteurs, parmi ceux dont la volontĂ© prĂ©sente ce caraclĂšre, y joindront le discernement nĂ©cessaire pour lâaccomplir ? Et dâabord, quels sont les Ă©lecteurs intĂ©ressĂ©s Ă ce que les sujets les plus aptes soient Ă©lus, et disposĂ©s par consĂ©quent Ă les Ă©lire ? Ce sont tous les membres de lâassociation, pris collectivement; car câest dans lâintĂ©rĂȘt de tous que les fonctions doivent ĂȘtre exercĂ©es. LâĂ©lection rĂ©gie par toutes ces volontĂ©s individuelles ne pourrait tomber, en dĂ©finitive, que sur des candidats disposĂ©s Ă fonctionner selon F intĂ©rĂȘt de tous, ou au moins du plus grand nombre. de lâĂ©lection. 55 Chaque membre de lâassociation, considĂ©rĂ© isolĂ©ment, est intĂ©ressĂ© Ă Ă©lire les candidats qui fonctionneraient selon son intĂ©rĂȘt individuel, ou selon lâintĂ©rĂȘt de la catĂ©gorie sociale Ă laquelle il appartient. LâĂ©lection confiĂ©e Ă un seul individu ne serait donc pas une garantie pour les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de lâassociation. A un individu isolĂ© substituez une catĂ©gorie ou une fraction quelconque de la sociĂ©tĂ©, le danger subsiste quoi- quâĂ un moindre degrĂ©. Tant quâune partie quelconque de lâassociation est exclue de lâexercice du droit Ă©lectoral, il est impossible dâaffirmer d'avance que lâĂ©lection aura lieu dans le sens des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Mais rĂ©unissez les suffrages de tous sans exception, alors les sujets sur lesquels en dĂ©finitive le plus grand nombre de ces suffrages se sera portĂ©, seront, autant du moins que cela est possible, les Ă©lus de tous ; le choix de ces candidats sera lâexpression de la volontĂ© du plus grand nombre, câest-Ă -dire de ce quâil y aura eu de commun dans les volontĂ©s individuelles de ce plus grand nombre, ou 56 de l'Ă©lection. en dâautres termes , de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©rai. Quâen conclure ? Câest que le suffrage universel est le maximum, lâidĂ©al de la garantie que nous cherchons. Câest le point de perfection vers lequel on doit sans cesse tendre. LâĂ©lection est sans doute une garantie bien long-temps avant quâon ait atteint ce maximum ; mais elle ne devient complĂšte quâalors. Plus elle sâapproche du suffrage universel, plus les intĂ©rĂȘts dans le sens desquels elle sâopĂšre deviennent gĂ©nĂ©raux. Ceci nâest vrai toutefois que dans lâhypothĂšse dâune volontĂ© intelligente et libre chez les Ă©lecteurs. Cette volontĂ© sera-t-elle toujours intelligente ? Câest notre seconde question. Section III e . âĂlĂ©ment intellectuel de la capacitĂ© Ă©lectorale. En lĂ©gislation, comme en mĂ©decine, on trouve un certain nombre dâadages qui cirĂšu- lent dans le monde et passent pour des vĂ©ritĂ©s sous lâautoritĂ© de quelque grand maĂźtre. Ce sont des paroles auxquelles leurs auteurs nâattachaient souvent quâun sens tout-Ă -fait. particulier, mais qui, recueillies et reproduites par la foule, deviennent de vĂ©ritables axiomes quâil nâest plus permis de rĂ©voquer en doute. Montesquieu avait dit » Le peuple est admirable dans ses choix. » On sâest emparĂ© de cette assertion de lâillustre prĂ©sident pour en faire une formule gĂ©nĂ©rale applicable Ă tous les cas. Or, de quel peuple parlait l'auteur de lâEsprit des lois ? Ce nâĂ©tait pas de celui quâil voyait autour de lui, du peuple français, pauvre peuple alors , et qui nâavait rien du tout Ă choisir. CâĂ©tait du peuple des anciennes rĂ©publiques, du peuple dâAthĂšnes et de Rome ; de ces citoyens propriĂ©taires qui passaient une partie de leur vie sur la place publique , tandis que leurs femmes et leurs esclaves travaillaient pour eux. Nul doute quâun tel peuple ne fĂ»t trĂšs-apte en gĂ©nĂ©ral Ă faire de bons choix, ce qui nâempĂšchait pas quâil nâen fit quelquefois de fort mauvais, ainsi que lâhistoire nous lâapprend. Nous vivons, nous , sous une organisation sociale toute diffĂ©rente. La libertĂ© civile est 58 de lâĂ©lection. le partage de tout le monde. Tous les membres de lâassociation politique sont des personnes dans le sens lĂ©gal ; aucun dâeux nâest considĂ©rĂ© comme la chose dâun autre. Il en rĂ©sulte que le peuple, dans nos sociĂ©tĂ©s modernes , comprend des ĂȘtres arrivĂ©s Ă tous les degrĂ©s possibles du dĂ©veloppement intellectuel, depuis le manĆuvre qui nâa guĂšre dĂ©veloppĂ© que sa force musculaire,jusquâau savant qui nâa dĂ©veloppĂ© que son esprit. Lorsque nous parlons du suffrage universel, nous entendons la facultĂ© dâĂ©lire accordĂ©e Ă tous, sans restriction aucune, puisque tous sont des membres libres de lâassociation, ayant leurs tendances individuelles Ă satisfaire, et, formant des unitĂ©s distinctes du grand tout s;oeial. La question qui nous occupe est donc en giande partie une question de fait, gouvernĂ©e par les spĂ©cialitĂ©s propres Ă chaque cas particulier; car, lâĂ©tat intellectuel et moral du peuple dans les diverses sociĂ©tĂ©s, et Ă des Ă©poques diverses, nâest point le mĂȘme. Cependant, il faut reconnaĂźtre que les nations europĂ©ennes ont pris, en vieillissant, des phy- 1E L ĂLECTION. 59 sionomies assez, semblables, au moins dans leurs principaux traits. Aussi elles contiennent toutes une classe nombreuse dâindividus qui ne reçoivent et ne peuvent recevoir presque aucun dĂ©veloppement intellectuel. Quoi quâil en soit, je dis que des hommes dont tous les efforts et tous les momens sont consacrĂ©s au dĂ©veloppement de leurs facultĂ©s physiques, de leurs organes externes, de la partie purement mĂ©canique de leur ĂȘtre, ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s de piano et en thĂšse gĂ©nĂ©rale, comme capables dâexercer le droit Ă©lectoral. En effet, que doit faire un Ă©lecteur ? Ă quelles opĂ©rations de lâintelligence est-il appelĂ© ? Il doit dâabord apprĂ©cier les aptitudes intellectuelles et morales des candidats. Il doit donc les connaĂźtre, avoir vĂ©cu dans leur sphĂšre dâactivitĂ©, et surtout comprendre cette sphĂšre dâactivitĂ©. Or, cette sphĂšre dâactivitĂ© Ă©tant essentiellement intellectuelle, peut demeurer trĂšs-Ă©trangĂšre aux hommes dont il sâagit. Lâidiosyncrasie dâun candidat apte aux fonctions gouvernementales est un fait qui leur Ă©chappe com- 60 de lâĂ©lection. plĂštement, et quâils ne peuvent nullement apprĂ©cier dans le cours ordinaire des choses. Et ce nâest pas tout. LâĂ©lecteur, ai-je dit, choisira les candidats dont les intĂ©rĂȘts sont conformes aux siens, et de la masse de ces Ă©lections intĂ©ressĂ©es doit rĂ©sulter une nomination dĂ©finitive reprĂ©sentant les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Oui; mais pour cela il faut que lâĂ©lecteur connaisse ses intĂ©rĂȘts, ses vrais intĂ©rĂȘts. Or, cette seconde apprĂ©ciation est plus difficile encore que la premiĂšre. Rien nâest plus commun, mĂȘme parmi la classe moyenne des sociĂ©tĂ©s, que de se faire illusion sur ses vrais intĂ©rĂȘts par rapport Ă un acte du gouvernement. Il suffit de songer aux lois Ă©conomiques et fiscales, pour se rappeler une sĂ©rie de cas dans lesquels le vulgaire est sujet Ă mĂ©connaĂźtre ses vrais intĂ©rĂȘts. Quâil y ait des populations plus avancĂ©es que dâautres Ă cet Ă©gard, câest ce que je ne prĂ©tends point contester. Quâil y en ait chez lesquelles le droit Ă©lectoral pĂ»t ĂȘtre accordĂ© Ă tous, câest ce que je suis disposĂ© Ă croire. Dans les pays oĂč une bonne organisation mu- IE L ELECTION. 61 nicipale et le droit illimitĂ© d association appellent les citoyens Ă dĂ©ployer frĂ©quemment et en public leurs aptitudes intellectuelles et morales, en mĂȘme temps quâune instruction primaire trĂšs-rĂ©pandue et une presse dĂ©gagĂ©e de toute entrave permettent aux plus ignorans dâacquĂ©rir une connaissance gĂ©nĂ©rale des questions de politique et de lĂ©gislation; lĂ , sans doute, on peut donner au droit Ă©lectoral toute lâextension qui est nĂ©cessaire pour en faire une garantie thĂ©oriquement complĂšte. Je soutiens seulement que la capacitĂ© Ă©lectorale universelle nâest pas un rĂ©sultat nĂ©cessaire de lâorganisation sociale des peuples modernes; que le dĂ©veloppement de cette capacitĂ© tient Ă des circonstances spĂ©ciales, Ă la prĂ©sence ou Ă la forme de certaines institutions, et que, par consĂ©quent, quoique le suffrage universel soit la forme la plus parfaite de la garantie Ă©lectorale, quoiquâil soit le but dont on doit constamment chercher Ă sâapprocher, il ne saurait absolument pas ĂȘtre appliquĂ© dâemblĂ©e Ă une sociĂ©tĂ© quelconque, parce quâil peut y avoir 62 de lâĂ©lection. dans toute sociĂ©tĂ© une classe nombreuse de citoyens incapables dâexercer le droit Ă©lectoral. Si les Ă©lecteurs incapables restaient dans un Ă©tat dâignorance passive, et par consĂ©quent dâindiffĂ©rence complĂšte relativement au rĂ©sultat de lâĂ©lection, leur coopĂ©ration prendrait le caractĂšre dâune Ă©limination fortuite qui offrirait autant de chances pour une bonne Ă©lection que pour une mauvaise. Malheureusement il nâen va pas ainsi. Leux- ignorance est bientĂŽt exploitĂ©e par les candidats, ou par ceux des Ă©lecteurs dont lâopinion est formĂ©e. On stimule leur indiffĂ©rence par des flatteries ou des largesses; on soulage leur paresse par des listes prĂ©parĂ©es dâavance; on enrĂŽle, on recrute, et lâĂ©lection dĂ©finitive, au lieu de donner lâexpression des intĂ©rĂȘts rĂ©els de la nation prise collectivement, ne donne que celle des intĂ©rĂȘts de deux ou trois catĂ©gories qui ont su attirer Ă elles et rassembler sous leurs banniĂšres des fractions plus ou moins fortes de la masse des Ă©lecteurs passifs. de lâĂ©lection. 63 Je le rĂ©pĂšte, lâĂ©lection est une garantie quâil est rarement possible dâamener en pratique Ă son Ă©tat de perfection, parce que, chez la plupart des nations, mĂȘme les plus policĂ©es, une portion notable des citoyens dont les suffrages individuels seraient nĂ©cessaires pour donner un rĂ©sultat conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, sont incapables de discerner, soit leurs vrais intĂ©rĂȘts, soit lâaptitude des Ă©ligibles. Dans lâĂ©tat actuel de la plupart de nos sociĂ©tĂ©s, le suffrage universel ne serait quâune dĂ©ception. Nâen est-ce pas une aussi dâĂ©tendre le droit Ă©lĂ©ctoral sans avoir prĂ©alablement travaillĂ©, par des institutions et des mesures convenables, Ă Ă©tendre la capacitĂ© Ă©lectorale? Vous croyez, par lĂ , renforcer la garantie de lâĂ©lection et obtenir un rĂ©sultat meilleur quâauparavant ; mais ce rĂ©sultat est viciĂ© dâavance par lâincapacitĂ© des Ă©lecteurs que vous ajoutez Ă la masse. En les appelant Ă y coopĂ©rer, vous nâaugmentez point le nombre de joueurs; vous ne faites que jeter au tour de la table une lĂ©gion de 64 de lâĂ©lection. parieurs qui accroĂźtront lâenjeu et rendront la partie plus passionnĂ©e. Les hommes qui dĂ©cident toutes les questions politiques Ă lâaide de formules, telles que la souverainetĂ© du peuple ou le contrat social, tombent dans dâĂ©tranges inconsĂ©quences au sujet du droit Ă©lectoral. Ils proclament le suffrage universel comme un principe absolu, comme lâexercice dâun droit inaliĂ©nable, imprescriptible, inhĂ©rent Ă la qualitĂ© mĂȘme de membre dâune association politique. Et puis, quand ils en viennent Ă lâapplication, ils commencent par dĂ©pouiller de ce droit toutes les femmes, tous les mineurs, tous les condamnĂ©s, etc., câest-Ă -dire plus des trois quarts des membres de lâassociation. Or, comment justifient-ils cette exclusion ? Quant aux femmes, ils prĂ©tendent que leur position, telle que lâont faite les lois et les usages sous lesquels nous vivons, ne permet pas quâon les admette Ă lâexercice des droits politiques. Leur perpĂ©tuelle dĂ©pen- dh lâĂ©lection. 65 dance, les devoirs et les occupations que la maternitĂ© leur impose, la direction particuliĂšre que lâĂ©ducation imprime au dĂ©veloppement de leurs facultĂ©s, dâautres causes encore qui tiennent Ă©galement Ă la forme de notre organisation sociale, concourent Ă rendre les femmes intellectuellement et moralement incapables dâexercer le droit Ă©lectoral. Tout cela est vrai ; mais si de tels motifs dâexclusion sont admis Ă lâĂ©gard des femmes, pourquoi des motifs absolument semblables ne le seraient-ils pas Ă lâĂ©gard des hommes? Si le rĂ©sultat de notre organisation sociale est de rendre impossible le dĂ©veloppement intellectuel de certaines classes de citoyens, de les tenir dans un Ă©tat de dĂ©pendance continuelle, en un mot de les frapper dâincapacitĂ© politique, pourquoi fe- rait-on abstraction de ce fait social quand il sâagit des hommes, et le prendrait-on en considĂ©ration lorsquâil sâagit des femmes? Je cherche en vain quelque motif rationnel de cette diffĂ©rence. On justifie lâexclusion des mineurs par la I- 5 66 de lâĂ©lection. nĂ©cessitĂ© oĂč lâon se trouve de fixer une limite uniforme et arbitraire entre lâenfance et lâĂąge de raison. Lâhomme le mieux douĂ© par la nature ne vient pas au monde tout armĂ©, comme Minerve. Les facultĂ©s qui le rendront capable dâexercer les droits politiques ne se dĂ©veloppent chez lui quâaprĂšs un certain nombre dâannĂ©es, et avec lâaide du temps et de lâĂ©ducation. Oui, mais le droit nâa pas besoin de se dĂ©velopper; il existe ou nâexiste pas; si jâai le droit dâĂ©lire Ă 21 ans, je lâavais Ă©galement Ă 20 ans, Ă 10 ans, le jour de ma naissance. Si vous me le refusez, Ă moi mineur, Ă cause de mon incapacitĂ©, pourquoi ne le refuserez-vous pas Ă©galement au majeur dont lâincapacitĂ© sera constatĂ©e ? Si vous me prĂ©sumez incapable, en vertu dâune loi qui fixe uniformĂ©ment le terme de la minoritĂ©, pourquoi nâĂ©tabliriez-vous pas, de la mĂȘme maniĂšre, des prĂ©somptions dâincapacitĂ© Ă lâĂ©gard des majeurs, s'il en existe dâaussi fondĂ©es? La loi qui fixe un cens Ă©lectoral, ou qui Ă©limine de toute autre maniĂšre des classes dâĂ©lec- de i/Ă©lection. G7 teui's, est absolument de la mĂȘme nature, et fondĂ©e sur les mĂȘmes motifs que celle qui dĂ©termine lâĂąge de la majoritĂ© civile ou politique. Toutes deux sont des applications du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur; toutes deux Ă©tablissent une rĂšgle gĂ©nĂ©rale conforme au plus grand nombre des faits observĂ©s ; toutes deux font abstraction des cas individuels dans lesquels la prĂ©somption se trouve dĂ©mentie par le fait. LâincapacitĂ© du majeur et celle du mineur proviennent absolument de la mĂȘme cause, le dĂ©faut de dĂ©veloppement intellectuel ; je ne saurais voir aucune raison qui puisse nous empĂȘcher dâen tirer la mĂȘme consĂ©quence pratique. Seulement, il faut reconnaĂźtre que certaines institutions peuvent diminuer beaucoup la premiĂšre et la faire mĂȘme presque entiĂšrement cesser, tandis que la seconde Ă©chappera toujours Ă lâaction des lois humaines. On me reprochera peut-ĂȘtre de tomber ici dans un cercle vicieux qui est lâĂ©ternel sophisme des mauvais gouvernemens, et qui consiste Ă refuser au peuple, sous le 68 de lâĂ©lection. prĂ©texte de son incapacitĂ©, les droits dont lâexercice serait justement le plus propre Ă diminuer cette incapacitĂ©. Je conviens que, pour Ă©manciper un peuple, pour lâappeler Ă la libertĂ© politique, lorsquâil en est privĂ©, ou pour amĂ©liorer sa constitution, sâil en a une, il faut bien nĂ©cessairement commencer par un bout et accorder un premier droit qui serve Ă en obtenir un second. Mais serait-ce procĂ©der logiquement que de dĂ©buter par vicier lâinstrument mĂȘme du progrĂšs, lâinstitution qui doit servir Ă perfectionner les autres? Vous avez besoin dâune lĂ©gislature bien composĂ©e pour dĂ©velopper vos institutions politiques, et vous commenceriez par confier au hasard ou Ă la brigue le choix des hommes qui devront y entrer ! Au surplus, il ne faut point confondre la lĂ©gislation constitutionnelle avec la politique, la mission du publiciste, avec celle de lâhomme dâĂ©tat. Le publiciste nâa point Ă enseigner quand ni comment il convient de procĂ©der aux rĂ©formes constitutionnelles ; sa ta- 69 DE lâĂLKCTIOH. che est uniquement de rechercher les critĂšres dâaprĂšs lesquels une constitution doit ĂȘtre apprĂ©ciĂ©e ; de dire quelles sont les lois propres Ă perfectionner lâassociation et Ă lui faire atteindre son but. Quant Ă la marche quâil convient de suivre dans ce perfectionnement, elle est le plus souvent dĂ©terminĂ©e par un ensemble de conjonctures et de faits spĂ©ciaux qui ne se prĂȘtent point aux calculs de la science, et ne se prĂȘtent malheureusement pas toujours Ă ceux de la politique. Section IV. â ElĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale. Jâai dit que la volontĂ© de lâĂ©lecteur doit ĂȘtre une volontĂ© libre ; jâentends par lĂ celle qui ne lui est inspirĂ©e que par son intĂ©rĂȘt ou ce quâil croit ĂȘtre son intĂ©rĂȘt, comme membre de lâassociation politique, et relativement Ă lâĂ©lection elle-mĂȘme. On conçoit que lâĂ©lecteur intellectuellement le plus capable , puisse ĂȘtre engagĂ© Ă voter contre cet intĂ©rĂȘt, par lâespĂ©rance dâun bien ou la crainte dâun mal individuel et prochain. Je dĂ©signe 70 de lâĂ©lection. sous le nom de corruption Ă©lectorale , les divers moyens qui peuvent ĂȘtre mis en usage pour obtenir ce fĂącheux rĂ©sultat. Ces moyens se divisent en deux grandes classes corruption par captation, corruption par intimidation. Dans ceux de la premiĂšre, câest par lâespĂ©rance dâun bien que lâon agit sur lâĂ©lecteur ; dans ceux de la seconde, câest par la crainte dâun mal. Dans lâun et lâautre cas, on oppose Ă son intĂ©rĂȘt normal un intĂ©rĂȘt anormal qui lâemporte et qui corrompt sa volontĂ©. Les circonstances qui rendent un Ă©lecteur inaccessible Ă la corruption peuvent aussi se ranger sous deux chefs lâindĂ©pendance de caractĂšre et lâindĂ©pendance de position. La premiĂšre peut se rencontrer et se rencontre en effet chez toutes les classes de la sociĂ©tĂ©; cependant il est rare quâelle ne soit pas accompagnĂ©e dâun certain degrĂ© de dĂ©veloppement intellectuel. La seconde est le rĂ©sultat dâune donnĂ©e matĂ©rielle sur laquelle on peut baser avec quelque certitude une prĂ©somption lĂ©gale. En effet, les mem- DE L ELECTION. 71 Lies de lâassociation politique, envisagĂ©s sous le rapport des moyens quâils ont de pourvoir Ă leurs besoins, appartiennent Ă lâune ou Ă lâautre de ces deux catĂ©gories; ou ils disposent dâun fonds, câest-Ă -dire dâun approvisionnement prĂ©alable dont ils tirent un revenu ; ou bien ils vivent du salaire de leur travail. Dans la premiĂšre catĂ©gorie, sont compris les propriĂ©taires et les capitalistes; dans la seconde, les salariĂ©s de toute espĂšce. Or, si lâon considĂšre ces deux catĂ©gories collectivement, il est certain que la premiĂšre dĂ©pend de la seconde; câest par le travail de la seconde quâelle existe et quâelle satisfait Ă tous ses besoins. Mais, le rapport est inverse entre les individus dont se compose chaque catĂ©gorie; le salariĂ©, pris individuellement, a besoin, Ă chaque instant donnĂ©, dâun fonds auquel il puisse appliquer son travail ; il se trouve par consĂ©quent sous la dĂ©pendance immĂ©diate de ceux auxquels les fonds sont appropriĂ©s, tandis que ceux-ci, pouvant Ă la rigueur consommer le fonds lui-mĂȘme, ne sont pas dans la nĂ©- 72 de lâĂ©lection. cessitĂ© continuelle et incessante de recourir au travail des salariĂ©s. Les petits capitalistes qui font valoir eux- mĂȘmes leurs fonds, tels que les artisans et les marchands en dĂ©tail, se trouvent dans une position trĂšs-voisine de celle des salariĂ©s. Dâun cĂŽtĂ©,, lâexiguitĂ© de leurs capitaux ne leur permet pas de les entamer sans compromettre toute leur existence, tandis que de lâautre, le marchĂ© de leur produit est si restreint, que la perte dâun seul consommateur diminuerait irrĂ©parablement leur revenu. En outre, lâhomme riche a plusieurs moyens dâagir sur la volontĂ© de ceux mĂȘme qui ne dĂ©pendent pas immĂ©diatement de lui pour la satisfaction de leurs besoins. Quand notre existence matĂ©rielle est assurĂ©e, il nous reste encore mille besoins factices, parmi lesquels ceux de la vanitĂ© jouent le premier rĂŽle. Lâhomme qui a de quoi les satisfaire pour lui et pour dâautres, exerce donc une influence inĂ©vitable sur celui qui nâa pas de quoi les satisfaire pour lui-mĂȘme; influence qui sâĂ©tend sur les petits propriĂ©taires et sur de lâĂ©lection. 73 une bonne partie des classes moyennes de la sociĂ©tĂ©. Il est facile de concevoir comment, grĂące Ă l'emploi des divers moyens de corruption que je viens de signaler, le rĂ©sultat dâune opĂ©ration Ă©lectorale se trouve altĂ©rĂ©. Les Ă©lecteurs sont moralement incapables; leur volontĂ© nâest plus conforme Ă leur intĂ©rĂȘt normal. Quâils connaissent cet intĂ©rĂȘt ou non, peu importe; seulement ceux qui le connaissent en sont moins facilement dĂ©tournĂ©s que ceux qui lâignorent. Par lâeffet de la corruption, la garantie de lâĂ©lection devient illusoire et fallacieuse. LâĂ©lection se prĂ©sente comme lâĆuvre dâun grand nombre dâĂ©lecteurs, tandis quâelle nâest en rĂ©alitĂ© que ifcelle dâun petit nombre ; elle se prĂ©sente comme lâexpression des intĂ©rĂȘts individuels de tous les Ă©lecteurs, et par consĂ©quent de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ; tandis quâelle nâexprime en rĂ©alitĂ© que les intĂ©rĂȘts de certaines catĂ©gories, qui disposent seules des divers moyens de corruption Ă©lectorale. Ce qui se passe en Angleterre, mĂȘme de- 74 DE L ELECTION. puis le bill de rĂ©forme, nous offre un exemple frappant des effets de la corruption Ă©lectorale. Une fraction considĂ©iâĂ ble de la Chambre des Communes est toujours formĂ©e dâhommes dĂ©vouĂ©s aux intĂ©rĂȘts de lâaristocratie, câest-Ă -dire aux intĂ©rĂȘts dâun petit nombre de privilĂ©giĂ©s, aux intĂ©rĂȘts dâune fraction infiniment petite de la nation entiĂšre. On comprend au reste que plus les richesses sont inĂ©galement distribuĂ©es, plus les moyens de corruption sont puissans de la part de ceux qui les mettent en Ćuvre, efficaces auprĂšs de ceux sur lesquels ils sont employĂ©s. Les lois qui Ă©tablissent le partage Ă©gal des successions, et en gĂ©nĂ©ral toutes celles qui tendent Ă niveler les fortunes, tendent par cela mĂȘme Ă augmenter le nombre des hommes indĂ©pendans, et Ă diminuer celui des hommes dĂ©pendans; elles tendent en mĂȘme temps Ă diminuer chez les premiers la puissance corruptrice et les motifs qui les porteraient Ă lâexercer. Il y a un rapport intime, plus intime quâon ne paraĂźt communĂ©ment le croire, entre les lois civiles et les 75 ue lâĂ©lection. lois constitutionnelles ; entre les institutions qui forment la base de lâorganisation sociale de chaque peuple, et les institutions politiques auxquelles il est propre. Câest une grave erreur de considĂ©rer la forme du gouvernement comme une forme purement extĂ©rieure, qui peut se changer au grĂ© du lĂ©gislateur, et suivre dans leur capricieux dĂ©veloppement, les systĂšmes de lâĂ©colei En rĂ©sumĂ©, lâĂ©lĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale, nâest pas plus universel a priori que lâĂ©lĂ©ment intellectuel. On ne peut de piano et sans examen en prĂ©sumer lâexistence , ni par consĂ©quent accorder dâemblĂ©e le droit Ă©lectoral Ă tous les membres de lâassociation, en les supposant mĂȘme tous douĂ©s de la capacitĂ© intellectuelle, Ă moins quâil ne soit possible dâintroduire dans les formes de lâĂ©lection et dans le mode dâexercice du droit Ă©lectoral quelque disposition propre Ă prĂ©server efficacement le vote des Ă©lecteurs de toute influence corruptrice. 76 de lâĂ©lection. Section v. â PrĂ©servatifs contre lâincapacitĂ© morale des Ă©lecteurs. Quel prĂ©servatif trouverons-nous contre lâinfluence quâexercent, sur des hommes nĂ©cessiteux ou faibles de caractĂšre, les largesses ou les procĂ©dĂ©s hostiles, les promesses ou les menaces, les cajoleries ou les tĂ©moignages de mĂ©pris de ceux qui sont intĂ©ressĂ©s Ă les corrompre? Une loi prohibera-t-elle ces manĆuvres en y attachant la nullitĂ© de lâĂ©lection et des sanctions pĂ©nales contre le suborneur et le subornĂ©? Une loi! oui, sâil ne sâagit que de la faire et de la promulguer. Les modĂšles ne nous manqueront pas, depuis la loi Jalia de ambitu de lâempereur Auguste, jusquâaux nombreux statuts du parlement anglais sur la bribery. Mais si, non contens dâavoir une loi Ă©crite, nous tenons encore Ă ce quâelle soit exĂ©cutĂ©e, nous rencontrerons Ă chaque pas des difficultĂ©s insurmontables, et nous trouverons quâen pratique ces lois nâont jamais Ă©tĂ© que de vains Ă©pouvantails, sans aucune efficacitĂ© rĂ©elle. / 77 de lâĂ©lection. On concevrait Ă la rigueur que la corruption proprement dite, celle qui sâopĂšre par des largesses et qui se rĂ©sume en un fait palpable, en un fait que lâon peut judiciairement constater, on concevrait, dis-je, que celle-lĂ du moins pĂ»t ĂȘtre efficacement prĂ©venue par une loi pĂ©nale. Cependant, la pratique des Ă©lections anglaises fournit une preuve frappante du contraire. Ce genre de corruption sây exerce chaque annĂ©e hautement, publiquement, malgrĂ© des statuts formels qui punissent le suborneur et le subornĂ© dâune amende de 500 liv. sterl. et dâune incapacitĂ© perpĂ©tuelle de voter ou dâexercer aucune fonction publique. Ces statuts restent sans exĂ©cution ; lâopinion publique elle-mĂȘme a cessĂ© de se montrer sĂ©vĂšre pour ce honteux trafic des consciences Ă©lectorales; elle ne frappe dâaucune rĂ©probation ceux qui achĂštent les votes ni ceux qui les vendent. On sait ce quâa coĂ»tĂ©, ce que coĂ»tera lâĂ©lection dâun membre du Parlement; lui-mĂȘme sâen vante, et sâen vante dâautant plus que la somme est plus considĂ©rable. Un candidat 78 DE L ELECTION. vivement portĂ© par un parti, se trouve-t-il hors dâĂ©tat de faire cette dĂ©pense, on ouvre une souscription pour y pourvoir, câest-Ă - dire pour dĂ©frayer les Ă©lecteurs nĂ©cessiteux, pour les transporter sur le lieu de lâĂ©lection, les fĂȘter et les solder, chacun selon ses besoins. En prĂ©sence de ces faits, je ne pense pas quâil soit permis de croire encore Ă lâefficacitĂ© de pareilles lois ; je dis Ă leur efficacitĂ© durable, car il est possible que, dans les premiĂšres annĂ©es de leur promulgation, ou chez un peuple nouvellement constituĂ©, les menaces du lĂ©gislateur produisent quelque effet salutaire. Admettons cependant, pour un moment, que le genre particulier de corruption que je viens de mentionner puisse ĂȘtre efficacement prĂ©venu ; vous nâaurez pas obtenu grand chose ; vous nâaurez empĂȘchĂ© que les faits palpables, les faits judiciairement apprĂ©ciables , de corruption ; vous ne pourrez sĂ©vir que contre les personnes qui auront eu la maladresse de vendre ou dâacheter un suffrage par une convention expresse et dont DE lâ 79 il reste des traces. Or, un marchĂ© de cette nature peut se faire tacitement, sans laisser aucune trace, sans se manifester par aucun fait extĂ©rieur apprĂ©ciable aux sens et de nature Ă ĂȘtre constatĂ© en justice. Dâailleurs, les suffrages ne se vendent pas toujours Ă prix dâargent. Les autres procĂ©dĂ©s captatoires ou comminatoires rĂ©ussissent auprĂšs de bon nombre dâĂ©lecteurs qui rougiraient de vendre leur conscience au poids de lâor, ou de cĂ©der Ă des menaces expresses. Quelle loi feriez-vous pour atteindre les faits de cette nature? comment les constater? Comment lire dans lâĂąme dâun Ă©lecteur les motifs qui ont agi sur sa dĂ©termination, et dĂ©cider si les motifs impurs ont prĂ©valu sur les autres ? Reconnaissons donc quâil nây a aucun remĂšde direct contre la corruption Ă©lectorale, aucun moyen de la rendre atteignable en justice sous toutes ses formes. Restent les moyens indirects, savoir libertĂ© et publicitĂ© de lâĂ©lection ; secret du vote. Je nâentrerai point dans le dĂ©tail des prĂ©- I. 5, 80 de lâĂ©lection. cautions nĂ©cessaires pour assurer aux Ă©lecteurs, pendant les opĂ©rations Ă©lectorales, la plus entiĂšre libertĂ©. Elles consistent essentiellement Ă Ă©loigner du lieu oĂč se fait lâĂ©lection tout appareil de force militaire, Ă empĂȘcher tout acte de contrainte morale ou physique de la part des autoritĂ©s civiles ou dâautres personnes intĂ©ressĂ©es au rĂ©sultat de lâĂ©lection. La publicitĂ© la plus complĂšte doit accompagner toutes les opĂ©rations Ă©lectorales, sauf le vote lui-mĂȘme. Il faut que lâaction de voter, celle de recueillir les votes, celle de les dĂ©chiffrer, de les compter et dâen prononcer le rĂ©sultat, aient lieu sous le contrĂŽle immĂ©diat de toutes les parties intĂ©ressĂ©es, câest- Ă -dire de la masse des citoyens, Ă©lecteurs ou non. Enfin, il faut que le vote soit secret. Câest lĂ le vĂ©ritable prĂ©servatif, le prĂ©servatif seul efficace contre la corruption Ă©lectorale. Le vote au scrutin, appliquĂ© aux opĂ©rations Ă©lectorales, a toujours un avantage Ă©vident qui manque au vote public, celui de prĂ©- ue lâĂ©lection. 81 server lâĂ©lecteur des influences corruptrices extĂ©rieures, et de le livrer aux seules inspirations de sa conviction individuelle. Dans un corps Ă©lectoral qui renferme, ou qui est censĂ© renfermer toutes les capacitĂ©s intellectuelles du pays, la convenance, ou plutĂŽt la nĂ©cessitĂ© du vote secret ne saurait donc ĂȘtre lâobjet dâun doute raisonnable. Les Ă©lecteurs ne peuvent recevoir du dehors aucune impulsion tutĂ©laire. Lâopinion des non-Ă©lecteurs nâest point Ă©clairĂ©e ; il nây a aucune raison de dĂ©sirer quâelle prĂ©vale sur celle des Ă©lecteurs, en supposant mĂȘme que lâintĂ©rĂȘt de ceux-ci ne reprĂ©sentĂąt pas collectivement lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. La question nâest plus aussi simple lorsquâon lâapplique Ă un corps constituĂ©, revĂȘtu de fonctions gouvernementales, et appelĂ© , en cette qualitĂ©, Ă Ă©lire dâautres fonctionnaires. Les membres dâun tel corps ne sont point considĂ©rĂ©s comme les seuls capables relativement Ă lâĂ©lection ; et, en outre, ils ont, comme corps constituĂ©, câest-Ă -dire comme fonctionnaires revĂȘtus dâune portion X. 6* 82 de lâĂ©lection. du pouvoir social, des intĂ©rĂȘts particuliers, distincts de leur intĂ©rĂȘt comme membres de lâassociation. Il y a donc, en dehors dâeux, une opinion publique aussi Ă©clairĂ©e que la leur, et qui pourra se prononcer, relativement Ă lâĂ©lection dont ils sont chargĂ©s, dans un sens plus conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Les exemples dâune pareille combinaison ne sont point rares. Aux Ătats-Unis, les sĂ©nateurs du congrĂšs sont Ă©lus par les lĂ©gislateurs des divers Ă©tats. En Suisse, les lĂ©gislatures cantonales sont chargĂ©es de lâĂ©lection de plusieurs fonctionnaires de lâordre judiciaire ou de lâordre exĂ©cutif. Ce qui rend la question douteuse dans ce cas, câest le double caractĂšre que prend la publicitĂ©. Si, dâun cĂŽtĂ©, cette publicitĂ© soumet lâĂ©lecteur au contrĂŽle tutĂ©laire de lâopinion des masses; de lâautre, elle lâexpose Ă lâinfluence corruptrice des individus intĂ©ressĂ©s Ă lâĂ©lection. Par le vote secret, lâĂ©lecteur Ă©chapperait sans doute au rĂ©at de cette influence corruptrice, mais il Ă©chapperait aussi Ă celui du contrĂŽle tutĂ©laire, et se trou- de lâĂ©lection. 83 verait livrĂ© aux inspirations de ses intĂ©rĂȘts de corps. Il nâen est pas dâune Ă©lection comme dâune loi ou de tout autre acte du gouvernement, oĂč la lutte ne sâĂ©tablit quâentre des principes ou des opinions. LâĂ©lection est une question de personnes ; elle met en jeu les amours-propres, les intĂ©rĂȘts, les passions dâindividus ou de catĂ©gories qui possĂšdent dâamples moyens de corruption. Jâavoue que la question, appliquĂ©e Ă ce cas particulier, ne me paraĂźt pas susceptible dâĂȘtre rĂ©solue a priori. La position sociale et lĂ©gale des Ă©lecteurs, telle quâelle rĂ©sulte de lâorganisation du corps auquel ils appartiennent et de lâensemble des institutions du pays, est une donnĂ©e indispensable du problĂšme. Câest Ă lâaide de cette donnĂ©e seulement quâil sera possible de prĂ©voir Ă laquelle des deux influences, tutĂ©laire ou corruptrice, lâĂ©lecteur sera le plus accessible, et de dĂ©cider, par consĂ©quent, sâil convient mieux de le soustraire par le vote secret Ă lâinfluence des individualitĂ©s, que 84 de lâĂ©lection. de le soumettre par le vote public au contrĂŽle de lâopinion des masses. Section VI. â PrĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre l'incapacitĂ© Ă©lectorale. En supposant que les prĂ©servatifs contre la corruption Ă©lectorale eussent toute lâefficacitĂ© dĂ©sirable, il resterait encore Ă se prĂ©munir contre lâincapacitĂ© intellectuelle des Ă©lecteurs. La corruption augmente, sans contredit, le danger qui rĂ©sulte de la coopĂ©ration dâĂ©lecteurs inintelligens, mais elle ne constitue pas seule ce danger. LâĂ©lecteur qui ne connaĂźt ni ses vrais intĂ©rĂȘts, ni la personne des Ă©ligibles, peut sâen faire une idĂ©e fausse, et alors il est aussi dangereux que lâĂ©lecteur corrompu; il peut aussi ne sâen former aucune idĂ©e, câest-Ă -dire se trouver dans un Ă©tat dâindiffĂ©rence complĂšte, quant au rĂ©sultat de lâĂ©lection, et alors il votera au hasard, ce qui rendra sa coopĂ©ration tout-Ă -fait illusoire; ou plutĂŽt, cet Ă©tat dâindiffĂ©rence le rendra tellement accessible aux influences corruptrices, quâaucun prĂ©- DE L ĂLECTION. 85 servatif ne suffira plus pour lâempĂȘcher dây cĂ©der. Ne pouvant se former une opinion par lui-mĂȘme, il aura besoin quâon lui en suggĂšre une dâemprunt, et quâon fournisse Ă sa volontĂ© le motif dĂ©terminant qui lui manque. Il acceptera un suffrage tout prĂ©parĂ© avec reconnaissance, et il en fera usage sans quâon ait besoin, pour lây exciter, dâemployer aucun autre moyen de corruption. Les prĂ©servatifs contre lâincapacitĂ© intellectuelle des Ă©lecteurs sont donc en mĂȘme temps des prĂ©servatifs contre leur incapacitĂ© morale. Ils le sont encore par une autre raison, câest que le dĂ©faut de lâĂ©lĂ©ment qui constitue la capacitĂ© morale entraĂźne, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le dĂ©faut de celui qui constitue la capacitĂ© intellectuelle, en sorte que lâune est souvent accompagnĂ©e de lâautre, et quâelles forment ensemble le caractĂšre distinctif dâune mĂȘme classe de la sociĂ©tĂ©. Câest, en effet, dans une position indĂ©pendante quâon trouve les moyens de se dĂ©velopper intellectuellement j câest la nĂ©cessitĂ© de se livrer Ă un travail mĂ©canique pour pourvoir sa de lâĂ©lection. Ă ses besoins, qui rend le dĂ©veloppement intellectuel impossible. Les prĂ©servatifs qui seront le sujet des sections suivantes peuvent donc ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des prĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre lâincapacitĂ© Ă©lectorale. Les uns consistent Ă rendre lâĂ©lection plus facile; dâautres, Ă neutraliser lâinfluence des Ă©lecteurs incapables sur le rĂ©sultat de lâĂ©lection, en assurant aux Ă©lecteurs capables une influence prĂ©pondĂ©rante ; dâautres, enfin, Ă exclure complĂštement de lâĂ©lection les Ă©lecteurs incapables, en restreignant la concession du droit Ă©lectoral Ă certaines classes de personnes Ă©liminĂ©es par le moyen de prĂ©somptions gĂ©nĂ©rales de capacitĂ©. Section VH. â Ălection dĂ©centralisĂ©ee. Toute Ă©lection est ou devrait ĂȘtre le rĂ©sultat dâun jugement, câest-Ă -dire dâune opĂ©ration de lâintelligence de la part de lâĂ©lecteur. 11 devrait apprĂ©cier les aptitudes des Ă©ligibles, comparer ces aptitudes avec les fonctions 87 de lâĂ©lection. auxquelles il sâagit de les appliquer, et se dĂ©cider dâaprĂšs cette comparaison en faveur des candidats les plus aptes. Or lâapprĂ©ciation des aptitudes individuelles chez un nombre quelconque de personnes est dâautant plus difficile que ce nombre est plus grand. Que le nombre des Ă©ligibles soit considĂ©rable, et lâon peut affirmer dâavance que le choix, de la part de chaque Ă©lecteur , ne pourra porter , avec connaissance de cause, que sur une fort petite fraction de ce nombre. Si le nombre quâil doit Ă©lire dĂ©passe cette fraction, quâarrivera-t-il? Câest quâune partie plus ou moins considĂ©rable de lâĂ©lection sera livrĂ©e aux chances du hasard, ou aux cabales et aux sĂ©ductions des partis intĂ©ressĂ©s Ă la diriger dans un certain sens. Le rĂ©sultat sera nĂ©cessairement faussĂ©. Il ne reprĂ©sentera plus la somme des intĂ©rĂȘts individuels des Ă©lecteurs, ou, ce qui est la mĂȘme chose, les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la masse. Le seul prĂ©servatif Ă ce danger, en supposant que le nombre des places Ă pourvoir soit une donnĂ©e invariable , se trouvera dans la dĂ©cen- 88 de lâĂ©lection'. * tralisation de lâĂ©lection. 11 faut diviser le nombre total des Ă©lecteurs en plusieurs collĂšges Ă©lectoraux et partager proportionel- lement entre eux le nombre des Ă©lections Ă opĂ©rer. Par exemple, vous avez Ă Ă©lire vingt fonctionnaires lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs partagez vos Ă©lecteurs en cinq classes ou collĂšges , et appelez chacun dâeux Ă Ă©lire quatre fonctionnaires. Des chiffres supposĂ©s rendront plus sensible le rĂ©sultat de cette division. Le nombre total des Ă©lecteurs est de 5,000; qui se trouvent Ă©galement rĂ©partis entre les cinq collĂšges Ă©lectoraux. Chaque Ă©lecteur ne connaĂźt que dix Ă©ligibles, et sur ces dix, il y en a cinq qui ne sont connus que de lui et des autres Ă©lecteurs de son arrondissement. Ces cinq personnes, qui, en additionnant les rĂ©sultats de chaque Ă©lection dâarrondissement , formeraient le nombre de vingt-cinq, ne seront point Ă©lues dans le systĂšme centralisĂ©, parce quâelles ne rĂ©uniront chacune quâun cinquiĂšme des suffrages. A leur place seront Ă©lues quinze personnes complĂštement incon- dĂ© lâĂ©lection. ga nues Ă la presque totalitĂ© des Ă©lecteurs, et Ă la nomination desquelles le hasard et la corruption auront seuls concouru. Dans ce systĂšme , comme on voit, les Ă©lecteurs se trouvent frappĂ©s dâincapacitĂ© pour la moitiĂ© de lâopĂ©ration, et cette incapacitĂ© tend Ă vicier les trois quarts du rĂ©sultat. Dans le systĂšme dĂ©centralisĂ©, le choix tombera dâabord sur les cinq Ă©ligibles connus de tous les Ă©lecteurs, ensuite sur quinze Ă©ligibles pris parmi ceux qui sont connus dans chaque arrondissement. Toutefois on peut Ă©lever contre ce dernier systĂšme deux objections qui, si elles ne sont pas assez fortes pour le faire absolument rejeter dans tous les cas, le sont assez pour quâon ne doive y recourir quâaprĂšs un mĂ»r examen. En premier lieu, le rĂ©sultat de lâĂ©lection se prĂ©sente, dans le systĂšme centralisĂ©, comme lâexpression du vĆu de la majoritĂ© de tous les Ă©lecteurs, et il est certainement conforme en partie au vĆu de cette majoritĂ©. Dans le systĂšme dĂ©centralisĂ©, le rĂ©sultat beaux-arts et dont le goĂ»t ne sâest point dĂ©veloppĂ©, elle ne tombe sur des personnes peu capables de faire lâouvrage dont il sâagit. Mais scindez lâopĂ©ration; que la masse des Ă©lecteurs soit seulement appelĂ©e Ă choisir les personnes auxquelles appartiendra le choix dĂ©finitif des artistes il y a bonne chance pour que ces choix soient excellens. La masse des Ă©lecteurs saura fort bien quâun citoyen sâest livrĂ© Ă la peinture ou Ă lâarchitecture, quâun autre sâest occupĂ© de la thĂ©orie de ces arts, quâun troisiĂšme a rassemblĂ© Ă grands frais une collection de chefs-dâĆuvre. La premiĂšre Ă©lection Ă©liminera donc ceux des membres de la communautĂ© qui sont connaisseurs en fait de beaux-arts ; et ceux-ci, Ă leur tour , Ă©limineront ou seront capables dâĂ©liminer les artistes les plus capables. VoilĂ pour la capacitĂ© intellectuelle. Mais cette capacitĂ© ne suffit point, et il faut reconnaĂźtre que, Ă lâĂ©gard de la capacitĂ© morale, lâĂ©lection indirecte nâest pas une meilleure garantie que lâĂ©lection directe. Les deux opĂ©rations exigent prĂ©cisĂ©ment la mĂȘme apprĂ©ciation, le mĂȘme ju- 96 de lâĂ©lection. gement de la part de lâĂ©lecteur. Sâil faut que lâintĂ©rĂȘt des Ă©lecteurs dĂ©finitifs soit conforme Ă celui des Ă©lecteurs primaires, il nâest pas plus difficile Ă ceux-ci de constater cette uniformitĂ© directement chez les candidats, que de la constater dâabord chez les Ă©lecteurs dĂ©finitifs. Je conclus de ce qui prĂ©cĂšde que lâĂ©lection indirecte peut fort bien ĂȘtre appliquĂ©e Ă lâĂ©lection des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires , mais non Ă celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs. Dâabord, parce que lâaptitude aux fonctions exĂ©cutives et judiciaires a un caractĂšre beaucoup plus spĂ©cial que lâaptitude aux fonctions lĂ©gislatives, et que lâĂ©lection Ă deux degrĂ©s fournit prĂ©cisĂ©ment le moyen dâĂ©liminer les aptitudes spĂ©ciales, tout en appelant Ă lâopĂ©ration une majoritĂ© dâĂ©lecteurs privĂ©s de la capacitĂ© intellectuelle acquise. Ensuite, parce que lâaptitude morale des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires ne peut presque point ĂȘtre garantie a priori , et peut lâĂȘtre au contraire Ă un trĂšs-haut degrĂ© a posteriori, tandis que lâinverse a lieu pour de lâĂ©lection. 97 celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs, ainsi que je le prouverai dans la suite. Avec un bon systĂšme de garanties postĂ©rieures, on peut se contenter de rechercher des Ă©lecteurs intellectuellement capables; or, lâĂ©lection se prĂ©sente comme le moyen le plus rationnel dâĂ©liminer ces Ă©lecteurs du nombre total des membres de lâassociation. Partout oĂč lâĂ©lection indirecte a Ă©tĂ© appliquĂ©e dans la pratique Ă lâĂ©limination des fonctionnaires lĂ©gislatifs, elle lâa Ă©tĂ© pour concilier tant bien que mal la possibilitĂ© dâune bonne garantie Ă©lectorale avec les consĂ©quences forcĂ©es dâun principe que le lĂ©gislateur avait proclamĂ© lui-mĂȘme, ou que lâopinion publique lui avait imposĂ©. Câest ce qui est arrivĂ© notamment Ă lâĂ©poque mĂ©morable oĂč lâassemblĂ©e Constituante de France dĂ©crĂ©ta la constitution monarchique de 1791. La France comptait alors 26 millions dâha- bitans. Le corps lĂ©gislatif devant se composer de 750 membres, le suffrage universel aurait donnĂ© environ 8,000 Ă©lecteurs mĂąles et adultes pour chaque dĂ©putĂ©. Et quels Ă©lec- I. 7 93 de lâĂ©lection. teurs ! La nation se trouvait tout-Ă -coup Ă©mancipĂ©e dâune tutelle de plusieurs siĂšcles, et appelĂ©e Ă sâoccuper de ses intĂ©rĂȘts et de ses droits. Ses intĂ©rĂȘts, elle les ignorait presque entiĂšrement; ses droits, elle les avait appris de quelques philosophes aussi Ă©trangers quâelle Ă la pratique du gouvernement. Ce serait, certes, hasarder beaucoup de dire quâune centiĂšme partie des citoyens ainsi appelĂ©s eussent Ă©tĂ© rĂ©ellement capables dâexercer le droit Ă©lectoral. Mais lâassemblĂ©e Constituante pouvait-elle songer Ă exclure de lâexercice de ce droit les quatre-vingt-dix-neuf centiĂšmes des citoyens? Le pouvait-elle, lorsque dâun autre cĂŽtĂ© elle proclamait le dogme de la souverainetĂ© du peuple? Le pouvait-elle, en prĂ©sence dâune opinion publique tout imbue de ce fatal principe, opinion dĂ©jĂ puissante, sur laquelle il fallait bien quâelle sâappuyĂąt pour vaincre la rĂ©sistance des intĂ©rĂȘts et des prĂ©jugĂ©s monarchiques et aristocratiques? Une minoritĂ© Ă©clairĂ©e et prudente sentait bien lâimmense danger quâil y avait Ă publier, de l'Ă©lection. 99 avec la constitution, et comme base de cette constitution, une sĂ©rie de principes absolus, dont les consĂ©quences rigoureuses Ă©taient incompatibles avec lâexistence permanente dâaucun pouvoir social, dâaucune forme de gouvernement, et auxquels chaque article de la constitution devait formellement dĂ©roger ; la voix de Malouet, celles de lâabbĂ© GrĂ©goire, de Lally-Tollendal, de Mirabeau lui-mĂȘme, sâĂ©levĂšrent en vain pour conjurer ce danger; elles trouvĂšrent peu dâĂ©chos dans cette assemblĂ©e tumultueuse, organe, non des vrais intĂ©rĂȘts du peuple français, mais des idĂ©es dominantes de lâĂ©poque. La Constituante recula pourtant devant lâidĂ©e dâadmettre la totalitĂ© des citoyens Ă lâĂ©lection. Elle Ă©tablit une catĂ©gorie; elle nâaccorda le droit Ă©lectoral quâĂ ceux qui payaient, en contributions directes, la valeur de trois journĂ©es de travail. Ce cens Ă©tait minime sans doute ; mais enfin il opĂ©rait une exclusion et par consĂ©quent une dĂ©rogation Ă©vidente au principe de la souverainetĂ© du peuple proclamĂ© en tĂȘte de la constitu- 100 de lâĂ©lection. tion. CâĂ©tait oser beaucoup que de restreindre ainsi lâapplication du principe dirigeant de la rĂ©volution. Et cependant, malgrĂ© cette exclusion , le grand nombre des Ă©lecteurs qui auraient concouru Ă chaque Ă©lection et lâincapacitĂ© manifeste des trois quarts au moins dâentre eux auraient encore rendu lâĂ©lection directe Ă peu prĂšs impraticable. LâĂ©lection Ă deux degrĂ©s Ă©tait donc ici le Deus iri machina , la seule issue ayant quelque couleur de raison par laquelle on pĂ»t sortir de lâembarras dans lequel on se trouvait. Mais la majoritĂ© de lâassemblĂ©e se faisait si peu illusion sur lâinsufTisance et lâinefficacitĂ© de cet expĂ©dient, quâelle restreignit considĂ©rablement le droit dâĂ©ligibilitĂ© aux fonctions dâĂ©lecteur dĂ©finitif. Il fallait, pour pouvoir ĂȘtre Ă©lu dans les assemblĂ©es primaires , ĂȘtre propriĂ©taire ou locataire dâun immeuble rapportant la valeur de deux cents, et dans certains cas de cent cinquante journĂ©es de travail ; autre dĂ©rogation manifeste aux principes contenus dans la DĂ©claration des droits de lâhomme. B K lâĂBECXION. 101 Il faut en convenir, ce ne fut point le sentiment des souffrances rĂ©elles du peuple qui Ă©branla lâantique monarchie française et qui dirigea la rĂ©volution dans ses phases successives. Je ne prĂ©tends point rĂ©voquer en doute la rĂ©alitĂ©, ni contester lâĂ©tendue de ces souffrances. Je sais aussi que les embarras financiers du gouvernement fournirent lâoccasion, devinrent la cause matĂ©rielle et immĂ©diate du premier acte de ce grand drame. Mais les idĂ©es sâemparĂšrent aussitĂŽt du théùtre qui venait de sâouvrir, entrĂšrent violemment sur la scĂšne, et y jouĂšrent dâun bout Ă lâautre le principal rĂŽle. La rĂ©volution française fut opĂ©rĂ©e par les idĂ©es, non par les intĂ©rĂȘts ; or, câest le propre des idĂ©es de ne tenir aucun compte des intĂ©rĂȘts individuels et prĂ©sens. FiĂšres de leur origine mĂ©thaphysique, elles marchent droit Ă leur but Ă travers les crĂ©ations du passĂ©, foulant aux pieds avec un superbe dĂ©dain les obstacles que lâexpĂ©rience et le sens commun Ă©lĂšvent çà et lĂ sur leur route. A mesure quâelles avancent, leur mouvement sâaccĂ©lĂšre 102 DE LâĂLECTION. et leur force sâaugmente ; les principes ont soif de leurs consĂ©quences ; la sociĂ©tĂ© , animĂ©e dâune Ă©nergie fiĂ©vreuse, ne recule devant aucun sacrifice, jusquâau moment oĂč, extĂ©nuĂ©e par tant dâefforts, elle est enfin rendue au sentiment de ses douleurs et de sa faiblesse par lâimpossibilitĂ© dâalimenter plus long-temps le dĂ©lire qui les lui avait fait oublier. Telle ne fut point la marche des rĂ©volutions qui affranchirent les Cantons suisses du joug de lâAutriche , les Favs-Bas de celui de lâEspagne, et les Ătats-Unis dâAmĂ©rique de celui de leur mĂ©tropole. Les idĂ©es y eurent sans doute une part, mais elles y furent constamment subordonnĂ©es aux intĂ©rĂȘts, Ă des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et pressans, qui leur imprimĂšrent dĂšs lâorigine ce caractĂšre Ă la fois de modĂ©ration et de persĂ©vĂ©rance, de prudence et de fermetĂ©, de rĂ©signation et dâinflexibilitĂ© , sans lequel jamais elles nâeussent Ă©tĂ© couronnĂ©es dâun succĂšs durable. 103 de i.âĂ©lection. Section IX. â SystĂšme des catĂ©gories. Si tous les Ă©lecteurs Ă©taient capables dâapprĂ©cier leurs vrais intĂ©rĂȘts et de discerner chez les Ă©ligibles lâaptitude aux fonctions gouvernementales, il ne faudrait pas hĂ©siter Ă Ă©tablir le suffrage universel, puisque ce serait le meilleur moyen dâobtenir une Ă©lection dans le sens des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. En renonçant au suffrage universel, on renonce Ă trouver dans l Ă©lection une garantie parfaite ; on sâexpose Ă un danger, celui dâĂ©liminer des fonctionnaires qui feront prĂ©valoir, dans lâexercice de leurs fonctions, certains intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux sur les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux ; mais on sâexpose Ă ce danger pour Ă©viter un danger semblable, et encore plus certain, celui qui rĂ©sulterait de la participation dâĂ©lecteurs incapables aux opĂ©rations Ă©lectorales. Le moyen le plus rationnel de constater la capacitĂ© Ă©lectorale des membres de lâassociation, serait de faire subir Ă chacun dâeux un examen prĂ©alable, dâaprĂšs le rĂ©sultat duquel on lâadmettrait ou on lâexclurait ensuite de le- 104 de lâĂ©lection. lection. Je nâai pas besoin de montrer ce qui rend une telle marche absolument impraticable. Quand elle ne le serait pas matĂ©riellement, elle le deviendrait moralement, faute dâun jury ou dâun tribunal auquel on pĂ»t raisonnablement confier de pareilles fonctions. Le lĂ©gislateur doit donc procĂ©der Ă lâĂ©gard de la capacitĂ© Ă©lectorale, comme il procĂšde Ă lâĂ©gard des autres capacitĂ©s reconnues nĂ©cessaires pour lâexercice de certains droits. Il doit rattacher a priori cette capacitĂ© Ă certaines circonstances de fait, et former ainsi des catĂ©gories dâĂ©lecteurs prĂ©sumĂ©s capables. Ces catĂ©gories devront , sans doute, ĂȘtre Ă©tablies dâaprĂšs les probabilitĂ©s rĂ©sultant de faits sociaux soigneusement observĂ©s ; mais une fois ces probabilitĂ©s converties en prĂ©somptions lĂ©gales, une fois les catĂ©gories Ă©tablies, la loi devra ĂȘtre exĂ©cutĂ©e, sans Ă©gard pour les exceptions individuelles que lâexpĂ©rience fera dĂ©couvrir dans un sens ou dans lâautre. Reste Ă savoir quelles sont les circonstances externes auxquelles une prĂ©somp- de lâĂ©lection. 105 lion de capacitĂ© Ă©lectorale pourra ĂȘtre attachĂ©e par la loi. Dâabord, quelle est la masse sur laquelle doit porter lâĂ©limination? De quels Ă©lĂ©mens se compose la sĂ©rie complĂšte des membres I de lâassociation politique ? Reprendrons-nous ' le sujet ab ovo ? Admettrons-nous dâemblĂ©e ; certaines exclusions que la pratique a par- tout consacrĂ©es ? Jâavoue que je croirais abuser de la patience du lecteur en soumettant Ă un sĂ©rieux exa- I - men la doctrine de lâĂ©mancipation politique des femmes. Ce nâest pas que je regarde cette doctrine comme absolument insoutenable sur ! le terrain de la philosophie. Qui de nous ose- ! rait dire que les Ă©lĂ©mens dont se compose I lâordre social ne soient pas susceptibles dâune autre combinaison que celle qui nous est connue ? Des causes que nous pouvons par- ! faitement signaler ont imprimĂ© Ă toutes les I sociĂ©tĂ©s modernes de lâOccident une certaine forme homogĂšne qui est, jusquâĂ prĂ©sent, demeurĂ©e intacte, et dont la constitution du I mariage, lâorganisation de la famille et la 106 de lâĂ©lection. condition lĂ©gale des femmes sont les traits peut-ĂȘtre les plus caractĂ©ristiques. La femme est-elle ou non capable dâoccuper une autre position, de jouer un autre rĂŽle dans lâiine des mille combinaisons possibles des Ă©lĂ©mens sociaux ? Câest une question que je ne prĂ©tends point dĂ©cider. Mais pour nous, dont le dĂ©veloppement intellectuel et moral est en grande partie le rĂ©sultat de cette forme dâĂ©tat, social, Ă©tablie depuis des siĂšcles et pour des siĂšcles peut-ĂȘtre encore, lâincapacitĂ© politique est intimement et nĂ©cessairement liĂ©e avec lâexistence sociale de la femme; cette liaison est telle, Ă mes yeux, que plus jâimagine la femme parfaite, relativement au rĂŽle qui lui est assignĂ©, plus je la crois politiquement et mĂȘme civilement incapable. Ainsi donc, lorsque, faisant abstraction de tout ce qui nous est connu, nous parviendrions Ă juger sainement, sous le point de vue philosophique, les rĂ©sultats dâune organisation sociale imaginaire, un tel effort ne serait dâaucune utilitĂ© pour lâavancement de la lĂ©gislation constitutionnelle, science Ă©videmment 1>E lâĂLECĂŻIOS. 107 subordonnĂ©e Ă la forme prĂ©existante de lâĂ©tat social, et qui puise, dans les faits sociaux dont cette forme se compose, tous ses matĂ©riaux et ses principes. Que lâon prĂ©voie dans un avenir plus ou moins Ă©loignĂ© lâĂ©mancipation de la femme, et quâon lui assigne, dans cette hypothĂšse, un rĂŽle politique, câest lĂ une pure utopie, un roman, qui ne saurait contribuer en rien au progrĂšs des sciences politiques; car, si lâhypothĂšse vient jamais Ă se rĂ©aliser, ce seront dâautres hommes que nous qui seront appelĂ©s Ă en dĂ©duire les consĂ©quences pratiques, et ce seront dâautres peuples que les peuples actuels, auxquels il sâagira dâassurer des garanties constitutionnelles. JâĂ©carte donc, comme oiseuse et frivole, la question de savoir si les femmes seront exclues de lâexercice du droit Ă©lectoral. Une seconde cause dâexclusion pĂ©remptoire se trouve dans le dĂ©faut dâĂąge ; mais il sâagit de fixer Ă cette incapacitĂ© un terme lĂ©gal et uniforme. On a dit quâil serait absurde de confĂ©rer le 108 de lâĂ©lection. droit Ă©lectoral Ă celui qui ne peut pas aliĂ©ner une toise de terrain sans le consentement de son tuteur; et, inversement, on a qualifiĂ© dâabsurde lâexclusion dâun tel droit prononcĂ©e contre des hommes auxquels Ă©tait accordĂ©e la libre disposition de leur fortune dâoĂč il semblerait que le meilleur parti Ă prendre soit de faire coĂŻncider la majoritĂ© Ă©lectorale avec la majoritĂ© civile. Toutefois câĂ©tait mal poser la question, car il nây a aucune analogie entre ces deux espĂšces dâactes. Ce quâon peut dire, câest que le mineur qui nâa encore fait aucun acte civil par lui-mĂȘme, et qui nâa point eu encore Ă sâoccuper de ses affaires, ne peut avoir acquis une connaissance suffisante ni des hommes, ni de leurs intĂ©rĂȘts. Il est politiquement incapable, non point faute dâavoir atteint sa majoritĂ©, mais parce que le rĂ©sultat de son incapacitĂ© civile a Ă©tĂ© de le mettre sous tu tĂ©lĂ©, de le rendre Ă©tranger Ă la gestion de ses propres affaires. Et ce rĂ©sultat ne cesse pas tout dâun coup, en mĂȘme temps que lâincapacitĂ© civile ; car, Ă ce moment, il lui faut encore acquĂ©rir les connais- de lâĂ©lection. 109 sauces qui constituent la capacitĂ© Ă©lectorale. La majoritĂ© Ă©lectorale ne doit donc point, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, prĂ©cĂ©der la majoritĂ© civile, ni mĂȘme coĂŻncider avec elle. La thĂ©orie ne saurait aller plus loin, ni fixer un Ăąge quelconque. Câest au lĂ©gislateur Ă faire lâapplication du principe dâaprĂšs les donnĂ©es spĂ©ciales sur lesquelles il est appelĂ© Ă travailler. \ AprĂšs avoir ainsi dĂ©blayĂ© le terrain, nous jĂź nâavons plus Ă nous occuper que des citoyens i mĂąles et majeurs ; câest parmi eux seulement [ quâil nous reste Ă chercher les catĂ©gories ; dâĂ©lecteurs capables. Or, il y a trois circons- [ tances de fait auxquelles sâattache a priori if une prĂ©somption de capacitĂ© Ă©lectorale ; sali voir 1° lâexercice dâune profession lettrĂ©e ; 2° lâexercice dâune fonction publique ; 3° la [ fortune. Ces circonstances caractĂ©risent trois groupes de catĂ©gories sociales que jâexaminerai successivement sous le double point de vue de leur capacitĂ© intellectuelle et de leur [ capacitĂ© morale. 110 DK lâĂ©lection. 1 . â CatĂ©gorie des professions lettrĂ©es. Une catĂ©gorie Ă©tant donnĂ©e, on peut ou lâexclure comme telle de lâĂ©lection, ou lâĂ©liminer, ou ne faire ni lâun ni lâautre, câest-Ă - dire ne point lâenvisager comme une catĂ©- goriĂš Ă©lectorale. Lâexclusion absolue des catĂ©gories lettrĂ©es nâa jamais Ă©tĂ© proposĂ©e, que je sache, et ne pourrait lâĂȘtre avec quelque apparence de raison. Les hommes dont elles se composent possĂšdent au maximum la capacitĂ© intellectuelle requise. Ils sont mieux en Ă©tat que personne dâapprĂ©cier lâaptitude des Ă©ligibles ; la prĂ©somption lĂ©gale devient Ă leur Ă©gard une vĂ©ritable certitude. Mais les Ă©liminera- t-on Ă part, ou les laissera-t-on dans la masse pour ne les appeler Ă lâĂ©lection quâau- tant quâils se trouveront appartenir Ă dâautres catĂ©gories ? Ce dernier parti a gĂ©nĂ©ralement prĂ©valu en pratique, et trouve encore aujourdâhui beaucoup de dĂ©fenseurs. On allĂšgue dâabord les tendances antisociales qui sont propres Ă certaines catĂ©go- de l Ălection. 111 ries lettrĂ©es et qui mettent leurs intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux en opposition avec lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Il faut reconnaĂźtre que celte allĂ©gation nâest pas tout-Ă -fait sans fondement, au moins quant Ă la catĂ©gorie des prĂȘtres, et Ă celle des lĂ©gistes. On va plus loin; on accuse les liommes vouĂ©s aux professions lettrĂ©es dâĂȘtre, en grande partie, Ă©trangers et indiffĂ©rens Ă ce qui constitue le bien-ĂȘtre social, hostiles par consĂ©quent aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de lâassociation, et animĂ©s de tendances anarchiques et dĂ©sorganisatrices. Il faut le dire, Ă la honte de nos sociĂ©tĂ©s modernes, ce reproche est quelquefois fondĂ©. Voici pourquoi Câest une vĂ©ritĂ© aujourdâhui triviale que toute industrie sâĂ©tend en proportion de la demande quâelle est destinĂ©e Ă satisfaire, et ne sâĂ©tend quâen proportion de cette demande. Si donc, dans lâassociation politique, la direction des dĂ©veloppemens individuels nâĂ©tait dĂ©terminĂ©e que par les besoins sociaux, on ne verrait jamais une catĂ©gorie rester inac- 112 DE L'ĂLECTION. tive, sans emploi, sans moyen dâĂ©change ; les catĂ©gories lettrĂ©es, moins que toutes les autres, parce que les industries quâelles exercent nĂ©cessitent de longues et coĂ»teuses prĂ©parations , et sont peu exposĂ©es Ă des chan- gemens subits et inattendus dans les besoins quâelles doivent satisfaire. Le dĂ©veloppement intellectuel, abandonnĂ© comme les autres Ă la seule impulsion du besoin qui sâen ferait sentir, se renfermerait de lui-mĂȘme dans les limites de la demande, et varierait avec cette demande. La GrĂšce ancienne ne manqua ni dâhistoriens, ni dâorateurs, ni de philosophes, ni de poĂštes, quand le goĂ»t des lettres et des sciences sây fut dĂ©veloppĂ©, et nous nây voyons Ă aucune Ă©poque une classe de citoyens lettrĂ©s Ă charge Ă eux-mĂȘmes et Ă leur patrie. Dans nos sociĂ©tĂ©s modernes, toutefois, un autre systĂšme Ă prĂ©valu ; on a jugĂ©, Ă tort ou Ă raison , quâil fallait rendre le dĂ©veloppement intellectuel indĂ©pendant de la demande, le crĂ©er, le favoriser Ă tout hasard aux frais de lâassociation, sans Ă©gard Ă lâĂ©tendue du DE L-ĂLECTIONâ. 113 besoin. Quâest-il rĂ©sultĂ© de lĂ ? quâen rĂ©sulte- t-il chaque jour sous nos yeux? Câest que la carriĂšre des professions lettrĂ©es est encombrĂ©e dâune foule dâaspirans dont la moitiĂ© Ă peine rencontrent une demande prĂȘte Ă les absorber. GrĂąces aux Ă©tablissemens dâinstruction publique, lâaccĂšs de cette carriĂšre est rendu facile Ă tous, et toujours Ă©galement facile, quelle que soit lâĂ©tendue de la demande. Par lĂ on imprime Ă une foule de dĂ©veloppe- mens individuels une direction quâils nâeussent point adoptĂ©e dâeux-mĂȘmes. La difficultĂ© qui aurait du les arrĂȘter, qui aurait provoquĂ© delĂ part des parens et des jeunes gens de sĂ©rieuses rĂ©flexions sur le choix dâune carriĂšre, cette difficultĂ© nâexiste plus. La route est aplanie; route large et semĂ©e de fleurs au commencement, mais qui aboutit Ă des sentiers Ă©troits et rocailleux, puis Ă dâhorribles prĂ©cipices, ou Ă des obstacles insurmontables pour le plus grand nombre de ceux qui la suivent. Retourneront-ils en arriĂšre ? Pour plusieurs il sera trop tard, dâau- I. 8 114 UE L ĂLECTION* trĂšs nâen auront pas le courage. Quand on Ăą goĂ»tĂ© une fois, ou seulement compris et savourĂ© en espĂ©rance les charmes de la vie intellectuelle, câest mourir, câest sâenterrer vivant que dây renoncer pour embrasser toute autre carriĂšre. Les voyez-vous, ces malheureux prolĂ©taires de la rĂ©publique des lettres, rĂȘvant avec dĂ©lices une existence toute consacrĂ©e aux travaux de lâesprit, aspirant Ă la gloire, Ă la puissance, Ă la vie du monde, Ă tous les genres de grandeur et de supĂ©rioritĂ© sociale qui devraient ĂȘtre la rĂ©compense dâune supĂ©rioritĂ© rĂ©elle noblement acquise, et puis condamnĂ©s Ă vĂ©gĂ©ter dans les privat ions, obscurs , sans avenir, sans influence , sans sphĂšre dâactivitĂ© ! Le lĂ©gislateur leur dressait un piĂšge ; il leur montrait de loin la statue de Minerve, toute brillante de grĂące et de majestĂ© ; il les invitait Ă sâen approcher, leur aplanissait la voie, leur tendait la main; et maintenant quâils sont aux pieds de la dĂ©esse, il la dĂ©robe brusquement Ă leurs regards et Ă leur culte, et les repousse avec rudesse de lâĂ©lection. 115 hors du sanctuaire, parmi la foule du vulgaire profane. Faut-il sâĂ©tonner si des hommes ainsi trompĂ©s et rebutĂ©s deviennent Ă©trangers Ă des intĂ©rĂȘts qui ne sont plus les leurs ? Ils avaient acquis Ă grandâpeine un dĂ©veloppement spĂ©cial, qui se trouve inutile ; qui ne leur fournit aucun moyen dâĂ©change; le fait de lâassociation politique est pour eux sans avantages; ils nây trouvent point, comme dâautres, la possibilitĂ© dâun bonheur croissant et dâun perfectionnement progressif. Que leur importent les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux dâune sociĂ©tĂ© qui leur refuse les seuls biens dont ils sont dĂ©sireux ? que leur importent les garanties constitutionnelles, Ă eux qui nâont rien Ă garantir ? Des classes lettrĂ©es peuvent donc ĂȘtre animĂ©es en partie de tendances antisociales. Mais, en reconnaissant ce fait, et en le supposant beaucoup plus gĂ©nĂ©ral quâil ne lâest en rĂ©alitĂ© , sâensuit-il que ces classes ne doivent point ĂȘtre Ă©liminĂ©es, et quâon puisse ainsi relĂ©guer un nombre plus ou moins con- PB t'ĂLECTIO."». sidĂ©rable dâhommes Ă©minemment capables sous le rapport de lâintelligence, dans la masse des citoyens que leur incapacitĂ© prĂ©sumĂ©e exclura de lâexercice du droit Ă©lectoral? Câest ce que je ne puis admettre. Remarquons dâabord quâil nâest point question dâĂ©liminer les catĂ©gories lettrĂ©es seules, Ă lâexclusion de toutes les autres. Sans rien prĂ©juger sur le mĂ©rite de celles-ci , nous pouvons bien prĂ©voir que les premiĂšres ne formeront pas la majoritĂ© du nombre total des Ă©lecteurs. Ensuite, les tendances antisociales dont il sâagit ne sont point communes Ă tous ceux qui exercent les professions lettrĂ©es. LâincapacitĂ© morale qui en rĂ©sulte nâexistera donc que pour une trĂšs-minime fraction du corps Ă©lectoral formĂ© par la rĂ©union de toutes les catĂ©gories ; et lâinfluence de cette fraction sera dĂšs-lors neutralisĂ©e, et se perdra dans la masse. Enfin il existe, en faveur de lâĂ©limination des catĂ©gories lettrĂ©es, un motif pĂ©remptoire, câest que, admises ou non Ă lâexercice du droit Ă©lectoral, elles auront toujours une DE LĂLECnON. 117 immense pari dâinfluence dans le rĂ©sultat de l'Ă©lection. La puissance intellectuelle dont elles disposent, et la position quâelles occupent dans la sociĂ©tĂ©, leur fournissent mille moyens dâagir sur la volontĂ© des Ă©lecteurs et de la diriger Ă©lans le sens dâintĂ©rĂȘts spĂ©ciaux qui ne seront point ceux de la majoritĂ©. Or, des hommes lettrĂ©s ne seront nulle part plus ingĂ©nieux, plus actifs , tranchons le mot, plus dangereux dans cette participation indirecte, que lĂ oĂč ils seront privĂ©s de la participation directe. Faites-les tous Ă©lecteurs, câest-Ă -dire donnez-leur un moyen lĂ©gal et rĂ©gulier de sâassurer une partie des suffrages; vous diminuez dâun cĂŽtĂ© la force des motifs qui les poussaient Ă user de leur influence, tandis que dâun autre cĂŽtĂ© vous ĂŽtez Ă cette influence le caractĂšre hostile et dĂ©sorganisateur quâelle doit nĂ©cessairement avoir de la part des exclus. II. â CatĂ©gories des fonctionnaire». On ne peut refuser aux fonctionnaires supĂ©rieurs, tant exĂ©cutifs que judiciaires, la 118 DE LâĂLECTION. capacitĂ© intellectuelle nĂ©cessaire pour lâexercice du droit Ă©lectoral. Ils la possĂšdent pour le moins au mĂȘme degrĂ© que les catĂ©gories lettrĂ©es. Ils ont Ă la vĂ©ritĂ© , comme fonctionnaires, un intĂ©rĂȘt distinct, auquel il serait dangereux dâaccorder une trop grande part dans le rĂ©sultat de lâĂ©lection. Admettre en majoritĂ©, dans les collĂšges Ă©lectoraux, des hommes qui aspirent Ă Ă©tendre autant que possible les pouvoirs du gouvernement, Ă le soustraire au contrĂŽle des gouvernĂ©s et Ă le dĂ©gager de toute entrave constitutionnelle, ce serait consommer le sacrifice de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral aux intĂ©rĂȘts dâun petit nombre de privilĂ©giĂ©s. Mais les fonctionnaires supĂ©rieurs, câest- Ă -dire les membres des tribunaux et les chefs des administrations locales, ne formeront jamais quâune petite minoritĂ© de la masse des Ă©lecteurs de chaque collĂšge. Dâailleurs, ces hommes sont placĂ©s de maniĂšre Ă exercer sur les Ă©lecteurs presque autant dâinfluence que les membres des catĂ©gories lettrĂ©es. Il y a donc le mĂȘme motif pour leur accorder ce lâĂ©lection. 119 une participation directe qui rende leur participation indirecte et moins nuisible et moins active. Et puis, lâintĂ©rĂȘt des fonctionnaires nâest pas homogĂšne ; ceux de lâordre judiciaire rivalisent avec ceux de lâordre exĂ©cutif ; parmi les uns et les autres, il sâen trouve un grand nombre chez lesquels lâintĂ©rĂȘt individuel du propriĂ©taire, du rentier, de lâhomme de lettres , lâemporte sur lâintĂ©rĂȘt de catĂ©gorie. En France, plus dâun juge se voit exclu, par sa pauvretĂ©, de toute participation au choix des fonctionnaires lĂ©gislatifs, de ces fonctionnaires dont il est reconnu capable dâinterprĂ©ter et dâappliquer lâĆuvre avec sagesse et impartialitĂ© ; comme si cette mission nâĂ©tait pas infiniment plus dĂ©licate que celle quâon lui refuse, comme si lâabus du pouvoir nây Ă©tait pas infiniment plus Ă craindre ! Reconnaissons donc que, pour une Ă©lection Ă laquelle devront ĂȘtre appelĂ©es en masse toutes les capacitĂ©s Ă©lectorales, lâĂ©limination des fonctionnaires est tout-Ă -fait rationnelle, de mĂȘme que celle des hommes exerçant les pro- 120 IB lâĂ©lection. fessions lettrĂ©es. Que sâil sâagit, au contraire, dâĂ©lections auxquelles une seule catĂ©gorie devra prendre part, on ne peut, sans un danger Ă©vident, Ă©liminer Ă cet effet des hommes qui seront mus en majoritĂ© par un intĂ©rĂȘt de catĂ©gorie opposĂ© Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Ainsi, aucune Ă©lection exclusivement confiĂ©e Ă des corps exĂ©cutifs ou judiciaires ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une garantie dâaptitude morale chez les fonctionnaires Ă©lus, Ă moins que lâexercice de ce droit Ă©lectoral ne soit entourĂ© de garanties postĂ©rieures assez efficaces pour neutraliser lâintĂ©rĂȘt de catĂ©gorie chez les Ă©lecteurs» Ces rĂšgles peuvent sâappliquer aux fonctionnaires lĂ©gislatifs avec presque autant de raison. Lorsquâils composent un corps nombreux , dĂ»ment Ă©lu par la rĂ©union de toutes les capacitĂ©s Ă©lectorales du pays, on peut sans doute les regarder collectivement comme la reprĂ©sentation plus ou moins fidĂšle des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux. Mais ils ne revĂȘtent ce caractĂšre que dans lâexercice de leurs fonctions proprement lĂ©gislatives, lorsquâils Ă©tablissent DE tâĂLECIION. 121 des rĂšgles gĂ©nĂ©rales Ă lâempire desquelles ils seront soumis comme les autres membres de lâassociation. Il nâen est plus de mĂȘme lorsqu'ils sont appelĂ©s Ă Ă©lire des fonctionnaires exĂ©cutifs ou judiciaires Ă lâaction immĂ©diate desquels ils peuvent espĂ©rer dâĂȘtre personnellement soustraits, ou dont ils peuvent attendre, en retour de leur empressement Ă les Ă©lire, une protection et des faveurs particuliĂšres. Et puis, un corps constituĂ©, et par consĂ©quent permanent, est toujours influencĂ©, dans les questions de personnes, par lâesprit de corps et par mille petites considĂ©rations individuelles auxquelles les hommes les plus consciencieux ne savent pas toujours rĂ©sister. Cependant, je le rĂ©pĂšte, si le droit Ă©lectoral confiĂ© Ă un corps de fonctionnaires quelconques est exercĂ© avec certaines prĂ©cautions propres Ă en prĂ©venir lâabus, si surtout les fonctions auxquelles il sâagit de pourvoir sont de celles auxquelles sâappliquent avec efficacitĂ© les garanties postĂ©rieures, le danger disparaĂźt en grande partie, et il reste toujours lâavantage de trouver une catĂ©gorie m de lâĂ©lection. tout Ă©liminĂ©e dâavance et dont la capacitĂ© intellectuelle nâest pas douteuse. Un mode fort usitĂ© en pratique, câest celui quâon nomme le recrutement. Les membres dâun corps sont nommĂ©s par ce corps lui- mĂȘme, soit Ă mesure que les places deviennent vacantes par dĂ©cĂšs ou dĂ©mission, soit Ă des Ă©poques fixĂ©es dâavance pour un renoua vellement partiel. AppliquĂ© aux corps lĂ©gislatifs, le recrutement ne saurait jamais ĂȘtre une garantie, surtout si la rééligibilitĂ© indĂ©finie des membres sortans est admise. Les membres de la majoritĂ© dâun tel corps sont peut-ĂȘtre, de tous les citoyens, ceux auxquels il importe le moins que la lĂ©gislature se recrute dâhommes douĂ©s des aptitudes requises; ce quâil faut Ă cette majoritĂ©, ce sont des collĂšgues pensant comme elle, ou ne pensant rien du tout. Avant les derniĂšres rĂ©volutions qui ont changĂ© les institutions politiques de la Suisse, le recrutement partiel y Ă©tait frĂ©quemment employĂ© pour lâĂ©limination des fonctionnaires lĂ©gislatifs. Je ne pense pas que les partisans de lâĂ©lection. 123 lĂšs plus passionnĂ©s de lâancien ordre de choses voulussent le rĂ©tablir sur ce point. AppliquĂ© Ă toute espĂšce de corps, le recrutement est toujours en principe un mode essentiellement vicieux dâĂ©limination. Il faudrait, pour en corriger les effets, un appareil compliquĂ© de garanties formelles et consĂ©- quentielles dont je ne sache pas quâil ait Ă©tĂ©, en fait, jamais accompagnĂ©. III. â- CatĂ©gories de fortune. Pour quâun homme se dĂ©veloppe intellectuellement, il faut quâil ait du loisir et un revenu excĂ©dant ce qui est strictement nĂ©cessaire pour la satisfaction des besoins physiques. Le loisir fait naĂźtre les besoins intellectuels, la fortune donne les moyens dây pourvoir. La. fortune donne aussi le loisir ; mais le loisir peut se trouver sans la fortune, par exemple chez un mendiant, et alors il ne contribue point au dĂ©veloppement intellectuel. Câestsur ce fait quâest basĂ©e la prĂ©somption, 124 de lâĂ©lection. de capacitĂ© dont on a fait un si grand usage, un usage le plus souvent exclusif dans nos constitutions reprĂ©sentatives modernes. Cette prĂ©somption, comme on voit, est loin dâĂȘtre aussi gĂ©nĂ©ralement vraie que celle qui se fonde sur lâexercice dâune profession lettrĂ©e ou dâune fonction publique. Lâexercice dâune telle profession ou dâune telle fonction prouve quâon a rĂ©ellement acquis un dĂ©veloppement intellectuel ; la fortune prouve seulement quâon a pu lâacquĂ©rir ou quâon a eu des motifs particuliers pour lâacquĂ©rir. Cependant, comme il nây a aucun autre fait externe par lequel le dĂ©veloppement intellectuel se manifeste, on est forcĂ© de recourir Ă celui-lĂ pour lâĂ©limination de tous les Ă©lecteurs capables qui nâappartiennent pas aux deux catĂ©gories prĂ©cĂ©dentes, câest-Ă -dire des neuf dixiĂšmes au moins de la masse Ă©lectorale. Il y a trois sources diffĂ©rentes de revenu et par consĂ©quent trois espĂšces de fortune. La propriĂ©tĂ© fonciĂšre, les capitaux industriels, les salaires. De lĂ trois catĂ©gories que jâexaminerai successivement. DE L ELECTION. 125 La propriĂ©tĂ© fonciĂšre a presque toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e avec faveur par les lĂ©gislateurs politiques. Elle est encore aujourdâhui, dans mainte constitution soi-disant dĂ©mocratique, la condition indispensable de lâexercice des droits Ă©lectoraux. Jâavoue que je ne saurais admettre comme vrais les lieux-communs si souvent rĂ©pĂ©tĂ©s dont on sâest contentĂ© jusquâĂ prĂ©sent pour justifier cette faveur. Dâabord, la capacitĂ© intellectuelle est certainement moindre chez les classes agricoles que chez les classes industrielles, Ă Ă©galitĂ© de revenu. Les propriĂ©taires qui se voient rĂ©duits, par lâexiguĂŻtĂ© de leur capital, ou le peu dâĂ©tendue de leur propriĂ©tĂ©, Ă cultiver eux-mĂȘmes la terre comme de simples ouvriers, et les mĂ©tayers qui nâont ni capital ni propriĂ©tĂ©, sont, de tous les hommes appelĂ©s Ă un travail manuel, ceux qui dĂ©veloppent le moins leur intelligence. Ils sont presque aussi rĂ©ellement attachĂ©s Ă la glĂšbe que les serfs auxquels ils ont succĂ©dĂ©. RelĂ©guĂ©s loin des villes, loin de tous les centres de lumiĂšres du pays, 126 .de lâĂ©lection. ils nâont ni les moyens de sâinstruire, ni ceux de conserver et dâexercer leurs connaissances acquises. PrivĂ©s de tout commerce avec les citoyens quâils auraient Ă Ă©lire, ils ne peuvent ni les connaĂźtre personnellement, ni les juger dâaprĂšs leurs actes. Dâailleurs, les travaux de lâindustrie agricole nâexigent aucun effort dâintelligence, aucun savoir prĂ©alable. Sâils laissent quelquefois du loisir Ă lâhomme mĂȘme qui sây livre par nĂ©cessitĂ©, la fatigue excessive quâils lui causent, la rudesse quâils donnent Ă ses organes et la grossiĂšretĂ© quâils amĂšnent dans ses habitudes et ses goĂ»ts, rendent ce loisir Ă peu prĂšs inutile pour son dĂ©veloppement intellectuel. Ensuite, les riches propriĂ©taires eux-mĂȘmes, les propriĂ©taires vivant ou pouvant vivre du revenu de leurs terres, soit quâils les donnent Ă ferme, soit quâils en dirigent eux-mĂȘmes la culture, sont, il est vrai, douĂ©s en gĂ©nĂ©ral de la capacitĂ© intellectuelle nĂ©cessaire pour exercer les droits politiques ; mais possĂšdent-ils, comme on se plaĂźt Ă le croire, Ă un plus haut degrĂ© que les autres classes de DE lâĂLECTIOS. 127 la sociĂ©tĂ©, la capacitĂ© morale? On prĂ©tend quâils sont particuliĂšrement intĂ©ressĂ©s au maintien de lâordre lĂ©gal. Or, quâest-ce que lâordre lĂ©gal ? Est-ce lâĂ©tat de choses qui rĂ©sulte, Ă une Ă©poque dĂ©terminĂ©e, dâun certain systĂšme de lois Ă©tablies? Il sâensuivrait que, lĂ oĂč ces lois sont dĂ©testables, lĂ oĂč il nâen existe dâautre que la volontĂ© capricieuse dâun despote barbare ou corrompu, lĂ lâordre lĂ©gal serait la chose la plus Ă©pouvantable quâon puisse imaginer. Lâordre lĂ©gal, en Turquie, câest que tout citoyen plie la tĂȘte sans mot dire sous lâarbitraire brutal dâun cadi ou dâun aga. Ceux qui admettent cette dĂ©finition supposent avec raison que les propriĂ©taires fonciers ont intĂ©rĂȘt au maintien de l'ordre lĂ©gal -, rien nâest plus vrai, mĂȘme en Turquie, oĂč le sultan est seul propriĂ©taire de tout le territoire de lâEmpire. Seulement, ils oublient que le but du gouvernement ne doit pas ĂȘtre de maintenir Ă tout jamais un certain systĂšme dâinstitutions sociales et de pĂ©trifier en quelque sorte la sociĂ©tĂ© dans ses formes actuelles, mais dâen favoriser au contraire le dĂ©velop- 128 de lâĂ©lection. pement, et par lĂ celui de tous les individus dont elle se compose. Que si lâon comprend, sous le nom dâordre lĂ©gal, tous les progrĂšs opĂ©rĂ©s par les voies lĂ©gales, alors on fait beaucoup trop dâhonneur aux propriĂ©taires fonciers en les supposant favorables Ă de tels progrĂšs. Ce sont les dĂ©veloppemens de lâindustrie et lâaccroissement de la richesse mobiliĂšre, qui poussent les sociĂ©tĂ©s dans la voie de la civilisation, et qui tendent Ă dĂ©truire peu Ă peu tout le systĂšme dâinstitutions que nous avait lĂ©guĂ© le moyen-Ăąge, pour y substituer un systĂšme nouveau. A mesure que la richesse mobiliĂšre sâaugmente, que le travail humain, ou ce qui est le rĂ©sultat du travail humain, acquiert de la valeur, et que les capacitĂ©s individuelles sâĂ©mancipent et sâĂ©lĂšvent, la propriĂ©tĂ© fonciĂšre voit diminuer graduellement lâimportance quâon y avait jadis attachĂ©e; elle se divise, se mobilise et se trouvera bientĂŽt rĂ©duite au niveau de sa valeur intrinsĂšque. Il est donc de lâintĂ©rĂȘt des propriĂ©taires fonciers de sâopposer de toutes leurs forces Ă cette 129 [ DK lâĂlection. marche progressive, afin de conserver les monopoles et les privilĂšges dont ils jouissent encore. Lâhistoire leur parle dâune pĂ©riode rĂ©cente oĂč ils exerçaient seuls tous les droits politiques. Cette pĂ©riode dure encore pour une partie de lâEurope; elle a laissĂ© de profondes traces dans les mĆurs et les institu- ! tions des peuples qui lâont dĂ©passĂ©e. Ce serait se faire illusion que dâattendre de la part des propriĂ©taires fonciers une coopĂ©ration active et loyale au dĂ©veloppement du nouvel ordre j de choses qui sâest Ă©tabli Ă leur prĂ©judice. i Je nie mĂȘme que le maintien de lâordre lĂ©gal, câest-Ă -dire la stabilitĂ© des institutions, soit un rĂ©sultat nĂ©cessaire de lâinfluence quâexerceront les propriĂ©taires fonciers sur la politique dâun Ă©tat. Combien de change- mens la France nâa-t-elle pas vus sâopĂ©rer dans son systĂšme Ă©lectoral et dans'sa charte elle-mĂȘme, depuis 1815, avec une lĂ©gislature de propriĂ©taires Ă©lus par dâautres propriĂ©- taires? La propriĂ©tĂ© fonciĂšre ne sây trouvait ij jamais assez protĂ©gĂ©e, assez garantie contre ĂŻ lâinfluence croissante de la richesse mobiliĂšre DE DâĂLECTION. Ă30 et des supĂ©rioritĂ©s intellectuelles; jamais assez en possession du pouvoir, assez assurĂ©e de faire prĂ©valoir exclusivement ses intĂ©rĂȘts dans la lĂ©gislation du pays. Dâailleurs, il ne faut point confondre lâimmutabilitĂ© des institutions avec leur stabilitĂ©. Il nây a point de vĂ©ritable stabilitĂ© sans progrĂšs âą car, les sociĂ©tĂ©s humaines Ă©tant douĂ©es de vie, et, comme telles, Ă©minemment mobiles et perfectibles, les systĂšmes de lois qui les rĂ©gissent doivent, pour ĂȘtre stables dans leur ensemble, se prĂȘter Ă de continuelles modifications dans les dĂ©tails. Le vĂ©ritable caractĂšre de la tendance politique des propriĂ©taires fonciers, câest donc la rĂ©sistance au progrĂšs, une rĂ©sistance inflexible, dĂ©sespĂ©rĂ©e, sourde Ă tous les avertissemens, aveugle sur tous les faits, prĂȘte enfin Ă sacrifier toutes les institutions dâun Ă©tat plutĂŽt que dâabandonner un seul des intĂ©rĂȘts de catĂ©gorie en faveur desquels elle se dĂ©ploie. Loin de voir lĂ un gage de stabilitĂ©, jây vois un Ă©lĂ©ment dâinstabilitĂ©, une cause incessante de rĂ©volutions et de bouleversemens politiques. Il Ăź f. I i [i ?; de lâĂ©lection. 131 Câest ainsi que lâaristocratie anglaise, sĂ©rieusement menacĂ©e dans ses privilĂšges par les progrĂšs de la civilisation, se roidit contre le torrent de lâopinion publique, abuse de sa position comme si elle devait toujours la conserver, et, aprĂšs avoir amenĂ© son pays sur le bord dâun abĂźme, lây prĂ©cipitera au besoin plutĂŽt que de laisser passer entre elle et lui les innovations salutaires que de nouvelles idĂ©es et de nouveaux intĂ©rĂȘts rĂ©clament impĂ©rieusement. Lâordre lĂ©gal nâest-il enfin autre chose que le bon ordre, câest-Ă -dire la conformitĂ© des actions de chaque citoyen avec la loi Ă©tablie ? Alors comment a-t-on pu penser que la propriĂ©tĂ© fonciĂšre inhĂ©rente au sol, indestructible comme lui, et si facile Ă constater, fĂ»t plus intĂ©ressĂ©e au maintien du bon ordre que la richesse mobiliĂšre essentiellement altĂ©rable, destructible et transportable? Qui sont ceux qui doivent le plus redouter lâabus de la force, lâĂ©meute, les dĂ©sordres de toute espĂšce? Qui sont ceux auxquels la paix, la sĂ©curitĂ©, la protection des lois sont le plus 132 de lâĂ©lection. nĂ©cessaires? Je le demande, ne sont-ce pas les capitalistes, les industriels, les nĂ©gocians, dont les richesses sont Ă la portĂ©e de qui voudra sâen emparer, dont toutes les entreprises ont besoin dâavenir, dont la position sociale est si souvent attachĂ©e Ă lâexistence dâun crĂ©dit que le moindre orage peut dĂ©truire ? Je conclus de tout cela quâil nây a aucune raison pour Ă©liminer les propriĂ©taires fonciers dans une proportion plus forte que les autres catĂ©gories de fortune, ni surtout pour leur attribuer Ă eux seuls la capacitĂ© Ă©lectorale et le droit qui y est attachĂ©. Câest leur accorder beaucoup que de les appeler concurremment avec les autres catĂ©gories; et sâils formaient ainsi la majoritĂ© du nombre total des Ă©lecteurs, il faudrait rĂ©duire Ă leur Ă©gard le taux de lâĂ©limination jusquâĂ ce que cette inĂ©galitĂ© eĂ»t disparu. Leurs intĂ©rĂȘts doivent sans doute ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s comme ceux des autres catĂ©gories, et obtenir quelque influence dans le rĂ©sultat de lâĂ©lection; mais cette influence ne pourrait devenir prĂ©- 133 de lâĂ©lection. pondĂ©rante sans prĂ©judice pour les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©. Quant aux capitalistes et aux salariĂ©s, ils sont en gĂ©nĂ©ral intĂ©ressĂ©s au maintien du bon ordre, Ă lâobservation des lois protectrices de la libertĂ© et de la sĂ©curitĂ© publiques. Ils sont mĂȘme intĂ©ressĂ©s au dĂ©veloppement des institutions politiques, au perfectionnement des lois civiles et pĂ©nales, Ă la rĂ©pression des abus financiers et de lâarbitraire sous toutes les formes. Leur tendance est le progrĂšs , parce quâils marchent dans une carriĂšre oĂč chaque jour voit surgir quelque intĂ©rĂȘt nouveau et disparaĂźtre quelque intĂ©rĂȘt ancien. Ils forment la partie essentiellement mouvante de la sociĂ©tĂ© ; câest par eux que la civilisation sâest Ă©tablie lĂ oĂč elle existe; ce sont eux qui la poussent en avant, et ce sont eux aussi qui en profitent les premiers. Cependant une grave difficultĂ© se prĂ©sente lorsquâil sâagit de combiner ces deux catĂ©gories pour les faire participer concurremment Ă lâĂ©lection. Si lâon prend un certain revenu pour base de cette participation, la de l'Ă©lection. 134 capacitĂ© intellectuelle des Ă©liminĂ©s sera bien homogĂšne dans les deux catĂ©gories ; mais les Ă©lecteurs respectifs pourront se trouver en nombres fort inĂ©gaux, et cela dans une proportion inverse de celles que suivent entre elles les classes mĂȘmes parmi lesquelles lâĂ©limination aura lieu ; car, dâun cĂŽtĂ©, la classe des salariĂ©s est presque partout la plus nombreuse de toutes ; elle tend Ă le devenir toujours davantage ; elle forme dĂ©jĂ dans plus dâune contrĂ©e la majoritĂ© absolue de la population; tandis que, dâun autre cĂŽtĂ©, le revenu des salariĂ©s est fort infĂ©rieur en moyenne Ă celui des capitalistes. Or, les intĂ©rĂȘts de ces deux classes, sâils se confondent sur un grand nombre de points, sont en opposition directe sur toutes les questions relatives Ă la distribution des richesses; opposition qui provient de ce que le profit et le salaire croissent et dĂ©croissent en raison inverse lâun de lâautre. Ce nâest pas ici le lieu de justifier cette assertion, ni de rechercher sâil existe des moyens de faire cesser lâopposition dont il sâagit sans toucher aux bases fondamenta- de l'Ă©lection. 135 les de lâorganisation actuelle de nos sociĂ©tĂ©s. Je me livrerai Ă cet examen dans un autre ouvrage qui ne tardera pas Ă ĂȘtre publiĂ©, et qui formera le complĂ©ment de celui-ci. Je me borne, pour le moment, Ă poser en fait que lâopposition existe et que, par consĂ©quent, les intĂ©rĂȘts particuliers de la classe salariĂ©e risqueraient fort dâĂȘtre nĂ©gligĂ©s par un gouvernement dont lâĂ©lection serait confiĂ©e en majoritĂ© Ă la catĂ©gorie des industriels capitalistes. Cela Ă©tant, le problĂšme Ă rĂ©soudre est celui-ci Comment peut-on assurer Ă la catĂ©gorie des salariĂ©s, sur le rĂ©sultat de lâĂ©lection, une influence proportionnĂ©e au nombre de ceux qui la composent, sans accorder le droit Ă©lectoral Ă tous les citoyens ? Ce problĂšme nâen est un que pour les sociĂ©tĂ©s oĂč il existe encore de nombreuses classes dâincapables et oĂč le suffrage universel est par cette raison inadmissible. En appelant alors la classe entiĂšre des salariĂ©s, celle oĂč il y a proportionnellement le moins de fortune, et par consĂ©quent le moins de dĂ©velop- 136 DE LâĂtECTION. pement intellectuel, on sâexpose prĂ©cisĂ©ment au mĂȘme danger que si on lâappelait dans une proportion trop faible; car le rĂ©sultat de lâĂ©lection, qui serait viciĂ© dans ce dernier cas par la disproportion entre le nombre des Ă©lecteurs et lâimportance des intĂ©rĂȘts Ă reprĂ©senter, le serait dans le premier par lâignorance dâune partie des Ă©lecteurs sur leurs vrais intĂ©rĂȘts, ou par leur corruptibilitĂ©. Les intĂ©rĂȘts des salariĂ©s ne se trouveraient pas mieux reprĂ©sentĂ©s dans un cas que dans lâautre. Le corps Ă©lectoral serait toujours collectivement entachĂ© dâincapacitĂ© morale. On verra dans les sections suivantes'quels sont les moyens que la thĂ©orie indique pour rĂ©soudre ce problĂšme. Section X. â Modes d'Ă©limination des catĂ©gories. LâĂ©limination des deux premiĂšres espĂšces de catĂ©gories ne prĂ©sente aucune difficultĂ©; mais il nâen est pas de mĂȘme de la troisiĂšme. C est la fortune, câest-aâdire le revenu qui 137 de lâĂ©lection. sert ici de base Ă la prĂ©somption de capacitĂ©; or, le revenu, quoiquâil soit uu fait externe, est loin dâĂȘtre toujours dâune facile apprĂ©ciation. Le revenu des propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres est le seul qui puisse ĂȘtre directement Ă©valuĂ©. Les autres ne sauraient lâĂȘtre quâindi- rectement dâaprĂšs les consommations individuelles, et seulement dâaprĂšs certaines consommations. De ce fait incontestable dĂ©coulent plusieurs consĂ©quences importantes. En premier lieu, les revenus individuels, en tant quâils ne proviennent pas uniquement de propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres, ne peuvent ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s que dâune maniĂšre approximative, dâaprĂšs un principe gĂ©nĂ©ral qui est fort loin dâĂȘtre conforme Ă la rĂ©alitĂ© dans tous les cas. La dĂ©pense dâun citoyen en logemens, en domestiques, en Ă©quipages, pourrait ĂȘtre dâautant plus forte que son revenu est plus considĂ©rable, mais elle ne lâest pas toujours. En Ă©tablissant le cens Ă©lectoral sur une telle base, câest-Ă -dire en fixant lĂ©galement le taux de consommation qui confĂ©rera les droits Ă©lec- 138 de lâĂ©lection. toraux, le lĂ©gislateur Ă©tablit donc une prĂ©somption lĂ©gale de fortune, et la fortune elle- mĂȘme ne fondant quâune prĂ©somption lĂ©gale de capacitĂ©, les chances dâerreur sont doublĂ©es. Il y a lĂ deux gĂ©nĂ©ralisations entĂ©es lâune sur lâautre, et par consĂ©quent deux sĂ©ries nombreuses dâexceptions qui sâajoutent lâune Ă lâautre. Or, la prĂ©somption de capacitĂ© fondĂ©e sur les consommations se trouvant ainsi plus faible que celle qui est fondĂ©e immĂ©diatement sur le revenu, il y a lieu dâĂ©lever le cens Ă©lectoral plus quâon ne le ferait si les revenus pouvaient ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s directement. En second lieu, comme les revenus des propriĂ©tĂ©s immobiliĂšres sont dĂ©pensĂ©s de la mĂȘme maniĂšre que les autres, on ne doit pas, pour constater celui de chaque Ă©lecteur, cumuler lâĂ©valuation directe avec lâĂ©valuation indirecte ; car, en procĂ©dant ainsi, on sâexposerait Ă Ă©valuer certains revenus au double de leur valeur. Tout cens Ă©lectoral fixĂ© uniformĂ©ment dâaprĂšs la somme des contributions directes de chaque individu est donc essentiellement vicieux. t de lâĂ©lection. 139 Les propriĂ©taires fonciers sont doublement atteints par les impĂŽts directs ; dâabord par lâimpĂŽt foncier qui leur est propre, et puis par les impĂŽts de consommation. Il en rĂ©sulte que lâeffet dâun cens uniforme, tel que je lâai supposĂ©, sera de les appeler Ă lâĂ©lection dans une proportion beaucoup plus forte que les autres catĂ©gories de fortune. Ainsi le cens Ă©lectoral , qui aura lâair dâĂȘtre le mĂȘme pour tous et de descendre au mĂȘme degrĂ© de capacitĂ© dans toutes les catĂ©gories de fortune, favorisera en rĂ©alitĂ© les propriĂ©taires et descendre une fois plus bas Ă leur Ă©gard dans lâĂ©chelle des capacitĂ©s. Cette classe qui, Ă Ă©galitĂ© de fortune, est en thĂšse gĂ©nĂ©- jf raie moins dĂ©veloppĂ©e et moins intĂ©ressĂ©e au [ progrĂšs que les autres, se trouvera, grĂące ĂŻ Ă la fixation dâun cens uniforme, appelĂ©e avec une fortune beaucoup moindre. Ainsi encore, sous un tel rĂ©gime, lâabais- sement du cens, au lieu dâamĂ©liorer le sys- I tĂšme Ă©lectoral, pourra bien avoir pour effet de le dĂ©tĂ©riorer, en introduisant dans les col- i, lĂ©ges Ă©lectoraux une masse toujours plus 140 de lâĂ©lection. disproportionnĂ©e de propriĂ©taires. Cette mesure qui sĂ©duira au premier coup dâĆil par une apparence de libĂ©ralitĂ©, nâen sera pas moins au fond Ă©minemment illibĂ©rale. On la proclamera comme un progrĂšs vers lâĂ©galitĂ© politique, comme une conquĂȘte de la raison et de la souverainetĂ© populaire, et ce ne sera en rĂ©alitĂ© quâune concession de privilĂšges , une conquĂȘte des intĂ©rĂȘts exclusifs de la propriĂ©tĂ© fonciĂšre sur lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Dans le systĂšme Ă©lectoral français le cens uniforme de 200 francs se compose de trois espĂšces de contributions assises sur des bases toutes diffĂ©rentes lâimpĂŽt foncier, proportionnel au produit brut des immeubles ; les impĂŽts directs de consommation, proportionnels Ă de certaines dĂ©penses ; et le droit dâinscription ou de patente qui nâest proportionnel Ă rien du tout, si ce nâest, dâune maniĂšre trĂšs- imparfaite, Ă lâimportance des capitaux que le contribuable applique Ă son industrie. Il y a donc deux classes de citoyens, deux catĂ©gories auxquelles ce systĂšme assure une double part dans lâĂ©lection ; ce sont les pro- de lâĂ©lection. 141 priĂ©taires fonciers et les entrepreneurs dâindustrie. Les premiers, en tant du moins quâils nâhabitent pas leur propre maison, se trouvent atteints par les impĂŽts de consommation dans la meme proportion que ceux qui ne paient aucun impĂŽt foncier; les seconds, quel que soit le prix de leur patente, nâen sont pas moins frappĂ©s par les autres impĂŽts directs, y copmris lâimpĂŽt foncier. Il y a une autre cause qui rendrait le systĂšme dâun cens uniforme favorable aux propriĂ©taires fonciers, alors mĂȘme que leur revenu ne serait apprĂ©ciĂ© que dâaprĂšs lâimpĂŽt qui leur est propre ; câest que cet impĂŽt, Ă©tant dâune assiette beaucoup plus commode et dâune perception plus sĂ»re que les impĂŽts de consommation, est en gĂ©nĂ©ral portĂ© au taux le plus Ă©levĂ© possible, et forme par consĂ©quent une aliâ quote plus forte quâaucun autre impĂŽt direct du revenu de chaque contribuable. Avec une propriĂ©tĂ© de 1500 Ă 2000 francs de revenu net, grevĂ©e peut-ĂȘtre dâhypothĂšques ou dâautres charges, on devient Ă©lecteur en France, tandis quâun salariĂ© dont le revenu 142 dk lâĂ©lection. serait quadruple de celui-lĂ ne paierait probablement pas, en impĂŽts directs de consommation , le quart de la somme fixĂ©e pour le cens Ă©lectoral. Je connais lâargument banal dont on se sert pour justifier ce privilĂšge des propriĂ©taires, quand on ne veut pas en savoir le vrai motif. Nâest-il pas juste que ceux qui contribuent pour une plus forte part aux charges de lâĂtat obtiennent aussi une part plus considĂ©rable de droits politiques? Dâabord, la question nâest pas de savoir si cela est juste, mais si cela est convenable , câest-Ă -dire conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la sociĂ©tĂ©, qui doit ĂȘtre le but de toute concession de droits politiques. Ensuite, est- il vrai que les propriĂ©taires contribuent aux charges publiques dans une proportion plus forte que les autres classes des citoyens ? Sans entreprendre ici une dĂ©monstration qui est du domaine de lâĂ©conomie politique et que jâaurai occasion de dĂ©velopper dans un autre ouvrage, je pense quâil me suffira, pour combattre cette assertion, de rappeler PE lâĂ©lection. 143 deux circonstances de fait qui la rendent entiĂšrement fausse dans le plus grand nombre des cas auxquels il sâagit de lâappliquer. La premiĂšre, câest que la valeur vĂ©nale de propriĂ©tĂ©s acquises depuis lâĂ©tablissement de lâimpĂŽt foncier, a Ă©tĂ© fixĂ©e librement entre le vendeur et lâacquĂ©reur, eu Ă©gard Ă cet impĂŽt, ainsi quâĂ toutes les autres charges rĂ©elles, soit privĂ©es, soit publiques, dont elles Ă©taient grevĂ©es. La seconde, câest que les contributions indirectes, les services militaires et les autres charges personnelles, auxquelles tous les citoyens sont assujettis dans une sociĂ©tĂ© quelconque, se rĂ©partissent entrâeux dans des proportions si variables et si difficiles Ă constater, et forment cependant une aliquote si considĂ©rable des charges publiques de lâĂtat, quâil devient absurde de considĂ©rer a priori telle classe de citoyens comme contribuant Ă la totalitĂ© de ces charges dans une proportion plus forte ou plus faible que toute autre, relativement Ă son revenu. Câest bĂątir sur un sable mouvant que dâattacher des consĂ©quences pratiques I. 9* 144 IR I,'ĂLECTION. Ă une telle hypothĂšse. Sâil Ă©tait convenable dâĂ©tablir une prĂ©somption lĂ©gale en pareille matiĂšre, je nâen connais quâune seule Ă laquelle on pĂ»t sâarrĂȘter avec quelque apparence de raison, câest celle qui se fonderait sur le principe que les citoyens contribuent aux charges publiques en raison inverse de leur revenu, câest-Ă -dire que les pauvres sont proportionnellement plus grevĂ©s que les riches. Outre ces raisons qui militent contre un cens uniforme de contribution, il y en a de particuliĂšres pour ne pas adopter en gĂ©nĂ©ral un cens de contribution. LâimpĂŽt est Ă©tabli dans un but fiscal ; il est variable comme les nĂ©cessitĂ©s qui le font Ă©tablir ; il doit pouvoir ĂȘtre changĂ©, soit dans son assiette, soit dans sa quotitĂ©, dâaprĂšs les circonstances du moment et par des considĂ©rations purement financiĂšres. Faudra-t-il que chacun de ces changemens ait pour effet de dĂ©placer la limite des capacitĂ©s Ă©lectorales, et dâaccorder ou dâenlever les droits politiques Ă un certain nombre de citoyens ? 145 de lâĂ©lection. Quel est donc le mode rationnel dâĂ©limination applicable aux catĂ©gories de fortune ? Câest celui qui est usitĂ© aux Ătats-Unis et en Angleterre, au moins partiellement, et dâaprĂšs lequel le cens Ă©lectoral exprime le revenu mĂȘme auquel la prĂ©somption de capacitĂ© est attachĂ©e; les revenus des propriĂ©tĂ©s Ă©tant Ă©valuĂ©s directement , les autres par la consommation de logement, celle de toutes qui se proportionne le plus exactement au revenu du consommateur. Tout censitaire qui a une propriĂ©tĂ© doit ĂȘtre admis Ă choisir le mode dâĂ©valuation qui lui est le plus favorable, car il peut arriver quâavec une grande fortune il nâait quâun petit domaine, ou quâavec un grand domaine il ne paye aucun loyer. Ce mode dâĂ©limination est imparfait, sans doute, mais il lâest moins que tout autre, et il faut ou sâen contenter , ou renoncer tout-Ă -fait Ă lâĂ©limination des catĂ©gories de fortune. 1. io Ă48 m ĂŻ/ Section XI'- â Applications du systĂšme des catĂ©gories. Les diverses catĂ©gories dâĂ©lecteurs prĂ©sumĂ©s capables Ă©tant Ă©liminĂ©es, il reste Ă dĂ©terminer le mode de leur participation Ă lâexercice du droit Ă©lectoral. A cet Ă©gard deux questions se prĂ©sentent. 4° Appellera-t-on chaque catĂ©gorie sĂ©parĂ©ment, ou bien les rĂ©unira-t-on dans un seul collĂšge Ă©lectoral ? 2° Nâaccordera-t-on le droit Ă©lectoral quâaux seuls Ă©liminĂ©s, ou bien se bornera-t-on Ă leur assurer une part prĂ©pondĂ©rante dans le rĂ©sultat de lâĂ©lection ? I. Le systĂšme des collĂšges de catĂ©gories a plusieurs inconvĂ©niens qui en rendraient lâapplication gĂ©nĂ©rale souvent dangereuse. Dâabord les Ă©liminĂ©s de chaque catĂ©gorie, se rĂ©unissant sĂ©parĂ©ment et en leur qualitĂ© dâhommes lettrĂ©s, de fonctionnaires ou de censitaires, seront beaucoup plus soumis aux influences de lâesprit de corps et Ă Faction des intĂ©rĂȘts de catĂ©gorie, quâils ne le seraient DE l/ a 7 dans un college unique oĂč la qualitĂ© de citoyen serait seule commune Ă tous. Ensuite, ils seront disposĂ©s Ă considĂ©rer le droit Ă©lectoral comme attachĂ© directement Ă la qualitĂ© en vertu de laquelle ils lâexercent, tandis que cette qualitĂ© nâest quâun fait que le lĂ©gislateur a pris pour base dâune prĂ©somption de capacitĂ©. Cette confusion dâidĂ©es est inĂ©vitable; elle aura lieu, non-seulement dans lâesprit des Ă©liminĂ©s, mais dans celui de tous les citoyens; elle deviendra la source de distinctions et de prĂ©tentions aristocratiques auxquelles le lĂ©gislateur nâavait point songĂ©, et qui, fortifiĂ©es par lâhabitude et sanctionnĂ©es par le temps, finiront peut-ĂȘtre par amener lâĂ©tablissement de vĂ©ritables privilĂšges en faveur de certaines classes de citoyens. LâĂ©lecteur de catĂ©gorie nâest apte Ă lâĂ©lection quâen qualitĂ© de citoyen capable citoyen, il lâĂ©tait avant dâappartenir Ă sa catĂ©gorie; capable, on le prĂ©sume tel dâaprĂšs un fait externe qui nâa dâimportance et de signification dans la loi Ă©lectorale quâĂ cause de cette prĂ©somption elle-mĂȘme. VoilĂ ce que les Ă©lecteurs nâou- i 48 t>Ă i.â b lieront point lorsquâils seront tous mĂ©langĂ©s dans un mĂȘme collĂšge, et ce quâils seront toujours enclins Ă oublier lorsquâils se rĂ©uniront sĂ©parĂ©ment en collĂšges de catĂ©gories. Cependant la sĂ©paration des catĂ©gories peut servir Ă rĂ©soudre une difficultĂ© que jâai signalĂ©e dans une des sections prĂ©cĂ©dentes, provenant de ce que la classe des salariĂ©s, plus nombreuse Ă elle seule que toutes les autres, fournit cependant un moins grand nombre de censitaires que celle des propriĂ©taires ou celle des capitalistes. En effet, si lâon forme de cette catĂ©gorie un collĂšge sĂ©parĂ©, rien nâempĂȘche quâon ne lui donne dans lâĂ©lection une part proportionnĂ©e au nombre total des salariĂ©s. Et cette application partielle du systĂšme ne prĂ©senterait point les mĂȘmes dangers que lâapplication gĂ©nĂ©rale. On ne peut guĂšre craindre que lâesprit de corps et les prĂ©jugĂ©s aristocratiques ne sâemparent de la catĂ©gorie des censitaires salariĂ©s. Il est Ă dĂ©sirer, au contraire, que cette classe acquiĂšre le sentiment de son importance rĂ©elle. 149 DK 1^ ELECTION. Mais comment Ă©liminer Ă part les salariĂ©s? Ptien de plus aisĂ©. Le fisc a dĂ©jĂ prĂ©parĂ© partout cette Ă©limination, en assujettissant Ă un droit dâinscription tous ceux qui exercent une industrie pour leur propre compte, câest- Ă -dire avec un capital propre ou empruntĂ©. En ĂŽtant de la liste totale des censitaires les propriĂ©taires et les patentĂ©s, le reste appartiendra Ă©videmment Ă la classe des industriels non patentĂ©s, câest-Ă -dire travaillant pour le compte dâautrui et vivant de salaires. La profonde nullitĂ© politique Ă laquelle se voient condamnĂ©s les salariĂ©s dans la plupart des Ătats constitutionnels de lâEurope, est un fait anormal quâil est impossible de rattacher Ă aucun principe, de justifier par aucune thĂ©orie rationnelle. Ce nâest pas le rĂšgne de lâintelligence sur la force; car quâest- ce que lâintelligence des propriĂ©taires anglais Ă 40 schellings de revenu, ou mĂȘme des propriĂ©taires français payant 200 francs de contribution? 11 faudra bien, tĂŽt ou tard, corriger cette anomalie. Lâavenir des sociĂ©tĂ©s appartient aux travailleurs. Ceux qui nient 150 rk lâĂ©lection. cela mĂ©connaissent leur Ă©poque et ne comprennent pas les signes des temps. A eux la responsabilitĂ© des dĂ©sordres et des bouĂźever- semens qui accompagneront la rĂ©organisation sociale ! IL Pour nâaccorder aux catĂ©gories Ă©liminĂ©es quâun vote prĂ©pondĂ©rant, il peut y avoir de fort, bonnes raisons, tirĂ©es non de la capacitĂ© ou de lâincapacitĂ© prĂ©sumĂ©e de telle classe de citoyens, mais de considĂ©rations politiques Ă©trangĂšres Ă la lĂ©gislation constitutionnelle. On peut, tout en ne reconnaissant la capacitĂ© Ă©lectorale que chez une certaine catĂ©gorie de citoyens, se voir contraint par les circonstances prĂ©sentes ou par les antĂ©cĂ©dens dâaccorder les droits politiques Ă une catĂ©gorie plus nombreuse. Les procĂ©dĂ©s qui ont Ă©tĂ© mis en usage pour concilier ces deux exigences contradictoires peuvent se ranger sous trois chefs le double vote, la candidature', la rĂ©tention , Leur point de dĂ©part commun, câest la crĂ©ation de deux collĂšges Ă©lectoraux distincts, dont lâun est Ă©liminĂ© sous des conditions plus sĂ©vĂšres que lâautre, et se trouve 151 DE lâĂLECTIOM. par consĂ©quent moins nombreux. Le petit collĂšge est prĂ©sumĂ© en majoritĂ© capable ; le grand est prĂ©sumĂ© en majoritĂ© incapable. Ces procĂ©dĂ©s, de quelque maniĂšre quâils soient combinĂ©s dans la pratique, ne sont jamais logiques et ne sauraient par consĂ©quent ĂȘtre approuvĂ©s en thĂ©orie, câest-Ă -dire sous le point de vue purement scientifique. Lorsquâon a Ă©liminĂ© une catĂ©gorie moralement et intellectuellement capable, il nây a aucune raison pour restreindre le droit Ă©lectoral quâon lui attribue, ni pour lui adjoindre dâautres Ă©lecteurs dont la capacitĂ© est douteuse. Si cette catĂ©gorie, Ă©liminĂ©e en raison seulement de sa capacitĂ© intellectuelle, se trouve insuffisante quant Ă la capacitĂ© morale , ce nâest pas en lui adjoignant des Ă©lecteurs intellectuellement incapables quâon corrigera cette insuffisance. Et inversement, ce ne sera pas la coopĂ©ration dâun petit collĂšge moralement vicieux qui corrigera les rĂ©sultats quâon a lieu de craindre de lâincapacitĂ© intellectuelle du grand collĂšge. Toutefois, comme ce3 procĂ©dĂ©s ont Ă©tĂ© frĂ©quent* 152 DE LâĂLECTION. ment mis en usage et le seront probablement encore, il est bon de les Ă©tudier plus en dĂ©tail. Dans le systĂšme du double vote, le grand collĂšge se compose de tous les Ă©lecteurs, mais il nâest appelĂ© Ă lâĂ©lection que dâune partie des fonctionnaires quâil sâagit dâĂ©liminer. Le reste est Ă©lu par le petit collĂšge seul, dont les membres se trouvent ainsi appelĂ©s Ă une double coopĂ©ration, Ă un double vote. Tel Ă©tait le systĂšme Ă©tabli en France par la loi du 29 juin 1820, pour lâĂ©lection des membres de la Chambre des dĂ©putĂ©s. Les collĂšges dâarrondissement, composĂ©s de tous les citoyens payant 300 francs de contributions directes, Ă©lisaient 258 dĂ©putĂ©s sur les 430 dont se composait la Chambre. Les collĂšges de dĂ©partemens, formĂ©s par les Ă©lecteurs les plus imposĂ©s, en nombre Ă©gal au quart de la totalitĂ© des Ă©lecteurs du dĂ©partement, Ă©taient appelĂ©s seuls Ă lâĂ©lection de 172 dĂ©putĂ©s. Pour justifier thĂ©orĂ©tiquement ce systĂšme, je suppose quâon ferait ce raisonnement le grand et le petit collĂšge ne prĂ©sentent point, de lâĂ©lection. 153 ? f J envisagĂ©s sĂ©parĂ©ment, des garanties de capacitĂ© Ă©lectorale telles que lâon puisse leur confier, Ă lâun ou Ă lâautre, lâĂ©lection entiĂšre. Le collĂšge gĂ©nĂ©ral pĂšche par incapacitĂ© intellectuelle; le collĂšge spĂ©cial, par incapacitĂ© morale. Mais, en les appelant chacun Ă une partie de lâĂ©lection, les rĂ©sultats de ces diverses incapacitĂ©s se neutraliseront, et le corps entier des fonctionnaires Ă©lus par les deux collĂšges sĂ©parĂ©ment se trouvera douĂ© de toutes les aptitudes requises pour lâexercice de ses fonctions, comme sâil eĂ»t Ă©tĂ© Ă©lu par une seule catĂ©gorie dâĂ©lecteurs parfaitement capables. Est-il besoin dâinsister beaucoup pour faire sentir le vice de ce raisonnement? Comment un corps composĂ© de deux fractions qui , considĂ©rĂ©es chacune Ă part, ne sont point douĂ©es des aptitudes requises, se trouverait- il , par la rĂ©union de ces deux fractions, douĂ© collectivement de ces aptitudes? Quand on ajoute un fonctionnaire incapable Ă un autre fonctionnaire incapable, on a deux fonctionnaires incapables au lieu dâun; voilĂ tout. t i 154 DE DĂLECTIPS. Dans le systĂšme delĂ candidature, les deux catĂ©gories dâĂ©lecteurs restent distinctes et ne prennent point part aux mĂȘmes opĂ©rations. Lâune dâelles, ordinairement la plus nombreuse, est appelĂ©e Ă Ă©lire, non les fonctionnaires quâil sâagit dâĂ©liminer, mais un certain nombre de candidats parmi lesquels lâautre catĂ©gorie doit seule choisir les fonctionnaires eux-mĂȘmes. Câest de cette maniĂšre que sont Ă©liminĂ©s les membres des deux congrĂ©gations centrales du royaume Lombardo-VĂ©nitien. Les corporations provinciales prĂ©sentent une liste de nobles, de propriĂ©taires-fonciers et de reprĂ©sentons des villes, en nombre triple de celui des places Ă pourvoir, et le gouverneur est chargĂ© de lâĂ©lection dĂ©finitive. Tel Ă©tait aussi le systĂšme Ă©lectoral proposĂ© en \ 820 Ă la Chambre des dĂ©putĂ©s par M. Serre, alors garde-des-sceaux. Les Ă©lecteurs de chaque dĂ©partement Ă©taient divisĂ©s en deux collĂšges. Lâun, composĂ© des moins imposĂ©s, dans la proportion des quatre cinquiĂšmes du nombre total, se subdivisait en col- de l'Ă©lection. 155 lĂ«ges dâarrondissement et prĂ©sentait un nombre de candidats double, triple ou quadruple de celui des dĂ©putĂ©s Ă Ă©lire, suivant le nombre des arrondissemens. Lâautre, formĂ© des plus imposĂ©s, en nombre Ă©gal au cinquiĂšme, ne prenait aucune part Ă cette premiĂšre opĂ©ration, mais Ă©tait appelĂ© seul Ă choisir les dĂ©putĂ©s sur la liste de prĂ©sentation. La chambre repoussa ce projet, prĂ©fĂ©rant lâĂ©lection directe avec double vote. La candidature est frĂ©quemment employĂ©e pour lâĂ©limination des fonctionnaires exĂ©cutifs ou judiciaires. Elle lâest notamment aux Ătats-Unis pour lâĂ©lection du prĂ©sident, mais Ă©ventuellement et dans le cas seulement oĂč la majoritĂ© absolue des Ă©lecteurs ne se serait prononcĂ©e en faveur dâaucun candidat. Ce systĂšme nâest guĂšre plus rationnel que le prĂ©cĂ©dent. On conçoit bien, Ă la vĂ©ritĂ©, que lâincapacitĂ© de la catĂ©gorie proposante puisse ne vicier qu'une partie de la liste de prĂ©sentation, et quâainsi la catĂ©gorie Ă©lisante puisse Ă la rigueur trouver dans cette liste un nom- 156 de lâĂ©lection. bre suffisant dâĂ©ligibles aptes Ă devenir fonctionnaires. Mais si elle est capable de les discerner, pourquoi restreindre son choix ? et si elle en est incapable, comment son intervention pourrait-elle ĂȘtre avantageuse ? Dâailleurs, il dĂ©pend toujours des Ă©lecteurs proposans de rendre illusoire lâintervention du collĂšge Ă©lisant, et de lui dicter leur choix. Il leur suffit, pour cela, dâadjoindre aux Ă©ligibles dont ils dĂ©sirent lâĂ©lection des candidats dâune indignitĂ© ou dâune incapacitĂ© tellement notoires, quâon puisse regarder leur Ă©limination comme moralement impossible. Câest ce qui sâest pratiquĂ© en mainte occasion. La canditature Ă©ventuelle, telle quâelle est organisĂ©e aux Etats-Unis, est sans doute beaucoup moins objectionable, et cependant on ne voit pas pourquoi le ballotage entre les trois candidats qui ont rĂ©uni le plus de voix ne serait pas confiĂ© aux Ă©lecteurs primitifs, plutĂŽt quâĂ la chambre des reprĂ©sentans. La rĂ©tention est un systĂšme complexe, formĂ© par la combinaison du double vote de l'Ă©lection. 157 avec la candidature. Le grand collĂšge comprend tous les Ă©lecteurs, mais il nâest appelĂ© quâĂ une prĂ©sentation. Câest au collĂšge spĂ©cial seul quâappartient lâĂ©lection dĂ©finitive. Les membres de ce dernier collĂšge prennent donc part aux deux opĂ©rations, mais ils ne peuvent dans la seconde que retenir des candidats portĂ©s sur la liste de prĂ©sentation. Ce procĂ©dĂ© a Ă©tĂ© suivi pendant plusieurs annĂ©es Ă GenĂšve pour lâĂ©lection des membres de la lĂ©gislature. On ne peut rien dire du double vote et de la canditature qui ne sâapplique Ă©galement Ă la rĂ©tention. Elle rĂ©unit aux vices de ces deux systĂšmes celui dâune plus grande complication qui lui est propre. Concluons donc que lâentiĂšre exclusion des Ă©lecteurs incapables est le seul mode rationnel dâapplication du systĂšme des catĂ©gories. LâĂ©lection ne sera jamais parfaitedans ce systĂšme; elle ne pourrait le devenir que lĂ oĂč le suffrage universel serait admissible, câest-Ă -dire lĂ oĂč il nây aurait aucune classe de citoyens que lâon pĂ»t regarder a priori comme privĂ©e de 158 de lâĂ©lection. la capacitĂ© Ă©lectorale. Mais aussitĂŽt quâon reconnaĂźt la nĂ©cessitĂ© dâĂ©liminer certaines catĂ©gories, il nây a aucune raison pour ne pas leur attribuer exclusivement le droit Ă©lectoral. Cette nĂ©cessitĂ© est un fait dĂ©plorable; câest ce fait qui rend incomplĂšte la garantie de lâĂ©lection ; câest dans ce fait lui-mĂȘme que gĂźt le mal, et non dans les consĂ©quences rigoureuses que lâon est appelĂ© Ă en dĂ©duire. de lâĂ©limination lĂ©gale. 159 CHAPITRE III. De lâĂlimination lĂ©gale. LâĂ©limination lĂ©gale ou prĂ©dĂ©terminĂ©e est celle qui a lieu par le moyen de certaines circonstances externes auxquelles est attachĂ©e une prĂ©somption lĂ©gale dâaptitude Ă lâexercice des fonctions gouvernementales. Elle est dĂ©finitive lorsquâelle confĂšre immĂ©diatement la qualitĂ© de fonctionnaires aux individus Ă©liminĂ©s. Elle nâest que prĂ©liminaire lorsquâelle leur donne seulement la qualitĂ© dâĂ©ligibles; et alors elle peut se combiner soit avec lâĂ©limination fortuite, soit avec lâĂ©lection. Câest sous cette derniĂšre forme quâelle se prĂ©sente le plus souvent dans la pratique. On lâa considĂ©rĂ©e gĂ©nĂ©ralement comme un moyen de remĂ©dier Ă lâimperfection de la ga- 160 de lâĂ©limination lĂ©gale. rantie Ă©lectorale. Il a paru naturel, puisquâon avait lieu de se dĂ©fier de la capacitĂ© des Ă©lecteurs, de diminuer la probabilitĂ© des mauvais choix en restreignant le nombre des personnes sur lesquelles le choix pourrait se fixer, et en Ă©laguant de ce nombre, autant que possible, celles qui en pourraient ĂȘtre regardĂ©es a priori comme indignes. Il ne faut pas oublier cependant que lâĂ©limination lĂ©gale est une application du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©ralisateur, et se ressent toujours plus ou moins de lâimperfection inhĂ©rente Ă ce procĂ©dĂ©. Elle pose une rĂšgle gĂ©nĂ©rale sujette Ă une foule dâexceptions. Quelque soin quâon apporte dans le choix des critĂšres auxquels la prĂ©somption lĂ©gale de capacitĂ© est attachĂ©e, on admet inĂ©vitablement beaucoup dâincapables , on exclut beaucoup de capables ; en sorte que les conditions dâĂ©ligibilitĂ©, si elles diminuent dâun cĂŽtĂ© les chances dâune mauvaise Ă©lection, rendent impossibles dâun autre cĂŽtĂ© certains choix qui seraient peut- ĂȘtre les plus convenables. Lors donc quâon a pris toutes les prĂ©cautions imaginables pour de lâĂ©limination lĂ©gale. 161 ne confĂ©rer le droit Ă©lectoral quâĂ des Ă©lecteurs capables, il est peu logique dâen restreindre lâexercice par des conditions sĂ©vĂšres dâĂ©ligibilitĂ©; il ne lâest pas davantage de se montrer difficile dans lâĂ©limination des Ă©lecteurs, lorsquâon a Ă©liminĂ© avec soin les Ă©ligibles prĂ©sumĂ©s capables, câest-Ă -dire lorsquâon a pris toutes les prĂ©cautions nĂ©cessaires contre lâincapacitĂ© Ă©lectorale. Il y a incompatibilitĂ© entre les principes auxquels se rattachent ces deux sĂ©ries de prĂ©cautions. Câest ce quâon a trop souvent perdu de vue dans la pratique. Partout oĂč nous trouvons des conditions sĂ©vĂšres dâĂ©ligibilitĂ©, nous les voyons accollĂ©es Ă un systĂšme Ă©troit de catĂ©gories Ă©lectorales. Il semble que les lĂ©gislateurs se soient dâautant plus dĂ©fiĂ©s de lâincapacitĂ© des Ă©lecteurs, quâils avaient pris plus de soins pour assurer lâexclusion des Ă©lecteurs incapables. LâĂ©limination lĂ©gale, soit dĂ©finitive, soit prĂ©liminaire, a Ă©tĂ© attachĂ©e aux circonstances suivantes que jâexaminerai successivement, savoir 1° La qualitĂ© de citoyen ; i. U 162 DE lâĂLIMINATIQN LEGAEE. 2° LâhĂ©rĂ©ditĂ©; 3° Le domicile ; 4° LâĂąge; 5° Lâexercice des professions lettrĂ©es ; 6° Lâexercice des fonctions publiques ; 7° La fortune. Section i. â De lâĂlimination attachĂ©e Ă la qualitĂ© de citoyen. Tant que le principe de confraternitĂ© entre tous les peuples nâaura pas reçu son entiĂšre application ; tant que les lois civiles et les mĆurs des nations policĂ©es sâaccorderont Ă faire une diffĂ©rence entre le citoyen et lâĂ©tranger; tant quâelles donneront Ă lâun certains droits quâelles refusent Ă lâautre, ou quâelles lui imposeront certaines charges dont lâautre est affranchi, on ne peut guĂšre sâattendre Ă ce que les lois politiques fassent ahstraction de cette diffĂ©rence. Le pouvoir social, et les fonctions Ă lâaide desquelles il est employĂ© pour le bien-ĂȘtre de lâassociation, ne peuvent ĂȘtre raisonnablement confiĂ©s quâĂ des hommes intĂ©ressĂ©s Ă ce bien-ĂȘtre, câest-Ă -dire Ă des membres de de l'Ă©limination lĂ©gale. 163 lâassociation. LâĂ©tranger a des intĂ©rĂȘts Ă part, tcut-Ă -fait distincts de ceux du peuple au milieu duquel les circonstances lâont appelĂ© a vivre ; il peut mĂȘme, comme membre dâune autre sociĂ©tĂ©, ĂȘtre animĂ© de sentimens hostiles contre celle qui lui accorde lâhospitalitĂ©. Que cet Ă©tat de choses puisse changer, quâil tende mĂȘme Ă changer avec les progrĂšs de la civilisation, câest ce dont on ne saurait guĂšre douter ; mais les donnĂ©es de fait que fournit la rĂ©alitĂ© actuelle peuvent seules servir de base Ă des thĂ©ories applicables. Or, en prĂ©sence des faits actuels, il serait tout-Ă -fait superflu de sâattacher Ă dĂ©montrer que la qualitĂ© de citoyen doit ĂȘtre une condition indispensable dâĂ©limination pour toute fonction gouvernementale. Cette Ă©limination ne sera-t-elle jamais que prĂ©liminaire ? ou sera-t-elle quelquefois dĂ©finitive ? En dâautres termes, les citoyens seront-ils, comme tels, revĂȘtus immĂ©diatement de certaines fonctions ? Dans la plupart des rĂ©publiques de lâantiquitĂ©, les citoyens Ă©taient dĂ©finitivement Ă©liâ 164 de lâĂ©limination lĂ©gale. minĂ©s pour les fonctions lĂ©gislatives. Il en rĂ©sultait une forme particuliĂšre de gouvernement, Ă laquelle seule devrait sâappliquer le nom de dĂ©mocratie, et qui ne se retrouve plus aujourdâhui que dans quelques Ătats de la ConfĂ©dĂ©ration Suisse. On lâa dĂ©jĂ dit souvent et avec grande raison, lâĂ©tat de sociĂ©tĂ© auquel sâappliquaient les gouvernemens de lâantiquitĂ© diffĂ©rait du nĂŽtre en un point si essentiel, que la lĂ©gislation constitutionnelle moderne ne peut tirer de leur histoire aucun enseignement direct. Il nây a, en particulier, aucune induction raisonnable Ă tirer de lâexistence prolongĂ©e et des rĂ©sultats admirables de la dĂ©mocratie chez les anciens, en faveur de lâapplication de cette forme de gouvernement aux sociĂ©tĂ©s actuel- les. Pendant que les 5 ou G mille citoyens actifs de la rĂ©publique dâAthĂšnes faisaient des lois ou siĂ©geaient dans les tribunaux, une population de 400,000 esclaves, rĂ©duits Ă lâĂ©tat de choses, travaillaient sans relĂąche Ă produire les biens matĂ©riels dont aucune sociĂ©tĂ© ne peut se passer. de lâĂ©limination lĂ©gale. 165 Eh! qui ne voit, tout dâabord, lâimpossibilitĂ© pour un peuple nombreux, rĂ©pandu sur un vaste territoire, de se rĂ©unir en une seule assemblĂ©e et de vaquer assidĂ»ment aux fonctions lĂ©gislatives? Rome nâĂ©tendait point le droit de citĂ© aux peuples quâelle soumettait. Ce ne fut que vers la fin de la rĂ©publique, et au moment oĂč la libertĂ© nâĂ©tait plus quâun vain nom, que ce droit fut accordĂ© aux peuples de lâItalie aprĂšs une guerre acharnĂ©e j il ne le fut que beaucoup plus tard aux peuples tile, parce que lĂ oĂč il nây a point de corrup-^ teurs, aucune corruption nâest Ă craindre. Dans tous les cas, cette Ă©limination prĂ©sente un danger Ă©vident et certain, celui de diminuer lâefficacitĂ© de la garantie Ă©lectorale en repoussant par un cens dâĂ©ligibilitĂ© trĂšs- Ă©levĂ© une foule de citoyens Ă©minemment capables , et de peupler la lĂ©gislature de grands propriĂ©taires et de grands capitalistes, intĂ©ressĂ©s , avant tout, Ă maintenir dans le pays, avec tous ses abus et tous ses vices, et en dĂ©pit de la marche progressive de la civilisation , un systĂšme dâorganisation sociale et de lois politiques dans lequel ils occupent la premiĂšre place. ue lâĂ©limination lĂ©gale. 195 Section VI!I. â Conclusions generales. Ce qui ressort le plus Ă©videmment de la thĂ©orie des garanties antĂ©rieures , telle quâelle vient dâĂȘtre exposĂ©e, câest lâinsuffisance des garanties de cette espĂšce. Les causes de cette insuffisance peuvent se ranger Sous les chefs suivans 1° La difficultĂ© de discerner a priori dans un citoyen ou dans une classe de citoyens, les aptitudes qui les rendraient propres Ă exercer des fonctions gouvernementales. 2° LâimpossibilitĂ© de trouver rĂ©unis, dans une catĂ©gorie quelconque dâĂ©lecteurs ou dâĂ©ligibles , le maximum de la capacitĂ© intellectuelle avec le maximum de la capacitĂ© morale , câest-Ă -dire avec un intĂ©rĂȘt en tout conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de lâassociation. 3° Enfin lâinfluence inĂ©vitable quâexerce, sur le citoyen Ă©liminĂ© Ă des fonctions quelconques, la position nouvelle dans laquelle il se trouve placĂ© ; influence qui aurait pour 196 DE lâĂ©limination lĂ©gale. effet de rendre incertain le rĂ©sultat des garanties antĂ©rieures, alors mĂȘme que ces garanties pourraient recevoir une organisation strictement conforme Ă la thĂ©orie. UN DO TOME VUEMlEK. PrĂ©face. i Introduction . 1 Ciiap. I er . CaractĂšre de lâassociation politique. â NĂ©cessitĂ©jdu gouvernement. ibid. II. But de lâassociation politique et du gouvernement. 9 III. Moyens dâatteindre le but, ou fonctions du gouvernement. 1& IV. IdĂ©e gĂ©nĂ©rale et clasification des garanties constitutionnelles. 29 LIVRE PREMIER. â Des garanties antĂ©rieures. 43 Ciiap. I. De lâĂ©limination en gĂ©nĂ©ral et de ses diverses espĂšces. 45 II. De lâĂ©lection. 50 Sect. 1. De lâĂ©lection en gĂ©nĂ©ral. ibid. 2. De la capacitĂ© Ă©lectorale en gĂ©nĂ©ral. 51 3. ElĂ©ment intellectuel de la capacitĂ© Ă©lectorale. 54 4. ElĂ©ment moral de la capacitĂ© Ă©lectorale. 69 5. PrĂ©servatifs contre lâincapacitĂ© morale des Ă©lecteurs. 76 6. PrĂ©servatifs gĂ©nĂ©raux contre lâincapacitĂ© Ă©lectorale. 84 TAULE. 198 'Sert. 7. Electron dĂ©centralisĂ©e. 86 8. SystĂšme de lâĂ©lection indirecte. 90 9. SystĂšme des catĂ©gories. 103 I'' e CatĂ©gorie lettrĂ©e. 110 II. CatĂ©gorie des fonctionnaires. 117 III. CatĂ©gorie de fortune. 123 10. Modes dâĂ©limination des catĂ©gories. 136 11. Applications du systĂšme des catĂ©gories. 146 Ciiap. III. De lâĂ©limination lĂ©gale. 159 Sect. 1. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă la qualitĂ© de citoyen. 162 2. De lâĂ©limination lĂ©gale par hĂ©rĂ©ditĂ©. 167 3. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă la circonstance du domicile. 171 4. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă la circonstance de lâĂąge. 176 5. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă lâexercice des professions lettrĂ©es. 179 6. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă lâexercice des fonctions publiques. 182 7. De lâĂ©limination attachĂ©e Ă la fortune. 183 8. Conclusions gĂ©nĂ©rales. 195 THĂORIE DES GARANTIES amĂątitutunuu'UcĂŻĂŻ. DE LâiBIPRIMERIE DE BEAU, A SaintrGermai-cn-Layo. DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES, i> au f o/iei c be'/iez, / PROFESSEUR dâĂCONOMIE POLITIQUE ET DE DROIT PUBLIC, DĂPUTĂ AU CONSEIL REPRESENTATIF DE GENEVE. TOME SECOND. s PARIS, AB. CHERBULIEZ ET C IE , LIBRAIRES, RUE SAINT-ANDRĂ-DES-ARTS, N° 68 J GENĂVE, MĂME MAISON. 1838 LIVRE SECOND. GARANTIES POSTĂRIEURES II. 1 THEORIE DES GARANTIES CONSTITUTIONNELLES. CHAPITRE PREMIER. Garanties formelles. Des fonctionnaires Ă©tant Ă©liminĂ©s avec toutes les aptitudes requises, il sâagit de les maintenir dans cet Ă©tat normal, de faire en sorte que leur aptitude intellectuelle suffise toujours Ă lâaccomplissement de leurs fonctions, et que leur aptitude morale ne soit point corrompue par le maniement du pouvoir social qui leur sera confiĂ©. Câest Ă quoi on peut espĂ©rer de parvenir dâabord ati moyen de garanties formelles , câest-Ă -dire de certaines 4 GAHAKTIES FORMELLES. formes Ă©tablies dâavance dans lâattribution des fonctions gouvernementales ; ensuite, et surtout, par le moyen de garanties consĂ©- quentielles, câest-Ă -dire de certaines consĂ©quences attachĂ©es Ă lâexercice mĂȘme des fonctions. Toutes ces garanties sont postĂ©rieures en ce sens que leur action ne commence quâa- prĂšs lâĂ©limination dĂ©finitive du fonctionnaire. Le but immĂ©diat des garanties formelles peut se rĂ©sumer ainsi empĂȘcher lâabus du pouvoir social par des obstacles matĂ©riels rĂ©sultant des formes dâattribution de chaque fonction. Leurs divers modes dâaction se rapportent tous Ă un seul principe division du pouvoir. Supposons que le gouvernement se compose dâun seul corps, auquel soit confiĂ© tout le pouvoir social et qui exerce toutes les fonctions. Il y a lieu de craindre quâil ne gouverne bientĂŽt exclusivement Ă son profit, en foulant aux pieds lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cette crainte est fondĂ©e sur trois motifs principaux, savoir 1° lâincompatibilitĂ© des aptitudes spĂ©ciales requises pour chaque espĂšce GARANTIES FORMELLES. 5 de fonctions; 2° lâimpossibilitĂ© dâassigner aucune limite rĂ©elle aux attributions dâun tel corps ; 3° la grandeur mĂȘme de ce pouvoir non divisĂ©. De lĂ lâutilitĂ© dâune division du pouvoir qui permette 1° dâattribuer les diverses fonctions Ă des corps et Ă des individus douĂ©s des aptitudes spĂ©ciales requises pour chacune dâelles ; 2° de maintenir ces corps ou individus dans les limites prĂ©cises de leurs attributions, en les appelant Ă exercer les uns sur les autres un contrĂŽle rĂ©ciproque ; 3° de ne confier enfin au gouvernement tout entier quâune partie du pouvoir social. A ces trois rĂ©sultats divers quâon peut attendre de la division du pouvoir, correspondent les trois formes dâattribution, les trois garanties qui feront le sujet de ce chapitre. Section I. âPremiĂšre division du pouvoir. âSĂ©paration des fonctions. Cette garantie agit en premier lieu sur lâaptitude intellectuelle des fonctionnaires. En effet, chaque espĂšce de fondions exige 6 GARANTIES FORMELLES. certaines capacitĂ©s spĂ©ciales, naturelles ou acquises, dont la rĂ©union dans le mĂȘme individu est un phĂ©nomĂšne exceptionnel. Et ce qui est vrai des individus, lâest aussi des corps fonctionnans. Autre est lâaptitude intellectuelle quâon exige dâune assemblĂ©e lĂ©gislative, autre est celle quâon exige dâun tribunal ou dâun corps exĂ©cutif. Chacun de ces corps doit suivre des formes et acquĂ©rir des habitudes spĂ©cialement appropriĂ©es aux fonctions quâil est appelĂ© Ă exercer. On aurait beau rassembler dans un seul corps toutes les capacitĂ©s individuelles du pays, ce corps resterait collectivement infĂ©rieur Ă ce quâil devrait ĂȘtre pour lâexercice de chacune de ses fonctions. Mais câest surtout Ă lâĂ©gard de lâaptitude morale des fonctionnaires que la sĂ©paration des fonctions est nĂ©cessaire. Le fonctionnaire exĂ©cutif est soumis, dans la plupart de ses actes, Ă une loi, câest-Ă -dire Ă une rĂšgle gĂ©nĂ©rale qui lui prescrit lâusage quâil doit faire du pouvoir dont il dispose. Câest dans leur conformitĂ© avec cette rĂšgle gĂ©nĂ©rale que ses actes trouvent leur justification. Sâ-il est ap- garanties formelles. 7. pelĂ© lui-mĂȘme Ă faire la loi, sâil peut modifier Ă son grĂ© la rĂšgle gĂ©nĂ©rale Ă laquelle il doit se soumettre, oĂč sera le frein qui lâempĂȘchera dâabuser de son pouvoir? Le danger serait peut-ĂȘtre encore plus grand si le mĂȘme corps rĂ©unissait les fonctions judiciaires et les fonctions exĂ©cutives. Une mauvaise loi peut se briser contre les mĆurs, contre lâesprit national, contre lâopinion qui la condamne. Mais un jugement inique nâatteint, ou paraĂźt nâatteindre, que des intĂ©rĂȘts privĂ©s pour lesquels lâopinion se passionne rarement. Et cependant, il en rĂ©sulte une menace gĂ©nĂ©rale qui a des elfets plus dĂ©sastreux que ceux de la plus mauvaise loi. Le corps exĂ©cutif qui peut obtenir des jugemens Ă son grĂ© est maĂźtre absolu. Quâa- t-il besoin de faire les lois lui-mĂȘme ? A lâaide des sentences quâil dicte, il se met au- dessus de toutes les lois ; il rend illusoires toutes les garanties ; câen est fait de la libertĂ©, de la constitution et des intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux du pays. Je conclus de lĂ que tout gouvernement 8 GARANTIES FORMELLES. doit se composer de trois corps au moins, savoir dâun corps lĂ©gislatif, dâun corps judiciaire , et dâun corps exĂ©cutif, et que les membres de chacun de ces corps doivent ĂȘtre absolument exclus des deux autres. Cette rĂšgle apporte, comme on voit, une premiĂšre restriction Ă lâĂ©ligibilitĂ© des fonctionnaires. LâĂ©limination dâun fonctionnaire quelconque, pour des fonctions dâune autre nature que celles quâil exerce, doit entraĂźner pour lui lâabandon de celles-ci, Ă moins quâil ne prĂ©fĂšre les conserver en renonçant Ă celles quâon voulait lui confĂ©rer. Le cumul de deux fonctions de diffĂ©rentes natures, sâil Ă©tait permis aux individus, anĂ©antirait lâeffet de la sĂ©paration des corps gouvernementaux. Le principe de la sĂ©paration des fonctions nâa Ă©tĂ© appliquĂ© dans toute sa rigueur quâen Suisse 1 et aux Ătats-Unis. Partout ailleurs, 1 A GenĂšve, ainsi que dans plusieurs autres cantons de la Suisse, la sĂ©paration des corps est complĂšte ; lâexclusion du cumul individuel Ă lâĂ©gard des fonctions exĂ©cutives et des fonctions judiciaires est complĂšte aussi ; mais les membres du corps exĂ©cutif font GARANTIES FORMELLES. 0 et dans les pays mĂȘmes oĂč le principe a Ă©tĂ© consacrĂ© 'sous la dĂ©nomination impropre de sĂ©paration des pouvoirs, on ne sâest prĂ©muni contre les dangers rĂ©sultant du cumul individuel que par des demi-mesures tout-Ă -fait insuffisantes. constitutionnellement partie du corps lĂ©gislatif, et les juges y entrent tous'par dâĂ©lection. Cette dĂ©viation du principe se justifie jusquâĂ un certain point par les deux considĂ©rations suivantes 1° Il eĂ»t Ă©tĂ© difficile, peut-ĂȘtre, de trouver dans] dâaussi petits Etats un nombre suffisant dâhommes capables. Ainsi, Ă GenĂšve, le corps exĂ©cutif se compose de 25 personnes, et le corps judiciaire, en nây comprenant que les tribunaux ordinaires, en compte 32. Pouvait-on, dans un Etat dont la population nationale ne passe guĂšre 40,000 Ăąmes, repousser de la lĂ©gislature 57 citoyens pris parmi les plus capables et les plus Ă©clairĂ©s? 2° les fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires ne reçoivent presquâaucun salaire, ils sont payĂ©s en honneur ; ces fonctions cesseraient dâĂȘtre recherchĂ©es par les citoyens les plus capables de les remplir, sâils devaient en les acceptant renoncer Ă faire partie de la lĂ©gisla- ture, câest-Ă -dire du premier corps de lâĂtat. 10 GARANTIES FORMELLES. Section II. â Seconde division du pouvoir. â ContrĂŽle sur les corps fonctionnons. Suffit-il dâavoir Ă©tabli une sĂ©paration complĂšte des diverses fonctions, pour que chacun des trois corps auxquels on les a confiĂ©es soit obligĂ© de se renfermer strictement dans ses attributions ? Non, sans doute, et voici pourquoi. ReprĂ©sentons-nous le corps lĂ©gislatif et le corps exĂ©cutif en prĂ©sence lâun de lâautre, exerçant chacun exclusivement lâespĂšce de fonctions qui lui est attribuĂ©e. Le corps exĂ©cutif ne peut quâexĂ©cuter les lois ou les sentences judiciaires, ou prononcer directement sur les conflits entre lâintĂ©rĂȘt public et lâintĂ©rĂȘt privĂ© auxquels ne sâapplique aucune loi. Mais il dispose seul et sans restriction de tous les moyens matĂ©riels que la sociĂ©tĂ© peut lui fournir dans ce but. Le corps lĂ©gislatif nâest, appelĂ© quâĂ Ă©tablir des rĂšgles gĂ©nĂ©rales, mais il les Ă©tablit seul, sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© ni retardĂ© dans lâexercice de cette fonction par aucun GARANTIES FORMELLES. 11 autre corps dont le concours lui soit nĂ©cessaire. Que rĂ©sultera-t-il dâun tel Ă©tat de choses? Dâun cĂŽtĂ©, rien nâempĂȘchera le corps lĂ©gislatif dâempiĂ©ter sur les fonctions exĂ©cutives, et de sâen attribuer par une loi telle portion quâil lui plaira. Dâun autre cĂŽtĂ©, le corps exĂ©cutif pourra employer la totalitĂ© des forces matĂ©rielles dont il dispose pour conserver et pour Ă©tendre, en pratique, les attributions quâon lui dispute en principe, pour intimider les lĂ©gislateurs, pour renverser enfin la constitution et gouverner despotiquement. Les deux corps suivront chacun leur voie' sans se rencontrer. La lutte ne sâĂ©tablira que dans lâexĂ©cution mĂȘme de la loi, et ne pourra recevoir dâautre issue que lâomnipotence dĂ©finitive de lâun ou de lâautre corps, ou, en dâautres termes, la confusion dans le mĂȘme corps des fonctions lĂ©gislatives avec les fonctions exĂ©cutives,confusion qui deviendra de plus en plus complĂšte, de plus en plus fatale aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©, jusquâĂ ce que le peuple opprimĂ© se fasse justice par lâinsurrection, câest-Ă -dire par lâemploi 12 garanties formelles. de cette force brutale et aveugle dont il se sert quelquefois avec succĂšs pour dĂ©truire de mauvaises institutions, mais dont il nâa jamais su faire usage pour en Ă©tablir de meilleures. La Convention, qui avait admis dans la constitution du 24 juin 1793 la sĂ©paration absolue des fonctions, Ă peu prĂ©s telle que je lâai supposĂ©e, nâavait point hĂ©sitĂ© Ă consacrer en mĂȘme temps, par une disposition expresse, le droit dâinsurrection. Elle avait senti que ce droit Ă©tait la consĂ©quence directe et nĂ©cessaire dâune organisation des pouvoirs qui pouvait conduire tĂŽt ou tard Ă lâomnipotence dâun des corps constituĂ©s, et Ă la confusion des fonctions lĂ©gislatives et exĂ©cutives. Elle avait logiquement raisonnĂ© a priori ,* mais la science ne peut pas tenir compte, dans ses spĂ©culations, dâun Ă©lĂ©ment tel que lâinsurrection , dont lâaction nâest jamais dirigĂ©e par le raisonnement, et dont les rĂ©sultats Ă©chappent Ă toute prĂ©vision et Ă tout calcul. Pour sortir de cette difficultĂ©, une nou- GARANTIES FORMELLES. 13 velle division du pouvoir devient nĂ©cessaire. Il faut que chacun des deux corps soit contrĂŽlĂ© par un autre dans lâexercice mĂȘme des fonctions qui lui sont propres. Le contrĂŽle sur le corps exĂ©cutif est aisĂ©. Il doit porter essentiellement sur la perception et lâemploi des forces matĂ©rielles quâon est appelĂ© Ă lui confier. Lâallocation doit Ă©maner du corps lĂ©gislatif ; elle doit ĂȘtre temporaire et conditionnelle, câest-Ă -dire subordonnĂ©e, dâabord Ă une loi qui en rĂšgle dâavance lâemploi, et puis Ă une autre loi qui approuve a posteriori les recettes et les dĂ©penses accomplies. Tout cela ne constitue point des fonctions proprement lĂ©gislatives. Il nây a de vĂ©ritables lois fiscales que celles qui Ă©tablissent des impĂŽts. En dĂ©libĂ©rant et en votant sur le budget et sur la soi-disant loi des comptes, le corps lĂ©gislatif administre; mais ce cumul partiel est, sans contredit, le moyen le plus efficace, le seul efficace, quâon pĂ»t lui donner pour contrĂŽler le corps exĂ©cutif. Les publicistes anglais ne font remonter lâexistence vĂ©ritable de la Magna 14 GAKANT1ES FOHHELLES. charta quâĂ la date du statut dâEdouard de Tallagio non concedendo, qui Ă©tablit pour la premiĂšre fois le contrĂŽle des Communes sur la perception et lâemploi des taxes. La charte existait auparavant sur le parchemin ; elle ne commence Ă vivre et Ă se dĂ©velopper que depuis le statut. Ce contrĂŽle est tellement efficace, quâil le deviendrait trop, et quâil amĂšnerait inĂ©vitablement lâomnipotence du corps lĂ©gislatif, si celui-ci ne rencontrait Ă son tour dans lâexercice de ses propres fonctions quelque rĂ©sistance de la part dâun autre corps. De quelle nature sera cette rĂ©sistance et dans quel corps faut-il la placer? Câest ce quâil nous reste Ă voir. Pour que le contrĂŽle dâun corps sur un autre soit efficace, il faut que le corps contrĂŽlant soit indĂ©pendant du corps contrĂŽlĂ©, et quâil y ait entrâeux rivalitĂ©, quant aux intĂ©rĂȘts de corps. La premiĂšre condition sera obtenue si les membres du premier ne sont point nommĂ©s par le second, ou si seulement ils ne sont point rĂ©vocables au grĂ© de celui- ci. Quant Ă la rivalitĂ©, elle sâĂ©tablit dâelle- iAKANTIKS FOKMKLLES 15 mĂȘme entre tous les corps constituĂ©s qui se partagent le pouvoir, puisque lâun dâeux ne saurait guĂšre Ă©tendre ses attributions sans empiĂ©ter sur celles des autres. Si, au lieu de borner l'effet du contrĂŽle aux lois constitutionnelles ou organiques, câest-Ă -dire Ă celles qui rĂšglent le partage et le mode dâexercice du pouvoir social, on prĂ©tend le faire porter sur lâensemble des actes du corps lĂ©gislatif, et sâen servir pour empĂȘcher toute loi contraire Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, alors ce nĂ© sera pas Ă un corps constituĂ© quâil faudra le confier, car les corps constituĂ©s ne sont point nĂ©cessairement ni ordinairement rivaux par les intĂ©rĂȘts privĂ©s des membres dont ils sĂ© composent. Ces principes gĂ©nĂ©raux Ă©tant posĂ©s, parcourons successivement les diverses applications qui en peuvent ĂȘtre faites. Article I.â ContrĂŽle par le corps exĂ©cutif. Tout acte du corps lĂ©gislatif est une expression de la volontĂ© de ce corps lĂ©galement !6 GARANTIES FORMELLES. formĂ©e, volontĂ© qui nâacquiert force de loi et ne devient obligatoire pour les citoyens que sous les conditions que la constitution a dĂ©terminĂ©es dâavance. Lâune de ces conditions peut ĂȘtre lâassentiment dâun autre corps quelconque, dont le contrĂŽle agit alors sous la forme dâun obstacle qui empĂȘche la volontĂ© lĂ©gislative soit de devenir loi, soit de se manifester. Pour arrĂȘter le corps lĂ©gislatif dans sa marche, lorsque la tendance gĂ©nĂ©rale de ses actes est vicieuse, la constitution peut aussi donner Ă un autre corps le pouvoir de le dissoudre ; mais lâexercice de ce pouvoir Ă©tant une fonction essentiellement exĂ©cutive, câest au corps exĂ©cutif seul quâon peut lâattribuer. Le contrĂŽle, de la part de ce dernier corps, peut donc revĂȘtir trois formes diffĂ©rentes Le veto, lâinitiative exclusive, la dissolution du corps lĂ©gislatif. I. Le veto est absolu ou limitĂ©; absolu, si la volontĂ© lĂ©gislative ne peut jamais devenir loi quâavec la sanction du corps exĂ©cutif; dVn veto. 17 limitĂ©, si le refus de cette sanction nâa quâun effet temporaire. Le contrĂŽle exercĂ© sous cette forme a lâavantage dâagir a posteriori sur des actes complets et entiĂšrement connus. Câest Ă une loi toute formulĂ©e que le corps contrĂŽlant oppose son veto; il lâoppose donc en pleine connaissance de cause ; tandis que, dâun autre cĂŽtĂ©, le corps contrĂŽlĂ© et la masse des citoyens, fonctionnaires ou non, peuvent apprĂ©cier Ă la fois le mĂ©rite et la portĂ©e de cette opposition. Mais, prĂ©cisĂ©ment Ă cause de ce caractĂšre dâopposition directe qui lui est propre, le veto absolu ne peut ĂȘtre exercĂ© que par un corps exĂ©cutif matĂ©riellement et moralement fort. Car il sâagit pour lui dâannuler une volontĂ© des reprĂ©sentans du pays, une volontĂ© explicite et complĂšte, qui nâa pu rĂ©unir la majoritĂ© des suffrages, dans le corps dont elle Ă©mane, quâaprĂšsy avoir Ă©tĂ© mĂ»rement et longuement discutĂ©e ; et il sâagit de lâannuler au moment oĂč elle allait commencer Ă produire son effet. U. 2 18 contrĂŽle bd corps exĂ©cutif. Ce qui fait la force matĂ©rielle du corps exĂ©cutif, câest en partie la quantitĂ© absolue des moyens matĂ©riels mis Ă la disposition du gouvernement, et en partie le plus ou le moins de concentration de ces moyens. Dans un vaste et riche pays, avec une administration entiĂšrement centralisĂ©e, le corps exĂ©cutif atteindra le plus haut degrĂ© possible de puissance matĂ©rielle. Quant Ă la puissance morale, elle dĂ©rive soit de lâindividualitĂ© mĂȘme des hommes qui exercent le pouvoir, soit des sentimens et des habitudes du peuple qui le leur a confiĂ©, soit enfin de la forme du corps exĂ©cutif. Toutes choses dâailleurs Ă©gales, un fonctionnaire permanent obtient plus dâascendant moral quâun fonctionnaire temporaire. Les corps collectifs qui se renouvellent partiellement, et les corps successifs qui se renouvellent par lâhĂ©rĂ©ditĂ©, seront toujours mieux placĂ©s Ă cet Ă©gard, quâun fonctionnaire unique, Ă©lu pour un espace de temps dĂ©terminĂ©. La faiblesse des corps exĂ©cutifs est le vice capital de la plupart des constitutions de lâU- VETO. 19 nion AmĂ©ricaine. Lâexercice du pouvoir nâest ni concentrĂ© entre leurs mains, ni facilitĂ© par des habitudes traditionnelles comme parmi les peuples de lâancien monde. Et puis, câest un individu, un gouverneur, Ă©lu pour quelques annĂ©es seulement, qui se trouve en prĂ©sence de lĂ©gislatures nombreuses et fortement constituĂ©es. Mais si le contrĂŽle du 2 ou- O verneur ne sâexerce que par un vote suspensif, les lĂ©gislateurs amĂ©ricains ont pourvu autrement au maintien des limites constitutionnelles qui sĂ©parent les attributions de chaque corps. En Suisse, les fonctions exĂ©cutives sont, confiĂ©es Ă des corps collectifs Ă©lus par le corps lĂ©gislatif, et soumis en gĂ©nĂ©ral Ă un renouvellement partiel; cependant, lâexiguitĂ© de la puissance matĂ©rielle dont ces corps sont revĂȘtus les rend impropres Ă lâexercice du veto absolu. Dans la plupart des cantons ils nâont pas mĂȘme le veto suspensif. Les monarchies constitutionnelles de lâEu- rope ont toutes conservĂ© ou adoptĂ© le veto absolu; seulement, il semble parfois qu'elles 20 CONTROLE DD CORPS EXECUTIF. aient voulu en dissimule!â la rudesse et voiler en quelque sorte lâopposition quâil renferme sous des formes dubitatives et des expressions ambiguĂ«s. Le Roi sâavisera, » disent les monarques anglais lorsquâils refusent leur sanction Ă un bill. â Le roi de Hollande se sert dâune formule Ă peu prĂ©s semblable Le Roi dĂ©libĂ©rera. II. Le corps exĂ©cutif exerce lâinitiative exclusive lorsquâil a seul le droit de faire des propositions, câest-Ă -dire de soumettre aux dĂ©libĂ©rations du corps lĂ©gislatif les questions sur lesquelles celui-ci est appelĂ© Ă se prononcer. Sous cette forme le contrĂŽle ne se prĂ©sente plus' comme une opposition directe aux volontĂ©s du corps lĂ©gislatif, car il a justement pour effet dâempĂȘcber la manifestation lĂ©- sale et rĂ©suliĂšre de ces volontĂ©s. Que les ora- teurs de la lĂ©gislature expriment, quand lâoccasion sâen prĂ©sente, ce quâils croient ĂȘtre le vĆu de lâassemblĂ©e sur une question non soumise Ă ses dĂ©libĂ©rations, ce nâest jamais quâune manifestation individuelle, Ă laquelle INITIATIVE EXCLUSIVE. 21 la votation ne vient point attacher le caractĂšre de volontĂ© collective, Ă©manĂ©e de la majoritĂ© dn corps. Lâinitiative exclusive est donc plus facile Ă exercer que le veto absolu, elle exige moins de force dans le corps qui lâexerce; mais, prĂ©cisĂ©ment par cette raison, elle est plus dangereuse ; il est plus Ă craindre quâon ne sâen serve pour arrĂȘter ou retarder la marche progressive de la lĂ©gislation et le dĂ©veloppement des institutions du pays. Lâinitiative exclusive est encore exercĂ©e par les Landralhs ou corps exĂ©cutifs des cantons dĂ©mocratiques de la SĂčisse ; mais elle ne lâest plus, que je sache, dans aucune constitution reprĂ©sentative actuellement en vigueur. On a partout accordĂ© au corps lĂ©gislatif le droit dâamendement sur les propositions du corps exĂ©cutif ; et, comme il est trĂšs-difficile, pour ne pas dire impossible, dâassigner des limites prĂ©cises Ă ce droit, la portĂ©e et lâef- ficacitc de celui dâinitiative exclusive sont devenues tout-Ă -fait vagues et incertaines. Le, droit dâamendemenl dans le corps contrĂŽlĂ© 22 CONTROLE DU CORPS EXĂCUTIF. et lâinitiative exclusive de la part du corps contrĂŽlant, sont logiquement incompatibles; ils le sont pratiquement dans une foule de cas; et alors, quâarrive-t-il? Câest que le corps contrĂŽlant devient de plus en plus avare de son initiative, et quâil sâabstient, non par conviction, non dans lâintĂ©rĂȘt du pays, mais pour ne pas rendre illusoire le contrĂŽle quâil est chargĂ© dâexercer. Cumulera-t-on, pour obvier Ă ce danger, le veto absolu avec lâinitiative exclusive, ainsi que le faisait la Charte française de 1814, et que le font encore les constitutions de quelques Etats dâAllemagne, notamment celle du royaume de Wurtemberg? Mais un gouvernement assez fort pour faire usage du veto nâa pas besoin de lâinitiative exclusive, et en la lui accordant, on sâexpose Ă paralyser entiĂšrement lâaction du corps qui est appelĂ© Ă reprĂ©senter lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, du corps qui doit imprimer Ă la machine politique un mouvement progressif parallĂšle Ă celui de la sociĂ©tĂ© elle-mĂȘme. Si au contraire le gouvernement est trop faible pour user du veto, le cumul INITIATIVE EXCLUSIVE. 23 ne remĂ©die plus Ă lâinconvĂ©nient que jâai signalĂ©. La solution de cette question se trouve dans une distinction quâon a en gĂ©nĂ©ral nĂ©gligĂ© de faire. On sâest mĂ©pris sur la portĂ©e du contrĂŽle Ă exercer par le corps exĂ©cutif, en lâĂ©tendant au-delĂ des lois constitutionnelles. Ce contrĂŽle en lui-mĂȘme nâest une garantie quâautant quâil doit avoir lieu dans lâintĂ©rĂȘt du pays, sinon il devient un rouage inutile et souvent dangereux. Or, comment est-il utile dans son application aux lois constitutionnelles ? Câest que les deux corps entre lesquels il sâĂ©tablit sont rivaux, chacun dâeux Ă©tant intĂ©ressĂ© Ă ce que la portion de pouvoir quâil exerce ne soit pas diminuĂ©e par les empiĂštemens de lâautre. De cette rivalitĂ© rĂ©sulte une garantie, sinon pour le dĂ©veloppement , au moins pour le maintien de la constitution, en particulier pour le maintien du principe de la sĂ©paration des fonctions. La mĂȘme rivalitĂ© nâexiste point Ă lâĂ©gard des autres lois. Ici lâopposition du corps exĂ©cutif nâaura dâautre mobile que la convction ou 24 CONTROLE DU CORPS EXĂCUTIF. les intĂ©rĂȘts individuels des membres dont il se compose, et rien ne peut faire prĂ©sumer dâavance que cette conviction ou ces intĂ©rĂȘts seront conformes Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. En un mot, le contrĂŽle est utile lĂ oĂč les deux corps peuvent ĂȘtre mus par un intĂ©rĂȘt collectif en leur qualitĂ© de corps fonctionnans ; il ne lâest plus lĂ oĂč lâintĂ©rĂȘt individuel domine ; et alors câest la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif qui, seule, reprĂ©sente lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et nui doit seule Ă©tablir les lois gĂ©nĂ©rales que rĂ©clame cet intĂ©rĂȘt. Je conclus donc que le contrĂŽle du corps exĂ©cutif ne doit porter que sur les dĂ©cisions qui modifient directement ou indirectement la constitution, et quâil ne doit sâexercer que sous la forme de veto absolu ou suspensif, parce que câest la seule qui soit compatible avec lâexercice plein et entier du droit dâamendement sans lequel il nây a pas de vĂ©ritable dĂ©libĂ©ration dans le corps lĂ©gislatif. On objectera peut-ĂȘtre que le contrĂŽle du corps exĂ©cutif a un autre but plus restreint, mais qui le rend nĂ©cessaire dans tons les cas, INITIATIVE EXCLUSIVE. 25 celui de retarder la marche du corps lĂ©gislatif, de le prĂ©munir contre les dangers de la prĂ©cipitation, et dâen appeler dâune assemblĂ©e mal informĂ©e Ă une assemblĂ©e mieux informĂ©e. A cela, je rĂ©ponds quâil nâest besoin ni du veto, ni de lâinitiative exclusive pour atteindre ce but. Un rĂ©glement qui soumet chaque question Ă plusieurs dĂ©bats, et qui prescrit le renvoi prĂ©alable de tous les objets im portans Ă des commissions , suffit pour donner aux dĂ©libĂ©rations la lenteur nĂ©cessaire, et aux dĂ©cisions la maturitĂ© dĂ©sirable. Quant aux connaissances que les membres du corps exĂ©cutif peuvent acquĂ©rir dans lâexercice de leurs fonctions, loin dâen contester lâimportance et lâutilitĂ©, jâavoue que je ne comprends pas comment il serait possible Ă la lĂ©gislature de sâen passer. Je regarde donc comme tout-Ă -fait essentielle la prĂ©sence des membres du corps exĂ©cutif aux dĂ©libĂ©rations du corps lĂ©gislatif, avec voix consultative. Si lâadministration est divisĂ©e en plusieurs dĂ©partemens dirigĂ©s par autant dâa- gens responsables, cc seront c'es agens, câest- 26 > CONTRĂLE DU CORPS EXĂCUTIF. Ă -dire les ministres, qui devront ĂȘtre prĂ©sens» Les opinions sont dâaccord en Europe sur la nĂ©cessitĂ© de cette prĂ©sence ; mais elles ne le sont pas sur les moyens de la rĂ©aliser. En Angleterre les ministres ne sont admis dans les deux Chambres quâautant quâils en sont membres eux-mĂȘmes, et les choses sâarrangent de maniĂšre Ă ce quâils entrent tous dans lâune ou dans lâautre. En France, les ministres sont aussi Ă©ligibles aux fonctions de pair ou de dĂ©putĂ©, et ils ont en outre le droit de prĂ©sence avec voix consultative dans les deux Chambres. Dans quelques cantons de la Suisse, en particulier dans ceux de Vaud et du Tessin, les membres du corps exĂ©cutif nâont que le droit de prĂ©sence avec voix les constitutions reprĂ©sentatives en vigueur sur le continent adoptent lâun ou lâautre de ces trois systĂšmes. Les deux premiers sont Ă©videmment vicieux. De tous les moyens que lâon pouvait imaginer pour mettre les fonctionnaires exĂ©cutifs en communication directe avec la lĂ©gislature, le plus mauvais, sans contredit, câĂ©tait de les rendre Ă©li- INITIATIVE EXCLUSIVE. 87 gibles, et cette Ă©ligibilitĂ© devient absolument injustifiable lorsquâelle se cumule avec le droit de prĂ©sence. Une seconde objection beaucoup plus spĂ©cieuse, que lâon peut Ă©lever contre lâapplication du contrĂŽle aux seules lois constitutionnelles, se tire de la difficultĂ© de distinguer ces lois dâavec les autres. Cette difficultĂ© existera, il est vrai, dans plusieurs cas; et comme les deux corps appelĂ©s Ă la rĂ©soudre seront intĂ©ressĂ©s Ă ce quâelle soit rĂ©solue, lâun dans un sens, lâautre dans un sens opposĂ©, il en pourrait rĂ©sulter un conflit sans issue, si lâon ne recourait Ă quelquâun des moyens dont il sera parlĂ© dans les articles suivans. Cependant il faut bien que la distinction dont il sâagit soit en gĂ©nĂ©ral aisĂ©e Ă faire, puisquâelle est faite journellement par une foule dâassemblĂ©es lĂ©gislatives. En effet, il y a peu de constitutions reprĂ©sentatives dans lesquelles un mode de procĂ©der particulier ne soit prescrit dâavance pour la votation des lois constitutionnelles, et oĂč, par consĂ©quent, la lĂ©gislature ne soit appelĂ©e Ă rĂ©soudre, sur 28 CONTROLE UK CORPS EXĂCUTIF. chaque projet de loi soumis Ă la dĂ©cision, cette question prĂ©alable Le projet contient-il, ou non, des dispositions constitutionnelles ? III. Lorsque deux corps du gouvernement sont d'avi sopposĂ©s sur les questions de la politique intĂ©rieure ou extĂ©rieure du pays, ce dissentiment nâamĂšnera de vĂ©ritable lutte entrâeux quâautant quâils seront appelĂ©s Ă se contrĂŽler rĂ©ciproquement, mais alors la lutte sera inĂ©vitable. Elle aura lieu, quoique moins ostensiblement, dans le cas mĂȘme de lâinitiative exclusive. Quoiquâon lui ait assurĂ© en apparence une issue lĂ©gale, en fournissant Ă lâun des corps le moyen d'empĂȘcher, a priori ou a posteriori , tous les actes de lâautre corps quâil dĂ©sapprouverait, la lutte nâen subsistera pas moins tant que les majoritĂ©s de chacun dâeux seront animĂ©es du mĂȘme esprit, ou composĂ©es des mĂȘmes personnes. Quâune telle lutte soit prĂ©judiciable aux intĂ©rĂȘts de lâĂtat, c'est ce dont on ne saurait guĂšre douter. Eile affaiblit Ă la longue lâascendant moral du gouvernement ; clic soulĂšve les passions, introduit peu Ă peu de POUVOIR DE DISSOLUTION. âą2'. lâaigreur et de lâhostilitĂ© dans les rapports mutuels de deux corps. Ătablie dâabord sur un sçul point, elle sâĂ©tend bientĂŽt Ă toutes les questions de lĂ©gislation et dâadministration, et les fonctionnaires, exclusivement occupĂ©s de leurs intĂ©rĂȘts de corps, finissent par perdre de vue, dans lâexercice de leurs fonctions, lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dont la poursuite devrait ĂȘtre le but constant et unique de leurs efforts. Si chacun des corps dont il sâagit, ou lâun des deux seulement, est soumis Ă un renouvellement partiel ou intĂ©gral Ă des Ă©poques rapprochĂ©es , la lutte ne durera quâautant quâil le faudra pour Ă©veiller fortement lâopinion publique, et lâengager Ă se prononcer par lâorgane des Ă©lecteurs dâune maniĂšre qui assure le triomphe dĂ©finitif de lâun des deux systĂšmes. Au dĂ©faut dâun renouvellement frĂ©quent, on a gĂ©nĂ©ralement accordĂ© au corps exĂ©cutif le pouvoir de dissoudre le corps lĂ©gislatif, ce qui produit le mĂȘme effet. Le corps exĂ©cutif, en faisant usage de ce pouvoir, nâexerce pas prĂ©cisĂ©ment un contrĂŽle, 30 CONTRĂLE DU CORPS EXĂCUTIF. mais il en provoque lâexercice de la part dâun autre corps, câest-Ă -dire de la masse des Ă©lecteurs. 11 cite la lĂ©gislature devant ce tribunal suprĂȘme qui juge entre elle et lui, et dont la sentence doit mettre finaux dĂ©bats, si du moins les institutions du pays sont favorables au dĂ©veloppement et Ă la libre manifestation de lâopinion publique. Article II. â ContrĂŽle par nn second corps lĂ©gislatif. Le systĂšme reprĂ©sentatif, qui sera bientĂŽt de droit commun en Europe, a, comme chacun sait, une origine historique. Il dĂ©rive des institutions de ces peuples de race germanique, auxquels nous devons probablement de nâavoir pas Ă©tĂ© plongĂ©s pour des siĂšcles dans lâĂ©tat dâimmobilitĂ© intellectuelle et morale oĂč se trouvent encore aujourdâhui tant de nations de lâOrient, autrefois soumises comme nous Ă la domination romaine. Le gouvernement de ces peuples Ă©tait dĂ©mocratique. LâautoritĂ© suprĂȘme lĂ©gislative appartenait Ă lâassemblĂ©e de tous les hommes libres boni hommes , qui Ă©tait aussi appelĂ©e Ă Ă©lire le CONTRĂLE dâon second corps lĂ©gislatif. 3t roi ou chef de la nation. Cet Ă©tat de choses fut profondĂ©ment modifiĂ© parles suites de la conquĂȘte, et en particulier par le rĂ©gime fĂ©odal ; mais il en resta toujours la participation des principaux citoyens Ă lâexercice du pouvoir j participation totalement inconnue Ă lâOrient, non moins Ă©trangĂšre Ă la constitution du Bas-Empire, et qui, bornĂ©e comme elle lâĂ©tait aux seuls grands feudataircs et au clergĂ©, ne laissa pas dâamener avec le temps les plus heureux rĂ©sultats. Ainsi, en Angleterre, Ă aucune Ă©poque, pas mĂȘme sous le rĂšgne de Guillaume-le- ConquĂ©rant et de ses premiers successeurs, le souverain nâa pu se considĂ©rer comme un maĂźtre absolu, exerçant le pouvoir lĂ©gislatif sans contrĂŽle et mettant sa volontĂ© Ă la place de la loi. Lâexistence lĂ©gale du parlement nâa jamais Ă©tĂ© interrompue, quoique son autoritĂ© de fait ait pu paraĂźtre nulle pendant de longs intervalles ; et lorsque, par lâĂ©mancipation des villes, et par les progrĂšs de lâindustrie et de la richesse mobiliĂšre qui en furent Ă la fois la cause et lâeffet, un 32 CON'TKOLE tiers-Ă©tat se fut formĂ©, sa place dans lâorganisation gouvernementale Ă©tait toute prĂ©parĂ©e; le parlement avait dĂ©jĂ pleine vie, tant au fond quâĂ la forme; câĂ©tait un tronc bien enracinĂ© dans le sol, auquel il ne sâagissait que dâenter une nouvelle branche. Cependant, le nouveau peuple, nĂ© en dehors de la hiĂ©rarchie fĂ©odale, et formĂ© de bourgeois et de propriĂ©taires libres, avait des habitudes, des mĆurs, des idĂ©es, et surtout des intĂ©rĂȘts, tellement distincts de ceux des grands propriĂ©taires, câest-Ă -dire de la noblesse et du haut clergĂ©, que la pensĂ©e ne pouvait venir et ne vint en effet Ă lâesprit dâaucun de ceux qui lâappelĂšrent Ă une existence politique, de confondre la reprĂ©senta- tation des deux classes, de faire reprĂ©senter les communes par des lords, ou les lords par des bourgeois. Partout les villes et les lia- bitans libres des campagnes furent considĂ©rĂ©s comme un ordre Ă part, qui devait avoir ses propres dĂ©putĂ©s tirĂ©s de son sein, et chargĂ©s exclusivement de reprĂ©senter les intĂ©rĂȘts de lâordre. La sociĂ©tĂ© politique se composait dâun second corps lĂ©gislatif. 33 proprement non de deux, mais de quatre classes distinctes la haute noblesse , le clergĂ©, les bourgeois des villes et les paysans libres ; et ces diffĂ©rentes classes furent quelquefois reprĂ©sentĂ©es sĂ©parĂ©ment ; le plus souvent, on confondit la quatriĂšme avec la troisiĂšme. Mais ce qui distinguait essentiellement les seigneurs et les ecclĂ©siastiques, câest quâils Ă©taient appelĂ©s Ă lâexercice du pouvoir en vertu de leur qualitĂ©, et non par dĂ©lĂ©gation comme les dĂ©putĂ©s des autres classes. Cette reprĂ©sentation par Ă©tats Ă©tait une consĂ©quence nĂ©cessaire de lâorganisation sociale. Elle constitue un systĂšme reprĂ©sentatif que jâappellerai historique , pour le distinguer du systĂšme reprĂ©sentatif philosophique dont les Ă©lĂ©mens ne sont puisĂ©s que dans les faits sociaux universels, câest-Ă - dire dans la notion abstraite de lâassociation politique. Elle conduisait, non pas nĂ©cessairement, mais naturellement Ă la division du corps lĂ©gislatif en deux ou plusieurs assemblĂ©es distinctes. Il y en eut quatre en il. 3 34 CONTROLE SuĂšde, deux en Angleterre, trois dans la plupart des autres Ătats. La source historique, la premiĂšre cause de la division du corps lĂ©gislatif en deux chambres, est donc tout entiĂšre dans lâorganisation sociale au sein de laquelle le rĂ©gime reprĂ©sentatif est nĂ© en Europe. Des circonstances favorables ayant amenĂ© ce rĂ©gime Ă un perfectionnement progressif en Angleterre, tandis quâil pĂ©rissait partout ailleurs, câest aussi en Angleterre quâest nĂ©e et que sâest insensiblement dĂ©veloppĂ©e la doctrine philosophique du gouvernement reprĂ©sentatif ; mais elle sây est dĂ©veloppĂ©e en vue du droit constitutionnel anglais et parallĂšlement avec lui, dâoĂč est rĂ©sultĂ©e une influence rĂ©ciproque du droit sur la doctrine et de la doctrine sur le droit. La doctrine a modifiĂ© le droit en en faisant complĂštement disparaĂźtre le principe de la reprĂ©sentation par Ă©tats. Un membre de la chambre des Communes, ou mĂȘme de celle des Lords, nâest plus le mandataire dâun ordre distinct, mais le reprĂ©sentant de la nation dâun second corps lĂ©gislatif. 35 entiĂšre, appelĂ© Ă voter dans le sens de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. RĂ©ciproquement, la doctrine sâest façonnĂ©e sur les formes du droit; elle a trouvĂ© une place dans la thĂ©orie pour tout ce quâelle nâa pu supprimer en pratique âą elle a fait de la Chambre haute un contre-poids destinĂ© Ă maintenir lâĂ©quilibre entre le roi et le peuple, et Ă rĂ©gler la marche du systĂšme en retardant au besoin les mouvemens trop rapides de lâĂ©lĂ©ment populaire, et en opposant Ă lâarbitraire royal une barriĂšre insurmontable. Toutes ces notions Ă©taient absolument inconnues Ă la premiĂšre formation du parlement, et nâont exercĂ© aucune influence sur la sĂ©paration des deux Chambres. Lorsquâensuite la doctrine a reçu de nouvelles applications hors de lâAngleterre, lorsquâelle a pu ĂȘtre Ă©laborĂ©e par les publicistes du continent, elle nâa point Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©e des formes dont elle sâĂ©tait revĂȘtue. Câest dans le gouvernement anglais que Montesquieu voit le type du systĂšme reprĂ©sentatif ; câest Ă la constitution anglaise que les Etats de lâUnion amĂ©ricaine ont empruntĂ© les formes extĂ©rieu- 36 CONTROLE res de leurs gouvernemens. La triarchie est devenue enfin, pour certains publicistes, un des traits caractĂ©ristiques du gouvernement reprĂ©sentatif ; câest par lĂ , selon eux, quâil se distingue de la dĂ©mocratie dans laquelle le pouvoir lĂ©gislatif est exercĂ© tout entier par lâassemblĂ©e des reprĂ©sentans du peuple. Ce fut lâassemblĂ©e Constituante de France qui conçut, dĂ©veloppa et popularisa pour la premiĂšre fois la doctrine pure du systĂšme reprĂ©sentatif. Elle la rĂ©alisa autant que les circonstances le permettaient, et son Ćuvre fut continuĂ©e par les assemblĂ©es qui lui succĂ©dĂšrent. Les armĂ©es françaises lâimportĂšrent, et lâappliquĂšrent ensuite partout oĂč la victoire les conduisit. Mais aucune des constitutions mises en vigueur pendant cette pĂ©riode nâa subsistĂ© jusquâau temps prĂ©sent; aucune mĂȘme nâa joui dâune existence assez longue pour quâil soit possible dâapprĂ©cier les rĂ©sultats pratiques du systĂšme. Je ne suis point entrĂ© dans les dĂ©veloppe- mens qui prĂ©cĂšdent pour rĂ©futer la thĂ©orie des deux Chambres, mais seulement pour dâen second corps lĂ©gislatif. 37 rĂ©duire Ă nĂ©ant lâargument dâautoritĂ© dont on lâa souvent Ă©tayĂ©e. Lâauteur dâun ouvrage, quâon peut appeler classique, sur les constitutions amĂ©ricaines 1 , regarde lâuniformitĂ© de ces constitutions, relativement au point dont il sâagit, comme une dĂ©monstration complĂšte qui met dĂ©sormais cette thĂ©orie Ă lâabri de toute contestation. Pourquoi ne dirait-on pas la mĂȘme chose de toutes les autres piĂšces du bagage britannique dont les institutions des Ătats-Unis sont encore encombrĂ©es ? Les antĂ©cĂ©dens historiques, dâune valeur immense pour lâhomme dâĂtat et le lĂ©gislateur pratique, sont absolument nuis sous le point de vue purement scientifique. Ce nâest pas dans les antĂ©cĂ©dens que la science doit puiser aucun de ses principes dirigeans ; se sont les antĂ©cĂ©dens au contraire qui nĂ©cessitent dans chaque cas particulier certaines dĂ©viations de ces principes et qui en modifient de mille maniĂšres lâapplication. 1 M. de Tocqueville. 38 CONTROLE En Allemagne, nous trouvons toute une famille, et une famille nombreuse, de gou- vernemens reprĂ©sentatifs historiques stĂ n- dische Verfassung, oĂč la reprĂ©sentation par Ătats est en pleine vigueur. La Suisse, dâun autre cĂŽtĂ©, nous offre Ă peu prĂšs une vingtaine de constitutions, dans lesquelles une lĂ©gislature unique se trouve en prĂ©sence dâun corps exĂ©cutif collectif. VoilĂ deux sĂ©ries nouvelles de faits uniformes, qui diffĂšrent essentiellement de ceux que lâAmĂ©rique nous fournit, et qui pourraient Ă aussi juste titre ĂȘtre pris pour fondemens de thĂ©ories incontestables , si lâhistoire ne se chargeait pas de les rĂ©duire Ă leur juste valeur. En Allemagne et en Suisse, comme en Angleterre et dans les ci-devant colonies anglaises, il faut distinguer soigneusement la doctrine dâavec les formes du droit positif. La doctrine, en se dĂ©veloppant, est devenue jusquâĂ un certain point uniforme, parce quâelle puise partout Ă la mĂȘme source les principes gĂ©nĂ©raux et les raisonnemens dont elle fait usage. A quelques exceptions prĂšs, toutes les constitutions dâun second corps lĂ©gislatif. 39 reprĂ©sentatives aujourdâhui en vigueur admettent, les unes expressĂ©ment, les autres tacitement, le principe de la reprĂ©sentation philosophique, et la nĂ©cessitĂ© de soumettre le corps lĂ©gislatif Ă un contrĂŽle permanent. Quant aux formes du droit positif de lâAllemagne et de la Suisse, elles se retrouvent tout entiĂšres dans les constitutions territoriales et municipales de lâempire dâAllemagne, telles quâelles existaient dĂ©jĂ au xiv e siĂšcle. La rĂ©action de ces formes sur le dĂ©veloppement de la doctrine dans chaque contrĂ©e particuliĂšre est encore sensible, il est vrai, mais elle tend Ă diminuer avec le progrĂšs et la diffusion des lumiĂšres. Câest aux publicistes qui Ă©tudient la lĂ©gislation constitutionnelle comme science, câest-Ă -dire sans aucune vue dâapplication immĂ©diate, Ă la dĂ©gager de lâinfluence des faits, pour lâamener par degrĂ©s Ă lâĂ©tat de doctrine purement philosophique. AprĂšs avoir ainsi dĂ©blayĂ© le terrain sur lequel la question doit ĂȘtre posĂ©e, il reste Ă la rĂ©soudre, car elle est encore entiĂšre, et il serait beaucoup moins raisonnable de con-» 40 CONTRĂLE damner une institution a priori Ă cause de son caractĂšre traditionnel, que de lâapprouver par cet unique motif. Si les deux corps lĂ©gislatifs sont en tout Ă©gaux lâun Ă lâautre, Ă©gaux par le nombre, par la condition, par le mode dâĂ©limination de leurs membres, il nây aura aucune rivalitĂ© dâintĂ©rĂȘts entrâeux, et dĂšs-lors aucun contrĂŽle de lâun sur lâautre. Les empiĂštemens, les abus de pouvoir commis par lâun des deux profiteront Ă lâautre, soit parce quâils lui seront applicables, soit parce que rien nâempĂȘchera le transfert de ses membres dans le premier. Cependant, il en rĂ©sultera, de fait, dans certains cas, une espĂšce de contrĂŽle dont je nâai point encore parlĂ©, le contrĂŽle de la minoritĂ©. En effet, supposons quâune lĂ©gislature de 200 membres soit partagĂ©e en deux corps de 100 membres chacun. Avant le partage, il fallait une majoritĂ© de 101 membres pour faire rejeter une proposition; aprĂšs le partage , il pourra suffire dâune minoritĂ© de 51, pourvu quâelle se trouve tout entiĂšre dans lâun des deux corps. Mais ce contrĂŽle est vi- dâun second corps lĂ©gislatif. 41 cieux, en ce que son efficacitĂ© dĂ©pend dâune circonstance fortuite, câest-Ă -dire de la maniĂšre dont la minoritĂ© se trouve distribuĂ©e entre les deux corps. Ce sera un contrĂŽle fortuit, et non un contrĂŽle intelligent. Si les deux corps sont inĂ©gaux en nombre, Ă©gaux sous tout autre rapport, la faiblesse relative du moins nombreux suffirait dĂ©jĂ pour le rendre impropre au contrĂŽle. Sâil lâexerce rĂ©ellement dans certains cas, ce sera au moyen dâune si petite minoritĂ©, quâon ne saurait sans danger sâexposer Ă une telle chance. Si la lĂ©gislature que jâai supposĂ©e Ă©tait partagĂ©e en deux corps, lâun de 150, lâautre de 50 membres, il suffirait de 26 voix pour faire rejeter une proposition; 26 membres corrompus, ou mus par des intĂ©rĂȘts de catĂ©gories, pourraient paralyser la volontĂ© de 174 membres! Jâai raisonnĂ© jusquâĂ prĂ©sent sur de pures hypothĂšses. En pratique, les deux corps lĂ©gislatifs sont toujours composĂ©s dâune maniĂšre diffĂ©rente, mĂȘme dans les pays oĂč ils sont lâun et lâautre Ă©lectifs ; de sorte quâil 42 CONTRĂLE existe entrâeux rivalitĂ© de corps et rivalitĂ© individuelle. Les membres de la Chambre haute, occupant une position supĂ©rieure, ne dĂ©sirent point, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, ĂȘtre transfĂ©rĂ©s dans lâautre Chambre. La Chambre haute, ainsi composĂ©e, devient apte Ă exercer un contrĂŽle. Ce contrĂŽlĂ© sera-t-il avantageux ? câest une autre question. Remarquons dâabord que la Chambre haute, par sa composition mĂȘme, est toujours plus ou moins prĂ©occupĂ©e dâintĂ©rĂȘts de catĂ©gories. La majoritĂ© qui exercera le contrĂŽle ne saurait donc manquer dâopposer frĂ©quemment son veto Ă des actes conformes Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Cet inconvĂ©nient est-il compensĂ© par les avantages supĂ©rieurs? voilĂ ce quâil nous reste Ă examiner. Dans toute association politique en voie de progrĂšs il se forme trois intĂ©rĂȘts, ou trois groupes dâintĂ©rĂȘts distincts, entre lesquels la nation se partage suivant des proportions variables. Ces trois groupes dâintĂ©rĂȘts correspondent aux trois rĂ©gions dans lesquelles on peut diviser une pĂ©riode quelconque de dâun second coups lĂ©gislatif. 43 progrĂšs, le passĂ©, le prĂ©sent et lâavenir. Les catĂ©gories qui profitaient du passĂ©, celles qui profitent du prĂ©sent et celles qui ont besoin de lâavenir, forment trois partis dont lâexistence, et par consĂ©quent lâhostilitĂ© rĂ©ciproque, est une consĂ©quence inĂ©vitable du fait mĂȘme dâun progrĂšs, ce qui ne veut pas dire quâil nây ait dans chacun dâeux quelques hommes animĂ©s dâune conviction purement dĂ©sintĂ©ressĂ©e. Dans une sociĂ©tĂ© stationnaire , il peut nây avoir que deux partis, il peut nây en avoir quâun ; dans un Ătat progressif il y en a nĂ©cessairement trois. Quelques noms quâil leur plaise de se donner mutuellement, ils prĂ©sentent partout le mĂȘme caractĂšre, sont animĂ©s des mĂȘmes tendances, agissent dans le mĂȘme esprit. Le Torysme, le Wiggisme, le Radicalisme sont des Ă«lĂ©mens, je le rĂ©pĂšte, inĂ©vitables dans toute nation qui marche en avant, câest-Ă - dire, dont les institutions et les lois ont Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©veloppĂ©es et perfectionnĂ©es. Cet Ă©tat de choses Ă©tant donnĂ©, pour que le progrĂšs continue, il faut que les intĂ©rĂȘts 44 COM TliOLE dâavenir conservent leur prĂ©pondĂ©rance, et quâils pĂ©nĂštrent en plus ou moins grande proportion, soit directement, soit indirectement, dans tous les corps qui composent le gouvernement ; directement, par lâintroduction de leurs reprĂ©sentans, indirectement, par lâexercice des droits Ă©lectoraux et du pouvoir de lâopinion. Or, chaque nouveau progrĂšs , chaque modification nouvelle apportĂ©e dans les lois, et surtout dans les lois politiques du pays, tend Ă augmenter la masse des intĂ©rĂȘts du passĂ©, aux dĂ©pens de celle des intĂ©rĂȘts dâavenir. Plus le progrĂšs sera rapide, plus sera sensible ce rĂ©sultat; et il arrivera un moment oĂč les intĂ©rĂȘts du passĂ©, recouvrant la prĂ©pondĂ©rance, entraĂźneront le gouvernement dans une marche rĂ©trograde. Le progrĂšs dĂ©finitif ne sâopĂ©rera donc que par des oscillations successives, accompagnĂ©es de secousses, et par consĂ©quent de trouble et dâinsĂ©curitĂ©. Rien ne saurait ĂȘtre plus fatal Ă un pays que cette marche saccadĂ©e qui ne laisse Ă aucune institution le temps de prendre racine, Ă aucune innova- dâun second corps lĂ©gislatif. 45 tion le moyen de se justifier par ses rĂ©sultats, et qui surtout empoisonne tous les avantages, toutes les jouissances que nous recherchons dans le lien social, par une menace incessante de perturbation et de dĂ©sordre. Supposons un corps lĂ©gislatif unique, soumis seulement au contrĂŽle du corps exĂ©cutif. Câest dans ce dernier que se concentreront surtout les intĂ©rĂȘts du prĂ©sent, puisquâĂ lui appartient lâexercice immĂ©diat du pouvoir social. Les trois espĂšces dâintĂ©rĂȘts seront rĂ©unies dans la lĂ©gislature, et reprĂ©sentĂ©es par des fractions Ă©gales Ă celles quâelles occupent dans le pays mĂȘme. Tant que la majoritĂ© restera aux intĂ©rĂȘts dâavenir, le progrĂšs continuera. Le contrĂŽle du corps exĂ©cutif pourra lâarrĂȘter quelque temps; il en pourra rĂ©sulter un conflit plus ou moins prolongĂ©, et puis une dissolution de lâun ou de lâautre corps ; mais si les intĂ©rĂȘts dâavenir sont encore en majoritĂ© dans le pays, câen est fait dĂ©sormais du contrĂŽle; toutes les digues seront renversĂ©es, et le char de lâĂtat roulera sans obstacles sur une pente rapide jusquâĂ 46 CONTROLE ce que les intĂ©rĂȘts du passĂ©, accumulĂ©s devant lui, se rallient, comptent leurs reprĂ©sentans, et, se sentant supĂ©rieurs, opposent une rĂ©sistance dâautant plus violente et plus insurmontable quâils auront Ă©tĂ© plus long-temps refoulĂ©s et opprimĂ©s. Alors, la rĂ©trogradation devient inĂ©vitable, car les reprĂ©sentans du parti le plus fort entreront en majoritĂ© dans le seul corps lĂ©gislatif qui leur soit ouvert , et le contrĂŽle de lâexĂ©cutif sera aussi impuissant contre leurs efforts soutenus et prolongĂ©s quâil lâaura Ă©tĂ© contre ceux du parti contraire. Imaginez maintenant un second corps lĂ©gislatif , sans le consentement duquel aucun acte du premier ne puisse avoir force de loi. Composez ce corps de maniĂšre que les intĂ©rĂȘts du passĂ© y soient reprĂ©sentĂ©s en beaucoup plus forte proportion que dans lâautre, et que les hommes dâavenir y aient cependant accĂšs, et puissent y faire majoritĂ©, lorsque leur parti sera en grande majoritĂ© dans le pays et dans la premiĂšre lĂ©gislature. Nâest-il pas Ă©vident que ce nouveau corps, en ralentissant habi- dâun second corps lĂ©gislatif. 47 tĂŒellement par son contrĂŽle la marche du premier et par consĂ©quent le progrĂšs social, retardera aussi l'accroissement du parti conservateur, et empĂȘchera que ce parti ne puisse devenir dominant et obtenir la majoritĂ© , soit dans le pays, soit dans la lĂ©gislature ? Dâun autre cĂŽtĂ©, en ouvrant aux intĂ©rĂȘts du passĂ© une sphĂšre dâactivitĂ© spĂ©ciale, il leur ferme Ă peu prĂšs celle dans laquelle ils pourraient devenir dangereux. Il nây aura presque plus de chance pour que les hommes de ce parti entrent en majoritĂ© dans le premier corps lĂ©gislatif, et quâils impriment aux actes du gouvernement une tendance rĂ©trograde. Le progrĂšs sera lent, mais il sera sĂ»r. Chaque pas fait en avant sera dĂ©cisif pour lâavenir ; chaque amĂ©lioration sera une conquĂȘte dĂ©finitive et irrĂ©vocable. Un sentiment de sĂ©curitĂ© accompagnera la jouissance de tous les avantages sociaux, lâexercice de tous les droits ; et, les partis se balançant toujours, et gardant entrâeux les mĂȘmes proportions, les opinions politiques ne seront point flottantes au grĂ© des intĂ©rĂȘts ; 48 CONTROLE on ne verra point les mĂȘmes hommes, tantĂŽt conservateurs, tantĂŽt progressifs, changer de principes du jour au lendemain. En acquĂ©rant de la fixitĂ©, les opinions acquerront de la force ; leur influence sur les actes du gouvernement deviendra plus constante et plus rĂ©guliĂšre. Mais pour quâune Chambre haute soit propre Ă jouer le rĂŽle que je viens de lui assigner, il faut quelle remplisse certaines conditions. Et dâabord, il faut quâelle soit Ă la fois modĂ©rante et absorbante, câest-Ă -dire quâelle retarde le mouvement progressif, et quâelle absorbe les hommes Ă tendances rĂ©trogrades. Pour cela, il faut quâelle soit composĂ©e tout autrement que la lĂ©gislature proprement dite; il faut quâelle reprĂ©sente les intĂ©rĂȘts du passĂ©, et quâelle soit toujours ouverte aux hommes de ce parti. En second lieu, il faut quâelle soit rĂ©duite Ă un pur contrĂŽle sur les actes Ă©manant de lâautre Chambre, qui est et demeure le seul vĂ©ritable corps lĂ©gislatif. La Chambre haute nâa que faire de lâinitiative ; son rĂŽle nâest pas dâun second corps lĂ©gislatif. 49 de pousser, mais de retenir. Elle doit faire lâoffice du volant ou du pendule dans une machine, non celui de la force motrice. Au surplus, ce contrĂŽle ne doit pas ĂȘtre un veto pur et simple, ni ĂȘtre restreint aux lois constitutionnelles, car alors la Chambre se trouverait rĂ©duite Ă un rĂŽle trop secondaire. Elle serait sans pouvoir et sans influence dans les cas oĂč elle devrait agir, si elle nâexerçait pas ce pouvoir et cette influence sur tous les actes du gouvernement. Elle perdrait bientĂŽt ce pouvoir et cette influence si elle Ă©tait obligĂ©e, pour les exercer, de repousser dâemblĂ©e une loi dont elle nâapprouverait pas toutes les dispositions. Mais si elle amende les propositions qui lui seront soumises, il faudra que ces amendemens soient ensuite adoptĂ©s par lâautre Chambre * En troisiĂšme lieu, il faut que la Chambre haute soit entiĂšrement indĂ©pendante du corps exĂ©cutif, autrement celui-ci acquerrait un ascendant exorbitant sur la lĂ©gislature entiĂšre , et lâon pourrait voir les institutions du pays altĂ©rĂ©es ou faussĂ©es dans lâapplication II. 4 50 CONTROLE au profit, non de ceux qui ont gouvernĂ© antĂ©rieurement et qui regrettent une position perdue, mais de ceux qui gouvernent actuellement et qui aspirent Ă la conservation et Ă lâaugmentation de leur pouvoir. QuatriĂšmement, il est nĂ©cessaire que le corps lĂ©gislatif renferme les Ă©lĂ©mens les plus progressifs de lâopinion, quâil soit accessible aux hommes dâavenir surtout, et quâil contienne au besoin les nuances les plus avancĂ©es, les plus extrĂȘmes de ce parti. Ce corps joue le rĂŽle de force motrice ; câest le ressort qui fait aller la machine ; or, une fois que cette machine est pourvue dâun rĂ©gulateur, on peut sans danger, on doit mĂȘme laisser Ă la force motrice toute lâĂ©nergie dont elle est susceptible. Enfin, la Chambre haute ne doit pas ĂȘtre inaccessible non plus Ă ces intĂ©rĂȘts dâavenir ; il faut quâelle puisse recevoir dans son sein les hommes de ce parti, lorsquâil est en grande majoritĂ© dans la nation, ou du moins quâelle en subisse lâinfluence et quâelle pbĂ©isse aux manifestations prolongĂ©es de lâo- dâun second corps lĂ©gislatif. 51 - pinion gĂ©nĂ©rale. Un corps qui serait invariablement animĂ© de tendances rĂ©trogrades, et qui opposerait une rĂ©sistance opiniĂątre Ă tout progrĂšs ultĂ©rieur, amĂšnerait tĂŽt ou tard un conflit sans issue entre les partis opposĂ©s; il faudrait que le plus nombreux triomphĂąt en abusant de sa force matĂ©rielle, ou que la constitution fĂ»t changĂ©e et lâĂ©quilibre rompu dans un sens ou dans lâautre. Si le pendule est immobile ou dâun poids trop considĂ©rable, la machine ne sera pas rĂ©glĂ©e, mais arrĂȘtĂ©e ; alors, ou la force motrice se dĂ©truira et sâĂ©puisera en vains efforts, ou elle surmontera la rĂ©sistance quâelle rencontre, en brisant la machine elle-mĂȘme. Telle est la thĂ©orie de lâĂ©quilibre des pouvoirs ou de la triarchie parlementaire, dont la constitution anglaise a fourni les premiers Ă©lĂ©mens, et qui a reçu de si nombreuses applications sur le continent. On est forcĂ© de reconnaĂźtre qu elle est jusquâĂ un certain point rationnelle, câest-Ă -dire quâelle est basĂ©e sur des faits gĂ©nĂ©raux qui rĂ©sultent de la nature mĂȘme de lâassociation politique. On doit con- âą52 CONTROLE venir aussi que lâutilitĂ© dâune Chambre haute, dans certaines circonstances donnĂ©es, a Ă©tĂ© confirmĂ©e par mainte expĂ©rience. Cette utilitĂ© sâest manifestĂ©e quelquefois dâune maniĂšre que la thĂ©orie ne fait pas prĂ©voir au premier coup-dâĆil. On a vu la Chambre haute, en plus dâune occasion, opposer son veto Ă des lois Ă©manĂ©es de la lĂ©gislature et dont la tendance rĂ©trograde paraissait Ă©vidente. Les rĂŽles Ă©taient changĂ©s. Le corps progressif reniait les intĂ©rĂȘts dâavenir, et câĂ©taient les reprĂ©sentans du passĂ© qui se chargeaient de les protĂ©ger. Voici lâexplication de ce fait. La Chambre haute, lorsquâelle est indĂ©pendante du corps exĂ©cutif, lui est toujours hostile, car câest lui qui jouit actuellement et pleinement de lâĂ©tat de choses Ă©tabli; il est Ă ses yeux la personnification de ce prĂ©sent qui a succĂ©dĂ© immĂ©diatement au passĂ© quâelle regrette. Dâun autre cĂŽtĂ©, les membres dont elle se compose, sâils ont perdu lâespoir de voir leur catĂ©gorie recouvrer ses privilĂšges, sa supĂ©rioritĂ©, en un mot ses avantages an- 53 dâun second corps lĂ©gislatif. teneurs, ont reçu pourtant de la constitution actuelle une position Ă©levĂ©e , une influence directe sur la politique du pays. Le maintien de cette constitution est donc devenu leur intĂ©rĂȘt dominant, leur affaire principale. La position des pairs hĂ©rĂ©ditaires est telle que tout changement de la constitution qui ne consiste pas dans le rĂ©tablissement complet du passĂ©, et non-seulement des lois du passĂ©, mais des mĆurs et de lâorganisation sociale dont ces lois Ă©taient accompagnĂ©es et soutenues, leur offre plus de dangers que dâavantages. De lĂ , leur rĂ©sistance Ă des actes qui Ă©manaient dâune lĂ©gislature corrompue, et qui, sans amĂ©liorer en rien la position lĂ©gale des membres de la Chambre haute, favorisaient surtout les abus du pouvoir et les em- piĂštemens du corps exĂ©cutif, heurtaient violemment lâopinion gĂ©nĂ©rale du pays, et compromettaient ainsi doublement lâexistence de la constitution. Au reste, nulle part la thĂ©orie nâa Ă©tĂ© appliquĂ©e dans toute sa puretĂ©, câest-Ă -dire avec les cinq conditions que jâai signalĂ©es. 54 CONTRĂLE Ainsi, la Chambre haute nâa jamais Ă©tĂ© entiĂšrement privĂ©e de lâinitiative ; rarement elle a Ă©tĂ© mise en prĂ©sence dâune lĂ©gislature qui reprĂ©sentĂąt complĂštement les intĂ©rĂȘs dâavenir. Quant aux autres conditions, elles dĂ©pendent de la composition de la Chambre haute, et lâon peut rapporter Ă trois chefs les diffĂ©rais systĂšmes Ă©tablis Ă cet Ă©gard, savoir lâĂ©limination par hĂ©rĂ©ditĂ©, lâĂ©limination par Ă©lection du corps exĂ©cutif, lâĂ©limination par Ă©lection populaire. I. LâĂ©limination par hĂ©rĂ©ditĂ© est dĂ©finitive, ou seulement prĂ©alable, suivant quâelle confĂšre immĂ©diatement les fonctions ou seulement lâĂ«gibilitĂ© Ă ces fonctions. Lâun et lâautre systĂšme remplissent admirablement la premiĂšre condition et la troisiĂšme, mais ils sont beaucoup moins propres Ă remplir la cinquiĂšme, surtout celui de lâĂ©limination dĂ©finitive. Dans une chambre hĂ©rĂ©ditaire et inamovible, il se dĂ©veloppe un esprit de corps dont lâĂ©nergie suffit trop souvent pour neutraliser lâaction puissante de lâopinion publique; et, comme cette chambre est inac- 1 UN SECOND CORPS LEGISLATIF. 55 cessible aux hommes dâavenir, il peut arriver quâau lieu de se borner Ă modĂ©rer la marche du progrĂšs, elle sâobstine Ă lâarrĂȘter complĂštement. Dâailleurs, les privilĂšges hĂ©rĂ©ditaires sont un Ă©lĂ©ment historique. Tant quâils conservent ce caractĂšre, tant quâils se lient par une chaĂźne non interrompue avec tout lâensemble des institutions du pays, on peut les voir se maintenir puissans et respectĂ©s au milieu du progrĂšs des idĂ©es, et en dĂ©pit des doctrines les plus philosophiques. Une fois dĂ©pouillĂ©s de ce caractĂšre et du prestige qui sây rattachait, ils nâexcitent plus que mĂ©pris et antipathie; câen est fait de leur ascendant moral ; il ne dĂ©pend plus du lĂ©gislateur de le leur rendre, ni dâeux-mĂȘ- mes de le recouvi'er. Quant Ă leur puissance matĂ©rielle, le dĂ©veloppement Ă©conomique des nations, par sa tendance inĂ©vitable Ă mobiliser la richesse, ne tarderait pas Ă y mettre fin, et câest ainsi que pĂ©riront les lĂ©gislatures hĂ©rĂ©ditaires dans les pays oĂč leur ascendant moral aurait pu se conserver intact. Lâexistence dâune aristocratie moralement 56 et matĂ©riellement puissante Ă©tant supposĂ©e, la Chambre haute devient dâune nĂ©cessitĂ© absolue, car elle offre le seul moyen de rendre inoffensive la participation inĂ©vitable de ces privilĂ©giĂ©s au gouvernement du pays. II. LâĂ©limination par le corps exĂ©cutif est si Ă©videmment contraire Ă tous les principes que je ne mây arrĂȘterai pas long-temps. On aura beau rendre les fonctions inamovibles, restreindre les choix par des catĂ©gories lĂ©gales, jamais on ne trouvera dans ce mode dâĂ©limination une garantie dâaptitude morale. Or, câest lĂ ce quâil importe surtout de donner Ă une Chambre haute; câest lâindĂ©pendance qui forme son caractĂšre le plus essentiel. Une Chambre ainsi Ă©liminĂ©e nâest plus propre Ă remplir le rĂŽle de rĂ©gulateur. Il nây a plus de place pour elle dans la thĂ©orie. Câest un corps dont lâesprit, la tendance, et par consĂ©quent aussi lâutilitĂ©, dĂ©pendent de circonstances fortuites qui Ă©chappent Ă toute prĂ©vision. En Angleterre, et dans les monarchies constitutionnelles de lâAllemagne oĂč il existe une Chambre haute, le prince, peut y adjoin- dâun second corps lĂ©gislatif. 57 dre de nouveaux membres auxquels il confĂšre la pairie, soit hĂ©rĂ©ditaire, soit Ă vie. Ce droit est alors considĂ©rĂ© comme un moyen de remĂ©dier Ă lâinflexibilitĂ© dâune chambre hĂ©rĂ©ditaire, et de la forcer Ă suivre, tout en le modĂ©rant, le mouvement progressif de la lĂ©gislature. Le nombre des pairs Ă vie que le prince peut nommer est quelquefois limitĂ©. En BaviĂšre, par exemple, il ne doit pas excĂ©der le tiers de celui des pairs hĂ©rĂ©ditaires. Quant Ă ceux-ci, comme ils acquiĂšrent une indĂ©pendance complĂšte, dĂšs la seconde gĂ©nĂ©ration, il importe toujours au prince de ne pas en augmenter le nombre indĂ©finiment, puisquâil courrait risque de rendre son droit illusoire pour lâavenir. III. Le systĂšme de lâĂ©limination par Ă©lection est le seul qui puisse se prĂȘter, dans lâapplication, Ă toutes les exigences de la thĂ©orie. Le progrĂšs, au moins dans les sociĂ©tĂ©s dâorganisation europĂ©enne, quelles que soient les causes sous lâinfluence desquelles il sâopĂšre, a pour tendance uniforme dâamener la division et la mobilisation des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres, et dâĂ©lever la richesse mobiliĂšre dâa- 58 CONTROLE bord, et ensuite le travail qui la produit, au niveau de la propriĂ©tĂ©. Câest donc dans la propriĂ©tĂ© fonciĂšre, surtout dans la grande propriĂ©tĂ©, que se concentrent les intĂ©rĂȘts du passĂ© ; ce sont les grands propriĂ©taires qui en sont les vĂ©ritables reprĂ©sentais. On les Ă©liminera au moyen dâun cens Ă©lectoral fort Ă©levĂ©, pour lequel lâimpĂŽt foncier fournira une base commode, et qui servira en mĂȘme temps de cens dâĂ©ligibilitĂ©. On sâassurera de lâindĂ©pendance des Ă©lus par la durĂ©e temporaire des fonctions et par leur incompatibilitĂ© avec toute autre fonction exĂ©cutive ou judiciaire. Un sĂ©nat ainsi composĂ© remplirait ad' mirableinent le rĂŽle que doit remplir une Chambre haute, pourvu que le corps lĂ©gislatif fĂ»t composĂ© dâaprĂšs les principes exposĂ©s dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, câest- Ă -dire quâil ne fĂ»t pas envahi lui-mĂȘme par les grands propriĂ©taires ; et il serait bien plus facile de les en Ă©carter lorsquâon leur assignerai tune sphĂšre dâactivitĂ© propre,une influence lĂ©gale et impartagĂ©c sur la lĂ©gislation et la politique du pays. Dâun autre cĂŽtĂ©, comme Iâu second corps LĂGISLATIF. 59 les sĂ©nateurs ne formeraient point un corps inamovible, nâappartiendraient point Ă une caste fermĂ©e, et ne jouiraient point dâun privilĂšge exclusif ni hĂ©rĂ©ditaire, le sĂ©nat ne serait absolument inaccessible ni aux hommes dâavenir, ni Ă lâinfluence de lâopinion publique, ni au vĆu bien prononcĂ© de la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif. Si le progrĂšs Ă©tait ralenti, modĂ©rĂ©, rĂ©gularisĂ©, il ne serait du moins jamais complĂštement arrĂȘtĂ© ; jamais on ne verrait sâĂ©lever, entre les deux corps, une lutte qui ne pĂ»t avoir quelque issue lĂ©gale, prochaine, et avantageuse au pays. On dira que la grande propriĂ©tĂ© est aussi un Ă©lĂ©ment historique. Je ne le nie point. Mais câest un Ă©lĂ©ment universel dans la pĂ©riode oĂč nous vivons, et qui le demeurera long-temps encore. Cela suffit Ă la science. Le systĂšme des sĂ©nats amĂ©ricains nâa presque rien de commun avec celui que je viens dâesquisser. Le sĂ©nat de lâUnion est Ă©lu par les lĂ©gislatures des Ătats ; le sĂ©nat de chaque Etat par les mĂȘmes Ă©lecteurs que la Chambre des reprĂ©sentans, et le plus souvent avec les GO CONTROLE mĂȘmes conditions dâĂ©ligibilitĂ©. Les sĂ©nateurs sont moins nombreux ; ils restent en fonctions plus long-temps que les reprĂ©sentai, et ils cumulent avec leurs fonctions lĂ©gislatives certaines fonctions exĂ©cutives et judiciaires. Tout cela ne constitue point une Chambre haute. On voit que les AmĂ©ricains, en conservant les formes externes du P r ouvernement J anglais, ont altĂ©rĂ© profondĂ©ment lâesprit qui animait ces formes dans une sociĂ©tĂ© autrement organisĂ©e que la leur. Les Ătats de lâU- nion sont, de toutes les monarchies constitutionnelles, celles oĂč le corps exĂ©cutif est le plus faible; lâAngleterre, celle de toutes oĂč il est le plus fort. Cette circonstance seule eĂ»t suffi pour imprimer aux Chambres hautes, dans les deux pays, un caractĂšre tout diffĂ©rent, alors mĂȘme que leur composition et leur sphĂšre dâactivitĂ© fussent restĂ©es semblables. La destination du sĂ©nat en AmĂ©rique est 1° de procurer une discussion plus lente et plus approfondie de chacune des questions soumises Ă la lĂ©gislature, non point au profit dâune catĂ©gorie quelconque dâintĂ©rĂȘts, mais dâun second corps lĂ©gislatif. il au profil des saines doctrines, mieux comprises dans le sĂ©nat que dans la Chambre des reprĂ©sentans ; 2° de placer Ă cĂŽtĂ© du chef de lâĂtat un corps auxiliaire qui partage avec lui la responsabilitĂ© de certaines fonctions dĂ©licates; qui, grĂące Ă ce partage, entre plus ou moins dans la sphĂšre gouvernementale, et en adopte plus ou moins lâesprit et les tendances; qui, en un mot, fasse corps, jusquâĂ un certain point, avec le fonctionnaire exĂ©cutif suprĂȘme et le protĂšge au besoin de son veto absolu ; 3° enfin de former un tribunal suprĂȘme pour les jugemens politiques. Il nây a pas un de ces trois buts qui ne put ĂȘtre aussi bien rempli sans la division du corps lĂ©gislatif. Le premier le serait par un rĂ©glement convenable sur les dĂ©libĂ©rations, et par la prĂ©sence, dans une lĂ©gislature unique, de toutes les notabilitĂ©s intellectuelles aujourdâhui rĂ©unies dans le sĂ©nat ; le second, par un corps exĂ©cutif collectif, renouvelĂ© partiellement, assistant avec voix consultative aux dĂ©libĂ©rations de la lĂ©gislature, et constituĂ© assez fortement pour pouvoir exercer un veto ab- 6-2 CONTRĂLE solu; le troisiĂšme, par un corps judiciaire non permanent, formĂ© ad hoc dans chaque cas particulier. On aurait ainsi Ă©vitĂ© cette confusion, si contraire aux principes, des trois espĂšces de fonctions dans un mĂȘme corps. Mais ces formes Ă©taient absolument Ă©trangĂšres aux habitudes des lĂ©gislateurs amĂ©ricains. Pour eux, le problĂšme Ă©tait dâappliquer les formes du gouvernement anglais Ă une sociĂ©tĂ© profondĂ©ment dĂ©mocratisĂ©e. Câest une grande erreur de prendre la solution Ă laquelle ils sont arrivĂ©s, pour celle de cet autre problĂšme beaucoup plus gĂ©nĂ©ral quelle est la meilleure forme de gouvernement pour une sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique? et de regarder, en consĂ©quence, la question des deux chambres comme dĂ©finitivement tranchĂ©e par cette solution 1 . ' Il mâest pĂ©nible, je lâavoue, de me trouver sur ce point en dĂ©saccord avec lâĂ©crivain distinguĂ© qui a le mieux connu et dĂ©crit le gouvernement des Etats- Unis. Peut-ĂȘtre, sâil relisait le paragraphe par lequel se termine son chapitre intitulĂ© Pouvoir lĂ©gislatif de lâĂtat I er vol., pag. 141, l re Ă©dition, trouverait-il lui-mĂȘme quâil a donnĂ© Ă sa pensĂ©e une expression trop absolue et trop gĂ©nĂ©rale. dâun corps judiciaire. 63 Article III.â ContrĂŽle exercĂ© par un corps judiciaire . En tant que la jurisprudence modifie les lois et en tient lieu quelquefois, on peut dire que tout juge exerce un contrĂŽle sur le lĂ©gislateur, et partage avec lui ses fonctions. Si les tribunaux sont bien organisĂ©s, cette action indirecte de leur part tourne au profit de la loi et du pays quâelle rĂ©git. Au surplus, il dĂ©pend toujours du lĂ©gislateur dâinterprĂ©ter sa volontĂ© lui-mĂȘme par des lois postĂ©rieures, et dâarrĂȘter ainsi le dĂ©veloppement dâune jurisprudence qui ne lui paraĂźtrait pas conforme Ă lâesprit de la lĂ©gislation. Le contrĂŽle que jâai en vue ici est essentiellement diffĂ©rent ; il nâest point une consĂ©quence nĂ©cessaire de lâexercice des fonctions judiciaires, et son effet nâest plus seulement de modifier la loi par une action lente et successive, mais de lâabolir ou de la changer par le moyen dâun petit nombre dâactes plus ou moins solennels, plus ou moins dĂ©cisifs. Toute sentence judiciaire se composant dâune dĂ©ci- 64 CONTROLE sionde droit et dâune dĂ©cision de fait, le rĂ©- sultat dont il sâagit peut sâobtenir par deux moyens distincts que jâexaminerai successivement. 1 . â ContrĂŽle par la dĂ©cision du droit. Je ne parlerai point ici des institutions en vertu desquelles un corps judiciaire est appelĂ© Ă contrĂŽler a priori les actes lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs, câest-Ă -dire Ă exercer lui-mĂȘme de vĂ©ritables fonctions lĂ©gislatives ou exĂ©cutives. Il est gĂ©nĂ©ralement reconnu que lâaptitude aux fonctions judiciaires est dâune nature spĂ©ciale, et quâelle ne suppose point, quâelle exclut mĂȘme jusquâĂ un certain point les aptitudes requises pour les autres fonctions. Le droit quâavaient les parlemens de France de refuser lâenregistrement des actes et de rendre des arrĂȘts de rĂ©glement Ă©tait prĂ©cieux sous la monarchie absolue, comme dernier reste de la participation des citoyens Ă lâexercice du pouvoir; mais une telle dĂ©rogation au principe de la sĂ©paration des fonctions ne saurait se justifier sous un gouver- dâun corps judiciaire. 65 nement reprĂ©sentatif. Il ne sâagit donc ici que du contrĂŽle exercĂ© par le juge dans ses fonctions judiciaires, formulĂ© en sentences judiciaires, et offrant, par consĂ©quent, les caractĂšres suivans qui le distinguent de tout autre, savoir 1 ° De nâĂȘtre exercĂ© que lorsque le tribunal compĂ©tent se trouve rĂ©guliĂšrement saisi, câest-Ă -dire lorsquâil y a contestation entre deux ou plusieurs de ses justiciables au sujet dâun acte lĂ©gislatif ou exĂ©cutif ; 2° DâĂštre exercĂ© avec les formes propres aux actes judiciaires; 3° De nâavoir dâeffet direct quâĂ lâĂ©gard des parties contestantes. Le contrĂŽle judiciaire peut sâappliquer dâabord Ă des actes lĂ©gislatifs. Lorsque le corps lĂ©gislatif nâa reçu de la constitution que des attributions limitĂ©es quant Ă la matiĂšre, ou astreintes dans des cas particuliers Ă certaines formes spĂ©ciales, les tribunaux peuvent avoir la mission de veiller Ă lâobservation de ces limites ou de ces formes en refusant dâappliquer toute loi contraire. Aux Ătats-Unis, par II. 5 06 CONTROLE exemple, les lĂ©gislatures nâont point le pouvoir de faire des lois constitutionnelles, et les tribunaux sont chargĂ©s de les contrĂŽler sous ce rapport, en refusant lâapplication des lois pii porteraient atteinte Ă la constitution. Les tribunaux ont-ils cette mission lors mĂȘme quâelle ne leur a pas Ă©tĂ© expressĂ©ment donnĂ©e ? Sans contredit, car une loi illĂ©galement ou in- compĂ©temment rendue nâest pas une vĂ©ritable loi, et les tribunaux nâen doivent appliquer que de vĂ©ritables. Mais il est Ă©vident que les corps judiciaires ne sont point placĂ©s partout de maniĂšre Ă user de ce pouvoir. Le contrĂŽle judiciaire peut sâappliquer en second lieu Ă des actes exĂ©cutifs, nommĂ©ment Ă tous ceux que jâappelle indirects, câest-Ă - dire qui ont pour but lâexĂ©cution et lâapplication dâune rĂšgle gĂ©nĂ©rale prĂ©existante. Lâattribution Ă cet Ă©gard nâa nul besoin dâĂȘtre expresse, elle est de droit dans tout gouvernement oĂč il existe un corps lĂ©gislatif distinct du corps exĂ©cutif, et sans le concours duquel aucune loi ne peut ĂȘtre Ă©tablie. Sâagit-il, au contraire, dâun acte apparte- D UN CORPS JUDICIAIRE. 67 nant aux fonctions directes du corps exĂ©cutif? alors les tribunaux ne peuvent le contrĂŽler sans une mission expresse, et cette mission ne devrait jamais leur ĂȘtre accordĂ©e. En effet, lorsque lâexĂ©cutif agit directement, câest-Ă -dire lorsquâil pourvoit aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ© dans un cas oĂč la loi nâa point Ă©tabli de rĂšgle et nâa point dĂ©fini cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, lâapprĂ©ciation de ces actes ne constitue point une opĂ©ration judiciaire. Il nây a point lieu de comparer de tels actes avec une loi, puisquâils ne sont point lâapplication dâune loi. Il faudrait apprĂ©cier lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et dĂ©cider si lâintĂ©rĂȘt particulier de celui qui rĂ©clame a du ĂȘtre sacrifiĂ© Ă cet intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Or, câest lĂ une fonction essentiellement administrative et non judiciaire. Que des actes de cette nature , lorsquâil en rĂ©sulte lĂ©sion dâun intĂ©rĂȘt particulier, soient soumis Ă un nouvel et plus mĂ»r examen des fonctionnaires exĂ©cutifs; que cet examen soit fait avec les formes judiciaires ; que le rĂ©sultat en soit formulĂ© comme une sentence judiciaire ; tout cela est fort conve- 68 CONTROLE nable; mais il nây a aucune raison pour confier cet examen Ă des corps judiciaires, en dĂ©rogation au principe de la sĂ©paration des fonctions. U. â ContrĂŽle par ht dĂ©cision du fait. Lorsque la dĂ©cision des questions de fait est sĂ©parĂ©e de celle des questions de droit, il est Ă©vident que le juge du fait peut empĂȘcher lâapplication du droit en refusant de reconnaĂźtre, dans le fait qui lui est soumis, les caractĂšres de celui auquel sâapplique le droit. Tel est, dans toute sa simplicitĂ©, le mĂ©canisme Ă u jury politique. Je dis du jury politique, parce que sous ce nom de jury sont confondues deux instituitions distinctes. Lâune, câest le jury envisagĂ© simplement comme moyen logique dâarriver Ă la vĂ©ritĂ© judiciaire. Lâautre, câest le jury chargĂ© dâune mission politique, câest-Ă -dire appelĂ© Ă contrĂŽler les actes du gouvernement. Le jury, Ă©tabli dâabord en Angleterre comme institution judiciaire, sây est trouvĂ© admirablement organisĂ© pour exercer sa mission po- U UN CORPS JUDICIAIRE. 69 litique et sâest emparĂ© de ce rĂŽle. En lâappliquant sur le continent, on y a introduit des modifications qui devaient le rendre plus parfait comme institution judiciaire, mais qui le rendaient moins propre Ă la mission politique. Je ne suis point appelĂ© Ă parler ici du jury judiciaire, ni Ă dĂ©cider aucune des questions qui le concernent. Quant au jury politique , voici ce que je regarde comme essentiel dans son organisation 1° Il doit ĂȘtre composĂ© dâhommes Ă©clairĂ©s et indĂ©pendans, aptes Ă reprĂ©senter lâopinion publique dans ce quâelle a de rationnel et dâuniversel, nâayant dâailleurs aucun intĂ©rĂȘt particulier Ă poursuivre dans lâexercice des fonctions qui leur sont confiĂ©es. Pour obtenir de tels hommes, il est nĂ©cessaire dâavoir recours Ă plusieurs modes dâĂ©limination. Une Ă©limination lĂ©gale peut dâabord fournir des catĂ©gories douĂ©es en gĂ©nĂ©ral dâintelligence et dâindĂ©pendance. Une Ă©limination Ă©lective de la part dâun fonctionnaire ou dâun corps indĂ©pendant des corps lĂ©gislatifs ou exĂ©cutifs extraira de la liste gĂ©nĂ©rale les hommes 70 CONTROLE rĂ©ellement douĂ©s des deux aptitudes requises. A dĂ©faut dâun magistrat tel que les shĂ©riffs dâAngleterre, un des hauts fonctionnaires de lâordre judiciaire serait la personne la plus apte Ă faire ce choix. Enfin, une Ă©limination fortuite, combinĂ©e avec un droit de rĂ©cusation fort Ă©tendu de la part des parties intĂ©ressĂ©es, donnera dĂ©finitivement un nombre dĂ©terminĂ© de jurĂ©s sur lesquels aucun soupçon de partialitĂ© ne pourra sâĂ©lever, câest-Ă - dire qui possĂ©deront Ă la fois lâindĂ©pendance absolue et lâindĂ©pendance relative. 2° Le jury ne doit prononcer quâĂ lâunanimitĂ©. Lâimprobation quâil peut exprimer Ă lâĂ©gard dâun acte du gouvernement Ă©quivaut en fait Ă un vĂ©ritable veto, et ce veto sâapplique Ă un acte Ă©manĂ© de la majoritĂ© dâun corps nombreux ou puissant, spĂ©cialement appelĂ© Ă reprĂ©senter lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dans lâexercice de ses fonctions. Pour que le jury soit Ă la hauteur dâune telle mission, il faut quâil reprĂ©sente la volontĂ© gĂ©nĂ©rale du pays, câest-Ă - dire ce quâil y a de commun dans toutes les nuances particuliĂšres de lâopinion. Son ver- dâun corps judiciaire. 71 dict doit ĂȘtre, en quelque sorte, lâexpression de la justice absolue, la voix de la conscience nationale. Or, cette volontĂ© du pays, cette justice absolue, cette voix de la conscience, ne peuvent pas ĂȘtre doubles; aussitĂŽt quâon admet la possibilitĂ© de deux opinions dans le jury politique, il perd le caractĂšre qui seul pouvait le rendre propre Ă remplir sa mission. Tout cela, dira-t-on, nâest quâune fiction, une jonglerie; vous donnez lâunanimitĂ© artificielle du jury pour lâexpression dâun accord qui ne peut jamais exister sur aucune question politique. Je conviens que lâon a recours ici Ă une fiction; mais en quoi consiste-t-elle? Ce nâen est pas une de supposer que lâopinion de plus des onze douziĂšmes dâune nation puisse ĂȘtre uniforme sur certains points, et quâil y ait, en faveur de certains principes moraux, une conscience populaire, universelle. Quand on ne pourrait pas le dĂ©montrer a priori, on le prouverait par lâhistoire. Quâon se rappelle seulement la rĂ©probation gĂ©nĂ©rale qui ac- 72 CONTROLE cueillit naguĂšre eu France la loi sur le sacrilĂšge. Quoique organisĂ©s essentiellement comme institutions judiciaires, les jurys dâalors comprirent leur mission politique, et la remplirent noblement. Ce nâest pas une fiction non plus de supposer que des jurys Ă©liminĂ©s par un procĂ©dĂ© rationnel soient aptes Ă reprĂ©senter la conscience nationale. Mais le procĂ©dĂ© le plus rationnel, lorsquâon lâapplique Ă des faits sociaux, peut conduire Ă des rĂ©sultats qui ne le sont pas entiĂšrement. Les individualitĂ©s exercent sur la pratique une influence inĂ©vitable, quâil sâagit de neutraliser, ou plutĂŽt de dissimuler; et câest ici que se trouve la fiction. Elle consiste Ă reprĂ©senter comme rĂ©sultat dâune conviction uniforme de la part de douze hommes, ce qui peut nâĂȘtre, dans certaines occasions, que le rĂ©sultat de la fatigue ou de la faiblesse de quelques-uns dâentrâeux. Ces causes peuvent aussi agir parfois dans un sens contraire Ă lâopinion gĂ©nĂ©rale ; je ne le nie point. Quelle institution est parfaite? 3° On ne doit soumettre au jury que la U urv CORPS JUDICIAIRE. 73 question complexe Coupable ou non coupable ? Toute sentence judiciaire est le rĂ©sultat de trois opĂ©rations distinctes, dont la premiĂšre consiste Ă constater un fait, la seconde, Ă comparer ce fait rĂ©el avec le fait prĂ©vu par le lĂ©gislateur, la troisiĂšme, Ă tirer de cette comparaison la consĂ©quence de droit conforme Ă la loi. La premiĂšre de ces opĂ©rations est la seule qui ait pour objet une pure question de fait. Dans lâorganisation du jury judiciaire, qui a essentiellement pour but la sĂ©paration des questions de fait dâavec les questions de droit, il est donc plus convenable peut-ĂȘtre de rĂ©server aux juges du droit les deux derniĂšres opĂ©rations. Etablir le mĂȘme partage Ă lâĂ©gard du jury politique, ce serait le mettre souvent dans lâimpossibilitĂ© dâaccomplir sa belle mission. Le juge du droit trouverait dans la position des questions un moyen quelquefois infaillible dâamener le rĂ©sultat quâil dĂ©sirerait. Les jurĂ©s seraient, dans bien des cas, rĂ©duits Ă nier des faits dâune Ă©vidence notoire, pour dĂ©tourner la consĂ©quence de droit 74 CONTROLE que le juge pourrait en tirer. La nĂ©gation de la culpabilitĂ© ne prĂ©sente jamais une opposition aussi manifeste, aussi directe, aussi choquante avec le rĂ©sultat des dĂ©bats, car elle peut toujours sâinterprĂ©ter dans ce sens, que le fait constatĂ© nâest pas celui quâavait prĂ©vu le lĂ©gislateur, ou que, lâesprit de la loi pĂ©nale devant ĂȘtre apprĂ©ciĂ© en vue des circonstances sous lâempire desquelles le lĂ©gislateur sâest, trouvĂ© ou a cru se trouver, cet esprit nâest plus le mĂȘme si les circonstances ont changĂ©, ou si elles sont autres que le lĂ©gislateur ne lâa cru. Au reste, les jurys anglais ne fonctionnent point lorsque lâaccusĂ© sâavoue coupable, et cette exception me paraĂźt entiĂšrement conforme Ă la thĂ©orie du jury politique. Lorsque les parties intĂ©ressĂ©es acceptent la loi et nâinvoquent point la justice du pays, câest que le moment nâest pas encore venu dâappliquer Ă cette loi le contrĂŽle du jury. Mais, pour lâaccusĂ© anglais qui avoue, tout est fini, et câest lĂ un des vices capitaux de la procĂ©dure anglaise. dâun corps judiciaire. 75 Jâai exposĂ© la thĂ©orie du jury politique , de cette institution si vantĂ©e , quoique si mal connue , en faveur de laquelle lâexpĂ©rience de lâAngleterre fournit des argumens si dĂ©cisifs. Lequel prĂ©fĂ©rera-t-on, du jury politique ou du jury purement judiciaire? Faut-il les cumuler? Faut-il choisir entrâeux, et si lâon se dĂ©cide pour le premier , lui refuser les attributions du second? La mission politique du jury nâest jamais et ne peut pas ĂȘtre une mission expresse. Le lĂ©gislateur qui la lui donnerait explicitement introduirait lâanarchie et le dĂ©sordre dans la sociĂ©tĂ© ; car chaque jurĂ© contrĂŽlerait alors les actes du gouvernement, non dans le sens et par lâautoritĂ© de lâopinion gĂ©nĂ©rale, mais en qualitĂ© de fonctionnaire et dans le sens de ses intĂ©rĂȘts individuels ou de catĂ©gorie. Le jury politique ne peut tenir sa mission que de lâopinion publique, et de ce quâil y a de plus gĂ©nĂ©ral, et par consĂ©quent de plus impĂ©rieux dans cette opinion. Câest son organisation qui le rend propre Ă la remplir; mais il la remplit quelquefois 76 CONTROLE lors mĂȘtne quâil nâest pas organisĂ© pour cela, ainsi quâon lâa vu dans mainte occasion. Câest comme institution judiciaire que le jury est Ă©tabli ; câest comme institution judiciaire quâil fonctionne dans le plus grand nombre des cas ; câest encore comme institution judiciaire quâil est appelĂ© Ă jouer un rĂŽle politique et Ă se rendre lâorgane de la conscience populaire. Lorsquâil joue ce rĂŽle , il est plutĂŽt passif, quâactif ; plutĂŽt instrument, quâagent. Il cĂšde Ă une impulsion puissante que sa constitution et le milieu dans lequel il vit habituellement ne lui permettent ni dâignorer, ni de braver. Il est donc absurde de parler soit du cumul, soit de la sĂ©paration complĂšte de ces deux institutions. La seule question que lâon puisse raisonnablement poser est celle-ci Le jury Ă©tant reconnu convenable comme institution judiciaire, faut-il lâorganiser uniquement en vue de ses attributions judiciaires, ou bien en vue de le rendre apte aussi Ă exercer sa mission politique ? A cette question, la thĂ©orie ne peut fournir quâune rĂ©ponse tout-Ă -fait gĂ©nĂ©rale. I UN CORPS JUDICIAIRE. 7 ? La sociĂ©tĂ© est exposĂ©e Ă deux dangers, lâun de la part du gouvernement auquel est confiĂ© le pouvoir social, lâautre de la part des individus dont les tendances antisociales ne sont quâimparfaitement rĂ©primĂ©es par ce gouvernement. Lorsque le gouvernement est matĂ©riellement et moralement fort, le premier danger lâemporte sur le second, et le contrĂŽle du jury devient une garantie prĂ©cieuse. Organisez alors cette garantie de la maniĂšre la plus propre Ă lui faire atteindre son but. Quelques meurtriers, quelques voleurs Ă©chapperont peut-ĂȘtre Ă la justice pĂ©nale ; mais câest un moindre mal, sans contredit, que lâarbitraire et les mauvaises lois. Sous un gouvernement faible , le second danger est plus Ă craindre ; que le jury soit alors une institution purement judiciaire. Article IV. â ContrĂŽle de la minoritĂ©. Il y a contrĂŽle de la minoritĂ© toutes les fois que, pour une rĂ©solution quelconque , on exige un nombre de voix supĂ©rieur Ă la 78 CONTROLE majoritĂ© simple ; car alors la volontĂ© de la moitiĂ© plus un des membres du corps lĂ©gislatif peut se trouver empĂȘchĂ©e par lâopposition de la moitiĂ© moins un. Lorsque la pluralitĂ© requise est, par exemple, des deux tiers ou des trois quarts , une minoritĂ© dâun tiers plus un, ou dâun quart plus un, a le pouvoir de paralyser la volontĂ© du reste de lâassemblĂ©e. Ce mode dĂ© contrĂŽle, appliquĂ© aux lois constitutionnelles seulement, est trĂšs-usitĂ© en Suisse, aux Ătats-Unis et en Allemagne. TantĂŽt câest une pluralitĂ© absolue qui est exigĂ©e, câest-Ă -dire une fraction ultra sĂ©- mique du nombre total des membres dont se compose la lĂ©gislature ; tantĂŽt câest une pluralitĂ© relative, câest-Ă -dire une fraction du nombre des membres prĂ©sens. Dans les Ătats de lâAmĂ©rique et de la Suisse qui ont admis le veto populaire , les changemens constitutionnels adoptĂ©s par la pluralitĂ© absolue ou relative des corps lĂ©gislatifs, ne sont encore que de simples propositions. LâefficacitĂ© de ce contrĂŽle nâest pas dou- DE LA MINORITE. 79 teuse en tant quâil a pour but de prĂ©venir les empiĂštemens de la lĂ©gislature, et dâempĂȘcher tout changement de la constitution dont lâeffet serait dâaugmenter le pouvoir des corps fonctionnans par la suppression des garanties que cette constitution a Ă©tablies. Mais si la constitution pĂšche prĂ©cisĂ©ment par le dĂ©faut de garanties; sâil est convenable dây introduire des modifications qui tendent Ă restreindre la portion de pouvoir quâexerce la lĂ©gislature; si, par exemple, il y a lieu de rendre amovibles des fonctionnaires inamovibles, dâaccourcir la durĂ©e des fonctions lĂ©gislatives, dâenlever quelques attributions Ă lâune des chambres de la lĂ©gislature, ou de diminuer, pour les membres du corps lĂ©gislatif actuel, les chances dâĂ©ligibilitĂ© soit aux fonctions mĂȘmes quâils exercent, soit Ă dâautres alors le contrĂŽle de la minoritĂ© deviendra un obstacle au dĂ©veloppement normal et rĂ©gulier de la constitution. La rĂ©sistance de la minoritĂ© aura Ă©videmment pour mobile des intĂ©rĂȘts de corps, intĂ©rĂȘts qui agiront toujours puissamment sur une fraction quel- 80 CONTROLE conque de la lĂ©gislature, mais qui pourraient ĂȘtre, et seraient certainement tĂŽt ou tard, neutralisĂ©s par dâautres mobiles chez la majoritĂ©. Rendre cette majoritĂ© impuissante en pareil cas, câest donc augmenter sans raison la force dâune opposition qui, laissĂ©e entre ses mains, serait amplement suffisante pour imprimer au progrĂšs une marche lente et rĂ©guliĂšre. Le contrĂŽle du corps exĂ©cutif, et celui dâune seconde chambre organisĂ©e comme je lâai dit ci-dessus, nâagissent point dans le mĂȘme sens, et ne prĂ©sentent point le mĂȘme inconvĂ©nient ; car ces deux corps, rivaux de la lĂ©gislature proprement dite, seront plutĂŽt favorables quâhostiles Ă des lois constitutionnelles de la nature de celles que jâai supposĂ©es. La lĂ©gislature peut travailler au dĂ©veloppement progressif des institutions du pays de deux maniĂšres premiĂšrement, par des lois tendant Ă restreindre le pouvoir du corps exĂ©cutif, sâil est trop grand ; Ă en prĂ©venir lâabus dans tous les cas ; Ă introduire dans ce DK LA MINORITĂ. 8Ă corps lâĂ©lĂ©ment dĂ©mocratique, lâinfluence de la volontĂ© populaire ; Ă Ă©tendre lâexercice rĂ©gulier des droits politiques , en y appelant des classes nouvelles de citoyens , Ă mesure que leur dĂ©veloppement intellectuel et moral , amenĂ© par le progrĂšs des lumiĂšres et par lâaction des lois antĂ©rieures, les en rendra capables ; Ă mettre, en un mot, lâensemble de la lĂ©gislation du pays en harmonie a vec les faits sociaux successifs, ou plutĂŽt avec les besoins et les idĂ©es auxquels ces faits donnent naissance. Secondement, par des lois tendant Ă perfectionner lâinstrument lĂ©gislatif lui-mĂȘme, Ă lâĂ©purer, Ă introduire dans lâexercice des fonctions lĂ©gislatives des garanties contre la nĂ©gligence, lâinattention, lâincapacitĂ© intellectuelle ou morale des fonctionnaires. Une lĂ©gislature dâĂ©lection populaire est, en gĂ©nĂ©ral, portĂ©e aux progrĂšs de la premiĂšre espĂšce ; il peut mĂȘme arriver que sa majoritĂ©, si rien ne la gĂȘne dans ses mouvemens, procĂšde Ă des changemens trop brusques et trop complets, qui froisseront trop dâhabitudes, dâintĂ©rĂȘts et de droits ac- II. 6 82 CONTRĂLE quis. Câest pour parer Ă ce danger, câest pour rĂ©gulariser cette premiĂšre espĂšce de progrĂšs, pour empĂȘcher que le pays, aprĂšs avoir marchĂ© trop vite dans un sens, ne soit obligĂ© de rĂ©trograder ensuite, et que lâavenir ne soit sans cesse compromis au profit du prĂ©sent ; câest pour cela, dis-je, quâon a recours au contrĂŽle dâune seconde Chambre, et câest aussi en partie dans ce but que sâexerce celui du corps exĂ©cutif. Quant Ă la seconde espĂšce de progrĂšs, la lĂ©gislature y sera sans doute amenĂ©e par la force mĂȘme des choses, parce que ce progrĂšs sera souvent une consĂ©quence nĂ©cessaire des autres ; cependant elle nây procĂ©dera quâavec rĂ©pugnance; elle sâefforcera de concilier, autant que cela sera possible, le maintien et mĂȘme lâextension de la portion de pouvoir quâelle exerce, avec le dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral des institutions du pays ; et si, par sa composition et son organisation intĂ©rieure ou extĂ©rieure, elle est devenue incapable de comprendre ce dĂ©veloppement gĂ©nĂ©ral et dây concourir, si, par consĂ©quent, câest sur elle-mĂȘme quâil faut porter avant IE LA MINORITE. 83 tout la hache de la rĂ©forme, la majoritĂ© ne sây rĂ©soudra quâaprĂšs une sommation formelle et plusieurs fois rĂ©itĂ©rĂ©e de lâopinion publique. Supposez que cette simple majoritĂ© ne suffise pas ; quâ il faille une pluralitĂ© ultrasĂ©mique Dieu sait, alors, de combien de temps le progrĂšs sera retardĂ©, ou si, la voie lĂ©gale se trouvant ainsi presque fermĂ©e, il ne sâopĂ©rera point quelquâune de ces secousses violentes qui heurtent tant dâintĂ©rĂȘts, soulĂšvent tant de passions, laissent aprĂšs elles tant dâanimositĂ©s, et font, en un mot, payer si cher aux peuples le bien souvent Ă©quivoque ou illusoire quâelles leur procurent. Dans les seuls cas oĂč le contrĂŽle de la minoritĂ© serait utile, on peut le remplacer par celui du corps exĂ©cutif qui est infiniment prĂ©fĂ©rable. Le triomphe dâune minoritĂ© est une anomalie dans un corps quelconque, et une anomalie irritante, dâabord par son caractĂšre mĂȘme dâanomalie, câest-Ă -dire parce quâelle est contraire Ă tous les principes et Ă toutes les habitudes qui rĂ©gissent la marche 84 CONTROLE ordinaire dâune assemblĂ©e dĂ©libĂ©rante, ensuite parce quâelle implique un jugement dĂ©favorable sur la moralitĂ© du corps entier. Le contrĂŽle placĂ© dans un autre corps doit toujours ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Article VI.â ContrĂŽle placĂ© en dehors du gouvernement. Je comprends sous ce chef toutes les dispositions qui Ă©tablissent lâincompĂ©tence du corps lĂ©gislatif Ă lâĂ©gard des lois constitutionnelles, soit quâelles attribuent cette compĂ©tence Ă des corps temporaires formĂ©s ad hoc sous le nom de constituantes, soit quâelles se bornent Ă soumettre dans ce cas les dĂ©cisions de la lĂ©gislature Ă un veto populaire et Ă certaines formalitĂ©s prĂ©paratoires, telles quâune demande explicite de la part dâune certaine fraction du corps, ou dâun certain nombre de citoyens. Le contrĂŽle, sous ces deux formes, est gĂ©nĂ©ralement admis dans les constitutions de la Suisse et des Ătats-Unis. On lây a considĂ©rĂ© comme une consĂ©quence rigoureuse du EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 85 principe doctrinal de la souverainetĂ© du peuple que ces constitutions proclament hautement. Ce nâest pas ici le lieu dâexaminer jusquâĂ quel point cette dĂ©duction est logique, puisque jâenvisage les institutions politiques uniquement par rapport au but que le gouvernement doit remplir. Sous ce point de vue restreint, le seul qui soit rĂ©ellement scientifique, lâapplication du principe dont il sâagit soulĂšve deux questions distinctes dont je mâoccuperai successivement la premiĂšre est relative aux effets gĂ©nĂ©raux de lâincompĂ©tence du corps lĂ©gislatif Ă lâĂ©gard des lois constitutionnelles; la seconde, aux effets particuliers du veto populaire. I. Les sociĂ©tĂ©s, arrivĂ©es Ă un certain degrĂ© de civilisation, sont animĂ©es dâune vie interne qui devient une cause sans cesse agissante de progrĂšs ou de rĂ©trogradation. Cette vie, surtout dans sa partie intellectuelle et morale, se compose de tant dâĂ©lĂ©mens subtils, de tant dâinfluences dĂ©licates et indĂ©finissables, quâelle Ă©chappe le plus souvent Ă lâaction du gouvernement. Elle se forme, se 86 CONTROLE meut, se dĂ©veloppe en dehors de la loi positive, et finit par imposer au lĂ©gislateur lui- mĂȘme les rĂšgles quâelle paraĂźt recevoir de lui. Il faut que la loi suive les ondulations, les changemens de niveau, les courans variables de cette masse mobile quâon appelle la sociĂ©tĂ© ; autrement, elle ne sera plus quâune lettre morte ; elle ne rĂ©gnera plus que sur de vaines formes extĂ©rieures; le fond des sentimens et des actions humaines lui Ă©chappera ; ou bien, ce qui serait pis encore, elle arrĂȘtera le dĂ©veloppement naturel du peuple auquel on lâaura imposĂ©e, tuera en lui le principe de vie et de perfectibilitĂ©, et amĂšnera enfin lâimmobilitĂ© ou la rĂ©trogradation du corps social. Ce qui est vrai des lois en gĂ©nĂ©ral, lâest en particulier des lois constitutionnelles. Pas plus que dâautres elles ne doivent, elles ne peuvent ĂȘtre immuables ; et quand on parviendrait Ă Ă©tablir lâimmutabilitĂ© de la lettre, on nâobtiendrait point lâimmutabilitĂ© de lâesprit dans lequel la lettre est appliquĂ©e et qui la vivifie. Je nâadmets donc pas quâon puisse EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 87 rĂ©voquer en doute la mobilitĂ© des lois constitutionnelles , et par consĂ©quent la nĂ©cessitĂ© dâouvrir dâavance une voie lĂ©gale aux chan- gemens quâune constitution pourra subir. Je suppose ce point concĂ©dĂ©. Mais convient-il de rendre la lĂ©gislature ordinaire absolument ou partiellement incompĂ©tente Ă cet Ă©gard, et quels seront les effets de cette incompĂ©tence? voilĂ la question. Le seul avantage quâon puisse espĂ©rer de lâapplication dâun pareil principe , câest de se prĂ©munir contre lâomnipotence lĂ©gislative, contre les empiĂštemens, les extensions dâattributions , auxquels le corps lĂ©gislatif est enclin. Or, ainsi que je lâai dĂ©jĂ dit, le vĂ©ritable prĂ©servatif contre ce danger se trouve dans le contrĂŽle du corps exĂ©cutif, et si ce contrĂŽle nâĂ©tait pas suffisant, si la faiblesse relative du corps contrĂŽlant le rendait inefficace, les garanties consĂ©quentielles, en particulier la responsabilitĂ© morale, y supplĂ©eraient. Et cet avantage, quâon peut obtenir par dâautres moyens, est compensĂ© par des incon- 88 CONTROLE vĂ©niens quâil sera impossible dâĂ©viter, par des dangers qui menaceront tout lâavenir du pays. Ces inconvĂ©niens, ces dangers rĂ©sulteront de ce quâil y aura un corps spĂ©cialement chargĂ© de faire les lois constitutionnelles; ils auront lieu, mĂȘme dans le cas oĂč la rĂ©vision ne serait pas ordonnĂ©e dâavance, mĂȘme dans le cas oĂč la lĂ©gislature ordinaire conserverait le droit de proposer ce qui doit ĂȘtre soumis au veto populaire. En effet, dĂšs que les fonctions constituantes sont distinctes et sĂ©parĂ©es des fonctions lĂ©gislatives ; dĂ©s que le corps qui est chargĂ© des unes ne peut pas en mĂȘme temps et suivant les mĂȘmes formes sâoccuper des autres, on peut ĂȘtre certain quâil ne se bornera pas Ă opĂ©rer les changemens nĂ©cessaires, les rĂ©formes partielles dont lâexpĂ©rience peut avoir dĂ©montrĂ© lâutilitĂ©. On ne se revĂȘt pas du pouvoir constituant pour en faire un si mince usage et arriver Ă de si chĂ©tifs rĂ©sultats ; et puis, la nation entiĂšre, avertie que ce pouvoir est Ă lâĆuvre, fera entendre mille rĂ©clamations diverses; chacun signalera un vice EN DEHORS DD GODVERNEMENT. 89 dans la constitution Ă©tablie, et un moyen de corriger ce vice. Le corps constituant, sollicitĂ© de toutes parts de procĂ©der Ă une rĂ©forme gĂ©nĂ©rale, n'y serait dĂ©jĂ que trop portĂ© par le dĂ©sir de faire mieux que ses prĂ©dĂ©cesseurs, et dâattacher son nom Ă une Ćuvre qui rĂ©solĂ»t le problĂšme insoluble, câest-Ă -dire qui conciliĂąt les vĆux de tout le monde. Ainsi, les principes fondamentaux et leurs consĂ©quences de dĂ©tail, les dispositions qui ont soutenu lâĂ©preuve de lâexpĂ©rience et celles qui nâont pu la soutenir, tout sera remis en question , tout sera livrĂ© aux chances dâune discussion nouvelle. Lâarbre qui commençait Ă donner quelques fruits sera dĂ©racinĂ©, et la terre sera remuĂ©e pour recevoir un nouvel arbrisseau, que lâon ne manquera pas dâarracher Ă son tour avant quâil ait eu le temps dây pousser de profondes racines ; jusquâĂ ce que le sol, amoindri et pulvĂ©risĂ© par cette perpĂ©tuelle trituration, devienne impropre Ă la culture et ne puisse plus alimenter ni soutenir les rejetons quâon lui confiera. CâĂ©tait dans un semblable Ă©tat dâĂ©puise- 90 CONTROLE ment quâĂ©tait tombĂ©e la France en 1799, aprĂšs avoir essayĂ©, dans lâespace de huit ans, trois constitutions diffĂ©rentes ; aussi, la quatriĂšme, celle de lâan VIII, ne put-elle ni se consolider, ni se dĂ©velopper. La nation Ă©tait devenue incapable de supporter aucun rĂ©gime lĂ©gal; le despotisme impĂ©rial la sauva dâune dissolution imminente. Cette leçon mĂ©morable ne paraĂźt pas avoir beaucoup profitĂ© ; car la manie de se reconstituer ab ovo, chaque fois que lâoccasion sâen prĂ©sente, rĂšgne encore chez plus dâun peuple. Les cantons de Schaffhouse et de Thurgovie en sont Ă leur troisiĂšme constitution depuis six ans, et Zurich ne tardera guĂšre Ă suivre leur exemple. Câest que la pente est trop rapide , la sĂ©duction trop irrĂ©sistible pour des lĂ©gislateurs humains. La sĂ©paration du pouvoir constituant dâavec le pouvoir lĂ©gislatif conduit inĂ©vitablement Ă la rĂ©forme totale, parce quâon ne peut donner au premier la mission dâagir, sans donner en mĂȘme temps lâĂ©veil Ă toutes les passions, Ă tous les systĂšmes et Ă tous les intĂ©rĂȘts EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 91 quâune loi constitutionnelle peut satisfaire ; sans crĂ©er ainsi une attente gĂ©nĂ©rale qui agrandit indĂ©finiment la mission du lĂ©gislateur, et qui se trouverait déçue sâil ne procĂ©dait quâĂ une rĂ©forme partielle. Il faut le dire, jamais vĂ©ritĂ© de thĂ©orie ne reçut de lâexpĂ©rience une plus Ă©clatante confirmation. Nous avons ici une double expĂ©rience, celle des peuples qui ont commis la faute, et celle des peuples qui lâont Ă©vitĂ©e. LâAngleterre, grĂące Ă la confusion du pouvoir constituant avec le pouvoir lĂ©gislatif, en est encore aujourdâhui Ă dĂ©velopper rĂ©guliĂšrement et tranquillement les institutions quâelle sâest donnĂ©es il y a cinq cents ans; et, dans ce dĂ©veloppement paisible, elle a trouvĂ© certes assez de puissance, de prospĂ©ritĂ© et de vraie libertĂ© pour ne point regretter la marche quâelle a suivie. Les inconvĂ©niens dâune rĂ©forme totale sont Ă©videnspour tout esprit libre de prĂ©ventions. Une constitution Ă©crite nâest rien quâune lettre morte, une pure forme, dont les rĂ©sultats matĂ©riels et moraux ne peuvent ĂȘtre prĂ©vus que trĂšs-imparfaitement par le lĂ©gislateur. 92 CONTROLE Pour quâelle cesse dâĂȘtre une pure forme, il faut quâelle vive dans lâesprit du peuple, dans ses mĆurs, dans ses habitudes sociales ; et tout cela demande du temps. Elle rencontrera des faits Ă©tablis, des plis formĂ©s qui ne cĂ©deront pas sans rĂ©sistance ; il faudra en quelque sorte quâelle fasse lâĂ©ducation du peuple, et quâil sâĂ©tablisse entre elle et lui, entre la forme et la vie, une liaison intime et complĂšte. Alors, seulement on pourra la juger; alors ses bons et ses mauvais cĂŽtĂ©s se dessineront nettement, et alors aussi on pourrait sans danger dĂ©chirer et livrer aux flammes le parchemin authentique oĂč elle est tracĂ©e. Elle a des vices, des lacunes ! corrigez-les, profitez de lâexpĂ©rience qui lui est dĂ©favorable ; mais sachez aussi profiter de celle qui lui est favorable, et maintenir ce qui peut ĂȘtre maintenu. En la rĂ©formant trop tĂŽt, vous lâempĂȘchez de su* bir lâĂ©preuve qui seule vous mettrait en Ă©tat de la juger; en la rĂ©formant toute Ă la fois, vous renoncez Ă faire usage de lâexpĂ©rience acquise, vous affrontez gratuitement des difficultĂ©s qui Ă©taient dĂ©jĂ en grande partie surmontĂ©es. ĂŻtt DEHORS DU GOUVERNEMENT. 93 On ne saurait trop le rĂ©pĂ©ter, lâinstabilitĂ© nâest pas le progrĂšs ; le vĂ©ritable progrĂšs suppose au contraire la stabilitĂ© des institutions. Il faut asseoir les innovations sur quelque chose de solide, sur des lois que le temps ait cimentĂ©es; lĂ oĂč tout est nouveau, rien ne tient, la chute dâune seule piĂšce entraĂźne tout lâĂ©difice. II. En parlant du veto populaire, je fais abstraction de tout ce quâil y a dâillusoire et de mensonger dans cette maniĂšre de constater le vĆu d une nation entiĂšre. Je suppose que tous sont venus, que tous ont votĂ©, et ont votĂ© librement. Je suppose aussi que ce vote a une signification rĂ©elle de la part dâun peuple, dont les trois quarts peut-ĂȘtre nâont point lu la constitution et dont les neuf dixiĂšmes Ă©taient hors dâĂ©tat de la comprendre. Ce sont lĂ , comme on voit, dâĂ©normes suppositions, et cependant le vote nâen est ni plus vrai, ni moins fĂącheux par ses consĂ©quences. Sur quoi le vote des citoyens a-t-il portĂ© ? Sur une constitution Ă©crite que ni eux, ni ceux mĂȘmes qui lâont faite, ne peuvent sai- 94 CONTROLE nement juger avant quâelle ait Ă©tĂ© mise en vigueur. Lâont-ils rejetĂ©e? Elle Ă©tait peut-ĂȘtre excellente ; six mois de vie lui auraient conciliĂ© les suffrages de la plupart des opposans. On en fera une autre ; oui, mais en prolongeant cette suspension de tous les pouvoirs ordinaires, cette insĂ©curitĂ© gĂ©nĂ©rale et cette sourde fermentation qui accompagnent toujours les opĂ©rations dâun corps constituant. Les citoyens ont-ils acceptĂ© la constitution ? CâĂ©tait peut-ĂȘtre la plus mauvaise quâils pussent choisir; dans six mois, ils la jugeront telle et nâen voudront plus, eux les souverains. Mais leurs mandataires qui auront Ă peine goĂ»tĂ© les douceurs du pouvoir ne seront pas si empressĂ©s de sâen dĂ©faire, et comme ils ne pourront toucher Ă rien sans remettre tout en question, ils feront marcher la machine tant mal que bien, au milieu dâun peuple de mĂ©contens, jusquâĂ ce quâils se lassent eux-mĂȘmes de cette tĂąche si ingrate, et que le pouvoir constituant soit de nouveau mis Ă lâĆuvre. Le veto populaire a dâailleurs lâinconvĂ©- EN DEHORS DU GOUVERNEMENT. 95 nient de constater numĂ©riquement, dans la masse du peuple, une majoritĂ© et une minoritĂ© ; de crĂ©er ainsi un prĂ©jugĂ© favorable ou dĂ©favorable Ă lâĂ©gard dâune constitution nouvelle qui, acceptĂ©e par une immense majoritĂ© , sera mise Ă exĂ©cution avec trop de roideur, avec trop de mĂ©pris pour les rĂ©sistances individuelles ; et, acceptĂ©e au contraire par une trĂšs-petite majoritĂ©, sera frappĂ©e de langueur et de faiblesse, alors que le gouvernement instituĂ© par elle aurait le plus besoin de confiance et de conviction pour la faire observer. On a fait, en Suisse, une application bien plus Ă©trange du veto populaire. Dans les cantons de St-Gall et de BĂ le-Campagne, toutes les lois y sont soumises, ou, pour parler plus exactement, peuvent y ĂȘtre soumises. Elles sont censĂ©es adoptĂ©es, lorsque au bout dâun certain dĂ©lai, Ă partir de leur promulgation, aucune opposition ne sâest manifestĂ©e dans la forme prescrite. Si lâopposition a lieu, les communes sâassemblent, et les voix pour et contre sont comptĂ©es. Lâorganisation de ce 96 CONTROLE contrĂŽle dĂ©mocratique est, comme on voit, de nature Ă le rendre fort rare, et par consĂ©quent Ă peu prĂšs inoffensif. Ce qui en fait une anomalie, câest quâil est accolĂ© Ă deux gou- vernemens strictement reprĂ©sentatifs ; tandis que les autres Ătats de la Suisse, oĂč la masse du peuple est appelĂ©e Ă voter les lois, ont des constitutions dĂ©mocratiques. Les conclusions que je tire de cet article et du prĂ©cĂ©dent sont, en deux mots Que le contrĂŽle sur le corps lĂ©gislatif ne doit ĂȘtre placĂ© ni en dehors du gouvernement, ni dans la minoritĂ© du corps lĂ©gislatif lui- mĂȘme, parce que lâun et lâautre de ces modes a pour effet dâempĂȘcher le dĂ©veloppement rĂ©gulier de la constitution, lequel ne peut sâopĂ©rer que par lâexercice entier et sans restriction du pouvoir constituant de la part du corps lĂ©gislatif, sous le contrĂŽle du corps exĂ©cutif; et, suivant les circonstances , dâune chambre [haute ou dâun corps judiciaire. DES INTĂRĂTS LOCAUX. 97 Section III. â TroisiĂšme division du pouvoir. â Gouverne- nement des intĂ©rĂȘts locaux. Lâhistoire constate lâexistence, Ă diverses Ă©poques et en diverses contrĂ©es, dâun despotisme si aveugle et si Ă©crasant, quâon sâĂ©tonne de voir les sociĂ©tĂ©s soumises Ă un pareil joug vivre paisiblement et atteindre quelquefois un haut degrĂ© de prospĂ©ritĂ©. Comment lâarbitraire le plus absolu peut-il laisser subsister quelque ombre de sĂ©curitĂ© , et comment lâinsĂ©curitĂ© nâĂ©touffe-t-elle pas tout germe de dĂ©veloppement, tant intellectuel que matĂ©riel? La thĂ©orie est-elle donc en dĂ©faut? Les Ă©loquentes diatribes des philosophes contre le despotisme ne sont-elles que de vaines dĂ©clamations ; les dĂ©monstrations des publicistes, que des spĂ©culations oiseuses et mensongĂšres ? Lâexplication de ce fait serait mieux et surtout plus gĂ©nĂ©ralement connue, si les historiens et les voyageurs avaient toujours Ă©tĂ© des observateurs judicieux, des penseurs pro- II. 7 98 GOUVERNEMENT fonds ; et quâau lieu de se borner, connue ils font souvent, Ă caractĂ©riser les institutions politiques dâun peuple par les traits les plus saillans de son gouvernement central, ils eussent pĂ©nĂ©trĂ© dans les dĂ©tails de chaque administration et nous en eussent dĂ©voilĂ© le mĂ©canisme. Le fait est que partout oĂč le despotisme pur nâa pas Ă©tĂ© absolument incomptatible avec les progrĂšs de la civilisation, et nâa pas entiĂšrement paralysĂ© le dĂ©veloppement de la prospĂ©ritĂ© matĂ©rielle et de lâintelligence , on dĂ©couvre Ă cĂŽtĂ© et tout autour de lui de petites administrations, gouvernant avec une certaine indĂ©pendance les intĂ©rĂȘts locaux, et prĂ©servant ainsi bien des germes de progrĂšs social du contact immĂ©diat de lâarbitraire qui les aurait Ă©touffĂ©s. Ainsi sâexplique la vie croissante et lâincontestable prospĂ©ritĂ© des provinces occidentales de lâempire romain, pendant le premier siĂšcle de lâĂšre chrĂ©tienne, sous le rĂšgne des monstres les plus extra- vagans qui jamais aient Ă©tĂ© revĂȘtus du pouvoir suprĂȘme. Lâhistoire moderne, celle de DES INTĂRĂTS LOCAUX. 99 nos jours, serait fĂ©conde en exemples du mĂȘme genre, que je me refuse Ă citer pour ne point compromettre la science par des personnalitĂ©s offensantes. Quâon me permette une seule rĂ©flexion sur la pĂ©riode rĂ©cente, dont le souvenir est encore si vif parmi nous, quoiquâelle appartienne dĂ©jĂ au passĂ©. Le despotisme de NapolĂ©on Ă©tait sans contredit un despotisme Ă©clairĂ©, ami des lumiĂšres et du progrĂšs dans des limites assez larges, promoteur de grandes et belles choses ; et cependant, jamais joug nâa paru plus pesant ni plus intolĂ©rable que le sien ; jamais lâarbitraire ne sâĂ©tait montrĂ© sous des formes plus gĂȘnantes, ni plus odieuses ; jamais gouvernement ne sâĂ©tait attirĂ© Ă un plus haut degrĂ© la dĂ©saffection des peuples, et nâavait semblĂ© plus apte Ă entraver la marche de la civilisation, ou mĂȘme Ă lui imprimer un mouvement rĂ©trograde. La cause de ces effets , le mot de cette Ă©nigme, se trouve dans la centralisation complĂšte de ce gouvernement. LâOrient lui-mĂȘme fournit plus dâun exemple Ă lâappui de ce que je viens de dire. En GOUVERNEMENT 100 Turquie et en Perse, le despotisme tue par-» ce quâil atteint tout, pĂ©nĂštre partout; aux Indes et en Chine, il sâest montrĂ© beaucoup moins dĂ©lĂ©tĂšre, parce quâil nâa pu Ă©tendre son bras jusquâaux derniĂšres ramifications du corps social. Le poison sâest bien logĂ© dans les principaux artĂšres ; il a viciĂ© la masse du sang et affaibli les organes ; mais il nâa pu sâinsinuer dans les extrĂ©mitĂ©s pour les gangrener et dĂ©truire ainsi peu Ă peu la circulation et la vie. Dâun autre cĂŽtĂ© les Ătats libres, les rĂ©publiques surtout, nâont vĂ©cu et prospĂ©rĂ© que lĂ oĂč les intĂ©rĂȘts locaux Ă©taient rĂ©gis par une administration locale, distincte et indĂ©pendante du gouvernement central. Les DĂšmes de lâAttique Ă©taient autant de petits Ătats, ayant leur assemblĂ©e du peuple, leurs magistrats nommĂ©s par elle, et responsables envers elle. Les Tribus de lâancienne Rome, et ensuite les municipes avaient aussi leur gouvernement local. De mĂȘme, aux Ătats- Unis, en Angleterre, en Suisse on trouve des administrations municipales indĂ©pendantes, DES INTĂRĂTS LOCAUX. 101 appelĂ©es Ă pourvoir au gouvernement des intĂ©rĂȘts locaux. Tels sont les enseignemens de lâexpĂ©rience ; la thĂ©orie serait arrivĂ©e, sans leur secours, au mĂȘme rĂ©sultat. En effet, les deux premiĂšres divisions du pouvoir dont jâai parlĂ© jusquâici nâatteindront pas toujours leur but. Le gouvernement, dans un Etat dont la population se compte par millions, sera tout Ă la fois chargĂ© dâune tĂąche trop grande, et revĂȘtu dâun pouvoir trop Ă©tendu, sâil doit satisfaire seul Ă tous les intĂ©rĂȘts des membres de lâassociation. Le nombre des fonctionnaires exĂ©cutifs et judiciaires deviendra tel quâil sera impossible de les Ă©liminer par Ă©lection ; dâailleurs, il existe dâautres motifs, dont je parlerai plus tard, pour en attribuer la nomination au corps exĂ©cutif. Or cette attribution et lâĂ©norme quantitĂ© de moyens matĂ©riels quâon sera aussi obligĂ© de confier Ă ce corps concentreront en ses mains une puissance qui le mettra en Ă©tat peut-ĂȘtre de braver le contrĂŽle de la lĂ©gislature, dây 102 GOUVERNEMENT introduire la corruption et de fouler aux pieds la lettre ou lâesprit des lois, en dĂ©pit des garanties les mieux combinĂ©es. Dâun autre cĂŽtĂ©, lâattention du gouvernement, partagĂ©e entre une multitude de dĂ©tails, nây suffira point; quelque portĂ©e dâintelligence quâon suppose aux fonctionnaires, ils succomberont sous un tel fardeau. Leur aptitude morale et leur aptitude intellectuelle pourront donc lâune et lâautre se trouver en dĂ©faut. De lĂ lâutilitĂ© dâune troisiĂšme division du pouvoir, division dont les bases sont faciles Ă indiquer. Parmi les intĂ©rĂȘts individuels communs Ă tous les membres de lâassociation, ou au plus grand nombre dâentrâeux , il en est de gĂ©nĂ©raux, qui doivent ĂȘtre satisfaits par des mesures gĂ©nĂ©rales ; tels sont ceux auxquels il est pourvu par les lois civiles et pĂ©nales, par les actes de la politique extĂ©rieure, par la dĂ©fense du pays contre lâĂ©tranger, etc. Il en est aussi de spĂ©ciaux auxquels il peut ĂȘtre pourvu par des mesures spĂ©ciales pour chacune des fractions dans lesquelles le ter- DES INTĂRĂTS LOCAUX. 103 ritoire de lâĂtat se trouve divisĂ©; ce sont des intĂ©rĂȘts locaux, câest-Ă -dire qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits que dans une certaine localitĂ©, et qui le sont complĂštement dĂ©s quâils le sont dans cette localitĂ©. Il importe Ă tout citoyen, quel que soit son domicile, que les crimes dâune certaine nature soient constatĂ©s, et punis dâune certaine maniĂšre sur tout le territoire de lâĂtat ; que les droits civils soient Ă©tablis uniformĂ©ment, que le pays entier soit dĂ©fendu contre les ennemis du dehors; mais il lui importe peu que les circonscriptions territoriales autres que celle dans laquelle il a Ă©tabli son domicile, soient pourvues dâune Ă©glise ou dâune Ă©cole primaire; il ne lui importe pas du tout quâelles soient pourvues de fontaines, dâhĂŽpitaux et dâautres Ă©tablissemens dâutilitĂ© ou de luxe, destinĂ©s Ă satisfaire des besoins purement locaux. Il lui importe que les routes de lâĂtat soient entretenues, mais il sâinquiĂšte peu des chemins vicinaux et de la police des propriĂ©tĂ©s fonciĂšres hors de son 104 GOUVERNEMENT canton. Enfin, sâil a le plus grand intĂ©rĂȘt Ă choisir tel citoyen, plutĂŽt que tel autre, pour son juge conciliateur, pour son pasteur, ou pour le maĂźtre dâĂ©cole de ses enfans, il ne se soucie nullement des choix qui seront faits pour de semblables fonctions dans les autres circonscriptions territoriales. Cette distinction entre les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et les intĂ©rĂȘts spĂ©ciaux, ou, pour me servir dâexpressions plus adĂ©quates, entre les intĂ©rĂȘts nationaux et les intĂ©rĂȘts locaux, Ă©tant Ă©tablie, la consĂ©quence qui en rĂ©sulte est Ă©vidente. Les premiers sont lâexpression de ce quâil y a de compatible dans toutes les tendances individuelles des membres de lâassociation ; il doit donc y ĂȘtre pourvu par le gouvernement gĂ©nĂ©ral qui reprĂ©sente cette somme de tendances compatibles. Les derniers ne doivent ĂȘtre que lâexpression de ce quâil y a de compatible dans les tendances individuelles des habitans de chaque fraction territoriale ; il nây a nulle nĂ©cessitĂ© de consulter Ă la fois, sur chacun dâeux , les DES INTĂRĂTS LOCAUX. 105 tendances de toute la sociĂ©tĂ© ; nulle convenance, dĂšs-lors, Ă y pourvoir par lâorgane du gouvernement central. La base de notre nouvelle division du pouvoir Ă©tant ainsi trouvĂ©e et justifiĂ©e en thĂ©orie, et la division elle-mĂȘme Ă©tant reconnue nĂ©cessaire, il ne resterait plus quâĂ dĂ©terminer lâunitĂ© territoriale, et Ă lui donner un gouvernement. LâunitĂ© territoriale est presque toujours un Ă©lĂ©ment prĂ©existant que le lĂ©gislateur nâa pas besoin de crĂ©er. Quant au gouvernement, il devra jouir dâune indĂ©pendance complĂšte dans les limites de sa compĂ©tence et recevoir une organisation propre Ă lui faire atteindre son but. La science ne peut tracer Ă cet Ă©gard dâautres rĂšgles que celles qui sont communes Ă tous les gouver- nemens. Lâinstitution de municipalitĂ©s indĂ©pendantes prĂ©sente des avantages latĂ©raux qui la rendraient dĂ©sirable, alors mĂȘme quâelle ne contribuerait point Ă diminuer le pouvoir du gouvernement central, ou que cette diminution ne serait pas jugĂ©e nĂ©cessaire. 106 GOUVERNEMENT PremiĂšrement , les intĂ©rĂȘts locaux seront mieux et plus promptement servis quâils ne pourraient lâĂȘtre par un gouvernement central. Cette vĂ©ritĂ© nâa plus besoin dâĂȘtre dĂ©montrĂ©e ; tout a Ă©tĂ© dit Ă cet Ă©gard ; et les partisans de la centralisation ne songent guĂšre Ă la dĂ©fendre sur ce point. Aussi trouve-t-on dans les Etats les plus centralisĂ©s des espĂšces de municipalitĂ©s chargĂ©es de donner un prĂ©avis sur les affaires qui concernent exclusivement leur circonscription territoriale. Mais ces corps, privĂ©s de toute indĂ©pendance , revĂȘtus dâattributions trĂšs-incomplĂštes , dirigĂ©s et contrĂŽlĂ©s par des agens du gouvernement central, nâont, de lâinstitution dont il sâagit ici, que le nom et lâapparence ; il nâen rĂ©sulte ni division du pouvoir, ni aucun des autres avantages dont il me reste Ă parler. En second lieu, les lĂ©gislateurs du pays apporteront dans lâexercice de leurs fonctions des vues larges, un esprit dĂ©gagĂ© de lâinfluence des intĂ©rĂȘts locaux, lorsquâils seront en sĂ©curitĂ© sur ces intĂ©rĂȘts, lorsquâils sau- DES INTĂRĂTS LOCACX. ior ront quâil y est pourvu par un gouverne^ ment ad hoc. Nâayant Ă sâoccuper que dâintĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux, ils y consacreront leur attention entiĂšre et envisageront les grandes questions politiques sous un point de vue vraiment national. Il en sera de mĂȘme des autres citoyens et par consĂ©quent de lâopinion publique. Les intĂ©rĂȘts locaux sont ceux de tous les jours , de tous les momens, ceux auxquels nous songeons avant tout et dont la poursuite nous tient le plus Ă cĆur. Quand leur part sera faite, nous deviendrons citoyens de lâĂtat ; jusque lĂ nous ne serons citoyens que de la commune ou de lâarrondissement. Mais le principal avantage des gouverne- mens locaux se trouve dans lâĂ©ducation que le peuple y reçoit j Ă©ducation politique, Ă laquelle rien ne saurait supplĂ©er, ni les Ă©coles, ni les livres. Câest dans les discussions libres et publiques dâune assemblĂ©e municipale que le peuple sâhabituera aux formes constitutionnelles ; câest lĂ quâil trouvera une sphĂšre dâactivitĂ© Ă la portĂ©e de toutes ses intelligen- 108 GOUVERNEMENT ces, une satisfaction lĂ©gale pour ce besoin de mouvement, pour cette inquiĂ©tude dâesprit, qui sont la vie mĂȘme chez une nation, et que lâinaction forcĂ©e exaspĂšre ou tue, ne laissant ainsi dâautre alternative au pays que le dĂ©lire de la fiĂšvre ou lâimmobilitĂ© de la mort. Pour nos sociĂ©tĂ©s modernes, la dĂ©mocratie nâest possible que dans les municipalitĂ©s. Câest lĂ son refuge ; câest de lĂ quâelle Ă©tendra son influence salutaire sur le gouvernement gĂ©nĂ©ral; si elle nâest pas lĂ , elle ne saurait ĂȘtre nulle part. Ce nâest pas en procĂ©dant une ou deux fois par annĂ©e Ă quelques Ă©lections, que le peuple peut apprendre Ă connaĂźtre ses droits et Ă sâen servir ; les supĂ©rioritĂ©s de fortune et de position sociale sont les seules qui le frappent et qui se fassent sentir Ă lui dans le cours ordinaire de son existence; tandis que les gou- vernemens de municipalitĂ©s seront autant de théùtres oĂč les futurs lĂ©gislateurs, les futurs hommes dâĂ©tat, prĂ©luderont Ă leur carriĂšre, et mettront en Ă©vidence leurs talens et leurs intentions. Les citoyens, alors, seront en Ă©tat dâapprĂ©cier lâaptitude intellectuelle et morale DES INTĂRĂTS LOCAUX. 109 de ceux auxquels ils devront confier le maniement du pouvoir social ; alors, les garanties dâĂ©limination pourront acquĂ©rir toute leur efficacitĂ© ; alors, le suffrage universel ne sera plus une absurditĂ©, une chimĂšre irrĂ©alisable. Enfin, câest par les gouvernemens locaux seulement que la vie intellectuelle peut animer Ă la fois toutes les parties dâun grand territoire et quâil peut sâĂ©tablir un rayonnement rĂ©ciproque, une action et une rĂ©action entre le centre et les extrĂ©mitĂ©s. Les places importantes du pays deviennent autant de foyers de civilisation, autant de centres rivaux, exerçant les uns sur les autres un contrĂŽle qui tourne au profit de la vĂ©ritĂ© dans les sciences, de la moralitĂ© dans les actions , du bon goĂ»t dans les arts et la littĂ©rature. On ne voit point, sous ce rĂ©gime, toutes les supĂ©rioritĂ©s intellectuelles de la nation sâengouffrer dans lâenceinte privilĂ©giĂ©e dâune seule ville, les unes pour y pĂ©rir, faute dâun premier succĂšs quâelles ne sauront pas mendier ; les autres pour y usurper, avec lâaide des coteries dont elles auront subi le joug, GOUVERNEMENT iio une insolente aristarchie ; on ne voit point mille erreurs bizarres ou dangereuses se poser tour Ă tour comme doctrines philosophiques , aux applaudissemens dâun public frivole , et par lâorgane de quelques Ă©crivains presque aussi frivoles que lui ; on ne voit point, surtout, les lĂ©gislateurs, les hommes politiques, user leurs talens et leur activitĂ© dans de vains dĂ©bats sur des questions de systĂšmes et de principes que le pays comprend Ă peine, et qui tirent toute leur importance de la tyrannie quâexerce lâopinion publique de la capitale, et de lâinjuste ascendant quâobtiennent par son moyen les hommes assez habiles pour la diriger. Les inconvĂ©niens de plusieurs espĂšces, que dis-je? les graves dangers qui rĂ©sultent de la centralisation sont si Ă©videns, quâil faut tout lâaveuglement dâun prĂ©jugĂ© ou toute lâirrĂ©flexion dâune habitude pour ne pas en ĂȘtre frappĂ©, dans le pays mĂȘme oĂč ils se font sentir. Et quâon ne lâoppose point ici au fĂ©dĂ©ralisme , car ce nâest point du fĂ©dĂ©ralisme que jâai voulu parler. Les gouvernemens fĂ©dĂ©ra- DES INTĂRĂTS LOCAUX. 111 tifs ne sont pas des institutions, mais des faits rĂ©sultant de certaines circonstances matĂ©rielles, et destinĂ©s Ă durer justement aussi longtemps que ces circonstances resteront les mĂȘmes. Le fĂ©dĂ©ralisme contient mille germes de dissolution ; il est permis de douter sâil en renferme un seul de dĂ©veloppement. On a vu mainte confĂ©dĂ©ration se dissoudre; je ne sache pas quâil existe aucun exemple dâune union fĂ©dĂ©rale que le temps ait rendue plus intime et plus forte. Ce nâest quâau moyen dâune pression extĂ©rieure que peut se maintenir cette aggrĂ©gation artificielle dâindividualitĂ©s qui, douĂ©es chacune de tout ce qui est nĂ©cessaire Ă la vie dâune nation, tendent nĂ©cessairement Ă se repousser et Ă sâisoler, Ă mesure quâelles grandissent en force et en prospĂ©ritĂ©. jNori, en parlant des gouvernemens locaux, je nâai point compris sous ce nom les souverainetĂ©s indĂ©pendantes qui forment une confĂ©dĂ©ration; je veux que lâunitĂ© territoriale se perde dans le grand tout par sa petitesse, et quâelle y soit retenue par tous les liens qui forment la nationalitĂ©; je veux que lâĂtat puisse Ă©craser 112 GOUVERNEMENT dâun seul coup la commune rebelle qui sâaviserait dâempiĂ©ter sur les attributions du gouvernement central, ou dâemployer la minime fraction de pouvoir quâon lui a laissĂ©e, dâune maniĂšre prĂ©judiciable Ă lâintĂ©rĂȘt national et contraire aux lois gĂ©nĂ©rales. Sâil fallait choisir entre la centralisation et un gouvernement sans force et sans unitĂ©, je nâhĂ©siterais point Ă prĂ©fĂ©rer le premier de ces maux. Je sais quâon accuse les gouvernemens locaux de crĂ©er lâesprit municipal et de substituer cette espĂšce de patriotisme Ă©troit au vĂ©ritable patriotisme, au patriotisme national. Erreur grossiĂšre, que les faits ont partout dĂ©mentie. Lâesprit de localitĂ© nâest pas le fruit des institutions, mais de sentimens et dâhabitudes que les circonstances seules dĂ©veloppent. La centralisation la plus complĂšte nâempĂȘchera pas les citoyens dâaimer leur commune avant lâĂtat, et de tenir aux Ă©ta- blissemens qui satisfont leurs premiers intĂ©rĂȘts sociaux, leurs intĂ©rĂȘts journaliers, plus qu a tout le reste. Sâils ont besoin de lâĂtat pour obtenir leur bien-ĂȘtre local, ils lâen visa- DES INTĂRĂTS LOCAUX. 113 geront comme un moyen de satisfaire ces mesquins intĂ©rĂȘts ; ils ne lâaimeront quâĂ proportion du bien-ĂȘtre local quâil leur procurera, et leur patriotisme se mesurera sur lâefficacitĂ© des mesures gĂ©nĂ©rales et uniformes par lesquelles ce bien-ĂȘtre sera obtenu. Supposez, au contraire , que les intĂ©rĂȘts locaux sont satisfaits sans lâintervention directe de lâĂtat; alors les citoyens, ayant les moyens de se tranquilliser eux-mĂȘmes sur ce point important, et de rĂ©gler Ă leur grĂ© tout ce qui les touche de prĂšs, pourront songer Ă leurs intĂ©rĂȘts nationaux, et ils nây songeront point sans transporter sur lâĂtat entier lâaffection quâils ont pour leur localitĂ©. Nâest- ce pas lâĂtat qui protĂšge, qui abrite sous son aile puissante leurs libertĂ©s municipales? Nâest-ce'pas Ă lui quâils doivent en dĂ©finitive le maintien de cette organisation dont ils sont heureux et fiers, parce quâelle assure leur bien-ĂȘtre journalier, et quâelle fait de ce bien- ĂȘtre leur propre ouvrage ? Pour que les gou- vernemens locaux eussent la tendance quâon leur reproche, il faudrait que notre patrio- II. 8 114 GOUVERNEMENT tisme fĂ»t en raison inverse du degrĂ© de bonheur et de libertĂ© dont nous jouissons ; il faudrait que notre patrie nous devĂźnt moins chĂšre Ă mesure que nous en recevrions dĂ©plus grands bienfaits ! Je ne connais, en faveur de la centralisation , quâune seule raison spĂ©cieuse ; la voici Les sentimens et les opinions politiques sont rarement uniformes, dans les diverses circonscriptions territoriales dâun grand Etat, et le seront dâautant moins que les citoyens auront moins de relations directes avec lâadministration centrale. Les diffĂ©rences de religion, les traditions de reconnaissance et de dĂ©vouement , la position gĂ©ographique, le voisinage de certaines frontiĂšres, le souvenir dâune origine distincte ou de privilĂšges avantageux, sont les causes les plus frĂ©quentes de ce fait incontestable. Or, si lâĂtat se trouve engagĂ© dans une de ces luttes politiques oĂč les opinions et les sentimens jouent le principal rĂŽle, parcequela forme du gouvernement et lâattribution de la souverainetĂ© en dĂ©pendent, une organisation qui assure au gouverment cen- DES INTĂRĂTS LOCAUX. 115 Irai le concours moral de tous les fonctionnaires, de toutes les autoritĂ©s du pays, paraĂźt seule propre aussi Ă lui procurer le concours prompt et simultanĂ© de toutes ses forces matĂ©rielles. LâAngleterre, protĂ©gĂ©e par le rempart des mers, nâa respirĂ© tranquillement quâaprĂšs la mort du dernier Stuart; la France, ouverte Ă tout venant, a eu depuis cinquante ans des familles entiĂšres de prĂ©tendans Ă ses portes, sans que sa paix intĂ©rieure en ait Ă©tĂ© sensiblement altĂ©rĂ©e. La guerre civile est sans contredit un horrible flĂ©au, mais ce nâest pas le seul que les pas- sions'humaines puissent attirer sur un Etat; et, sans vouloir Ă©voquer de fĂącheux souvenirs, on peut se demander si ces mĂȘmes municipalitĂ©s qui ont pu, Ă diverses Ă©poques, prolonger en faveur dâun prĂ©tendant une lutte fatale au pays, ne seraient pas aptes aussi, en dâautres circonstances, Ă augmenter les difficultĂ©s dâune invasion, et Ă prĂ©server le pays des traitĂ©s dĂ©savantageux et des concessions humiliantes quâun tel malheur entraĂźne Ă sa suite. 116 DES GARANTIES CHAPITRE II. Des Garanties consĂ©quentielles. Les garanties consĂ©quentielles sont celles qui agissent par le moyen de certaines consĂ©quences attachĂ©es aux actes des fonctionnaires. Ces consĂ©quences peuvent ĂȘtre, et sont en effet, de deux espĂšces, savoir des biens ou des maux, des rĂ©compenses ou des peines. Lorsquâun fonctionnaire a de semblables consĂ©quences Ă espĂ©rer ou Ă craindre, on dit quâil est responsable; responsabilitĂ© est un terme gĂ©nĂ©ral qui comprend toutes les garanties dont il sera question dans ce chapitre. Je parlerai dâabord de la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral , et puis de chacune de ses espĂšces en particulier. C0NSEQUENT1ELLES. 117 Section, 1 . â De la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral. La responsabilitĂ© repose en entier sur ce principe câest quâentre deux maux inĂ©vitables lâhomme choisit le moindre, et quâentre deux avantages qui lui sont offerts , il. donne la prĂ©fĂ©rence au plus grand. DâaprĂšs ce principe, on suppose que le fonctionnaire qui nâest point retenu dans son devoir par dâautres motifs, le sera tout au moins par la crainte dâune peine ou par lâappĂąt dâune rĂ©compense. Pour que cette supposition soit fondĂ©e, on voit dâabord que la peine attachĂ©e Ă chaque infraction du fonctionnaire doit excĂ©der celle qui rĂ©sulterait pour lui du sacrifice de son intĂ©rĂȘt Ă son devoir ; ou que la rĂ©compense doit ĂȘtre supĂ©rieure Ă lâavantage quâil pourrait se promettre en y manquant. Si lâon pouvait toujours cumuler la responsabilitĂ© rĂ©munĂ©rative avec la responsabilitĂ© punitive, mesurer exactement dâavance lâefficacitĂ© de chaque peine et de chaque rĂ©compense, et rendre lâapplication de lâune 118 DE LA RESPONSABILITĂ. et de lâautre parfaitement certaine; il en rĂ©sulterait une garantie avec laquelle on pourrait se passer de toutes les autres, en tant du moins que celles-ci ont pour but dâassurer lâaptitude morale des fonctionnaires. Malheureusement il nâen est point ainsi. En premier lieu , la responsabilitĂ© rĂ©mu- nĂ©rative est dispendieuse ; quand on voudrait proportionner la rĂ©munĂ©ration Ă la force des motifs sĂ©ducteurs qui peuvent agir sur le fonctionnaire, on arriverait souvent Ă ce singulier rĂ©sultat que la rĂ©compense due Ă un fonctionnaire irrĂ©prochable causerait Ă lâĂtat plus de dommage que ses fautes nâen auraient occasionnĂ© sâil en eĂ»t commis. En second lieu, la responsabilitĂ© punitive elle-mĂšmĂ© ne saurait jamais ĂȘtre parfaitement certaine. Ce seront des hommes qui constateront le dĂ©lit et qui prononceront la peine ; câen est assez pour que lâerreur puisse se glisser dans leurs jugemens, et que la menace soit voilĂ©e, aux yeux du fonctionnaire, par un nuage dâincertitude qui en diminue lâefficacitĂ©. DE LA RESPONSABILITĂ. 119 Enfin, lâefficacitĂ©, soit des peines, soit des rĂ©compenses , dĂ©pend en grande partie du caractĂšre et de la position de celui auquel on les appliquera; ce qui serait la mort pour tel individu, ne sera quâun jeu pour lâautre. DĂšs-lors , comment fixer dâavance les peines ? et si on ne les fixe pas, quel pourra ĂȘtre lâeffet de menaces indĂ©terminĂ©es ? Avec ces lacunes et ces imperfections inĂ©vitables, la responsabilitĂ© est encore la meilleure des garanties , celle dont on peut le moins se passer. Elle nâagit pas seulement sur lâaptitude morale des fonctionnaires, mais aussi jusquâĂ un certain point sur leur aptitude intellectuelle , parce quâelle leur commande des efforts dâattention qui doublent leurs facultĂ©s. Dâailleurs lâĂ©ventualitĂ© dâune punition peut contribuer Ă Ă©carter, des emplois publics, les hommes absolument inca-* pables. La responsabilitĂ© est lĂ©gale ou morale; lĂ©gale, lorsque les peines et les rĂ©compenses sont prĂ©vues par une loi, et attachĂ©es par elle Ă certains actes dĂ©terminĂ©s ; morale, lors- 420 DE LA'" RESPONSABILITĂ que ces peines et ces rĂ©compenses ne sont que les consĂ©quences du jugement que portent certaines personnes sur les actes des fonctionnaires. Section II. â De la responsabilitĂ© lĂ©gale. Rien ne paraĂźt plus simple, au premier coup-dâĆil, que de soumettre les fonctionnaires Ă une responsabilitĂ© lĂ©gale j rien de plus conforme aussi Ă ces idĂ©es universelles de justice rĂ©tributive qui forment la conscience populaire chez toutes les nations ; et cependant, rien de plus rare que lâapplication complĂšte et rĂ©guliĂšre de cette prĂ©cieuse garantie. Ce nâest pas que le principe nâait Ă©tĂ© reconnu et consacrĂ© dans mainte constitution ; mais lâorganisation nĂ©cessaire, pour le mettre en pratique, est presque toujours insuffisante, si elle ne manque pas entiĂšrement. Les constitutions des Ătats-Unis dâAmĂ©rique sont les seules oĂč cette lacune ne se fasse point apercevoir. LĂGALE. 121 Jâexaminerai dâabord Ă quels actes peut sâappliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale, et ensuite, comment elle doit ĂȘtre appliquĂ©e aux actes qui en sont susceptibles. Article I. â A quels actes sâapplique la responsabilitĂ© lĂ©gale? Toute responsabilitĂ© lĂ©gale suppose une loi antĂ©rieure et un juge pour lâappliquer ; une loi qui attache certaines consĂ©quences Ă des actes dĂ©terminĂ©s; un juge qui compare les faits spĂ©ciaux avec ceux que la loi aura prĂ©vus , et qui prononce la consĂ©quence de droit rĂ©sultant de cette comparaison. Le jugement qui serait rendu sur des actes politiques, sans loi prĂ©alable et par des juges extraordinaires, ne serait autre chose quâune vengeance dâun parti vainqueur sur un parti vaincu. La perspective Ă©ventuelle dâun tel jugement ne serait pas une garantie ; ce se- raitle contraire dâune garantie. De ce principe dĂ©coulent plusieurs consĂ©quences importantes 1 0 La culpabilitĂ© dâun acte ne peut con- 122 DE LA RESPONSABILITĂ sister que dans son opposition avec une loi positive connue du fonctionnaire , et qui servira de base au jugement. Si la loi de responsabilitĂ© dĂ©finit les actes quâelle Ă©rige en dĂ©lits, câest cette loi seule qui sert de rĂšgle au juge ; si elle ne les dĂ©finit pas, il faut quâelle se rapporte Ă quelque autre loi qui ait pris ce soin ; car le juge a besoin dâune rĂšgle gĂ©nĂ©rale pour apprĂ©cier le fait particulier qui lui est soumis. 2° Lâacte incriminĂ© devra toujours ĂȘtre un fait accompli, tombant sous les sens, et apprĂ©ciable indĂ©pendamment de son caractĂšre psychologique. Une loi qui nâimposerait aux fonctionnaires que des rĂšgles morales , qui ne leur prescrirait que des intentions conformes au but du gouvernement, ne pourrait jamais servir de base Ă la responsabilitĂ© lĂ©gale, parce que la violation de cette loi ne serait quâun fait psychologique , impossible Ă constater dans la plupart des cas. 3° Le juge de lâacte doit ĂȘtre, en lâapprĂ©ciant, Ă lâabri des motifs sĂ©ducteurs qui ont LĂGALE. 123 pu agir sur lâauteur de cet acte ; autrement, il 11e serait pas un juge, mais une des parties en cause, et lâon ne pourrait sans danger le rendre lui-mĂȘme irresponsable. De lĂ je conclus que les actes lĂ©gislatifs et judiciaires ne peuvent donner lieu Ă aucune responsabilitĂ© lĂ©gale. Lorsquâun acte lĂ©gislatif se trouve contraire Ă une loi antĂ©rieure, on ne peut pas dire que ceux qui lâon votĂ© ont violĂ© une loi ; ils lâont abrogĂ©e comme ils en avaient le pouvoir. Il existe, sans doute, une rĂšgle gĂ©nĂ©rale que le lĂ©gislateur doit suivre dans lâexercice de ses fonctions, câest celle qui assigne pour but Ă cet exercice lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de la âsociĂ©tĂ©. Mais cette rĂšgle nâest pas et ne saurait jamais ĂȘtre une loi positive. Tout ce quâon peut exiger du lĂ©gislateur, câest quâil vote selon sa conviction, conformĂ©ment Ă ce quâil croit ĂȘtre lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; or, câest exiger de lui un acte purement psychologique dont lâapprĂ©ciation est hors de la portĂ©e des juges humains. Dâailleurs, qui prendrait-on pour juge de ce qui est ou 124 DE LA RESPONSABILITĂ nâest pas conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? OĂč trouverait-on des hommes inaccessibles aux motifs sĂ©ducteurs qui ont entraĂźnĂ© le vote des fonctionnaires inculpĂ©s? Une loi qui doit rĂ©gir lâavenir intĂ©resse tous les citoyens. La condition, mĂȘme dâĂ©tranger, ne serait pas toujours une garantie dâimpartialitĂ©. Lorsque la compĂ©tence du corps lĂ©gislatif est restreinte aux lois qui nâont pas le caractĂšre constitutionnel , il semble que les mĂȘmes motifs ne militent plus contre lâapplication de la responsabilitĂ© lĂ©gale, puisquâon a une loi positive, la constitution, Ă laquelle il est aisĂ© de comparer les actes incriminĂ©s. La dĂ©cision ou le vote attaquĂ©s sont-ils ou non contraires Ă la constitution Ă©tablie? Câest lĂ , sans contredit, une question de la mĂȘme nature que celle de savoir si telle convention , produite dans une contestation privĂ©e, se trouve ou non entachĂ©e de nullitĂ©. Cependant, quoique lâapplication de la responsabilitĂ© lĂ©gale constitue dans ce cas une vĂ©ritable opĂ©ration judiciaire, il nâen rĂ©sulte pas LĂGALE. 125 que cette application soit convenable, ni mĂȘme toujours possible. Est-ce le vote de la majoritĂ© qui est attaquĂ© ? Il faudra mettre cette majoritĂ© entiĂšre en accusation ; et, si elle est condamnĂ©e, la moindre peine quâon puisse lui infliger sera lâexclusion du corps lĂ©gislatif. Ou bien, ne pourra-t-on incriminer que le vote de la minoritĂ© ? Dans lâun et lâautre cas , on revĂȘtira le juge du pouvoir exorbitant de dĂ©cimer la lĂ©gislature, et lâon dĂ©truira toute libertĂ© dans les dĂ©libĂ©rations de ce corps. Sâil y a eu quelques exemples de cette monstrueuse application de la responsabilitĂ©, câĂ©tait Ă des Ă©poques [de crises extraordinaires, oĂč les principes nâĂ©taient que des armes Ă lâusage du parti vainqueur et sans force contre lui. Quand on a commis la faute de refuser les fonctions constituantes au corps lĂ©gislatif, et que, volontairement ou par erreur, il a dĂ©passĂ© la limite de ses attributions, le remĂšde se trouve dans la nullitĂ© de la dĂ©cision inconstitutionnelle ; nullitĂ© qui peut, et qui devrait toujours ĂȘtre prononcĂ©e par les tribunaux 126 DE LA RESPONSABILITĂ ordinaires, ainsi que cela se pratique aux Ătats-Unis. Ce que je viens de dire des actes lĂ©gislatifs, peut se dire en grande partie des actes judiciaires. Le juge applique une loi positive , sans doute, mais il lâapplique Ă un cas particulier qui nây est point expressĂ©ment prĂ©vu. Câest parce quâil y a doute et controverse au sujet de cette application, que le juge en est saisi. Son jugement est le rĂ©sultat dâune opĂ©ration de lâintelligence, et lâexpression dâune opinion personnelle. On lui demande que cette opinion soit sincĂšre et conforme aux rĂšgles dâinterprĂ©tation quâil doit avoir Ă©tudiĂ©es; on ne peut lui demander autre chose. Or, la sincĂ©ritĂ© de sa conviction est un fait psychologique, et les rĂšgles dâinterprĂ©tation sont du domaine de la science, non de la loi positive. Ensuite, la responsabilitĂ© lĂ©gale du juge entraĂźnerait nĂ©cessairement la confirmation ou lâinfirmation de son jugement par le tribunal qui en connaĂźtrait ; elle nĂ©cessiterait une opĂ©ration judiciaire exactement semblable Ă celle dont le jugement attaquĂ© serait le LEGALE. 127 rĂ©sultat; et les nouveaux juges, appelĂ©s Ă faire cette opĂ©ration, seraient placĂ©s exactement comme les premiers, soumis Ă lâaction des mĂȘmes motifs sĂ©ducteurs, nantis des mĂȘmes Ă©lĂ©mens de conviction. Les rendrait-on responsables Ă leur tour ? alors, qui les jugerait? et qui jugerait les juges de ces juges ? Il nây a aucune raison de faire halte dans cette Ă©chelle ascendante de responsabilitĂ©. Attribuera-t-on ces fonctions Ă la lĂ©gislature? Ce serait cumuler dans un mĂȘme corps des attributions inconciliables, et consacrer une violation flagrante du principe de la sĂ©paration des fonctions. Si la lĂ©gislature doit connaĂźtre des contestations et des dĂ©lits privĂ©s, quâelle soit constituĂ©e en tribunal, et organisĂ©e comme doit lâĂȘtre un tribunal ; mais alors pourquoi ne serait-elle pas elle-mĂȘme responsable? Si elle juge avec les formes lĂ©gislatives, elle jugera mal ; elle empiĂ©tera sur des fonctions quâelle est inhabile Ă remplir 1 . a Ces principes ont Ă©tĂ© mĂ©connus en Suisse, et plus dâune constitution cantonale a dĂ©clarĂ© les tri- 128 DE LA RESPONSABILITĂ Si la responsabilitĂ© lĂ©gale ne peut atteindre le vote mĂȘme du fonctionnaire lĂ©gislatif, ne peut-elle pas au moins sâattacher aux mobiles apparens de ce vote ? ces mobiles ne sont-ils pas quelquefois punissables par eux-mĂȘmes? Il y a, sans doute, des mobiles de cette nature ; tel est celui de la corruption. Le fait de la corruption, chez un fonctionnaire, implique violation du devoir, quel quâen soit le rĂ©sultat ; mais encore faut-il que ce rĂ©sultat, bon ou mauvais, soit la consĂ©quence du fait, câest-Ă -dire quâil y ait une liaison entre le bunaux responsables de tous leurs actes envers la lĂ©gislature. Aussi a-t-on vu, il nây a pas trĂšs-longtemps , le corps lĂ©gislatif dâun canton condamner un tribunal entier, et casser un jugement rendu par ce tribunal dans une cause dâintĂ©rĂȘt privĂ©. Ce mĂȘme Grand-Conseil a empiĂ©tĂ©, plus rĂ©cemment encore , sur les attributions du corps exĂ©cutif Ă lâĂ©gard dâassociations non autorisĂ©es. Il va sans dire que je ne blĂąme point ici ces actes en eux-mĂȘmes ; je les envisage uniquement 'sous le point de vue de leur conformitĂ© avec les principes de la lĂ©gislation constitutionnelle. LĂGALE. 129 Fait de la corruption et le vote du lĂ©gislateur ; or, cette liaison est un fait psychologique dont il est impossible de constater lâexistence par aucun procĂ©dĂ© judiciaire. La position du fonctionnaire judiciaire est, Ă cet Ă©gard, un peu diffĂ©rente. Les intĂ©rĂȘts anormaux contre lesquels il sâagit de le prĂ©munir ne sont pas en grand nombre; il est possible de les prĂ©voir, de les Ă©numĂ©rer dâavance, de prohiber enfin les faits externes de corruption, sans pĂ©nĂ©trer bien avant dans les relations privĂ©es du fonctionnaire. Ainsi, on peut dĂ©fendre absolument aux juges de recevoir aucun prĂ©sent des parties entre lesquelles ils doivent prononcer. Une pareille dĂ©fense adressĂ©e au lĂ©gislateur serait absurde, car tous les citoyens sont parties dans les dĂ©cisions quâil est appelĂ© a prendre. Il nây aurait presque aucune relation sociale qui ne dĂ»t lui ĂȘtre interdite, sâil fallait atteindre chez lui tous les faits externes de ce genre. Dâailleurs, lâhomme est accessible de plusieurs cĂŽtĂ©s Ă la corruption. Celui que les prĂ©sens trouveront inĂ©branlable, sera peut-ĂȘtre sen- n a 130 1E LA RESPONSABILITE sible aux satisfactions dâamour-propre. Reconnaissons donc que le vote du lĂ©gislateur, lâacte qui constitue proprement lâexercice de ses fonctions, nâest pas susceptible de lâapplication dâune responsabilitĂ© lĂ©gale; quâil en est de mĂȘme de lâacte judiciaire ; que, cependant, Ă lâĂ©gard de ce dernier, sans prĂ©tendre constater le fait psychologique de la liaison du motif avec lâacte, on doit caractĂ©riser dâavance comme dĂ©lits certains faits externes qui peuvent agir comme motifs sĂ©ducteurs sur le juge. Enfui, lâexercice des fonctions tant lĂ©gislatives que judiciaires, est toujours soumis Ă certaines formes lĂ©gales, Ă certaines prescriptions rĂ©glementaires, destinĂ©es Ă augmenter lâefficacitĂ© des garanties constitutionnelles, et Ă conserver dans son intĂ©gritĂ© normale lâaptitude intellectuelle des corps fonctionnaires. Telles sont les rĂšgles de la procĂ©dure judiciaire et les formes dĂ©libĂ©ratives de la lĂ©gislature. Telle est encore, pour les deux espĂšces de fonctionnaires , lâobligation dâune prĂ©sence matĂ©rielle et assidue dans le lieu oĂč LĂGALE. 131 leurs fonctions sâexercent. Il en rĂ©sulte des devoirs dont lâaccomplissement ne suffit pas, sans doute, pour rendre un fonctionnaire irrĂ©prochable, mais qui ne sauraient ĂȘtre nĂ©gligĂ©s sans que tous les autres le soient en mĂȘme temps. Nous verrons plus loin jusquâĂ quel point la responsabilitĂ© lĂ©gale peut sây appliquer. Quant aux actes exĂ©cutifs, il importe de distinguer ceux qui constituent les fonctions directes dâavec ceux qui constituent les fonctions indirectes. Ces derniers, nâĂ©tant que lâexĂ©cution de lois positives ou de sentences judiciaires, la responsabililĂ© lĂ©gale sây applique Ă©minemment. Ce sont, en outre, des faits accomplis, et, le plus souvent, des faits matĂ©riels, dâoĂč il est rĂ©sultĂ© un bien ou un mal dĂ©terminĂ© pour des individus ou pour la sociĂ©tĂ© entiĂšre. Le juge qui les apprĂ©ciera, nâayant point Ă profiter dâun abus quâil sanctionnerait ou dâune omission quâil approuverait , nâexerçant point une fonction exĂ©cutive et nâĂ©tant point membre dâun corps exĂ©cutif, ne sera point accessible aux mĂȘ- 132 DE LA, RESPONSABILITE mes motifs sĂ©ducteurs que lâauteur de lâaete. Les actes constituant les fonctions directes , au contrai re, ne se rapportent Ă aucune loi positive; ils sont le rĂ©sultat dâune volontĂ© qui nâa pu ĂȘtre dirigĂ©e que par des principes , et qui ne peut ĂȘtre jugĂ©e que dâaprĂšs des principes. Il sâagissait de pourvoir directement Ă des besoins sociaux ; a-t-on pu le faire sans lĂ©ser lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? La satisfaction quâon leur a donnĂ©e ou refusĂ©e Ă©tait-elle conforme Ă cet intĂ©rĂȘt, câest-Ă -dire Ă©tait-elle lâexpression de ce quâil y avait de compatible sur ce point dans les tendances individuelles de toute la sociĂ©tĂ© ? De telles questions, il faut en convenir, semblent ne pouvoir ĂȘtre rĂ©solues que par des juges possĂ©dant toutes les aptitudes quâon exige des fonctionnaires exĂ©cutifs, et les possĂ©dant au plus haut degrĂ©. Ensuite, les actes incriminĂ©s ont pu ĂȘtre, sans doute, de la part de leur auteur, le rĂ©sultat dâintentions perverses , ou dâune prĂ©fĂ©rence volontaire donnĂ©e Ă son intĂ©rĂȘt particulier sur lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; mais nâont-ils pas pu ĂȘtre, aussi les consĂ©quences trĂšs-logi- LEGALE. 133 ques de certains principes quâil avait adoptĂ©s avec une conviction sincĂšre ? Il sâĂ©tait fait une notion erronĂ©e de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et il a cru devoir agir en conformitĂ© avec cette notion. Ou bien, encore, ses fautes ont Ă©tĂ© le rĂ©sultat de son incapacitĂ© intellectuelle ; il avait une portĂ©e dâesprit insuffisante, une intelligence bornĂ©e, avec des intentions pures et un caractĂšre estimable. Doit-on appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale dans tous ces cas? Les fautes du fonctionnaire exĂ©cutif y seront-elles toutes soumises, quelle quâen soit la cause? Et, sâil en doit ĂȘtre ainsi, quel sera le juge appelĂ© Ă dĂ©cider ce qui'est une faute, le juge assez impartial et assez Ă©clairĂ© pour prononcer une sentence pĂ©remptoire dans des questions de principes? Les actes directs des fonctionnaires exĂ©cutifs sont souvent dâune telle importance, ils entraĂźnent des suites si frĂ©quemment irrĂ©parables, quâon ne peut songer Ă les affranchir, dans aucun cas, de la responsabilitĂ© lĂ©gale. Lâhomme qui aspire Ă des emplois sans avoir l'intelligence nĂ©cessaire pour les 134 DE LA RESPONSABILITĂ remplir commet un dĂ©lit, un dĂ©lit de prĂ©somption, qui devient grave par ses consĂ©quences. Lâhomme qui arrive aux fonctions publiques avec des principes erronĂ©s, et qui agit conformĂ©ment Ă ces principes, est un ennemi de lâĂtat, ennemi dâautant plus dangereux que son caractĂšre et sa portĂ©e dâesprit le rendent plus capable de rĂ©aliser les vues qui dirigent sa conduite. INâestâil pas dĂ©sirable que ces deux catĂ©gories dâindividus soient Ă©cartĂ©es, autant que possible, du maniement des affaires, et quâon puisse toujours les en Ă©loigner lorsquâelles y sont parvenues ? Or, le moven le plus efficace dâobtenir ce rĂ©sultat, c est dâattacher aux actes de toute espĂšce, aux fautes comme aux crimes, une grave et sĂ©vĂšre responsabilitĂ©. Il faut donc une loi de responsabilitĂ© qui atteigne tous les aetes directs des fonctionnaires ; il faut cette loi, pour quâon ne soit jamais obligĂ© de recourir Ă des jugemens exceptionnels, qui auraient un caractĂšre de vengeance et de persĂ©cution. Dâun auire cĂŽtĂ©, il est Ă©vident que les ju- LEGALE. 135 gemens prononcĂ©s en pareil cas ne sont pas de pures sentences judiciaires; ce sont des jugemens politiques, et câest en les envisageant comme tels que nous chercherons Ă quel tribunal ils doivent ĂȘtre confiĂ©s. Article H. â De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions lĂ©gislatives. LâexpĂ©rience a prouvĂ© que les assemblĂ©es dĂ©libĂ©rantes sont parfaitement aptes Ă prononcer des jugemens impartiaux sur les infractions commises par leurs membres au rĂšglement quâelles se sont donnĂ©. Un prĂ©sident jugeant en premier ressort avec appel Ă la chambre entiĂšre, telle est lâorganisation trĂšs-simple qui est Ă©tablie partout pour cette espĂšce de responsabilitĂ©. Cependant , on a quelquefois oubliĂ© dans la pratique deux principes qui me paraissent essentiels le premier, câest que les peines infligĂ©es par le prĂ©sident ou par lâassemblĂ©e doivent ĂȘtre prĂ©vues dans la loi ou le rĂšglement de responsabilitĂ©; le second, câest quâelles ne doi- 136 DE LA RESPONSABILITĂ vent jamais sâĂ©lever jusquâĂ lâexclusion absolue du fonctionnaire condamnĂ©. Ce qui fait lâimportance de ces principes, câest que les sentences dont il sâagit sont le plus souvent prononcĂ©es par la majoritĂ© contre un membre de la minoritĂ©. Elles nâen seront pas moins Ă©quitables, je le rĂ©pĂšte ; les assemblĂ©es dĂ©libĂ©rantes ont Ă un trĂšs-haut degrĂ© lâinstinct de la justice et de la modĂ©ration dans tout ce qui concerne lâobservation des formes ; mais il convient dâĂ©carter jusquâĂ lâapparence de lâinjustice il faut que la peine ait toujours un caractĂšre lĂ©gal, et que la sentence entiĂšre soit en quelque sorte prononcĂ©e dâavance par le rĂšglement. Quant Ă lâexclusion absolue, elle doit ĂȘtre repoussĂ©e mĂȘme du rĂšglement, parce quâelle fournirait Ă la majoritĂ© un moyen lĂ©gal de dĂ©cimer la minoritĂ© , et lâexposerait Ă une irrĂ©sistible tentation dâabandonner ce sentiment dâĂ©quitĂ© qui la dirige ordinairement. Nâa-t-on pas vu, naguĂšres, une chambre faible et corrompue, excitĂ©e par les clameurs hypocrites dâun parti pour lequel tous les LĂGALE. 137 moyens Ă©taient bons parce quâil Ă©tait brouillĂ© sans retour avec lâopinion publique, imposer silence Ă un dĂ©putĂ© du peuple qui dĂ©fendait les intĂ©rĂȘts de ses commettans, et le faire arracher par des soldats de la place oĂč les vĆux de ses concitoyens lâavaient appelĂ©? Cette scĂšne scandaleuse nâaurait pas eu lieu si lâexclusion absolue nâeĂ»t pas Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme entrant dans les attributions lĂ©gales de la Chambre. On conçoit quelle funeste influence peut exercer sur lâindĂ©pendance des fonctionnaires un seul acte semblable dâoppression. Sâil est de lâintĂ©rĂȘt du corps lĂ©gislatif, pris collectivement, et de chacun de ses membres en particulier, que le rĂšglement des dĂ©libĂ©rations ne soit pas violĂ© impunĂ©ment, il nâen est pas tout-Ă -fait de mĂȘme quant Ă lâobligation dâassister rĂ©guliĂšrement aux sĂ©ances. A cet Ă©gard, chaque fonctionnaire a son intĂ©rĂȘt individuel, bien distinct de celui du corps, et toujours prĂ©sent Ă sa pensĂ©e. Comment une assemblĂ©e se montrerait-elle sĂ©vĂšre contre lâinfraction dâune observance 138 DE LA RESPONSABILITĂ que chacun trouve gĂȘnante, et que chacun dĂ©sire peut-ĂȘtre pouvoir impunĂ©ment enfreindre Ă son tour ? LâinassiduitĂ© est un mal qui se fait gĂ©nĂ©ralement sentir dans les Etats gouvernĂ©s reprĂ©sentativement, et, quelques sophismes quâon ait employĂ©s pour la justifier, pour la reprĂ©senter comme compatible avec les devoirs du lĂ©gislateur et avec lâexercice normal de ses fonctions, elle nâen demeure pas moins un abus dont les consĂ©quences peuvent-ĂȘtre 1 0 De faire entrer dans la lĂ©gislature des hommes qui ne se recommandent aux Ă©lecteurs que par leur fortune, qui nâont de capacitĂ© que ce quâil en faut pour briller dans un cercle, ou pour imposer quelques instans Ă la foule, et qui nâauraient point prĂ©tendu Ă de telles fonctions, ou les auraient refusĂ©es, sâils avaient pensĂ© que lâassiduitĂ© fĂ»t indispensable; 2° De procurer au pays des lois votĂ©es par surprise , en lâabsence du plus grand nombre de ses reprĂ©sentans , et peut-ĂȘtre âąentre leur opinion ; LĂGALE. 139 3° De faire dĂ©pendre certaines dĂ©cisions du vote de membres qui nâont point assistĂ© aux dĂ©libĂ©rations, câest-Ă -dire de faire prononcer une sentence par des juges qui sont restĂ©s Ă©trangers aux dĂ©bats de la cause; 4° De donner Ă ceux dont lâassiduitĂ© est stimulĂ©e par des motifs dâambition personnelle le moyen dâacquĂ©rir la domination Ă laquelle ils aspirent, et dâexercer un ascendant exagĂ©rĂ© sur la politique du pays. On allĂ©guera que lâassiduitĂ© obligatoire exclurait de la lĂ©gislature les hommes qui ont embrassĂ© une carriĂšre active, câest-Ă -dire les hommes qui ont acquis le plus de connaissances spĂ©ciales, qui ont le mieux Ă©tudiĂ© non- seulement les livres, mais le monde rĂ©el, qui sont, en un mot, le plus capables de rendre Ă un corps lĂ©gislatif dâĂ©minens services. Lâobjection a de la force, on ne peut le nier ; mais elle ne porte pas seulement contre lâassiduitĂ© obligatoire. Partout oĂč la reprĂ©sentation nationale ne siĂšge pas Ă moins dâune journĂ©e de chemin de tous les points du territoire , par consĂ©quent, dans la plupart des MO DE LA RESPONSABILITE Ătats reprĂ©sentatifs connus, un grand nombre de ceux qui la composent sont obligĂ©s dâopter entre leurs propres affaires et celles du public, entre leur carriĂšre active, sâils en ont une, et la mission qui leur est confiĂ©e. De lĂ le principe de lâindemnisation adoptĂ© dans plusieurs constitutions Ă lâĂ©gard de cette catĂ©gorie de fonctionnaires. Je dis le principe , car il nây a guĂšre autre chose ; les indemnitĂ©s uniformes quâon alloue compensent Ă peine la simple augmentation de dĂ©pense qui rĂ©sulte pour les dĂ©putĂ©s du dĂ©placement de leur rĂ©sidence. Pour obvier entiĂšrement Ă lâinconvĂ©nient signalĂ©, il faudrait une application complĂšte du principe, une indemnitĂ© variant avec les circonstances individuelles, et se proportionnant Ă toutes les pertes encourues, Ă tous les gains nĂ©gligĂ©s de chacun. Or, une telle indemnisation, outre quâelle serait inexĂ©cutable, aurait lâinconvĂ©nient de convertir les fonctions du lĂ©gislateur en une profession lucrative, et dâajouter la cupiditĂ© aux autres passions qui jettent dĂ©jĂ tant dâincertitude sur le rĂ©sultat des opĂ©rations Ă©lectorales. LĂGALE. 141 Lâindemnisation, mĂȘme partielle, semble au premier coup dâĆil fournir un moyen facile de combattre lâinassiduitĂ© ; il ne sâagit que de faire constater rĂ©guliĂšrement les absences, de diviser lâindemnitĂ© totale par le nombre des sĂ©ances et de lâallouer Ă chacun en proportion de celles oĂč il a Ă©tĂ© prĂ©sent. Ce moyen, recommandĂ© par Bentham , serait probablement inefficace, par une raison que cet ingĂ©nieux publiciste a trop souvent oubliĂ©e, câest quâil heurterait des sentimens et des idĂ©es qui rĂ©gnent dans la sociĂ©tĂ© actuelle, et dont elle ne parait point disposĂ©e Ă se dĂ©partir. Dâailleurs, lâindemnitĂ© Ă©tant Ă©gale pour tous, la privation de cette indemnitĂ© agirait trĂšs - inĂ©galement ; elle manquerait donc son but, alors mĂȘme que lâeffet nâen serait pas dĂ©truit par la cause dont je viens de parler. LâexpĂ©dient du quorum, auquel on a eu recours dans un grand nombre de constitutions pour obvier Ă lâinassiduitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs, Ă©tait peut-ĂȘtre le plus vicieux que lâon pĂ»t choisir. Attacher la pos- 142 DE LA RESPONSABILITE sibilitĂ© de dĂ©libĂ©rer et de voter Ă la prĂ©sence dâun nombre dĂ©terminĂ© de membres, câest faire tomber la faute des coupables sur les innocens sur le pays dâabord, dont les intĂ©rĂȘts sont nĂ©gligĂ©s par suite des renvois et des retards continuels que cet expĂ©dient occasionne; ensuite sur des dĂ©putĂ©s assidus, dont la perte de temps se trouve par lĂ indĂ©finiment aggravĂ©e. Le quorum facultatif, câest-Ă -dire le droit accordĂ© Ă chaque membre prĂ©sent dâempĂȘcher une votation si lâassemblĂ©e nâest pas en nombre, a moins dâincorivĂ©niens, mais il ne remĂ©die que trĂšs-imparfaitement au mal de lâinassiduitĂ©. Il faut le reconnaĂźtre, ni ces expĂ©diens indirects, ni la responsabilitĂ© lĂ©gale, ne peuvent fournir de garanties suffisantes contre cet abus. Câest Ă la responsabilitĂ© morale que nous devrons en demander. La responsabilitĂ© morale est destinĂ©e Ă remplir les lacunes inĂ©vitables que laissent toutes les autres garanties. lĂ©gale. 143 Article III. â De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions judiciaires. Tout ce qui, dans les fonctions judiciaires, appartient Ă la forme et qui est susceptible dâĂȘtre rĂ©glĂ© dâavance par des prescriptions positives, doit entraĂźner une responsabilitĂ© lĂ©gale. Sâagit-il dâactes soumis Ă un rĂ©glement dâordre intĂ©rieur Ă©manĂ© du tribunal lui- mĂȘme? câest ce tribunal qui doit appliquer la responsabilitĂ© ; car , qui mieux que lui comprendrait le sens et la portĂ©e dâun tel rĂ©glement? et, dâailleurs quel autre corps pourrait constater et apprĂ©cier les infractions de cette nature? Dans tout autre cas, la responsabilitĂ© doit ĂȘtre appliquĂ©e par des tribunaux supĂ©rieurs. Câest ainsi que les choses se passent frĂ©quemment en pratique ; seulement on a trop oubliĂ© que la responsabilitĂ©, pour ĂȘtre efficace, ne doit pas rester une lettre morte, une vaine menace dont lâaccomplissement nâa jamais lieu. Les fautes dâun juge causent presque toujours un dommage 144 DE LA RESPONSABILITĂ apprĂ©ciable, que la nullitĂ© de lâacte judiciaire ne rĂ©pare point entiĂšrement. Les juges supĂ©rieurs seront-ils responsables? Oui, sâil existe dans le pays une haute cour politique placĂ©e au-dessus de tous les tribunaux, et chargĂ©e dâappliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale aux fonctionnaires exĂ©cutifs supĂ©rieurs. On pourrait aussi charger les divers tribunaux du mĂȘme rang de sâappliquer rĂ©ciproquement cette responsabilitĂ©. Il ne sâagit point ici de rĂ©viser une sentence et de prononcer sur le fond des causes, mais uniquement dâappliquer Ă des violations intentionnelles de formes lĂ©gales, la peine quâune loi ou un rĂšglement aurait dĂ©terminĂ©e. Le besoin de responsabilitĂ© lĂ©gale de la part des fonctionaires judiciaires se fait surtout sentir dans la procĂ©dure criminelle. La responsabilitĂ© lĂ©gale fournit le seul moyen de concilier les deux intĂ©rĂȘts entre lesquels cette procĂ©dure doit marcher jusquâĂ la dĂ©cision finale lâintĂ©rĂȘt de lâaccusĂ© toujours prĂ©sumĂ© innocent, et lâintĂ©rĂȘt de la sociĂ©tĂ© alarmĂ©e par un dĂ©lit. Ce dernier exige quâon LEGALE. 145 accorde aux juges informateurs une certaine latitude; le premier ne peut ĂȘtre suffisamment garanti contre lâabus de ce pouvoir que par des lois rĂ©pressives, sĂ©vĂšres et dâune application prompte et facile; choses Ă©trangement oubliĂ©es dans plus dâune lĂ©gislation moderne. Article IV. â De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions exĂ©cutives . Jâai dit que la responsabilitĂ© lĂ©gale doit ĂȘtre attachĂ©e Ă tous les actes des fonctionnaires exĂ©cutifs. Dans les fonctions de cette espĂšce, le fonctionnaire est placĂ© si directement entre lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et son intĂ©rĂȘt individuel, la tentation de prĂ©fĂ©rer celui-ci est si grande, y cĂ©der est le plus souvent si facile, que ni les garanties antĂ©rieures, ni un contrĂŽle quelconque de la part dâun autre corps, ne suffisent pour prĂ©server la sociĂ©tĂ© de tout danger. La responsabilitĂ© morale , elle-mĂȘme, quoique trĂšs-efficace, nâest pas dâune efficacitĂ© assez certaine pour quâon puisse renoncer a priori Ă la responsabilitĂ© lĂ©gale, n. to 146 RESPONSABILITĂ Il nây a aucune distinction Ă faire entre les fondions directes et les fonctions indirectes quant au principe gĂ©nĂ©ral. La loi de responsabilitĂ© doit comprendre, sous quelque nom gĂ©nĂ©rique tel que celui de malversation, tous les actes exĂ©cutifs dâoĂč il peut rĂ©sulter lĂ©sion dâun droit ou dâun intĂ©rĂȘt que le fonctionnaire devait respecter ou protĂ©ger. Ainsi lâentendaient les rĂ©publicains dâAthĂšnes et de Rome; ainsi lâentendent de nos jours ceux des Etats-Unis. Les fonctionnaires exĂ©cutifs ne sont revĂȘtus du pouvoir social que pour lâemployer Ă un certain usage; ils sont les gĂ©rans, les administrateurs de lâassociation politique, et, comme tels, ils doivent un compte rigoureux de lâemploi quâils ont fait de leur pouvoir. La bonne foi la plus complĂšte et la mieux constatĂ©e ne suffirait point pour les excuser; dâabord, parce que nul nâest obligĂ© dâaccepter des fonctions dont il est incapable ; ensuite, parce qu il importe que le fonctionnaire incapable ou malintentionnĂ© puisse ĂȘtre immĂ©diatement Ă©cartĂ© de ses fonctions, et mis dans lâimpossibilitĂ© de nuire. LĂGALE. 147 Quand on en vient Ă lâapplication de ces principes, trois questions se prĂ©sentent 1°Qui pourra invoquer cette responsabilitĂ©? 2° Qui en sera le juge? 3° Quelles peines prononcera-t-on? Jâexaminerai ces trois questions, dâabord quant aux dĂ©lits ordinaires, ensuite quant aux dĂ©lits politiques. Dans un troisiĂšme paragraphe je parlerai dâune forme de gouvernement Ă laquelle les principes ci- dessus ne sont pas littĂ©ralement applicables. § 1 . â Jugeaient des dĂ©lits ordinaires. Je comprends sous le nom de dĂ©lit ordinaire ou de forfaiture tout acte des fonctions exĂ©cutives dont lâeffet principal est une lĂ©sion plus ou moins grave de droits privĂ©s. De tels actes sont toujours contraires Ă une loi positive, et le plus souvent ils ont Ă©tĂ© prĂ©vus, et formellement Ă©rigĂ©s en dĂ©lits, par quelque loi pĂ©nale. Dans ce cas, il font naĂźtre Ă la fois une action civile et une action pĂ©nale ; dans le cas contraire, ils ne donnent lieu quâĂ lâaction civile. RESPONSABILITE 148 Le jugement Ă prononcer sur les dĂ©lits de cette espĂšce, commis par des fonctionnaires exĂ©cutifs dans lâexercice de leurs fonctions, nâaura aucun caractĂšre politique; il nây a donc aucune raison pour en charger un tribunal exceptionnel, aucune raison pour distraire de la juridiction ordinaire un coupable qui ne diffĂšre de tout autre que par la nature des moyens quâil a employĂ©s. La circonstance quâil exerçait une fonction publique ne fait quâaggraver son dĂ©lit, et en rendre la rĂ©pression plus urgente. Faudra-t-il, parce que, en procĂ©dant Ă une arrestation illĂ©gale, ou Ă quelque injuste spoliation, il a mĂ©susĂ© du pouvoir dont il Ă©tait revĂȘtu, faudra-t-il que sa victime soit privĂ©e de la satisfaction quâelle aurait pu obtenir contre un simple citoyen? La vindicte publique devra-t-elle se trouver paralysĂ©e, ou entravĂ©e, devant un acte si propre Ă jeter lâalarme dans la sociĂ©tĂ© ? Mais un tçl jugement aura-t-il des consĂ©quences politiques ? Oui ; si ces consĂ©quences sont prĂ©vues et dĂ©finies dâavance dans la loi. LĂGALE. 149 Le dĂ©lit du fonctionnaire entraĂźne-t-il une incapacitĂ© qui lâaurait exclu de lâexercice des fonctions exĂ©cutives? Alors sa destitution a lieu de plein droit par lâeffet du jugement qui le condamne. Sinon, il conservera ses fonctions malgrĂ© la sentence. Puisque les tribunaux ordinaires peuvent dĂ©pouiller un citoyen de tout ou partie de ses droits politiques, pourquoi leurs condamnations ne pourraient-elles pas produire le mĂȘme effet Ă lâĂ©gard dâun fonctionnaire? Sans parler des rĂ©publiques anciennes, 'exemple des Etats-Unis prouve combien est salutaire cette application toute naturelle des principes de la lĂ©gislation pĂ©nale, et combien il sâen faut quâelle tende Ă produire aucun dĂ©sordre, aucun relĂąchement du lien social. Si les corps exĂ©cutifs sont faibles en AmĂ©rique, cela tient Ă dâautres causes. La responsabilitĂ©, loin de les affaiblir, les fortifie ; câest dans cette responsabilitĂ© quâils puisent lâascendant moral dont ils ont besoin pour supplĂ©er au pouvoir lĂ©gal^qtii leur manque. RESPONSABILITĂ 150 . Quelles raisons allĂšgue-t-on en faveur de lâirresponsabilitĂ© des fonctionnaires? aucune que je sache. Les publicistes Ă©clairĂ©s sâaccordent Ă rĂ©prouver cette doctrine, et cependant elle est gĂ©nĂ©ralement mise en pratique. TantĂŽt on a entiĂšrement refusĂ© aux citoyens le droit dâinvoquer la responsabilitĂ© civile ou pĂ©nale; tantĂŽt on lâa reconnu; mais on en a soumis lâexercice Ă des conditions ou Ă des formalitĂ©s qui le rendent illusoire. En Angleterre mĂȘme, et dans certains Cantons de la Suisse, oĂč le principe est admis sans restriction, cette garantie est loin dâavoir acquis le degrĂ© dâefficacitĂ© quâelle a obtenu aux Ătats-Unis. § 2 . â Jugemenspolitiques. Un dĂ©lit politique diffĂšre dâune forfaiture en ce quâil nâa pas pour effet principal la violation dâun droit privĂ©. Câest tantĂŽt une lĂ©sion de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dans un cas oĂč il nâa Ă©tĂ© pourvu Ă cet intĂ©rĂȘt parĂčiucune loi positive, tantĂŽt une^violation de la constitution LEGALE. 15 ou de quelque autre loi politique. Les actes de cette espĂšce peuvent donc appartenir aux fonctions directes ou aux fonctions indirectes ; cependant on ne peut introduire cette distinction dans la loi de responsabilitĂ©, parce que les actes indirects pourraient ĂȘtre souvent incriminĂ©s comme des actes directs, et inversement, ce qui prĂ©senterait des questions prĂ©judiciables et amĂšnerait des conflits, dont il importe de dĂ©barrasser, autant que possible, lâapplication de la responsabilitĂ© lĂ©gale. Lâassimilation des deux sortes de dĂ©lits politiques est dâailleurs justifiĂ©e par un autre motif, câest que les actes contraires aux lois sont quelquefois excusables lorsquâils ont Ă©tĂ© avantageux Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Le juge appelĂ© Ă prononcer un jugement politique ne doit pas mettre entiĂšrement de cĂŽtĂ© les considĂ©rations qui se rattachent Ă cet intĂ©rĂȘt, pour ne consulter que la loi positive Ă laquelle lâacte incriminĂ© se trouve contraire. Une telle interprĂ©tation de la loi de responsabilitĂ© paralyserait les fonctionnaires supĂ©-* 152 RESPONSABILITĂ rieurs dans des conjonctures imprĂ©vues, graves , extraordinaires, oĂč le salut de lâĂtat repose sur les inspirations de leur gĂ©nie. La lĂ©galitĂ© tue, a dit un habile ministre. Ce mot si dangereux, quand on lâĂ©rigerait en principe, exprime une vĂ©ritĂ© de fait incontestable ; câest aux lois de responsabilitĂ© et Ă ceux qui les appliqueront quâil incombe dâaccorder Ă ce fait la portĂ©e, et justement la portĂ©e quâil doit avoir. A lâĂ©gard des dĂ©lits politiques, le rĂŽle dâaccusateur ne saurait ĂȘtre abandonnĂ© aux simples citoyens, ni mĂȘme Ă un magistrat isolĂ©. Nos sociĂ©tĂ©s ne sont point organisĂ©es comme lâĂ©taient celles dâAthĂšnes et de Rome; les vertus civiques nâobtiennent plus le premier rang dans notre estime, et ne suffiraient plus Ă surmonter les dĂ©goĂ»ts et les difficultĂ©s dont une semblable fonction est toujours entourĂ©e. Et puis, les citoyens individuellement ne sont pas juges de ce qui est conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; pourrait-on courir le risque de voir la marche du gouvernement et lâexĂ©cution des lois incessamment entra- LĂGALE. 153 vĂ©es par des accusations dont le mobile serait souvent un intĂ©rĂȘt privĂ© trĂšs-lĂ©gitimement sacrifiĂ© Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral ? La lĂ©gislature est le corps auquel appartient ici lâaccusation, car câest ce corps qui reprĂ©sente lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Seul, dâailleurs, il est assez nombreux pour que son accusation ne puisse jamais ĂȘtre entiĂšrement lâeffet dâanimositĂ©s personnelles ; seul, il est assez fort pour entreprendre la poursuite dâun coupable que ses relations de famille , ses talens et ses services passĂ©s pourraient avoir rendu redoutable. Plusieurs constitutions amĂ©ricaines exigent que lâaccusation soit portĂ©f "par la majoritĂ© 1 , non des membres prĂ©sens, mais de tous ceux dont se compose la chambre des reprĂ©sentans. Cette disposition est sage, car il importe que la majoritĂ©, dans une aussi'grave circonstance , ne puisse ĂȘtre contestĂ©e, et que les adversaires de lâaccusĂ© ne puissent adopter une conduite qui les servirait sans les compromettre. Les fonctions de juge et celles dâaccusa- 154 RESPONSABILITĂ teur doivent-elles ĂȘtre cumulĂ©es dans le mĂȘme corps ? Non ; car alors lâaccusation et le jugement ne seraient plus deux actes distincts. La majoritĂ© accusatrice ne pourrrait plus dĂ©libĂ©rer impartialement sur une accusation qu elle aurait elle-mĂȘme portĂ©e, ni rendre un jugement qui, en absolvant lâinculpĂ©, condamnerait ses accusateurs. Ce cumul a cependant Ă©tĂ© consacrĂ© dans quelques constitutions suisses, par exemple dans celle de Zurich ; Ă©trange erreur de la part dâune assemblĂ©e constituante qui avait aussi organisĂ© des corps judiciaires, et qui eĂ»t rejetĂ© sans doute Ă lâunanimitĂ© la proposition de faire siĂ©ger dans les tribunaux criminels une majoritĂ© de plaignans et de dĂ©nonciateurs. Aux Ătat-Unis et dans les monarchies constitutionnelles de l'Europe, câest-Ă -dire partout oĂč il existe deux corps lĂ©gislatifs, câest la chambre haute qui est appelĂ©e Ă prononcer les jugemens politiques. Mais lâautoritĂ© qui semble rĂ©sulter dâune pratique si uniforme est plus apparente que rĂ©elle. Ainsi que je lâai dĂ©jĂ dit, le sĂ©nat dans les Ătats de lâUnion LEGALE. 155 est tout autre chose que ies Chambres hautes des monarchies europĂ©ennes \ et parmi celles- ci on rencontre, sous des noms semblables, des corps formĂ©s dâĂ©lĂ©mens bien divers. Quây a-t-il de commun entre la Chambre des Lords en Angleterre, la Chambre des Pairs en France , les Chambres hautes des Ătats allemands et celle de la nouvelle constitution espagnole? Cette attribution uniforme des jugemens politiques Ă des corps si essentiellement diffiĂ©- rens, est donc lâeffet dâune imitation routiniĂšre, plutĂŽt que lâapplication dâune doctrine rationnelle. Sâil Ă©tait possible dâĂ©clairer le peuple entier sur les questions que fait naĂźtre une accusation politique, son jugement serait lâexpression la plus correcte de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, et par consĂ©quent la meilleure sentence qui pĂ»t ĂȘtre rendue dans le cas dont il sâagit. Les juges que nous cherchons doivent reprĂ©senter lâopinion publique, ou plutĂŽt ce que serait lâopinion publique dans la supposition que je viens de faire. Le jugement politique est, au fond, une application de la responsa- 156 RESPONSABILITE bilitĂ© morale, mais de la responsabilitĂ© morale Ă©purĂ©e, formulĂ©e, sanctionnĂ©e par des peines lĂ©gales. Et, ceci nâest pas une thĂ©orie, câest un fait contre lequel les lois qui en feraient abstraction se briseraient tĂŽt ou tard. .Un jugement politique doit ĂȘtre approuvĂ© du pays; sâil ne lâĂ©tait pas, la responsabilitĂ© ne serait bientĂŽt plus quâun vain Ă©pouvantail ; elle ne servirait quâĂ rendre plus Ă©clatant et plus dangereux le triomphe de ceux que les juges auraient condamnĂ©s, plus complĂšte et plus humiliante la chute de ceux quâils auraient absous. Par cette raison, je ne puis considĂ©rer la Chambre haute, sous aucune de ses formes, comme un tribunal convenable. Dâabord, câest toujours un corps permanent, ayant ses traditions et ses antĂ©cĂ©dens, qui neutralisent jusquâĂ un certain point, surtout dans les questions personnelles, lâinfluence de lâopinion publique. Ensuite, il est Ă©liminĂ© et organisĂ© de maniĂšre Ă reprĂ©senter certaines tendances spĂ©ciales, utiles pour rĂ©gler la marche du dĂ©veloppement lĂ©gislatif, inutiles et dangereu- LEGALE. 157 ses lorsquâil sâagit le prononcer sur" les consĂ©quences temporaires et individuelles dâun fait accompli. Enfin, que la Chambre haute ait entretenu avec le corps exĂ©cutif des relations hostiles ou amicales; on ne peut la considĂšre^ comme un tribunal impartial dans lâapplication de la responsabilitĂ© lĂ©gale Ă des actes sur lesquels son approbation ou sa dĂ©sapprobation se sera souvent manifestĂ©e dâavance. Dâailleurs, il importe que le j ugement politique soit rendu avec les formes judiciaires et entourĂ© de toutes les garanties qui rĂ©sultent de la stricte observation de ces formes. Or, un corps dĂ©libĂ©rant, grĂąces Ă son organisation et Ă ses habitudes, est peu propre Ă se constituer en tribunal et Ă se soumettre aux formes de la procĂ©dure ; la rĂ©cusation nây est point admissible ; la responsabilitĂ© de la sentence y est trop divisĂ©e. On a souvent abusĂ© des assemblĂ©es lĂ©gislatives comme corps judiciaires ; on leur a confiĂ©, non-seulement la juridiction sur les dĂ©lits politiques des fonctionnaires, mais encore une juridiction gĂ©nĂ©rale sur les dĂ©lits 158 RESPONSABILITE politiques des simples citoyens. Le moindre inconvĂ©nient de ees attributions , câest de compromettre la popularitĂ© du corps qui les exerce, en le montrant journellement occupĂ© d,e questions personnelles, et de lui ĂŽter ainsi lâascendant moral dont il a besoin pour exercer le contrĂŽle lĂ©gislatif. Ce contrĂŽle, voilĂ sa mission ; ce qui le qualifie pour la remplir , ne le qualifie en aucune façon pour remplir des fonctions judiciaires. Il faut, pour les jugemeas politiques, un corps temporaire, formĂ© dâhommes Ă©trangers Ă toutes fonctions; une espĂšce de jury, composĂ© de lâĂ©lite des jurys ordinaires. Je voudrais que la moitiĂ© des collĂšges Ă©lectoraux du pays, tirĂ©s au sort entre tous par le prĂ©sident du corps lĂ©gislatif, fussent appelĂ©s Ă Ă©lire cinquante citoyens appartenant Ă la classe des jurĂ©s et ayant dĂ©jĂ fonctionnĂ© comme jurĂ©s; que, sur cette liste de cinquante, on permĂźt Ă la majoritĂ© accusatrice et Ă lâaccusĂ© dâen rĂ©cuser vingt; les trente restant formeraient la haute cour politique. Pour la prĂ©sider, le corps lĂ©gislatif nommerait cinq juges, parmi 159 les fonctionnaires les plus Ă©levĂ©s de lâordre judiciare ; sur ces cinq on en tirerait deux au sort, en laissant Ă lâaccusĂ© la facilitĂ© dâen rĂ©cuser trois; les deux qui se trouveraient dĂ©finitivement Ă©liminĂ©s rempliraient les fonctions de prĂ©sident et de vice-prĂ©sident de la haute cour. Le prĂ©sident ne prendrait aucune part au jugement; ses fonctions seraient de diriger les dĂ©bats et la dĂ©libĂ©ration, de veiller Ă lâobservation des formes, et de prononcer la sentence. On conçoit que cette organisation pourrait se modifier de mille maniĂšres, sans que lâesprit en fĂ»t altĂ©rĂ©; jâai voulu seulement faire comprendre quels Ă©lĂ©mens doivent entrer dans la composition du tribunal appelĂ© Ă juger les dĂ©lits politiques des fonctionnaires. Ici se prĂ©sente une grave difficultĂ© les fonctionnaires peuvent se trouver en fort grand nombre dans un Ătat de quelque Ă©tendue. Faut-il les rendre tous responsables de la mĂȘme maniĂšre, et devant les mĂȘmes juges que les membres du corps exĂ©cutif supĂ©rieur ? et quelle sera lâinfluence de la II. 10* 160 RESPONSABILITĂ responsabilitĂ© des uns sur celle des autres ? Il nây a quâun systĂšme dans lequel cette difficultĂ© soit complĂštement Ă©cartĂ©e, câest celui qui attribue au corps exĂ©cutif suprĂȘme le droit de choisir tous les agens subordonnĂ©s dont les services lui sont nĂ©cessaires, et le droit, plus exorbitant en apparence, de les rĂ©voquer Ă son grĂ©. Lorsquâil a Ă©tĂ© suffisamment pourvu aux intĂ©rĂȘts locaux par des gouvernemens indĂ©- pendans, dont tous les membres sont Ă©lus par les populations locales, il faut faire aussi la part du gouvernement central, et la faire complĂšte. Puisque la pensĂ©e de ce gouvernement doit ĂȘtre purement nationale, quâelle soit exĂ©cutĂ©e par des agens nationaux ; puisquâelle doit ĂȘtre une, comme lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, quelle soit exĂ©cutĂ©e uniformĂ©ment; puisquâelle doit ĂȘtre efficace, que lâexĂ©cution en soit prompte. LâĂ©limination Ă©lective des> agens subordonnĂ©s serait matĂ©riellement impossible, Ă moins quâon ne divisĂąt la masse des Ă©lecteurs en une foule de petits collĂšges ; et alors, elle LEGALE. 161 donnerait aux Ă©lus un caractĂšre local qui prĂ©vaudrait sur la pensĂ©e nationale. Dans tous les cas , en rendant les fonctionnaires Ă©liminĂ©s indĂ©pendans du gouvernement central , elle priverait celui-ci de cette unitĂ© de vues et dâaction sans laquelle il nây a point de vĂ©ritable force. Mais surtout elle amĂšnerait la division, et, par consĂ©quent, lâaffaiblissement de la responsabilitĂ© tant morale que lĂ©gale. Un agent qui nâest pas nommĂ© par le corps exĂ©cutif, et qui nâest point arbitrairement destituable, agira de son chef sans compromettre ses supĂ©rieurs. Sous le rĂ©gime de la nomination et de la destitution arbitraires, il ne le peut pas. Le droit de nomination et de destitution rend les fonctionnaires auxquels il appartient strictement responsables de la conduite entiĂšre de leurs subordonnĂ©s ; et cette responsabilitĂ© , qui sâapplique aussi aux actes de nomination et de destitution, est un prĂ©servatif suffisant contre lâabus du droit. Avec ce systĂšme, la responsabilitĂ© des divers ordres de fonctionnaires se cumule, mais n. u 162 RESPONSABILITĂ ne se divise plus ; elle atteint, sans contredit, le subordonnĂ© qui se trouve ĂȘtre lâauteur immĂ©diat dâun acte inconstitutionnel ou nuisible , mais elle remonte , en mĂȘme temps, au chef qui a commandĂ© lâacte ou qui a nommĂ© lâagent; elle frappe ce chef, et avec lui son systĂšme, sâil en a un; elle le frappe, non pour quelques actes isolĂ©s, mais pour un ensemble dâactes, et de maniĂšre Ă donner au jugement politique toute la solennitĂ© et lâimportance quâil doit avoir. Ainsi les jugemens politiques seront moins frĂ©quens et plus efficaces. La garantie qui en rĂ©sulte est un de ces instrumens dont il ne faut se servir ni trop souvent, parce quâon les userait, ni trop rarement, parce quâon en oublierait lâusage. Avec le systĂšme de lâindĂ©pendance des agens subordonnĂ©s, il serait impossible de ne pas tomber dans lâun ou lâautre de ces extrĂȘmes , câest-Ă -dire de ne pas arriver, en fait, Ă lâirresponsabilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. Un gouvernement fort et responsable , ou un gouvernement faible sans responsabilitĂ©, sont les deux rĂ©- LEGALE. 163 sultats entre lesquels ils faut choisir. Toutefois, je le rĂ©pĂ©tĂ©, câest lorsquâon a fait la part des intĂ©rĂȘts locaux, et seulement alors, que le systĂšme qui conduit au premier devient thĂ©orĂ©tiquement justifiable. Nâoublions pas aussi que ce systĂšme exige une forme hiĂ©rarchique dâadministration qui nâest pas applicable en tout pays. Dans de petites rĂ©publiques, oĂč le corps exĂ©cutif est nombreux, oĂč les ressources manquent pour assurer Ă chaque fonctionnaire un salaire proportionnĂ© Ă ses talens et Ă ses efforts, et oĂč la responsabilitĂ© morale agit avec une grande force, on devra peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rer une administration collĂ©giale qui, en rĂ©par- tissant le pouvoir et lâhonneur, Ă dĂ©faut de salaire entre tous les agens,rendra impossible, par cette rĂ©partition mĂȘme, lâapplication de la responsabilitĂ© lĂ©gale aux actes politiques. Il me resterait Ă traiter la question des peines ; mais câest un sujet sur lequel on ne peut Ă©tablir a priori aucune rĂšgle gĂ©nĂ©rale, parce que la pĂ©nalitĂ© est un Ă©lĂ©ment social, Ă©minemment variable. Aux Ătats-Unis, on 164 RESPONSABILITĂ distingue, relativement aux dĂ©lits politiques des fonctionnaires, le jugement politique dâavec le jugement pĂ©nal. Le jugement politique est rendu par le sĂ©nat sur lâaccusation de la chambre des ReprĂ©sentai ; il ne peut avoir dâautre effet que la destitution du fonctionnaire, et son incapacitĂ© prononcĂ©e pour lâavenir, de remplir aucune fonction publique. AprĂšs cette premiĂšre condamnation, il peut ĂȘtre traduit devant les tribunaux ordinaires et condamnĂ© Ă la peine que son dĂ©lit mĂ©rite suivant les lois pĂ©nales du pays. Cette distinction est parfaitement logique lĂ oĂč le jugement politique est confiĂ© Ă un corps politique ; elle ne le serait plus sâil Ă©tait confiĂ© Ă un corps judiciaire tel que celui que jâai proposĂ©. Câest une consĂ©quence juste tirĂ©e dâun principe, selon moi, erronĂ©. Le jugement du sĂ©nat, quoique restreint dans ses effets, nâen est pas moins un jugement ; le corps qui le rend nâen est pas moins appelĂ© Ă sĂ©vir contre des individus, et Ă compromettre son impartialitĂ© lĂ©gislative dans des questions personnelles. LĂGALE. 165 § 111 . â De la monarchie constitutionnelle. Il est parfaitement Ă©vident quâun souverain hĂ©rĂ©ditaire ne peut pas ĂȘtre soumis Ă une responsabilitĂ© lĂ©gale. Aussi, la monarchie constitutionnelle nâest-elle point un produit de la science ; aucun publiciste ne lâa inventĂ©e; elle est le rĂ©sultat dâune transaction que des circonstances spĂ©ciales ont amenĂ©e, en Angleterre, entre les formes du droit positif et les principes du gouvernement reprĂ©sentatif. Cette transaction ne pouvait sâopĂ©rer quâĂ lâaide dâune fiction ; mais la fiction ne consiste point, comme on lâa souvent dit, Ă reprĂ©senter le souverain comme irresponsable, il lâest de fait, aussi bien que de droit ; elle consiste Ă le reprĂ©senter comme le chef du corps exĂ©cutif, tandis quâen rĂ©alitĂ© il nâexerce aucunes fonctions. Le souverain dâune monarchie constitutionnelle est le reprĂ©sentant de la souverainetĂ© in abstracto; son rĂŽle est de mettre cette souverainetĂ© en dehors du gouvernement, 166 RESPONSABILITĂ de la soustraire aux luttes des partis et Ăą lâambition personnelle des citoyens. GrĂąces Ă lui se trouvent Ă©cartĂ©s les principaux obstacles que rencontrerait lâĂ©tablissement du rĂ©gime reprĂ©sentatif dans de grands Ătats ; car sâil fallait y attribuer la souverainetĂ© au gouvernement rĂ©el, Ă des fonctionnaires actifs, on les revĂȘtirait dâune puissance matĂ©rielle et morale contre laquelle les garanties les mieux combinĂ©es seraient insuffisantes, et lâon arriverait inĂ©vitablement, ainsi que lâexpĂ©rience lâa dĂ©montrĂ©, au despotisme dâun seul ou Ă lâomnipotence dâun corps lĂ©gislatif. Aucune institution, fruit des circonstances, ne sâest montrĂ©e plus salutaire; sous sa protection, lâAngleterre a obtenu des siĂšcles de prospĂ©ritĂ© et de puissance. Aussi les publicistes de tous les pays ont-ils Ă©tĂ© saisis dâune juste admiration pour cette organisation, si anormale en apparence, et lâa-t-on vue sâintroduire sur le continent europĂ©en partout oĂč la civilisation Ă©tait en progrĂšs. Les tentatives, au contraire, qui ont Ă©tĂ© faites çà et lĂ pour substituer immĂ©diatement Ă la LĂGALE. 167 monarchie absolue un gouvernement rĂ©publicain nâont eu aucun succĂšs ; elles nâont servi quâĂ faire mieux comprendre le mĂ©canisme et apprĂ©cier les avantages de la monarchie constitutionnelle. Plus un Ă©tat est grand, riche, centralisĂ© surtout, moins il est propre Ă recevoir un gouvernement rĂ©publicain. La rĂ©publique est une plante dont les fruits sont excellens , sans doute , et bien dignes dâenvie ; mais elle ne croĂźt et ne prospĂšre que sur un sol convenablement prĂ©parĂ© ; partout ailleurs, on la voit sâĂ©tioler et languir sans porter ni fleurs ni fruits jusquâĂ ce quâun soldat heureux vienne lâarracher et planter son sabre Ă la place. Il est aussi impossible dâĂ©tablir le gouvernement rĂ©publicain dans un Ă©tat oĂč lâorganisation tant morale que matĂ©rielle de la sociĂ©tĂ© sây oppose, quâil le serait dâintroduire le gouvernement monarchique dans un petit Ă©tat gouvernĂ© dĂ©mocratiquement depuis des siĂšcles, tel que les cantons de Schwitz ou dâUri. Ceux qui rĂȘvent encore une telle RESPONSABILITE 168 mĂ©tamorphose font abstraction de tout ce que la connaissance du passĂ© et lâobservation du prĂ©sent nous apprennent de certain ; ils se livrent Ă une chimĂšre qui ne vaut pas la milliĂšme partie des talens quâon a employĂ©s Ă la soutenir, ni une seule goutte du noble sang quâelle a fait couler. Le rĂŽle que joue le prince dans une monarchie constitutionnelle Ă©tant, comme je lâai dit, de mettre la souverainetĂ© en dehors du gouvernement , il en rĂ©sulte certaines rĂšgles pratiques dâune haute importance, et dont lâobservation fidĂšle est nĂ©cessaire pour assurer la stabilitĂ© de cette forme de gouvernement. En premier lieu, les corps fonctionnans doivent faire abstraction du monarque. Sa personne, Ă©tant sacrĂ©e et irresponsable, doit ĂȘtre soustraite, en fait, Ă toute lutte rĂ©sultant , soit du conflit des intĂ©rĂȘts que reprĂ©- sentele gouvernement, soit du contrĂŽle mutuel quâexercent les divers corps les uns sur les autres. Son nom mĂȘme ne devrait jamais ĂȘtre prononcĂ©. La constitution le dĂ©clare chef du LĂGALE. 169 corps exĂ©cutif; il figure comme tel dans les occasions oĂč sa prĂ©sence nâest quâune pure forme ; câest la part de la fiction. Partout ailleurs, et dĂšs quâil sâagirait pour lui de jouer un rĂŽle actif, la rĂ©alitĂ© doit reprendre le dessus ; il implique contradiction , selon les doctrines du gouvernement reprĂ©sentatif , quâon soit Ă la fois fonctionnaire actif et irresponsable. En second lieu, le prince lui-mĂȘme doit se soustraire Ă lâaction, et se borner Ă un rĂŽle passif ; car son concours est absolument nĂ©cessaire pour assurer lâobservation de la premiĂšre rĂšgle. Sâil gouverne activement et ostensiblement 1 , il ne peut Ă©viter, en se retranchant derriĂšre son irresponsabilitĂ©, une lutte quâil a lui-mĂȘme provoquĂ©e, et dont lâissue ne saurait guĂšre ĂȘtre avantageuse au pays, soit que le monarque perde du terrein, ou quâil en gagne. En troisiĂšme lieu, le prince doit avoir, autant que cela est possible, un titre lĂ©gal ; sa souverainetĂ© doit reposer sur une notion de droit, sur des habitudes ou des traditions 170 RESPONSABILITĂ monarchiques, sur une base populaire, en un mot, qui le dispense de rien faire pour mĂ©riter son poste Ă©minent, et qui , en le rassurant sur ses intĂ©rĂȘts dynastiques, lui ĂŽte tout motif et tout prĂ©texte de se mettre en scĂšne et dâexercer personnellement quelque influence en faveur dâun parti ou dâune catĂ©gorie quelconque dâintĂ©rĂȘts. Ces conditions essentielles Ă©tant remplies, la monarchie constitutionnelle devient un gouvernement tout-Ă -fait normal. On y trouve les mĂȘmes Ă©lĂ©mens que dans la rĂ©publique, et les principes dirigeans empruntĂ©s Ă la science peuvent sây appliquer de la mĂȘme maniĂšre, sauf un petit nombre dâexceptions sur lesquelles jâaurai Ă revenir. Section III. â De la responsabilitĂ© morale. Je laisse aux psychologistes le soin dâexpliquer lâinfluence quâexercent sur la volontĂ© de chacun de nous , les jugemens des autres hommes, et je considĂšre cette influence comme un fait que personne, je pense, ne sâavisera de nier. Quand les jugemens du public de- MORALE. 17Ă viennent unanimes, quand ils se manifestent librement et hautement, leur action, sur les individus qui en sont lâobjet, acquiert une Ă©nergie extraordinaire. Il y a peu dâautres mobiles qui nous fassent affronter autant de pĂ©rils, et qui obtiennent aussi souvent le sacrifice de notre vie ; lâopinion publique est une idole dont les autels sâarrosent chaque jour du sang de maintes victimes humaines. Ce mobile, quâon appelle sanction morale, je lâenvisage uniquement ici comme moyen de rendre les fonctionnaires responsables de leurs actes indĂ©pendamment de toute sanction lĂ©gale je considĂšre le public comme un tribunal qui constate des faits, les compare avec une certaine loi, prononce des jugemens et les exĂ©cute. Le tribunal existe et rend des jugemens, sans quâon puisse lâen empĂȘcher; mais, sâil est mal Ă©clairĂ© sur les faits, si la loi dâaprĂšs laquelle il juge est vicieuse, il prononce des sentences qui ne sont ni justes ni dâun effet utile; sâil nâa que des moyens insufĂŻisans de manifestation, si lâefficacitĂ© des sentences 172 RESPONSABILITĂ quâil prononce est neutralisĂ©e par dâautres sanctions, il reste sans influence sur la conduite des fonctionnaires. La responsabilitĂ© morale peut ainsi ĂȘtre mal appliquĂ©e, ou ne lâĂȘtre pas du tout. Que faut-il pour que la responsabilitĂ© morale puisse ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une garantie? Quelles sont les conditions que doit rĂ©unir lâopinion publique pour que ses juge- mens sur les actes des fonctionnaires produisent un effet avantageux? Lâopinion publique est un tribunal; or, un tribunal, pour rendre une sentence vraie, doit dâabord connaĂźtre les faits de la cause et le droit auquel il est appelĂ© Ă les comparer. Ainsi, premiĂšre condition lâopinion publique doit ĂȘtre Ă©clairĂ©e sur les actes des fonctionnaires et sur la loi dâaprĂšs laquelle il faut les juger. Ensuite, un tribunal doit prononcer la sentence quâil regarde comme vraie, et la faire connaĂźtre aux parties. Seconde condition lâopinion publique doit pouvoir se manifester. MORALE. 73 La sentence dâun tribunal,nnfin, doit ĂȘtre exĂ©cutĂ©e par des moyens de nature Ă vaincre toute rĂ©sistance individuelle, et avoir, Ă cet effet, acquis force de chose jugĂ©e nonobstant toute sentence contraire. TroisiĂšme condition la sanction morale doit ĂȘtre efficace; elle ne doit point ĂȘtre neutralisĂ©e par des mobiles plus puissans dans lâĂąme de ceux sur lesquels il importe quâelle agisse, ni affaiblie par des jugemens contraires de la part de ceux de qui elle Ă©mane. Je parlerai dâabord des moyens par lesquels lâopinion politique sâĂ©claire et se manifeste , ou de lâapplication de la responsabilitĂ© morale; ensuite des causes qui peuvent en neutraliser lâeffet, ou de lâefficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. La responsabilitĂ© morale a, sur la responsabilitĂ© lĂ©gale, un immense avantage, câest quâelle peut sâappliquer Ă tout. Il nây a pas un acte, de quelque nature quâil soit, psychologique ou matĂ©riel, direct ou indirect, qui ne puisse y ĂȘtre soumis. Aussi la voit-on, dans certains pays, malgrĂ© les entraves de 174 RESPONSABILITĂ tout genre quâon y oppose Ă son action, prĂ©venir de grossiers abus, des abus qui ne rencontreraient aucun obstacle lĂ©gal, grĂące Ă lâabsence de toute autre garantie. Et, il sâen faut bien que la responsabilitĂ© morale soit parvenue dans aucun Ătat au degrĂ© de perfection et dâĂ©nergie dont elle est susceptible. Lâopinion publique est presque partout mal apprĂ©ciĂ©e par les lĂ©gislateurs, ils la craignent ou la calomnient, et les moyens mĂȘme quâils emploient pour lâempĂȘcher de causer des maux imaginaires, sont propres Ă lui en faire produire de rĂ©els. ArticleL â Application delĂ responsabilitĂ© morale. Ce qui produit la responsabilitĂ© morale, câest lâopinion publique, cette masse dejuge- mens plus ou moins uniformes que portent, sur les faits venus Ă leur connaissance, les individus que ces faits intĂ©ressent. Lâapplication de la responsabilitĂ© morale serait parfaite, si aucun acte nâĂ©chappait Ă la connaissance des citoyens, si tous les citoyens connaissaient leurs vrais intĂ©rĂȘts rela- MORALE. 1 tivement Ă chaque acte, et si lâopinion de tous Ă©tait ouvertement prononcĂ©e; car, ce quâil y aurait dâuniforme dans toutes ces opinions, et par consĂ©quent ce qui formerait une opi- ; nion vraiment publique serait prĂ©cisĂ©ment lâexpression de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, câest-Ă -dire ; de ce quâil y aurait de compatible parmi les diverses tendances individuelles des membres de lâassociation. Lâopinion publique ne devient puissante, ou plutĂŽt nâexiste rĂ©ellement, que par lâuniformitĂ© des jugemens individuels ; et il nây aurait dâuniforme, dans une opinion publique Ă©clairĂ©e, que ce qui serait dans le sens de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Malheureusement, cet Ă©tat de lâopinion est trĂšs-difficile Ă obtenir. La connaissance de la plupart des faits ne devient accessible Ă tous quâau moyen du tĂ©moignage Ă©crit ou verbal dâun fort petit nombre de tĂ©moins, ce qui permet Ă lâerreur et au mensonge dâintercepter, pour un temps au moins, la vĂ©ritĂ©. Et puis, dans nos sociĂ©tĂ©s modernes, une foule de citoyens sont incapables de discerner leurs vrais intĂ©rĂȘts; lâidĂ©e quâils sâen 176 RESPONSABILITĂ font ne. leur appartient pas, ils lâont adoptĂ©e sur parole. DĂšs-lors la masse des jugemens nâest plus lâexpression exacte des intĂ©rĂȘts individuels, et il nây a plus rien, ou presque rien dâuniforme, ni par consĂ©quent de fort et de vrai, dans lâopinion publique. Dâailleurs, lâopinion ne peut guĂšre se manifester librement sans produire quelques maux inutiles, quelques injustices, qui compensent en partie les avantages que lâon retire de lâapplication de cette prĂ©cieuse garantie. Ces difficultĂ©s ne sont pas insurmontables, tant sâen faut. Sâil y a un cĂŽtĂ© par lequel nos sociĂ©tĂ©s humaines soient Ă©minemment perfectibles, câest celui-lĂ ! Les perfectionne- mens dĂ©jĂ obtenus sont un gage certain de ceux que nous obtiendrons encore, et la comparaison du passĂ© avec le prĂ©sent doit nous faire bien augurer de lâavenir. Parmi les moyens dâapplication dont je vais parler, il en est qui se rapportent Ă la fois aux deux premiĂšres conditions que doit rĂ©unir lâopinion publique, câest-Ă -dire qui servent en mĂȘme temps Ă lâĂ©clairer et Ă la ma- MORALE. 177 infester ; dâantres ne se rapportent quâĂ lâune ou Ă lâautre. Je traiterai de ces divers moyens dans Tordre suivant publicitĂ© des actes, libertĂ© de la presse, manifestations collectives, manifestations lĂ©gales. § I. â Premier moyen dâapplication. â PublicitĂ© des actes. Jâentends ici par publicitĂ© la publicitĂ© positive, celle qui est dâinstitution, et qui ne rĂ©sulte pas simplement de la libertĂ© accordĂ©e Ă tous de dire et dâĂ©crire ce quâils ont vu ou entendu. La publicitĂ© est immĂ©diate ou mĂ©diate; immĂ©diate, pour les actes qui se passent sous les yeux mĂȘme du public ou dâune fraction du public; mĂ©diate, lorsque des actes, soumis ou non Ă la publicitĂ© immĂ©diate, sont portĂ©s verbalement ou par Ă©crit Ă la connaissance de ceux qui nâen ont pas Ă©tĂ© les tĂ©moins. La publicitĂ©, sous ces deux formes, doit sâappliquer en premier lieu, aux faits accomplis rĂ©sultant de lâexercice de toutes les fonctions, il. 12 178 RESPONSABILITE Dans lâexercice dâune fonction quelconque, on peut remarquer une sĂ©rie dâopĂ©rations successives, aboutissant Ă un certain rĂ©sultat, lequel Ă©tant obtenu, lâacte est terminĂ©, et une nouvelle sĂ©rie recommence. Ce rĂ©sultat est ce que jâappelle un fait accompli. De la part des corps collectifs, le fait accompli a toujours un caractĂšre collectif, câest une loi, un jugement, une ordonnance, etc. ; mais les opĂ©rations qui le prĂ©parent sont en grande partie individuelles. Les faits accomplis rĂ©sultant de lâexercice des fonctions lĂ©gislatives sont toujours collectifs. Ceux qui Ă©manent des fonctionnaires judiciaires et des fonctionnaires exĂ©cutifs sont quelquefois individuels, par exemple, lorsquâils rĂ©sultent de lâaction immĂ©diate dâun agent sur les personnes ou sur les choses. Alors, la publicitĂ© immĂ©diate exige que lâacte se passe en plein jour et dans un lieu accessible Ă tous. La publicitĂ© doit sâappliquer, en second lieu, Ă une partie des opĂ©rations, soit collectives, soit individuelles, qui ont prĂ©parĂ© les MORALE. 179 faits accomplis dans chaque espĂšce de fonctions. Dans les fonctions lĂ©gislatives, le fait accompli rĂ©sulte de deux opĂ©rations prĂ©paratoires, savoir le dĂ©bat et la votation. Jâai parlĂ©, dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, du vote appliquĂ© aux Ă©lections ; je ne mâoccupe ici que des votes proprement lĂ©gislatifs. Il y a des raisons pĂ©remptoires pour soumettre ces votations, et le dĂ©bat qui les prĂ©cĂšde, Ă la publicitĂ© la plus entiĂšre. Dâabord, la responsabilitĂ© qui sâattache au fait accompli, frappant le corps entier dont il Ă©mane, nâatteindrait chacun de ses membres quâen se divisant, et sâaffaiblirait en proportion de leur nombre. Il importe donc quâelle puisse atteindre chaque individu dans sa coopĂ©ration au rĂ©sultat ; et cette coopĂ©ration, câest son vote, ce sont les motifs de son vote, sâil les a Ă©noncĂ©s. Ensuite, il est Ă dĂ©sirer que la responsabilitĂ© morale atteigne le fait psychologique, dans lequel la responsabilitĂ© lĂ©gale ne peut jamais pĂ©nĂ©trer. Le lĂ©gislateur nâest appelĂ© 180 RESPONSABILITĂ. quâĂ voter en conscience, c'est-Ă -dire dans le sens quâil croit ĂȘtre le plus conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, ou mĂȘme Ă son intĂ©rĂȘt normal comme citoyen. Or, câest seulement en comparant son vote avec les motifs quâil allĂšgue Ă lâappui, ou qui, Ă©tant allĂ©guĂ©s par dâautres, paraĂźtront lâavoir dĂ©terminĂ©, quâil deviendra possible dâapprĂ©cier jusquâĂ quel point il aura rempli ce devoir dâintention. Enfin, les dĂ©bats lĂ©gislatifs sont le meilleur enseignement que le public puisse recevoir sur les questions dĂ©battues. La publicitĂ© de ces dĂ©bats tend donc Ă Ă©clairer lâopinion aussi bien sur la rĂšgle dâaprĂšs laquelle les actes doivent ĂȘtre jugĂ©s, que sur ces actes eux- mĂȘmes. Dans lâexercice des fonctions judiciaires, nous trouvons trois opĂ©rations prĂ©paratoires le dĂ©bat, la dĂ©libĂ©ration, la votation. Ce quâil faut au public, câest de connaĂźtre les faits sur lesquels la dĂ©cision est basĂ©e, les formes que lâon a suivies pour constater ces faits, et la dĂ©cision elle-mĂȘme. Câest donc aux dĂ©bats et Ă la prononciation des jugemens MORALE. 181 que doit ĂȘtre attachĂ©e la publicitĂ©; alors, comme la loi que le juge interprĂšte est aussi connue, tous les Ă«lĂ©mens nĂ©cessaires pour apprĂ©cier les sentences judiciaires seront entre les mains du public. La publicitĂ© de la dĂ©libĂ©ration et de la votation ne lui apprendrait rien de plus, rien au moins Ă quoi la responsabilitĂ© morale doive sâappliquer. Si, toutefois, les corps judiciaires Ă©taient composĂ©s de plus de trois membres, il est Ă©vident que, la responsabilitĂ© collective sâaffaiblissant en raison de leur nombre, il pourrait devenir nĂ©cessaire dây ajouter, comme pour les corps lĂ©gislatifs, une responsabilitĂ© individuelle, par lâextension de la publicitĂ© Ă toutes les opĂ©rations prĂ©paratoires. Quant aux fonctionnaires exĂ©cutifs , ils doivent ĂȘtre responsables de leurs faits accomplis, quel quâen ait Ă©tĂ© le motif; il nây aurait donc aucune utilitĂ© Ă ce que le public connĂ»t en dĂ©tail les opĂ©rations prĂ©paratoires qui ont amenĂ© ces rĂ©sultats, si les rĂ©sultats eux-mĂȘmes ne peuvent Ă©chapper Ă la responsabilitĂ©. Bailleurs, la politique est un art dont les procĂ©dĂ©s 182 RESPONSABILITĂ exigent souvent le secret. Dans une administration hiĂ©rachique dont les actes sont tous individuels, la responsabilitĂ© sâapplique aisĂ©ment aux faits accomplis, et la plupart des opĂ©rations prĂ©paratoires, Ă©tant purement intellectuelles, Ă©chapperaient toujours Ă la publicitĂ©. Dans une administration collĂ©giale, dont les actes sont le plus souvent collectifs, et dont les opĂ©rations prĂ©paratoires ont par consĂ©quent une forme externe, la publicitĂ© de celles-ci ne serait pas matĂ©riellement impossible ; elle pourrait devenir nĂ©cessaire si le corps exĂ©cutif et les divers conseils qui exercent sous lui une partie de ses attributions Ă©taient assez nombreux pour que la responsabilitĂ© collective dĂ»t ĂȘtre regardĂ©e comme insuffisante. En Suisse, oĂč il existe des corps exĂ©cutifs composĂ©s de quinze membres et plus, la convenance de soustraire leurs dĂ©libĂ©rations Ă la publicitĂ© a Ă©tĂ© mise en question plus dâune fois. La pratique contraire ne pourrait ĂȘtre admise sans une multitude dâexceptions et dĂ© restrictions, qui la rendraient embarrassante MORALE. 183 et Ă peu prĂ©s illusoire. Mais il serait Ă dĂ©sirer que les corps exĂ©cutifs, et les autres corps subordonnĂ©s, ne fussent jamais composĂ©s de plus de cinq membres ayant voix dĂ©libĂ©rative, et que les noms de ces membres fussent plus connus du public quâils ne le sont en gĂ©nĂ©ral. La publicitĂ© doit sâappliquer, en troisiĂšme lieu, Ă tous les faits qui, sans ĂȘtre les rĂ©sultats ! de fonctions exercĂ©es, sont de nature Ă Ă©clairer le public sur ses vĂ©ritables intĂ©rĂȘts, câest-Ă - I dire sur la loi dâaprĂšs laquelle les actes des l fonctionnaires doivent ĂȘtre jugĂ©s. Tels sont les documens statistiques, les projets, mĂ©- ! moires, etc., adressĂ©s au gouvernement par des particuliers. Tels sont aussi les sermens j des fonctionnaires. On a Ă©trangement abusĂ© du serment, comme acte religieux ; ou, plutĂŽt, on a mĂ©susĂ© du nom en lâappliquant Ă des promesses dont la violation journaliĂšre nâĂ©tait pas, et ne pouvait pas ĂȘtre, considĂ©rĂ©e comme un vĂ©ritable parjure. Il serait temps, aujourdâhui, de rendre aux sermens des fonctionnaires leur 184 RESPONSABILITĂ caractĂšre vĂ©ritable , celui de simples promesses adressĂ©es, non Ă lâEtre SuprĂȘme, qui connaĂźt dâavance nos actes et nos pensĂ©es, mais au peuple que lâaccomplissement de ces promesses intĂ©resse si vivement. Pour que ces dĂ©clarations devinssent rĂ©ellement utiles, il faudrait quâelles reçussent une grande publicitĂ©, quâelles fussent Ă©crites sur des tableaux sans cesse exposĂ©s aux yeux de tout le monde, quâelles fussent explicites, dĂ©taillĂ©es, divisĂ©es en plusieurs articles, claires, enfin, comme doit lâĂȘtre une rĂšgle Ă lâusage, non-seulement des fonctionnaires Ă qui elle est imposĂ©e, mais de tous les citoyens au profit de qui elle lâest. Je ne crois pas devoir mâarrĂȘter ici Ă rĂ©futer les objections qui ont Ă©tĂ© faites contre la publicitĂ© dâinstitution. Le public finit toujours par rendre un jugement sur les actes de ceux qui gouvernent; toute la question est de savoir sâil le rendra en connaissance de cause, ou non ; sâil est dĂ©sirable que lâopinion publique soit un tribunal Ă©clairĂ© sur le fait et sur le droit, plutĂŽt quâun tribunal MORALE. 185 ignorant, prononçant en aveugle sur des ac- ; tes quâil ne connnait pas. La publicitĂ© nâest pas seulement une garantie pour les gouvernĂ©s, elle en est une j aussi pour les gouvernans, pour ceux, du ! moins, qui ne veulent point sâĂ©carter de leur ; devoir. Un gouvernement qui prend des prĂ©cautions contre la publicitĂ© de ses actes fait la critique la plus sanglante de ses intentions; câest un plaideur qui, sentant sa cause mauvaise, sâefforce de soustraire aux juges les piĂšces propres Ă les Ă©clairer sur le fond de lâaffaire. § II. â Second moyen dâapplication. â LibertĂ© de la presse. La presse est, sans contredit, le moyen le plus efficace dâappliquer la responsabilitĂ© morale, un moyen sans lequel tous les autres seraient insuffisans. Elle remplit trois buts distincts 1° dâĂ©clairer lâopinion sur les faits quâelle doit juger, 2° de lâĂ©clairer sur la loi dâaprĂšs laquelle ils doivent ĂȘtre jugĂ©s, 3° de servir dâorgane aux manifestations de lâopinion publique. Elle fournit Ă la fois les piĂš- 186 RESPONSABILITĂ ces du procĂšs, le texte de la loi et la sentence. Elle est en mĂȘme temps la cause et lâelFet, la lumiĂšre et la parole, lâaliment et la vie de lâopinion publique. Aucune invention humaine nâa exercĂ© une aussi puissante influence sur le dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s. Des abus que le christianisme nâavait pu dĂ©truire, des erreurs qui avaient paisiblement rĂ©gnĂ© sur lâesprit humain pendant des siĂšcles, ont cĂ©dĂ© aux efforts irrĂ©sistibles de cette arme nouvelle, magnifique prĂ©sent que la pensĂ©e a reçu de lâindustrie. Ce sont lĂ des vĂ©ritĂ©s triviales que nul ne songe Ă dĂ©nier. Les adversaires de la presse prĂ©tendent nâen condamner que les abus, et câest Ă exagĂ©rer ces abus quâils sâappliquent. Câest donc sur ce terrain quâon est appelĂ© Ă dĂ©battre aujourdâhui la question. Une considĂ©ration gĂ©nĂ©rale, quâil ne faut point perdre de vue en traitant ce sujet, câest que les bienfaits de la presse sont tous nĂ©gatifs, tandis que ses abus sont positifs. Le bien quâelle fait nâest autre chose que le mal qu elle empĂȘche ; or, par cela mĂȘme qu elle lâempĂȘ- MORALE. 187 clie, nous ne le connaissons pas, nous ne pouvons pas lâapprĂ©cier, le calculer, le comparer au mal quâelle produit. Celui-ci, au contraire, se manifeste par des dommages palpables, que lâon peut Ă©numĂ©rer et peser. Cette circonstance donne toujours aux adversaires de j la libertĂ© de la presse une supĂ©rioritĂ© apparente sur ses dĂ©fenseurs ; les premiers paraissent seuls avoir pour eux des faits, auxquels les derniers ne peuvent opposer que i des raisonnemens. Je ne songe point Ă nier la rĂ©alitĂ©, ni sur- j tout la possibilitĂ© des abus. Mais, dâabord, il ' en est que lâon peut prĂ©venir par des moyens directs sans ĂŽter Ă la presse le degrĂ© de libertĂ© quâelle doit avoir. De ce nombre est la diffamation, contre laquelle on a Ă©tabli partout des lois rĂ©pressives. Ce dĂ©lit peut se commettre sans le secours de la presse ; si le ; moyen quâelle fournit pour cela est le plus i dangereux de tous, câest une raison pour en rĂ©primer lâusage par des peines plus sĂ©vĂšres, non pour paralyser, dans lâintĂ©rĂȘt de quel- 188 RESPONSABILITE ques individus, un moyen de garantie si utile Ă la sociĂ©tĂ© entiĂšre. Ce nâest pas, au surplus, contre la diffamation que dĂ©clament avec le plus de force, ou sĂ©vissent avec le plus de rigueur les adversaires delĂ libertĂ© de la presse; câest contre la publication inexacte ou intempestive et la critique injuste ou haineuse des actes du gouvernement; câest aussi contre la manifestation publique dâopinions quâils regardent comme erronĂ©es, immorales ou dangereuses pour la sociĂ©tĂ©. Malheureusement, la plupart des moyens qui peuvent ĂȘtre employĂ©s, et qui le sont encore gĂ©nĂ©ralement; pour prĂ©venir de tels abus, sont ou absolument inefficaces, ou propres Ă rendre plus dangereux les abus que lâon ne peut empĂȘcher. Que ferez-vous, en effet, pour corriger la presse? Aurez-vous recours Ă des lois rĂ©pressives? Ce quâon ne dira pas explicitement, on pourra le dire implicitement, le donner Ă entendre, lâinsinuer dans la pensĂ©e des lecteurs. Confierez-vous Ă des juges leâpouvoir MORALE. 189 exorbitant de condamner tout ce qui leur paraĂźtra prĂ©senter un sens condamnable? Alors la presse sera paralysĂ©e; vous nâaurez pas seulement rĂ©primĂ© la licence, vous aurez tuĂ© la libertĂ©. Et puis, vous dĂ©fendez aux Ă©crivains de publier, sur certains faits ou sur certaines questions, une opinion contraire Ă celle du gouvernement; nâest-ce pas nous dire que celle-ci nâest point Ă lâĂ©preuve de la discussion ? Singulier langage de la part du lĂ©gis- teur Comme ce principe est incontestable, nous ne permettrons pas quâon le conteste; comme il est Ă lâabri du doute, nous ne permettrons pas quâon le rĂ©voque en doute ! » Si le principe dont il sâagit est incontestable, quâavez-vous Ă craindre de la discussion ? et si vous avez raison de craindre, oĂč est lâutilitĂ© dâune dĂ©fense qui empĂȘchera la vĂ©ritĂ© de se faire jour ? Les moyens indirects, auxquels on a recours pour supplĂ©er Ă lâinsuffisance des lois rĂ©pressives , ont des consĂ©quences presque âą aussi fĂącheuses. En exigeant un cautionne- 190 RESPONSABILITE ment des journalistes, et en soumettant les journaux Ă la formalitĂ© coĂ»teuse du timbre, on assure le monopole de la presse Ă un petit nombre dâindividus, et lâon se prive ainsi de lâavantage que la libre concurrence ne manque jamais de procurer, savoir, dâobtenir les meilleurs produits possibles au moindre prix possible. Le monopole de la presse devient, entre les mains de ceux qui lâexercent, une arme redoutable; et cette arme est au service, non du pays, mais des partis et des coteries. Ce nâest plus lâopinion qui est puissante par la presse ; câest la presse qui est puissante sur lâopinion et par son moyen. Ce sont des hommes dâĂtat, des Ă©crivains du premier ordre, qui manient seuls cet instrument, et ils sâen servent pour atteindre le but particulier auquel aspire leur ambition personnelle, ou celle des partis qui les paient. DĂšs- lors toutes les dĂ©clamations des gazettes ont du retentissement; chaque parole des journalistes porte coup et fait autoritĂ© pour une fraction plus ou moins considĂ©rable du public. MOROLE. 191 Dans quelles positions diffĂ©rentes se trouvent placĂ©s, sous le rĂ©gime des lois restrictives , les organes des opinions protĂ©gĂ©es, et ceux des opinions proscrites! Les premiers nâinspirent aucune confiance Ă leurs adversaires , ni Ă la masse des neutres ; ce sont des hommes gagnĂ©s, achetĂ©s ; leurs opinions les plus sensĂ©es, leurs assertions les plus vraies ont un caractĂšre officiel qui en dĂ©truit toute la force. Les derniers sont, au contraire, de vĂ©ritables martyrs,- câest en bravant la dĂ©faveur, les entraves et la persĂ©cution quâils publient ce quâils regardent comme la vĂ©ritĂ©. Aussi leur talent, inspirĂ© et dĂ©veloppĂ© par les obstacles mĂȘme quâon leur oppose, arrive Ă une hauteur quâatteint rarement celui de leurs adversaires. Ils deviennent entraĂźnans et pathĂ©tiques, tandis que ceux-ci ne parviennent quâĂ ĂȘtre clairs et corrects. Ils Ă©meuvent, soulĂšvent, transportent leurs lecteurs , tandis que les autres rĂ©ussissent tout au plus Ă convaincre. Sous le rĂ©gime dâune libre concurrence, les organes, des opinions protĂ©gĂ©es nâont aucun 192 caractĂšre officiel; ils soutiennent une lutte oĂč les armes sont Ă©gales et oĂč la chance doit, en dĂ©finitive, tourner au profit de la raison et de la vĂ©ritĂ©. Ils sont donc Ă©coutĂ©s comme leurs adversaires. Dâun autre cĂŽtĂ©, chaque nuance ayant son reprĂ©sentant, les organes de lâopposition se divisent, et cette division affaiblit lâopposition entiĂšre. Lâopinion, ainsi fractionnĂ©e sur une foule de questions, si elle est plus puissante pour lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, lâest beaucoup moins pour les partis; ce nâest plus une masse passive que lâon puisse manier Ă son grĂ© pour lâemployer Ă un but spĂ©cial. Alors, cette arme tombe entre les mains dâĂ©crivains du second ordre, qui ne font plus lâopinion, mais se bornent Ă lâexprimer ; qui ne sont plus des autoritĂ©s, mais des serviteurs payĂ©s Ă proportion de la qualitĂ© et de la quantitĂ© de leurs services. Enfin, les lois rĂ©pressives ou restrictives mettent le gouvernement dans lâimpossibilitĂ© de connaĂźtre lâĂ©tat rĂ©el de lâopinion et les forces de chaque parti. Sâimaginera-t-on quâil suffise, pour tuer une opinion ou un principe, MORALE. 193 de les empĂȘcher de se produire sous forme dâarticles de gazettes ? GrossiĂšre illusion ! les convictions acquiĂšrent une Ă©nergie proportionnĂ©e aux obstacles qui les empĂȘchent de se manifester; et quant Ă la propagation des doctrines illicites, si elle est entravĂ©e jusquâĂ un certain point par le dĂ©faut de ces moyens de publicitĂ©, elle est facilitĂ©e dâun autre cĂŽtĂ© par lâabsence de toute discussion contradictoire. Le poison ne sâinsinuera quâen secret, il est vrai; mais aussi le contre-poison ne sera nulle part. Le moyen le plus logique et en mĂȘme temps le plus efficace dâempĂȘcher les abus de la presse, câest la censure prĂ©ventive. Mais la censure prĂ©ventive ne vient pas seule ; elle suppose un systĂšme complet de garanties, non pour prĂ©venir les abus de pouvoir, mais pour les favoriser et les soustraire Ă toute responsabilitĂ© lĂ©gale ou morale. La censure, chez un peuple qui aurait conservĂ© quelque libertĂ©, et dont lâopinion pourrait se manifester par dâautres voies, ne ferait quâexaspĂ©rer cette opinion et la rendre de plus en II. 13 194 RESPONSABILITĂ plus hostile au gouvernement. Pour rendre un tel peuple capable de supporter le joug de la censure, il faudrait refaire son Ă©ducation, le ramener Ă cet Ă©tat dâinnocence patriarcale, ou de bĂ©nĂ©voles sujets croient tout ce quâil plaĂźt Ă une gazette officielle de leur dire, et se soucient peu de garanties constitutionnelles, pourvu quâon leur donne panem et circenses. Que nous apprend lâexpĂ©rience des Etats oĂč la presse est le plus libre ? Câest que ses abus deviennent inoffensifs Ă mesure quâils sont plus faciles et plus frĂ©quens. Le venin se neutralise et se dissipe de lui-mĂȘme ; on se fait aux mensonges, aux injures, aux sottises de toute espĂšce, comme on se fait aux inconvĂ©niens dâun climat ou dâune localitĂ© quelconque. Ceux qui nâont pas vĂ©cu sous ce rĂ©gime ont peine Ă se figurer combien la mauvaise presse exerce peu dâinfluence sur lâopinion des masses, et sur la destinĂ©e des hommes publics. Le plus grand citoyen dont lâhistoire moderne fasse mention, Washington, Ă©tait, Ă la fin de sa pre- MORALE. 195 miĂšre prĂ©sidence, en butte aux outrages et aux sarcasmes journaliers des journaux du parti anti-fĂ©dĂ©ral, câest-Ă -dire de la grande majoritĂ© des gazettes amĂ©ricaines. Jamais la calomnie et lâinsulte nâont Ă©tĂ© prodiguĂ©es avec plus de violence quâelles ne le furent contre lui Ă cette Ă©poque ; et lâon sait que le grand homme nây Ă©tait malheureusement pas insensible. Au plus fort de ce dĂ©chaĂźnement, il se rendit dans sa terre en Virginie. Or, son voyage ne fut quâune ovation continuelle; partout des arcs de triomphe, des fĂȘtes , des illuminations, des banquets lâattendaient ; partout le peuple se pressa autour de lui et lâaccueillit avec enthousiasme ; partout il fut saluĂ© Ă lâunanimitĂ© des noms de pĂšre de la patrie, de libĂ©rateur de lâAmĂ©rique. Il est fort loin de ma pensĂ©e de justifier en aucune façon les abus de la presse. Je sais que si des ministres Ă©clairĂ©s ont quelquefois cherchĂ© Ă combattre certaines opinions par des lois rĂ©pressives, câest avec des intentions pures, câest dans lâintĂ©rĂȘt du bon ordre et de la moralitĂ© quâils lâont fait. Je soutiens seule- 196 RESPONSABILITĂ ment quâici le mal et le bien sont tellement mĂȘlĂ©s ensemble, quâon ne peut les sĂ©parer, ni tarir la source de lâun sans tarir en mĂȘme temps celle de lâautre. Le fleuve, dont lâeau vous est nĂ©cessaire, charieen mĂȘme temps du limon et des ordures ferez-vous combler son lit, ou dessĂ©cher la source qui lâalimente? Non, sans doute; mais vous ouvrirez des canaux, vous pratiquerez des dĂ©gorgeoirs, vous creuserez des Ă©tangs oĂč lâonde, devenue tranquille, puisse dĂ©poser les matiĂšres impures dont elle est souillĂ©e. Employez le mĂȘme procĂ©dĂ© pour la presse instruisez le peuple ; donnez Ă la publicitĂ© dâinstitution toute lâextension dont elle est susceptible, et aux diverses nuances de lâopinion tous les moyens possibles de se faire connaĂźtre ; ce sont lĂ les dĂ©gorgeoirs et les Ă©tangs, oĂč le mensonge et lâinjure se sĂ©pareront de la vĂ©ritĂ© et de la raison ; câest lĂ que se trouvera le vĂ©ritable prĂ©servatif contre les abus de la presse, le seul, du moins, qui soit capable de neutraliser le mal, sans empĂȘcher le bien. MORALE. 197 § IH. â TroisiĂšme moyen dâapplication. â Manifestations collectives. Les publications de la presse sont, au moins quant Ă leur forme, des manifestations individuelles ; si lâon peut envisager les opinions dâun journal comme Ă©tant celles de ses abonnĂ©s, cette conjecture, quelque fondĂ©e quâelle soit, nâest aprĂšs tout quâune conjecture. Les manifestations collectives ont lâavantage de donner Ă lâassentiment collectif une forme Ă©galement collective. Il y en a deux espĂšces les rĂ©unions politiques et les pĂ©titions. Accorder Ă tous les citoyens la facultĂ© de se rĂ©unir en nombre indĂ©fini pour dĂ©libĂ©rer sur leurs intĂ©rĂȘts, et pour exprimer leurs vĆux par un vote public ou par une pĂ©tition adressĂ©e au gouvernement, câest, sans contredit , le mode le plus rationnel dâappliquer la responsabilitĂ© morale. Jâai reprĂ©sentĂ© lâopinion publique sous lâimage dâun tribunal ; ici la figure devient rĂ©alitĂ©, le public se partage en un certain nombre de tribunaux qui dĂ©libĂšrent et qui prononcent des sentences. 198 RESPONSABILITĂ Les rĂ©unions politiques ont, de plus que la presse, lâavantage dâappeler sur les questions qui sây dĂ©battent, une discussion rĂ©guliĂšre et complĂšte, oĂč les raisons qui militent en faveur de chaque opinion peuvent ĂȘtre contradictoirement exposĂ©es et dĂ©veloppĂ©es. Câest la procĂ©dure orale substituĂ©e Ă la procĂ©dure Ă©crite. Elles contribuent en outre, comme les gou- vernemens locaux, Ă lâĂ©ducation politique du peuple. Les citoyens de toutes les classes y prennent des notions plus justes, et des habitudes dâordre et de rĂ©gularitĂ© qui facilitent, plus quâaucune autre cause, lâextension des droits Ă©lectoraux. En parlant, au surplus, des rĂ©unions politiques, je nâai en vue ni les sociĂ©tĂ©s secrĂ©tes, ni les sociĂ©tĂ©s agissantes. Les sociĂ©tĂ©s secrĂštes, loin de contribuer Ă lâapplication de la responsabilitĂ© morale, tendent Ă en neutraliser lâeffet, en substituant Ă la sanction morale celle de la crainte quâelles inspirent, et en voilant la faiblesse rĂ©elle de certaines opinions sous des apparences trompeuses. MORALE. 199 Les sociĂ©tĂ©s agissantes ont un but spĂ©cial qui exige le concours des facultĂ©s actives et des moyens matĂ©riels dâaction que possĂšdent leurs membres. Or, si ce but Ă©tait contraire Ă celui du gouvernement, il est certain quâen y tendant, et en employant Ă cet effet une partie des forces sociales, lâassociation particuliĂšre nuirait Ă lâassociation gĂ©nĂ©rale, paralyserait lâaction du gouvernement, pourrait amener enfin la dissolution du lien social, et dans tous les cas, diminuerait les avantages que retirent de lâassociation gĂ©nĂ©rale les autres citoyens. Il faut donc que le gouvernement connaisse le but et les statuts de toute association agissante ; il faut quâil puisse toujours empĂȘcher la formation et ordonner la dissolution de celles quâil nâapprouverait pas. Mais, avouons-le, si les sociĂ©tĂ©s secrĂštes et les sociĂ©tĂ©s agissantes peuvent donner lieu Ă de graves abus, on a pris un singulier moyen pour sâen prĂ©server, en dĂ©fendant les rĂ©unions ou associations publiques dĂ©libĂ©rantes. Que penser dâune loi ainsi motivĂ©e Comme nous ne voulons pas que les citoyens se rĂ©u- 200 RESPONSABILITĂ nissent secrĂštement, nous leur dĂ©fendons de se rĂ©unir publiquement. Comme nous ne voulons pas quâils se rĂ©unissent pour agir, nous leur dĂ©fendons de se rĂ©unir pour parler ? » Ils connaissent bien mal, ceux qui font de telles lois, le caractĂšre et les allures des peuples libres; autrement, loin de sâappliquer Ă fermer toutes les issues par lesquelles lâopinion publique peut se manifester, ils chercheraient Ă en ouvrir de nouvelles. Les passions qui agitent les masses sâirritent et sâexaspĂšrent dans lâinaction ; elles se calment et sâaffaiblissent par le mouvement. Un peuple qui parle et crie autant quâil lui plaĂźt ne pense guĂšre Ă lâĂ©meute. Donnez aux dĂ©magogues des tribunes oĂč chacun dâeux puisse Ă son tour pĂ©rorer, dĂ©ployer son Ă©loquence, et obtenir les succĂšs dont sa vanitĂ© a soif, alors ils ne songeront point Ă faire de leurs auditeurs des instrumens de troubles et dâinsurrection , ni de leurs lieux dâassemblĂ©e des foyers de conspiration et de rĂ©volte. Le plus grand inconvĂ©nient des lois restrictives de cette espĂšce, câest quâelles font MORALE. 201 attacher, aux manifestations qu elles interdisent , une importance tout-Ă -fait exagĂ©rĂ©e ; de sorte quâelles fournissent ensuite au lĂ©gislateur des prĂ©textes, ou plutĂŽt des motifs trĂšs- raisonnables pour en refuser lâabrogation. Il y a tel pays oĂč le moindre avocat, montant sur une borne en pleine rue, et haranguant, de lĂ les passans, occasionnerait une Ă©meute, peut-ĂȘtre une rĂ©volution. Comment introduire la libertĂ© dâassociation chez un peuple si peu familiarisĂ© avec lâusage quâil en doit faire? Ce serait placer un flambeau allumĂ© sur un amas de matiĂšres inflammables. Ce nâest que par des transitions habilement mĂ©nagĂ©es quâon parvient Ă opĂ©rer, dans les habitudes constitutionnelles dâune telle nation, les changemens nĂ©cessaires. Natura.... in- firmitatis humante tardiora surit remedia, quam mala et ut corpora lente augescunt , cito exstinguuntur, sic ingĂ©nia studiaque op~ presseris facilius, quam revocaveris. 202 RESPONSABILITE § IV. â QratriĂšme moyen dâapplication. â Manifestations lĂ©gales. Jâai parlĂ© jusquâici de manifestations facultatives. Lâexercice des droits Ă©lectoraux donne lieu Ă des manifestations que jâappelle lĂ©gales, parce quâelles sont ordonnĂ©es par la loi qui en rĂšgle la forme, lâĂ©tendue et lâeffet. Ainsi, cette mĂȘme Ă©lection, que nous avons Ă©tudiĂ©e comme garantie antĂ©rieure ou dâĂ©limination, nous la retrouvons comme garantie postĂ©rieure, câest-Ă -dire comme moyen dâapplication de la responsabilitĂ© morale. En thĂšse gĂ©nĂ©rale, on peut dire que plus lâĂ©lection sera populaire, plus la manifestation sera forte. Mais il ne suffit pas quâelle soit forte ; il faut quâelle soit juste, câest-Ă - dire quâelle agisse dans le sens de lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral; et pour cela, il faut quâelle Ă©mane dâĂ©lecteurs intellectuellement et moralement capables. Lâignorance des Ă©lecteurs sur leurs vrais intĂ©rĂȘts, ou sur les aptitudes des Ă©ligibles , ĂŽterait Ă cette manifestation tous les caractĂšres qui peuvent la rendre utile et dĂ©si- MORALE. 203 rable. Ici donc, encore, de mĂȘme que dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, nous devons reconnaĂźtre le suffrage universel comme un but idĂ©al auquel il faut aspirer, mais auquel on nâarrivera que sous certaines condi- i tions. La garantie ne sera parfaite que par le i suffrage universel; mais le suffrage univer- ; sel, sans les conditions dont il sâagit, ferait de cette prĂ©tendue garantie une pure dĂ©ception. Pour que lâĂ©lection devienne un moyen dâappliquer la responsabilitĂ© morale, il est nĂ©cessaire 1 0 que les fonctionnaires soient Ă©liminĂ©s pour un laps de temps dĂ©terminĂ© Ă lâexpiration duquel leurs fonctions cessent de plein droit ; 2° que les Ă©lecteurs puissent, aprĂšs ce terme, les réélire ou ne pas les réélire, câest-Ă -dire les rĂ©compenser ou les punir selon leurs mĂ©rites ; 3° que cette sanction puisse agir, non-seulement sur les individus, mais sur les corps fonctionnans. La question de lâamovibilitĂ© des fonction- ; naires en fait donc naĂźtre trois autres quelle sera la durĂ©e des fonctions? Les corps seront- ils renouvelĂ©s partiellement ou intĂ©grale- 204 RESPONSABILITE ment? La rééligibilitĂ© sera-t-elle immĂ©diate ou non ? Je les examinerai successivement pour chaque espĂšce de fonctions. I. âAmovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs. Les fonctionnaires lĂ©gislatifs Ă©chappent Ă la responsabilitĂ© lĂ©gale, mĂȘme dans lâaccomplissement de la partie mĂ©canique de leurs devoirs ; câest une raison pour renforcer Ă leur Ă©gard, autant que cela est possible, la responsabilitĂ© morale. Aussi est - on assez dâaccord sur la convenance de leur amovibilitĂ©. Mais, pour que cette amovibilitĂ© agisse efficacement sur eux, il faut que la publicitĂ© la plus entiĂšre sâattache Ă tous leurs actes et au serment quâils prĂȘtent avant dâentrer en fonctions. En particulier, tenir rĂ©guliĂšrement note des absences, et en publier la liste aux Ă©poques dâĂ©lections , serait le meilleur prĂ©servatif Ă employer contre lâinassiduitĂ© des membres de la lĂ©gislature. Les Chambres hautes hĂ©rĂ©ditaires ou Ă vie, telles quâil en existe encore plusieurs en Europe, se prĂ©sentent encore ici comme une morale. 205 t institution tout-Ă -fait anormale, qui ne peut se justifier en thĂ©orie. Non-seulement on a soustrait ces corps aux garanties dâĂ©limina- 1 tion, mais on sâest privĂ© de plus Ă leur Ă©gard dâun des moyens les plus efficaces dâappli- quer la responsabilitĂ© morale. On a supprimĂ© 1 ou affaibli, Ă lâĂ©gard de fonctionnaires lĂ©gisâ I latifs, les deux plus importantes, et presque j les seules garanties qui leur soient rĂ©ellement applicables. LâamovibilitĂ© agit avec dâautant plus de force sur les fonctionnaires, que la durĂ©e de leurs fonctions est plus courte, câest-Ă -dire quâils sont plus frĂ©quemment appelĂ©s devant le tribunal de lâopinion publique, pour y rendre compte de leurs actes ; il est donc convenable , si dâautres raisons ne militent pas en sens contraire, de borner la durĂ©e des fonc- ' tions au terme le plus bref quâelles puissent comporter. Ce minimum ne peut guĂšre ĂȘtre I au-dessous dâune annĂ©e, car il faut que le ; fonctionnaire soit jugĂ© sur un ensemble dâactes. Des circonstances locales peuvent, mĂȘme en lâabsence de toute autre considĂ©ration , 206 RESPONSABILITĂ exiger une durĂ©e double ou triple de celle- lĂ . Trois annĂ©es sont, pour les fonctions lĂ©gislatives, le maximum quâon ne devrait jamais dĂ©passer. On trouverait, dans cette durĂ©e ainsi restreinte, un autre avantage, celui de pouvoir se passer de lâespĂšce de contrĂŽle qui sâexerce par la dissolution du corps lĂ©gislatif, et qui a toujours lâinconvĂ©nient de produire une brusque interruption dans la marche du gouvernement, et de mettre en Ă©vidence lâopposition des deux principaux corps de lâEtat sur des questions importantes. Enfin, non-seulement la courte durĂ©e des fonctions lĂ©gislatives diminue la corruptibilitĂ© des fonctionnaires en augmentant lâefficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale, mais elle tend aussi Ă rendre plus difficile lâusage des moyens de corruption de la part de ceux qui en disposent. Le renouvellement du corps lĂ©gislatif sera- t-il partiel ou intĂ©gral? et les membres sor- tans seront-ils on non immĂ©diatement rééligibles? MORALE. 207 Pour que les Ă©lections expriment le j uge- ment de lâopinion publique, il faut que tous les citoyens, Ă©lecteurs ou non, sây intĂ©ressent et sâen occupent ; il faut que cette grande opĂ©ration excite une espĂšce de fermentation dans le pays. Or, cet effet nâaura lieu que si lâĂ©lection peut avoir pour rĂ©sultat un changement certain dans la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif, câest-Ă -dire si le renouvellement porte sur la totalitĂ©, ou sur la moitiĂ© au moins de ce corps. Le renouvellement par tiers peut laisser la majoritĂ© intacte sur les grandes questions auquelles le pays sâintĂ©resse. Un renouvellement par fractions moindres deviendrait dâun effet illusoire sur le corps entier, et se combinerait dâailleurs difficilement avec une durĂ©e des fonctions telle que je lâai supposĂ©e. On voit que lâeffet de la manifestation Ă©lectorale croĂźt et dĂ©croĂźt en raison inverse de la durĂ©e des fonctions, et en raison directe de lâaliquote renouvelĂ©e. Quant Ă la rééligibilitĂ©, il existe des raisons pĂ©remptoires pour quâelle soit immĂ©diate. 208 RESPONSABILITĂ 1° Les jugemens Ă©lectoraux ne sauraient produire tout leur effet quâautant quâils suivent immĂ©diatement les actes auxquels ils s'appliquant. Si un intervalle quelconque devait sâĂ©co uler entre lâexpiration des fonctions et la réélection, les Ă©lecteurs et le public entier, dâun cĂŽtĂ©, perdraient de vue les actes du fonctionnaire, dont le souvenir serait ef- > facĂ© par des Ă©vĂ©nemens et des dĂ©bats plus rĂ©- cens ; tandis que, dâun autre cĂŽtĂ©, le fonctionnaire trouverait peut-ĂȘtre, dans la vie privĂ©e Ă laquelle il serait rendu, les moyens de faire oublier sa conduite publique et dâagir sur les Ă©lecteurs dans un sens favorable Ă son ambition. 2° Des fonctionnaires Ă©minemment capables, intellectuellement et moralement, pourraient se trouver, par lâeffet de la non-rééligibilitĂ© , forcĂ©ment Ă©cartĂ©s de la lĂ©gislature, dans le moment oĂč leurs services y seraient le plus nĂ©cessaires. 3° Dans le cas du renouvellement intĂ©gral, chaque lĂ©gislature serait composĂ©e en totalitĂ© de fonctionnaires qui nâauraient point fait MORALE. 209 ! partie de la prĂ©cĂ©dente, et qui, par consĂ©quent , seraient incapables de donner Ă ses travaux la suite et la cohĂ©rence quâils doivent avoir pour former un systĂšme de lĂ©gislation bien liĂ©. Ainsi amovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©- j gislatifs ; durĂ©e annuelle, tout au plus trien- nale, de leurs fonctions ; renouvellement in- tĂ©gral, tout au moins par tiers, du corps ; et rééligibilitĂ© immĂ©diate ; telles sont les conditions auxquelles est attachĂ©e lâefficacitĂ© de la manifestation Ă©lectorale, comme moyen dâapplication de la responsabilitĂ© morale aux actes de ces fonctionnaires. H. â AmovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. LâamovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs, quoique tout aussi rationnelle en principe que celle des fonctionnaires lĂ©gislatifs , est moins rigoureusement nĂ©cessaire, d abord, ; parce que la responsabilitĂ© lĂ©gale peut sâap- ; pliquer aux actes exĂ©cutifs; ensuite, parce que les autres manifestations de lâopinion publique ont beaucoup plus de prise sur les 210 RESPONSABILITĂ fonctionnaires exĂ©cutifs, quâelles ne peuvent en avoir sur les fonctionnaires lĂ©gislatifs, qui composent un corps nombreux et qui ne dĂ©cident que des questions gĂ©nĂ©rales. Dâun autre cĂŽtĂ©, les fonctionnaires exĂ©cutifs ne restent pas, comme les fonctionnaires lĂ©gislatifs, dans la vie privĂ©e, libres de poursuivre une carriĂšre quelconque. LâĂtat exige dâeux le sacrifice complet de leur temps, et lâusage entier de leurs facultĂ©s Premier motif pour que la durĂ©e de leurs fonctions soit plus longue. Ensuite, lâexercice des fonctions exĂ©cutives rĂ©clame certaines aptitudes intellectuelles spĂ©ciales qui nâatteignent leur entier dĂ©veloppement que par lâexpĂ©rience. Le lĂ©gislateur , qui ne fait que gĂ©nĂ©raliser, nâa besoin, comme lĂ©gislateur, que de lâexpĂ©rience quâil peut avoir acquise comme citoyen ; les faits dont il doit tenir compte comme lĂ©gislateur, il les apprend essentiellement dans le cours de sa vie privĂ©e ; il ne lui reste plus quâĂ prendre les allures dĂ©libĂ©ratives. Mais, lorsquâil sâagit dâappliquer des rĂšgles gĂ©nĂ©rales aux rĂ©alitĂ©s m Ă©mergentes, on rencontre Ă chaque pas un Ă©lĂ©ment dont le lĂ©gislateur nâa point Ă sâinquiĂ©ter , les individualitĂ©s tant rĂ©elles que personnelles ; dĂšs-lors, cette application devient un art ; et un art ne saurait sâapprendre sans la pratique Second motif en faveur dâune plus longue durĂ©e des fonctions exĂ©cutives. Sâil Ă©tait utile de dĂ©terminer en thĂ©orie des limites extrĂȘmes, je dirais que les fonctionnaires exĂ©cutifs ne doivent ĂȘtre Ă©lus, ni pour moins de quatre ans, ni pour plus de dix. Il va sans dire que les cas de ' rĂ©vocation par suite dâun jugement seraient exceptĂ©s de cette fixation. Des motifs dâune nature analogue militent en faveur du renouvellement partiel des corps exĂ©cutifs. Sâil est dĂ©sirable quâil y ait de la suite et de la liaison dans les actes lĂ©gislatifs, cela est infiniment plus dĂ©sirable dans les actes exĂ©cutifs. Nous avons vu que le gouvernement, pour ĂȘtre fort, a besoin de lâunitĂ© extensive; lâunitĂ© successive ne lui est pas moins nĂ©cessaire. Il faut quâune pensĂ©ĂȘ ho- 212 RESPONSABILITĂ mogĂšne gouverne les intĂ©rĂȘts nationaux dans lâespace et dans le temps. Quant Ă la rééligibilitĂ© immĂ©diate, elle est commandĂ©e par les mĂȘmes motifs qui la rendent dĂ©sirable Ă lâĂ©gard des fonctionnaires lĂ©gislatifs, et, en outre, par toutes les raisons que jâai allĂ©guĂ©es Ă lâappui dâune plus longue durĂ©e des fonctions exĂ©cutives. Les principes que je viens dâexposer relativement aux fonctionnaires lĂ©gislatifs et aux fonctionnaires exĂ©cutifs, sont assez gĂ©nĂ©ralement appliquĂ©s dans les constitutions de la Suisse et des Etats-Unis. A la vĂ©ritĂ©, les gouverneurs, câest-Ă -dire les chefs exĂ©cutifs suprĂȘmes des Ătats de lâUnion, ne sont guĂšre Ă©lus que pour deux ans et ne sont pas indĂ©finiment rééligibles, mais on sait quâils nâexercent la plupart de leurs attributions quâavec le concours du sĂ©nat, ou dâun conseil soumis au renouvellement partiel, et dont les membres restent en fonctions de quatre Ă six ans. Dans la monarchie constitutionnelle, certaines dĂ©viations de ces principes deviennent inĂ©vitables ; voici pourquoi MORALE. 213 Le prince choisit ses ministres ; câest une consĂ©quence rigoureuse de la fiction lĂ©gale qui le reprĂ©sente, lui, comme composant seul le corps exĂ©cutif Les chefs responsables, et par consĂ©quent rĂ©els, sont nommĂ©s par le chef irresponsable, et par consĂ©quent fictif. Cependant le prince reçoit toujours ses ministres de la majoritĂ© de la lĂ©gislature, ou les prend dans cette majoritĂ©. En effet, quand le ministĂšre se trouve en dĂ©saccord avec elle sur les questions capitales, ils ne peuvent rester en place que par la volontĂ© du prince, et si la lutte se prolongeait, ce ne pourrait ĂȘtre que par la rĂ©sistance du prince ; ce serait donc avec le prince que cette lutte continuerait; les ministres nây figureraient plus comme parties principales ; la majoritĂ© opposante les laisserait de cĂŽtĂ© pour diriger ses attaques contre son vĂ©ritable adversaire, le chef fictif. Le principe de la monarchie constitutionnelle serait donc enfreint, et aprĂšs quelques secousses ne tarderait guĂšre peut-ĂȘtre Ă croule U* 214 RESPONSABILITE 1er avec tout lâĂ©chafaudage de ses consĂ©quences. La souverainetĂ© doit rester en dehors du gouvernement; dĂšs quâelle y rentre, la fiction cesse, et avec elle lâirresponsabilitĂ©. Exercice rĂ©el des fonctions et irresponsabilitĂ© sont deux idĂ©es contradictoires. Le prince est donc forcĂ©,pour conserver le rĂŽle qui lui est propre, dâabandonner ses ministres lorsque la majoritĂ© du corps lĂ©gislatif les abandonne, et dâen recevoir dâautres au grĂ© de cette majoritĂ©. PremiĂšre dĂ©viai ion amovibilitĂ© arbitraire des fonctionnaires exĂ©cutifs ; durĂ©e indĂ©terminĂ©e de leurs fonctions. Cependant, si le corps lĂ©gislatif disposait en effet du ministĂšre, sâil le dominait complĂštement, cet Ă©tat de choses amĂšnerait tĂŽt ou tard une rupture dâĂ©quilibre entre les deux corps. Le corps exĂ©cutif, dĂ©pendant complĂštement du corps lĂ©gislatif pour le maintien de son pouvoir, serait hors dâĂ©tat de Jamais exercer le contrĂŽle qui lui appartient. MORALE. 215 La constitution serait livrĂ©e sans dĂ©fense Ă la lĂ©gislature du pays, qui ne tarderait pas Ă sâĂ©riger en convention permanente Ă cĂŽtĂ© du monarque , et ensuite Ă sa place. Mais, en fait, câest le corps exĂ©cutif qui domine le corps lĂ©gislatif, et câest lorsquâil cesse de pouvoir le dominer, que les ministres dont il se compose, deviennent impossibles et doivent ĂȘtre changĂ©s. Les moyens de domination du corps exĂ©cutif ne sont pas tous trĂšs-conformes aux principes, mais peut-ĂȘtre sont-ils tous nĂ©cessaires. On peut les ranger sous trois chefs 1 ° Le pouvoir de dissolution, dont jâai dĂ©jĂ parlĂ© comme dâune forme de contrĂŽle ; 2° Lâinfluence sur les Ă©lections ; influence indue, sans contredit, et qui devrait ĂȘtre restreinte dans certaines limites Ă lâaide dâune responsabilitĂ© lĂ©gale bien organisĂ©e ; 3° Lâinfluence corruptrice sur les membres de la lĂ©gislature. LĂ oĂč les fonctionnaires subordonnĂ©s ne sont pas encore exclus de ce corps, une telle influence est facile Ă exercer; mais la corruption se pratiquera tou- 216 RESPONSABILITĂ jours , mĂȘme sans cela. Elle est de lâessence de la monarchie constitutionnelle , et je ne pense pas quâon puisse lâen exclure entiĂšrement. Câest Ă lâaide de ces divers moyens dâinfluence que le corps exĂ©cutif conserve son indĂ©pendance et domine assez la lĂ©gislature pour pouvoir suivre un systĂšme Ă lui, et se servir efficacement de son contrĂŽle constitutionnel. Lorsque le systĂšme du ministĂšre aboutit Ă des consĂ©quences qui heurtent trop violemment lâopinion publique et celle de la majoritĂ© lĂ©gislative, et que les ministres ont Ă©puisĂ© tous leurs moyens dâinfluence, ils doivent cĂ©der la place Ă dâautres qui gouverneront sous des conditions nouvelles. VoilĂ en quoi consiste lâĂ©quilibre de la monarchie constitutionnelle. Câest la domination alternative du corps exĂ©cutif et du corps lĂ©gislatif. Le corps exĂ©cutif nâest point constituĂ© de maniĂšre Ă pouvoir suivre une marche qui ne serait pas approuvĂ©e du corps lĂ©gislatif. Il nâobtient son indĂ©pendance que dâune maniĂšre indirecte. Dâun autre cĂŽtĂ©, le MORALE. 217 corps lĂ©gislatif ne parvient Ă renverser un ministĂšre quâen se soumettant aussitĂŽt Ă un autre qui possĂšde tous les moyens de domination nĂ©cessaires. La domination de ce corps nâest donc jamais quâinstantanĂ©e ; il ne peut en faire aucun usage au profit de ses intĂ©rĂȘts de corps, parce que le veto exĂ©cutif ne sort des mains dâun ministĂšre que pour entrer dans celles dâun autre Ă©galement intĂ©ressĂ© Ă lâexercer. On ne pourrait donc, sans danger, priver le corps exĂ©cutif de ses moyens de domination et les diverses garanties qui ont pour but de rendre le corps lĂ©gislatif indĂ©pendant, et de prĂ©server ses membres de lâaction de tout intĂ©rĂȘt anormal, ne sont pas applicables de piano Ă la monarchie constitutionnelle seconde dĂ©viation. Une troisiĂšme dĂ©viation consiste en ceci câest que le renouvellement du corps exĂ©cutif est le plus souvent intĂ©gral, sinon quant aux personnes, au moins quant au systĂšme. Câest le rĂ©sultat de ce mĂ©canisme qui fait sortir chaque ministĂšre du sein dâune majo- 218 RESPONSABILITĂ ritĂ© devenue temporairement indĂ©pendante et souveraine. Le cabinet se meut tout dâune piĂšce; il est toujours homogĂšne. De lĂ , ces changemens brusques de systĂšme qui caractĂ©risent cette forme de gouvernement et qui ne sont pas sans inconvĂ©nient pour le pays, nâeussent-ils que celui de compromettre sans cesse lâavenir des fonctionnaires subordonnĂ©s. Si, comme jâen ai lâintime conviction, la monarchie constitutionnelle est la seule forme de gouvernement reprĂ©sentatif applicable aux grandes sociĂ©tĂ©s de lâEurope moderne, dans lâĂ©tat oĂč nous les voyons aujourdâhui, on est bien forcĂ© de lâaccepter avec toutes ses consĂ©quences, et de lâĂ©tayer de tout ce qui peut la soutenir. Le meilleur gouvernement de fait nâest pas celui qui renferme le plus grand nombre de garanties, mais celui qui, au moyen de certaines garanties sagement combinĂ©es, satisfait le mieux toutes les tendances sociales. Les droits politiques ne sont point avantageux en eux-mĂȘmes ; ils ne le deviennent que par leur aptitude Ă produire le rĂ©- MOUALE. 219 sultat que toute association politique se propose. Demander des droits sans avoir en vue le rĂ©sultat; Ă©tablir des garanties en faisant I abstraction des faits auxquels ces garanties âą seront appliquĂ©es et qui pourront les rendre ; inefficaces ou dangereuses; câest prendre le \ moyen pour le but et le but pour le qioyen. ' Dans un ouvrage scientifique, on Ă©numĂšre toutes les garanties, on les apprĂ©cie chacune sĂ©parĂ©ment, on en dĂ©duit lâeffet gĂ©nĂ©ral en partant de lâassociation politique inabstracto ; câest ce que jâai fait ; mais jâaurais bien mal rĂ©ussi Ă me faire comprendre, si lâon pouvait conclure de mon livre que le seul bon gouvernement fĂ»t celui oĂč toutes les garanties que jâai mentionnĂ©es seraient cumulĂ©es et portĂ©es Ă leur plus haut degrĂ© de perfection. La science ne travaille que sur des idĂ©es; les gouvernemens de fait sâappliquent Ă la vie; . or, la vie des peuples est une. longue chaĂźne i dont nous ne tenons plus le premier anneau, i Le meilleur gouvernement est celui qui, pre- i nant cette vie au point oĂč elle en est, fournit le plus de moyens de l'amĂ©liorer ; celui qui RESPONSABILITE -220 contient le plus de germes de perfectionnement, et qui est le plus susceptible dâun progrĂšs lĂ©gal et rĂ©gulier. Jâai dĂ©jĂ dit quel est le systĂšme quâil convient dâadopter Ă lâĂ©gard des agens subordonnĂ©s, pour que la responsabilitĂ©, tant lĂ©gale que morale, atteigne le maximum de sa force, sans que le gouvernement soit entravĂ© dans sa marche, ou affaibli dans son action. Les agens subordonnĂ©s doivent ĂȘtre Ă la fois amovibles et promovibles au grĂ© du corps exĂ©cutif supĂ©rieur, lequel sera strictement responsable de leurs actes, comme il lâest des siens propres, et en particulier de lâusage quâil aura fait de ce pouvoir. En AmĂ©rique et en Suisse, le principe a prĂ©valu, et il est exprimĂ© dans mainte constitution, que nul fonctionnaire ne peut ĂȘtre destituĂ©, si ce nâest en vertu dâun jugement. Câest pourvoir Ă la sĂ»retĂ© des fonctionnaires aux dĂ©pens de celle du pays. Aussi, dans ces Ă©tats, le corps exĂ©cutif est faible câest le vice capital de leurs gouvernemens. Le corps exĂ©cutif, aux prises avec des minoritĂ©s mĂ©con- MORALE. 221 tentes et Factieuses, ne peut pas compter sur des agens dont le sort est entre leurs mains. Des associations privĂ©es se mettent au-dessus des lois, et enrĂŽlent les fonctionnaires eux-mĂȘ- mes. Dâun autre cĂŽtĂ©, la responsabilitĂ© du corps exĂ©cutif se rĂ©duit Ă peu de chose ; quand ĂŻ serait-elle invoquĂ©e ? Le corps exĂ©cutif ne peut \ presque rien vouloir, rien faire par lui-mĂȘme. ; En un mot, gouvernement fort et respon- ĂŻ sabilitĂ© rĂ©ellement appliquĂ©e, voilĂ ce quâindique la thĂ©orie comme le moyen le plus rationnel dâatteindre le but de lâassociation politique. Avec un gouvernement faible, la responsabilitĂ© aura beau ĂȘtre dans la loi, elle ne sera pas dans les faits, elle deviendra un de ces principes de pure thĂ©orie dont lâapplication insolite ne forme aucune habitude ; un de ces principes qui ne vivent point, et qui sont bientĂŽt entiĂšrement oubliĂ©s. t III. â AmovibilitĂ© des fonctionnaires judiciaires. Lâexercice des fonctions judiciaires exige des aptitudes acquises tout-Ă -fait spĂ©ciales; il y a donc lieu, dâaprĂšs les principes exposĂ©s 222 RESPONSAllIUTĂ dans la premiĂšre partie de cet ouvrage, dây pourvoir au moyen dâune Ă©lection indirecte. Les fonctionnaires de cet ordre peuvent ĂȘtre Ă©lus par le corps lĂ©gislatif ou par le corps exĂ©cutif; mais, suivant quâils le seront par lâun ou par lâautre, il en rĂ©sultera des consĂ©quences trĂšs-diffĂ©rentes relativement Ă lâapplication de la responsabilitĂ© morale. Si lâĂ©limination des fonctionnaires judiciaires est attribuĂ©e au corps lĂ©gislatif , les Ă©liminĂ©s se trouvent dans une position normale Ă laquelle sâapplique Ă©minemment lâamovibilitĂ©. En effet, dans cette hypothĂšse, les fonctionnaires judiciaires ne sont point en lutte avec le corps qui les nomme ; ils ne sont point appelĂ©s Ă le contrĂŽler directement, ni Ă lui appliquer la responsabilitĂ© lĂ©gale; dĂšs- lors, ce corps nâa aucun intĂ©rĂȘt dans leur nomination qui ne puisse ĂȘtre conforme Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral du pays. Le seul cas Ă excepter serait celui oĂč la compĂ©tence du corps lĂ©gislatif ne sâĂ©tendrait pas aux lois constitutionnelles. Dâun autre cĂŽtĂ©, il y a ici les mĂȘmes rai- MORALE. 223 sons quâĂ lâĂ©gard des fonctionnaires' judiciaires exĂ©cutifs pour dĂ©sirer que 1 durĂ©e des fonctions ne soit pas trop restreinte, que le renouvellement soit partiel, et la rééligibilitĂ© , immĂ©diate. LâĂ©limination est-elle attribuĂ©e au corps exĂ©cutif, câest-Ă -dire Ă un corps dont les fonctionnaires judiciaires doivent rester absolument indĂ©pendans, puisquâil est chargĂ© dâexĂ©cuter les lois et quâil a par consĂ©quent un intĂ©rĂȘt direct Ă ce quâelles soient interprĂ©tĂ©es dans un sens dĂ©terminĂ© ; puisque dâailleurs les fonctionnaires exĂ©cutifs sont tous directement responsables de leurs forfaitures devant les tribunaux ordinaires? Alors il est Ă©vident quâon ne peut admettre sans danger ni lâamovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e, ni surtout lâamovibilitĂ© arbitraire, ou le pouvoir de destitution. La pratique est assez gĂ©nĂ©ralement conforme Ă cette thĂ©orie ! Dans les monarchies constitutionnelles dâEurope, oĂč les fonctionnaires judiciaires sont nommĂ©s par le corps exĂ©cutif, ils sont inamovibles. 224 RESPONSABILITĂ Il en est de mĂȘme dans les rĂ©publiques des Ătats-Unis. Le principe en vertu duquel les corps lĂ©gislatifs y sont privĂ©s du pouvoir constituant devait avoir pour consĂ©quence la nomination des fonctionnaires judiciaires par les corps exĂ©cutifs, et dĂšs-lors leur inamovibilitĂ©. Dans les rĂ©publiques suisses, oĂč la compĂ©tence des corps lĂ©gislatifs nâest point unifor- mĂ©mentfixĂ©e, on a cependant admis, presque sans exceptions, la nomination des juges par le corps lĂ©gislatif, et leur amovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e au bout dâun terme qui varie entre quatre ans et quinze ans. Mais, a-t-on fait assez en rendant les juges inamovibles, lĂ oĂč ils sont nommĂ©s par le corps exĂ©cutif, et oĂč lâorganisation judiciaire Ă©tablit plusieurs degrĂ©s de juridiction? Non, sans doute, car alors le corps exĂ©cutif, sâil nâa pas le moyen de punir, a celui de rĂ©compenser. La promovibilitĂ© est, entre ses mains, un moyen dâinfluence tout aussi efficace, et par consĂ©quent tout aussi dangereux que lâamovibilitĂ©; surtout si câest une promovi- MORALE. 225 bilitĂ© arbitraire, qui peut faire dâun simple juge de paix un prĂ©sident de la cour de cassation, câest-Ă -dire Ă©lever un citoyen du r an g le plus infime des fonctionnaires Ă lâun des postes les plus Ă©minens. En Angleterre, les juges ordinaires, les douze grands juges, sont Ă la fois inamovibles et improvomibles , car ils sont tous Ă©gaux. Cela nâest cependant pas strictement vrai, puisquâun juge cbief justice peut devenir lord et chancelier. Dâailleurs, il existe, Ă cĂŽtĂ© de ces juges ordinaires, plusieurs juridictions infĂ©rieures ou extraordinaires. Il est Ă©vident que le systĂšme thĂ©orĂ©tique- ment le plus rationnel et le plus propre Ă garantir lâindĂ©pendance complĂšte des fonctionnaires judiciaires, est celui de lâĂ©limination par le corps lĂ©gislatif, avec amovibilitĂ© dĂ©terminĂ©e. Article II. â EfficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. Pour que la responsabilitĂ© morale soit efficace, il faut que lâinfluence de la sanction morale ne soit pas dĂ©truite par dâautres cau- ii. 15 226 RESPONSABILITE ses agissant en sens contraire. Les causes qui produisent le plus ordinairement cet effet sont au nombre de quatre la captation et lâintimidation qui dĂ©truisent lâeffet de la sanction morale dans lâesprit du fonctionnaire ; la sanction religieuse et lâesprit de parti qui la neutralisent dans sa source mĂȘme, câest-Ă - dire dans lâesprit des masses. d. â PremiĂšre cause iVinefficacitĂ©. â Captation. Jâai dĂ©jĂ parlĂ© de la captation comme d'un moyen de corrompre les Ă©lecteurs ; je lâenvisage ici comme un moyen de corrompre les fonctionnaires, câest-Ă -dire de neutraliser dans leur esprit lâinfluence de la sanction morale. La captation peut ĂȘtre employĂ©e, 1° AuprĂšs de tous les fonctionnaires de lâĂtat par un souverain Ă©tranger. Les Ătats rĂ©publicains, qui nâont point de faveurs, point de titres, point de largesses en rĂ©serve pour satisfaire la vanitĂ© ou la cupiditĂ© de leurs fonctionnaires, doivent se prĂ©munir contre ce danger en prononçant constitutionnellement lâincompatibilitĂ© de pareilles fa- MORALE. 227 veurs avec lâexercice des fonctions publiques câest ce qui a Ă©tĂ© fait dans la plupart des cantons suisses. 2° AuprĂšs des fonctionnaires lĂ©gislatifs ou judiciaires, de la part des fonctionnaires exĂ©cutifs. Les fonctionnaires des deux premiĂšres espĂšces nâont point de pouvoir matĂ©riel Ă exercer. La portion du pouvoir social dont ils sont revĂȘtus nâaboutit, en dernier rĂ©sultat, quâĂ Ă©noncer une rĂšgle gĂ©nĂ©rale destinĂ©e Ă satisfaire certains intĂ©rĂȘts. Or, ces fonctionnaires se trouvent en prĂ©sence du corps exĂ©cutif, dont ils doivent contrĂŽler les actes, et qui dispose, lui, de tout le pouvoir matĂ©riel nĂ©cessaire pour lâexĂ©cution des lois et des sentences. On a donc lieu de craindre que les fonctionnaires exĂ©cutifs, afin dâĂ©chapper Ă un contrĂŽle qui les gĂȘne dans la satisfaction de leurs intĂ©rĂȘts particuliers, nâaient recours Ă la corruption auprĂšs de ceux dâentre les fonctionnaires lĂ©gislatifs ou judiciaires dont ils redoutent le plus la rĂ©sistance et dont ils ont le plus besoin de sâassurer le concours. Le danger devient 228 llESPONSABILm plus grand Ă mesure que le pays a plus de ressources matĂ©rielles, que la centralisation y est plus complĂšte, et que la constitution et les mĆurs y sont moins rĂ©publicaines ; il est au maximum dans une monarchie, oĂč les dĂ©corations, les offices de cour, les pensions, et mille autres faveurs corruptrices sont Ă la disposition du monarque ou de ses ministres, et se dĂ©guisent sous tant de formes diverses quâaucune rĂ©pression lĂ©gale ne saurait les atteindre. Quand on rĂ©ussirait Ă empĂȘcher les fonctionnaires dâaccepter des titres ou des largesses pendant lâexercice de leurs fonctions, les empĂȘcherait-on dâĂȘtre sĂ©duits par la promesse de semblables faveurs, qui leur seraient ensuite accordĂ©es comme rĂ©compenses lorsque leurs fonctions auraient cessĂ© ? Il faut reconnaĂźtre quâil nây a guĂšre de prĂ©servatifs directs contre ce danger. Le seul quâindique la thĂ©orie, câest de renforcer la sanction morale jusquâĂ ce que son action ne puisse plus ĂȘtre neutralisĂ©e. Lorsque les moyens dont jâai parlĂ© dans lâarticle prĂ©cĂ©dent seront tous employĂ©s autant quâils peuvent MORALE. 229 lâĂȘtre, ils ne laisseront que bien peu de prise Ă la captation, surtout si les lois constitutionnelles ont consacrĂ© la triple division du pouvoir, conformĂ©ment aux principes exposĂ©s ci-dessus. A cet Ă©gard, lâexpĂ©rience nous manque, soit pour constater lâinefficacitĂ© absolue de la responsabilitĂ© morale sous un tel rĂ©gime, soit pour en constater lâefficacitĂ©. Mais, si lâon considĂšre combien sont imparfaites les institutions destinĂ©es partout Ă lâapplication de cette responsabilitĂ©, et combien sont limitĂ©s, cependant , les effets de la captation, mĂȘme dans les Etats monarchiques, on conviendra que ce nâest pas trop espĂ©rer du perfectionnement ultĂ©rieur de ces institutions, que dâen attendre lâentiĂšre cessation de ces effets. § 2 . â Seconde cause dâinefficacitĂ©. â Intimidation. On corrompt les fonctionnaires en leur inspirant des craintes comme en leur donnant des espĂ©rances, ou en leur distribuant des 230 RESPONSABILITE largesses. Tout ce que je viens de dire de la captation sâapplique entiĂšrement Ă lâintimidation -, je ne le rĂ©pĂ©terai point. Mais il est un moyen spĂ©cial dâintimidation , qui peut se trouver Ă la disposition du corps exĂ©cutif, et qui mĂ©rite dâĂȘtre considĂ©rĂ© Ă part je veux parler de l'armĂ©e. Je ne traite point ici la question de savoir quel est, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, le mode le plus convenable de pourvoir aux services militaires dont lâĂtat a besoin. Je mâoccupe uniquement de lâinfluence que peut avoir, sur le maintien et le dĂ©veloppement des garanties constitutionnelles, lâorganisation de cette espĂšce de services. Or, sous ce point de vue restreint, je nâai que deux systĂšmes Ă examiner celui des armĂ©es permanentes et celui des milices nationales ; sous ce point de vue aussi, je ne pense pas que le choix puisse ĂȘtre douteux. Une armĂ©e permanente est un instrument puissant, mais aveugle, entre les mains de celui qui en dispose, parce quâelle est animĂ©e MORALE. 231 tlâau 1res intĂ©rĂȘts que ceux de la masse des citoyens. Le soldatde profession renonce aux habitudes et aux intĂ©rĂȘts de la vie civile, pour se former aux habitudes, et adopter les intĂ©rĂȘts de la vie militaire. Or, quelles sont les habitudes militaires? Des habitudes de violence, et des habitudes dâobĂ©issance passive; de mĂ©pris pour le droit non armĂ©, et de servile dĂ©fĂ©rence aux supĂ©rioritĂ©s de rang et de pouvoir ; câest-Ă -dire en deux mots, les habitudes les plus anticiviques, les plus antirĂ©publicaines de toutes. Et quels sont les intĂ©rĂȘts du soldat? Lâavancement et la gloire militaire; lâavancement, qui ne sâobtient guĂšre en temps de paix ; la gloire, qui ne se trouve que sur les champs de bataille. Quâimporte au soldat une libertĂ© dont il ne peut faire le moindre usage, lui, soumis en tout aux volontĂ©s de ses chefs ? Que lui importent les garanties et les droits politiques, Ă lui qui est retenu dans les liens dâune Ă©troite et sĂ©vĂšre discipline? Que lui importent, enfin, les progrĂšs de la civilisation, et le dĂ©veloppement de lâindustrie et des institutions socia- 232 RESPONSABILITĂ les, Ă lui qui attend du hasard des combats plus dâhonneur et de richesses quâil nâen pourrait jamais acquĂ©rir par une vie entiĂšre consacrĂ©e Ă lâexercice de fonctions civiles et Ă la pratique des devoirs du citoyen ? Tel est le danger; et ce danger est dâautant plus grand que la condition du soldat est en elle-mĂȘme plus misĂ©rable, sa solde, plus insuffisante , la discipline Ă laquelle il est soumis, plus sĂ©vĂšre. On indiquera peut-ĂȘtre, comme moyen de prĂ©venir tout abus de la force armĂ©e, le contrĂŽle financier des corps lĂ©gislatifs, lâobligation oĂč se trouve le corps exĂ©cutif, dans les Etats gouvernĂ©s reprĂ©sentativement, de sâadresser chaque annĂ©e Ă la lĂ©gislature pour en obtenir les sommes nĂ©cessaires Ă lâentretien des troupes. Comment le gouvernement le plus malintentionnĂ© se servirait-il, pour opprimer les citoyens, dâune armĂ©e quâil ne peut ni solder, ni rĂ©compenser sans le concours de leurs reprĂ©sentans ? Câest lĂ , sans doute, une garantie; mais , sera-t-elle toujours efficace? Le gouverne- MORALE. 233 ment ne pourra-t-il pas se servir de lâarmĂ©e pour obtenir la solde, aprĂšs sâĂȘtre servi de la solde pour obtenir lâarmĂ©e ? Ne pourra-t-il pas effrayer, contraindre la lĂ©gislature, imposer silence aux mĂ©contens, saper une Ă une toutes les garanties qui le gĂȘnent dans lâexercice de son pouvoir? Si la thĂ©orie est contiâaire au systĂšme des armĂ©es permanentes, lâexpĂ©rience, certes, ne lâest pas moins. La libertĂ© dâAthĂšnes pĂ©rit lorsque les armĂ©es, au lieu dâĂȘtre composĂ©es de citoyens, le furent de mercenaires, dâaffranchis et dâesclaves enrĂŽlĂ©s pour un temps indĂ©fini. La constitution de Rome succomba sous le mĂȘme abus ; et ce sont encore les armĂ©es permanentes qui menacent aujourdâhui la libertĂ© de lâEurope entiĂšre. Sans doute, lĂ oĂč les citoyens ne sont point dĂ©sarmĂ©s; lĂ oĂč ils forment, Ă cĂŽtĂ© de la troupe de ligne, une milice non moins courageuse, non moins aguerrie quâelle ; lĂ , le danger dâune armĂ©e permanente est beaucoup diminuĂ© ; mais, lĂ aussi, Ă quoi sert cette armĂ©e? Quelle peut en ĂȘtre lâutilitĂ©, 234 RESPONSABILITĂ si les citoyens sont prĂȘts Ă rendre les mĂȘmes services dĂšs que le besoin sâen fera sentir ? Les armĂ©es permanentes sont une des plaies de notre ordre social europĂ©en. Il me rĂ©pugne dâentrer dans le dĂ©tail des causes impures, des motifs antisociaux qui les font maintenir dans les pays mĂȘme oĂč la libertĂ© politique semble ĂȘtre le mieux comprise. Câest de la part des citoyens un orgueil national mal entendu ; de la part des hommes qui gouvernent, le besoin dâun immense patronage, et une tendance mal dĂ©guisĂ©e Ă user de leur pouvoir dans un sens contraire aux intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux de la sociĂ©tĂ©. On parle beaucoup de la supĂ©rioritĂ© des troupes rĂ©guliĂšres sur les troupes formĂ©es de soldats citoyens. Et cependant, quels prodiges militaires pourrait-on citer, de la part dâarmĂ©es permanentes, qui nâaient Ă©tĂ© surpassĂ©s par des milices nationales? Les trophĂ©es de tant de victoires remportĂ©es par les citoyens de la GrĂšce et de Rome, ceux, non moins glorieux, de Morgarten , de Sempach , de MORALE. 235 Grandson , de Morat, ne parlent-ils pas plus haut que tous les raisonnemens ? La lutte Ă jamais mĂ©morable des milices hollandaises contre les armĂ©es de Philippe, et celle des milices amĂ©ricaines contre les troupes de lâAngleterre, nâont-elles pas fourni Ă lâhistoire moderne les plus belles pages, et ne suffiraient-elles pas pour dĂ©cider la question? On convient de ces faits ; on reconnaĂźt que des milices nationales se sont montrĂ©es, en plus dâune occasion, parfaitement propres Ă ; tous les genres de services que peut nĂ©cessiter une guerre extĂ©rieure ou intĂ©rieure. Mais câĂ©tait sous lâinfluence de certaines circonstances de temps et de lieu qui ne se reproduiront plus. La civilisation, en faisant de nouveaux progrĂšs, a créé des habitudes et des besoins qui rendent les peuples en masse i peu capables de supporter les fatigues et de braver les dangers de la vie militaire. Câest-Ă -dire que lâon se complaĂźt dans une i insouciante jouissance de tous les plaisirs sociaux, et que lâon espĂšre se dĂ©charger, moyennant quelques lĂ©gers sacrifices, de tous les 236 RESPONSABILITĂ soins, de tous les embarras, de tous les travaux et les hasards de la guerre. Telle Ă©tait aussi la façon de penser des sujets de lâempire romain, lorsquâils rampaient aux pieds des maĂźtres quâune soldatesque ignorante et barbare leur avait imposĂ©s. Eux aussi savouraient les douceurs de la civilisation ; eux aussi sâentouraient de poĂštes et de musiciens, et se livraient Ă dâoiseuses discussions littĂ©raires ou thĂ©ologiques, tandis que de fĂ©roces Germains, enrĂŽlĂ©s Ă leur solde, vendaient Ă des ennemis encore plus fĂ©roces le salut de lâEmpire. Et puis, quand vint le jour du danger, quand le flot de lâinvasion atteignit ces villes, sĂ©jour de la corruption et de la mollesse, on vit leurs citoyens fuir et se disperser comme des femmes, laissant derriĂšre eux les ruines fumantes de leurs palais et de leurs monumens ! Nous nâen sommes point lĂ , je le sais ; aucun des peuples dont lâavenir nous intĂ©resse nâest entiĂšrement Ă©tranger Ă la guerre. Cependant, le systĂšme des armĂ©es permanentes est adoptĂ©, presque partout, et partout oĂč il rĂšgne il est une cause de dĂ©penses ruineuses, un moyen MĂKALE. MĂKALE. 237 de despotisme, un obstacle au libre dĂ©veloppement des lois politiques, Ă la libre expression des intĂ©rĂȘts nationaux. La terre dâEurope est encore rougie dâun sang qui nâaurait point coulĂ© sans ce fatal systĂšme ; et lâhistoire contemporaine est remplie du rĂ©cit de garanties violĂ©es, de gouvernemens populaires renversĂ©s, de constitutions foulĂ©es aux pieds par des armĂ©es permanentes, par des soldats de profession, par cette force brutale sans cesse prĂȘte Ă devenir lâinstrument aveugle de toutes les ambitions oppressives, de toutes les passions antisociales. § 3 .â TroisiĂšme cause dâinefficacitĂ©. âSanction religieuse. La sanction religieuse est le seul mobile, peut-ĂȘtre, dont lâimpulsion puisse atteindre au mĂȘme degrĂ© dâĂ©nergie que celle de la sanction morale. Ces deux mobiles se trouvent frĂ©quemment en lutte lâun contre lâautre, et il serait difficile de dire lequel obtient le plus souvent la victoire. Si la sanction religieuse agit dans le mĂȘme /, 238 RESPONSABILITE sens que la sanction morale, elle en augmentera indĂ©finiment la puissance ; mais si elle agit en sens contraire, elle sera plus apte quâaucune autre Ă en neutraliser lâeffet. De lĂ lâimportance qui sâattache Ă la question des rapports de lâEglise avec lâĂtat, Je nâenvisage cette question que sous le point de vue purement politique, câest-Ă -dire comme une question de lĂ©gislation constitutionnelle, et je me demande uniquement quelle influence peut avoir lâorganisation de lâĂglise sur la direction de la sanction religieuse, et par consĂ©quent sur le maintien et le dĂ©veloppement des garanties politiques. Ici, encore, jâai deux systĂšmes Ă comparer lâĂglise est constituĂ©e, ou elle ne lâest pas; câest-Ă -dire elle forme un corps organisĂ© par une loi et dont les services sont payĂ©s par lâĂtat, ou bien elle nâexiste quâen vertu de conventions privĂ©es, et nâest soutenue que par les efforts individuels des membres de la sociĂ©tĂ© ; en dâautres termes, elle est dâinstitution publique, ou dâinstitution privĂ©e. Peu importe, dâailleurs, que lâĂglise constituĂ©e ait MOKALE. une organisation hiĂ©rarchique ou synodale; câest le fait seul de la constitution de lâĂglise que je considĂšre en ce moment. Sâil Ă©tait vrai que ce fait en lui-mĂȘme fĂ»t avantageux, il resterait bien des distinctions Ă Ă©tablir entre les formes diverses sous lesquelles il peut se prĂ©senter, et se prĂ©sente en effet. Il nâest pas impossible dâimaginer une religion sans culte, comme on ne voit que trop I souvent un culte sans religion. Cependant ; cette religion sans culte ne sera jamais quâun fait individuel. Tout ce qui est rĂ©ellement humain, tout ce qui est destinĂ© Ă satisfaire des tendances gĂ©nĂ©rales prend tĂŽt ou tard une double forme pour correspondre Ă la double nature de lâhomme. On peut donc regarder le culte comme une institution insĂ©parable de ; lâexistence de sentimens religieux dans les ; masses. Or, le culte exige des desservans, et en outre lâusage dâun certain nombre de choses matĂ©rielles, telles que des temples, un mobi- lier, un fonds pour lâentretien des desservans. ' Tout cela forme un corps moral quâon nomme lâĂglise. LâĂglise, câest le corps constituĂ© RESPONSABILITE 240 pour satisfaire par un culte extĂ©rieur aux besoins religieux dâune sociĂ©tĂ© ou dâune fraction de sociĂ©tĂ©, et pourvu Ă cet effet dâun certain pouvoir Ă exercer sur des personnes et sur des choses. DĂšs-lors, lâĂglise doit avoir des intĂ©rĂȘts matĂ©riels. Tout corps moral rĂ©gi et reprĂ©sentĂ© par des hommes a des intĂ©rĂȘts matĂ©riels, puisquâil a un pouvoir Ă maintenir, une sphĂšre dâactivitĂ© Ă Ă©tendre, un fonds Ă conserver. Pour la poursuite de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels, lâĂglise a un puissant moyen Ă sa disposition lâĂ©lĂ©ment religieux. Il y a une partie des besoins de notre double nature, qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits par lâassociation politique. Cette association ne promet et ne procure Ă lâhomme quâun bonheur relatif, qui peut croĂźtre, sans doute, mais qui sera toujours limitĂ© par le fait mĂȘme de la coexistence simultanĂ©e des divers intĂ©rĂȘts individuels que doit satisfaire lâassociation. Notre dĂ©sir de bonheur, au contraire, est sans limites ; nous ; aspirons Ă lâinfini; lâinfini seul pourrait apaiser cette soif de bonheur qui nous poursuit au milieu M OR A 241 des jouissances les plus pures et les plus vives de ce monde. LâespĂ©rance de lâinfini , câest lĂ ce que jâappelle lâĂ©lĂ©ment religieux. Les croyances en sont la manifestation interne, comme le culte en est la manifestation externe. Il ne serait pas difficile de prouver, par lâhistoire passĂ©e ou contemporaine, que lâabsence totale ou partielle de cet Ă©lĂ©ment chez les masses nâest pas un fait indiffĂ©rent, mĂȘme sous le point de vue purement politique. On a vu, Ă diverses Ă©poques, lâĂ©lĂ©ment religieux sâattiĂ©dir et disparaĂźtre pour un temps, parce que les formes, tant internes quâexternes, sous lesquelles il sâĂ©tait manifestĂ© jusquâalors, avaient vieilli et ne se trouvaient plus Ă la hauteur des exigences amenĂ©es par le dĂ©veloppement progressif de la raison humaine. Eh bien ! ces Ă©poques ont Ă©tĂ© marquĂ©es, en gĂ©nĂ©ral, par de grands bouleversemens politiques ; par des tendances dĂ©sorganisatrices, par une agitation fĂ©brile qui poussait les masses en dehors de lâordre Ă©tabli. On en venait Ă douter de la possibilitĂ© dâun ordre quelconque, ir. 16* 24-2 RESPONSABILITE de la stabilitĂ© d aucun gouvernement, de lâefficacitĂ© dâaucun systĂšme de garanties. Câest que, lâespĂ©rance de lâinfini manquant, toute lâĂ©nergie des tendances individuelles se portait vers la poursuite des moyens de bonheur que promet lâassociation politique. On cherchait lâinfini dans les choses finies; on demandait le ciel Ă la terre ; et lâon sâirritait contre ces nĂ©cessitĂ©s sociales qui nous condamnent Ă ne trouver jamais dans lâassociation quâun bonheur relatif. LâĂ©lĂ©ment religieux est nĂ©cessaire pour absorber et neutraliser cet excĂšs dâĂ©nergie des tendances individuelles ; câest dans les croyances religieuses que se dĂ©verse le trop plein de notre dĂ©sir de bonheur. Tel est le moyen dont lâEglise dispose pour la poursuite de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels. De ce fait dĂ©coule la solution de la question qui mâoccupe. Supposons, dâabord, que lâEglise soit constituĂ©e, câest-Ă -dire organisĂ©e par une loi et soutenue par le gouvernement. Tant que ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels ne seront point menacĂ©s, >1 OR A LE. 243 tant qu elle sera satisfaite de la place quâelle occupe dans lâassociation, tout ira bien. Le pis qui puisse arriver, en pareil cas, câest que lâĂglise laisse sâaffaiblir lâĂ©lĂ©ment religieux dont elle nâa pas besoin pour le maintien de sa position, puisque cette position lui est garantie par une loi. La neutralitĂ© de lâĂglise nâest obtenue, on le voit, que sous une condition, savoir, que ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels ne seront ni menacĂ©s ni attaquĂ©s ; mais ils peuvent, ils doivent lâĂȘtre tĂŽt ou tard, et par diffĂ©rentes causes; dâabord, par le dĂ©veloppement des institutions sociales. Tout se tient dans lâorganisation politique dâun Ătat; les diverses parties dont le tout se compose sont si intimement liĂ©es, quâun progrĂšs qui sâopĂšre dans lâune dâelles, devient une menace de changement pour toutes les autres. Le bill dâĂ©mancipation, le bill de rĂ©forme tendaient inĂ©vitablement Ă neutraliser lâinfluence du clergĂ© national anglais dans la lĂ©gislature ; ils ont amenĂ© ce rĂ©sultat ; et aujourdâhui ce sont les dĂźmes, ce sont les propriĂ©tĂ©s de ce clergĂ© que lâon attaque. LâĂ- 244 llESFONSAlilLITE glise est une forme, et il est de la nature de toutes les formes de vieillir, de sâuser, de se trouver tĂŽt ou tard en arriĂšre des idĂ©es qui leur ont donnĂ© lâĂȘtre. Les intĂ©rĂȘts matĂ©riels attachĂ©s Ă ces formes doivent donc se montrer, en thĂšse gĂ©nĂ©rale, hostiles aux progrĂšs de la raison, hostiles surtout aux changemens que ces progrĂšs amĂšnent dans les institutions sociales. Ainsi menacĂ©e, que fera lâĂglise ? Elle ressaisira cet instrument quâelle avait laissĂ© peut-ĂȘtre se rouiller dans lâinaction ; elle ranimera lâĂ©lĂ©ment religieux, et lui donnera une nouvelle impulsion ; mais dans quel sens? Dans le sens de ses intĂ©rĂȘts matĂ©riels quâelle croit menacĂ©s ; et contre le dĂ©veloppement des institutions qu elle regarde comme menaçant pour elle. La seconde cause qui met en danger les intĂ©rĂȘts temporels de lâĂglise, câest le schisme. Le culte nâest quâune forme extĂ©rieure,- lâuniformitĂ© du culte suppose nĂ©cessairement lâuniformitĂ© des croyances. Or, dĂ©pend-il du gouvernement, dĂ©pend-il de lâĂglise elle- MORALE. 245 mĂȘme, de maintenir lâuniformitĂ© des croyances, lĂ oĂč elle existe, ou de la rĂ©tablir, lorsquâelle nâexiste plus? Sur cette question, lâhistoire a prononcĂ© depuis long-temps son verdict non, il ne dĂ©pend ni de lâĂglise ni dâaucun autre pouvoir humain, de maintenir ou dâĂ©tablir lâunitĂ© de foi, et par consĂ©quent de culte, dans une sociĂ©tĂ© quelconque ; des despotes y ont brisĂ© leur sceptre; la pensĂ©e humaine se rit des efforts que tente la puissance matĂ©rielle pour lâasservir au joug dâune loi positive. Le schisme est donc un fait inĂ©vitable, un fait qui rentre dans lâordre moral, dans les vues de la Providence. Il ; reste Ă savoir quelles en seront les consĂ©- âą quences sous le rĂ©gime de lâĂglise constituĂ©e. Organisera-t-on des Eglises nationales i pour toutes les croyances, Ă mesure quâelles surgiront du mouvement interne des esprits, et de la fermentation de lâĂ©lĂ©ment religieux? cela serait Ă la rigueur pratiquable pour deux, pour trois, lorsque surtout le schisme aurait classĂ© la population par masses distinctes. Mais Ă peine ces premiĂšres Ăglises seront- 246 RESPONSABILITE elles constituĂ©es, que le schisme en fera naĂźtre de nouvelles. Et si vous ne les constituez pas toutes, voyez le rĂ©sultat Les dissidens seront victimes dâune injustice Ă©vidente. Ils devront soutenir, protĂ©ger, dĂ©fendre au besoin des croyances qui ne sont pas les leurs, un culte quâils repoussent. Il devront contribuer de leurs propres deniers Ă lâentretien dâune Eglise et dâun clergĂ© dont lâexistence leur est odieuse. Ils se verront privĂ©s, Ă cet Ă©gard, des garanties assurĂ©es aux membres de lâĂglise nationale. Pour eux, et pour eux seuls, il y aura une exception lĂ©gale Ă ce grand principe, que les citoyens ne doivent contribuer aux charges de lâĂtat quâen proportion des avantages quâils en retirent, et du besoin quâils ont de la protection du pouvoir social. Dâun autre cĂŽtĂ©, les membres de lâĂglise nationale ne pourront guĂšre se dissimuler que le nombre des dissidens est en diminution du leur. Lâexistence dâune ou de plusieurs Ăglises schismatiques dâinstitution privĂ©e prouve matĂ©riellement que les besoins auxquels il MORALE 247 Ă©tait pourvu par la loi organique ne sont plus les mĂȘmes, quâune partie de ces besoins se satisfont dâune autre maniĂšre, et que, par consĂ©quent, les moyens destinĂ©s Ă lâentretien de lâĂglise constituĂ©e devraient ĂȘtre rĂ©duits, et sa position modifiĂ©e, pour se trouver au niveau du but que la loi organique sâest proposĂ©. VoilĂ donc un nouveau motif pour que lâĂglise constituĂ©e ait des tendances contraires au dĂ©veloppement des institutions politiques et au perfectionnement des garanties constitutionnelles, et pour qu elle emploie dans ce sens lâarme qui est Ă son usage, câest-Ă -dire lâĂ©lĂ©ment religieux. Le systĂšme opposĂ©, celui dans lequel les Ăglises sont toutes dâinstitution privĂ©e, est au contraire Ă©minemment rationnel. Les besoins religieux sont de ceux qui ne peuvent ĂȘtre satisfaits pour tous dâune maniĂšre uniforme. DĂšs-lors, que doit faire Ă leur Ă©gard le gouvernement? Accorder Ă chaque membre de lâassociation le droit de pourvoir Ă cette classe dâintĂ©rĂȘts par les moyens qui lui semblent le plus convenables, et pro- 248 RESPONSABILITE tĂ«ger ce droit contre toute lĂ©sion, contre tout empiĂ©tement de la part des autres. Chaque Ăglise Ă©tant une corporation privĂ©e, soutenue par ceux qui en attendent des services, et dans la proportion des besoins auxquels ces services pourront suffire, le gouvernement devra se borner Ă lâautoriser comme il autorise toute autre association privĂ©e agissante, câest-Ă -dire sous la condition que le but et les statuts nâen seront pas contraires aux lois dâordre public, ni prĂ©judiciables Ă lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Dans ce systĂšme, chaque Ăglise aura, sans doute, des tendances matĂ©rielles, des intĂ©rĂȘts de corps; mais ces intĂ©rĂȘts, Ă©tant absolument indĂ©pendans du systĂšme de gouvernement sous lequel vivent les citoyens, et du degrĂ© de libertĂ© dont ils jouissent, resteront aussi dans leur action, complĂštement Ă©trangers au dĂ©veloppement des garanties politiâ tiques. Chaque Ăglise emploira, sans doute, lâĂ©lĂ©ment religieux dans la poursuite de ses intĂ©rĂȘts temporels; mais ce ne sera point dans un sens contraire Ă la libertĂ© politique MORALE. âą249 des citoyens, car ce sera des citoyens eux- mĂȘmes, et non du gouvernement existant, quâelle dĂ©pendra, et quâelle attendra la satisfaction de ses intĂ©rĂȘts. Au contraire, elle sera, en sa qualitĂ© de corporation privĂ©e, de personne morale, placĂ©e comme tout autre membre de la grande association, câest-Ă - dire , quâelle aura aussi besoin de libertĂ© et de garanties politiques. Ce ne sera point non plus contre le gouvernement quâelle se montrera hostile, tant quâelle en obtiendra protection et libertĂ©, tant quâelle se trouvera sur un pied dâĂ©galitĂ© parfaite avec les autres Ăglises. Ce quâune Ăglise dâinstitution privĂ©e peut craindre, câest, dâun cĂŽtĂ©, le progrĂšs des Ăglises rivales, de lâautre, lâaffaiblissement des croyances religieuses en gĂ©nĂ©ral ; une lutte sâĂ©tablira donc, soit entre les diverses Ăglises, soit entre la tendance religieuse qui leur est commune, et lâindiffĂ©rentisme qui les menace toutes. Si câest lĂ un mal, ce mal nâen existe pas moins sous le rĂ©gime de lâĂglise constituĂ©e, puisque le schisme est inĂ©vitable; le mal est mĂȘme bien plus gi'ave, dans ce der- 250 RESPONSABILITE nier cas, parce quâil y a, chez les dissidens, plus que de la rivalitĂ©, plus que du zĂšle ; il y a lâamertume et lâinimitiĂ© quâinspire le sentiment dâune injuste oppression. Le systĂšme des Ă©glises dâinstitution privĂ©e est en pleine vigueur aux Etats-Unis, sous le gouvernement le plus parfait, dans lâassociation la plus Ă©minemment libre et progressive qui aient jamais existĂ©. En comparant ce qui sây passe avec ce que nous connaissons des Ătats oĂč le systĂšme opposĂ© a prĂ©valu, il nâest pas difficile de se convaincre que les faits sont entiĂšrement dâaccord avec la thĂ©orie que je viens dâexposer. Le systĂšme des Ăglises constituĂ©es est tout ce quâil reste de cette antique alliance entre le trĂŽne et lâautel qui a jouĂ© un si grand rĂŽle dans lâhistoire des peuples anciens et modernes. LâidĂ©e bizarre dâenrĂ©gimenter et dâadministrer les croyances religieuses, cette idĂ©e que lâhabitude nous a rendue familiĂšre, ne serait jamais venue Ă des lĂ©gislateurs constituant a priori une nation policĂ©e dâaprĂšs les seules lumiĂšres de leur raison. Mais lâai- MORALE. 251 liance de lâĂglise a Ă©tĂ© pour les souverains, dans un temps de barbarie ou de dĂ©sorganisation, un moyen puissant de consolider leur domination, et de retenir sous le joug de la loi positive des Ă©lĂ©mens Ă©pars quâaucun lien social nâunissait assez fortement. Les prĂȘtres de la croyance dominante y trouvaient, de leur cĂŽtĂ©, lâimmense avantage de ne plus dĂ©pendre, pour la satisfaction de leurs intĂ©rĂȘts matĂ©riels, de la ferveur, et sur- tout de la perpĂ©tuitĂ© de croyances religieuses i sur lesquelles ils sentaient bien quâil leur Ă©tait ' impossible dâexercer un empire absolu. De lĂ les conditions et les clauses diverses de ce pacte solennel qui unissait lâEglise et lâĂtat dans toutes les contrĂ©es de lâEurope. Ces clauses ont Ă©tĂ© partiellement modifiĂ©es ; elles sont devenues peu Ă peu moins avantageuses Ă lâĂglise, Ă mesure que les liens sociaux \ qui forment le ciment de lâĂtat ont acquis plus de consistance et que les progrĂšs de la raison humaine ont diminuĂ© lâinfluence des f prĂȘtres sur lâopinion des peuples, câest-Ă -dire, ; Ă mesure que lâappui de lâĂglise est devenu 252 RESPONSABILITĂ moins nĂ©cessaire et son opposition moins redoutable Ă lâEtat. Cependant, il reste de cette ancienne alliance assez dâhabitudes, assez de prĂ©jugĂ©s , assez dâintĂ©rĂȘts et de formes extĂ©rieures pour entraver quelquefois le dĂ©veloppement des institutions politiques. Il en reste, partout en Europe, le systĂšme des Ăglises constituĂ©es, vieille ruine que le torrent de la civilisation nâa pu encore renverser, et qui se maintient debout par son propre poids, ne pouvant sâappuyer ni sur un passĂ© qui croule de toutes parts, ni sur un avenir qui nâa point de place pour elle. § 4 . â QuatriĂšme cause dâinefficacitĂ©. â Esprit de parti. Deux hommes peuvent, en raisonnant strictement dâaprĂšs leurs principes, se trouver dâavis opposĂ©s sur une question; mais ils sâaccorderont peut-ĂȘtre sur beaucoup dâautres. Il nâen sera pas tout-Ă -fait de mĂȘme si ces deux hommes appartiennent Ă des partis diffĂ©rens. Ce ne sera pas sur une question, ce sera sur presque toutes que la divergence existera entrâeux ; tout prendra la teinte du MORALE. 253 verre colorĂ© Ă travers lequel ils regardent les choses et les hommes ; lâun verra constamment bleux les objets que lâautre affirmera ĂȘtre rouges. Ce verre colorĂ©, câest lâesprit de parti, espĂšce de passion complexe quâil nâest pas facile dâanalyser. Il y a dans tout parti les menĂ©s et les meneurs. Les menĂ©s sont des hommes qui, faute dâintelligence, dâĂ©ducation, ou de loisir, nâont pu se former Ă eux-mĂȘmes des opinions raisonnĂ©es sur les questions politiques. On leur persuade aisĂ©ment que leurs intĂ©rĂȘts individuels sont attachĂ©s Ă un certain systĂšme, et ils adoptent aveuglĂ©ment ce systĂšme. Les meneurs y voient plus clair ; mais il arrive que le parti, une fois formĂ©, les domine Ă son tour, par le besoin quâils ont de lui pour atteindre le but que se propose leur ambition personnelle. Ils conçoivent bien vite la nĂ©cessitĂ© de sâaccorder entrâeux sur tous les points, afin que le parti ne puisse pas leur Ă©chapper en se divisant. Or, entre les meneurs, qui ne sont pas tous des hommes Ă©clairĂ©s, ni tous des hommes conscien- 254 KESPONSABILITĂ deux, quelle sera lâopinion qui lâemportera sur les autres? sera-ce la plus raisonnable, celle qui dĂ©coulera le plus logiquement des principes dĂ©jĂ formulĂ©s, ou qui sera le plus en harmonie avec les vrais intĂ©rĂȘts du parti ? Non ; ce sera celle qui obtiendra ou qui paraĂźtra devoir obtenir le plus de faveur auprĂšs de la masse des menĂ©s. Les plus misĂ©rables sophismes, les principes les plus faux, seront ainsi adoptĂ©s et soutenus par des hommes qui en verront parfaitement le vide et lâabsurditĂ©, mais qui se trouveront placĂ©s dans lâalternative, ou de sâen faire les apĂŽtres, ou de sâisoler du parti dont lâappui leur est nĂ©cessaire. Chez une nation ainsi divisĂ©e, la sanction morale se neutralise par elle-mĂȘme ; il nây a plus dâuniformitĂ© dans les jugemens individuels, par consĂ©quent plus dâopinion publ ique proprement dite. DĂšs-lors , la responsabilitĂ© morale est dĂ©truite, chaque fonctionnaire Ă©tant certain, quoi quâil fasse, dâĂȘtre louĂ© dâun cĂŽtĂ©, blĂąmĂ© de lâautre. Sâil est lui- mĂȘme homme de parti, son choix lui est im- MORALli. 255 posĂ© dâavance. Sâil est indĂ©pendant, peut- ĂȘtre calculera -1 - il les chances de chaque parti, afin de se prononcer pour celui dont le triomphe sera le plus probable. Malheur Ă lui, si, aprĂšs sâĂȘtre fait des convictions rationnelles , il prĂ©tend rester fidĂšle Ă ses principes et se maintenir seul immobile, au milieu des inconsĂ©quences et des oscillations perpĂ©tuelles de lâesprit de parti ! sa conduite sera dĂ©criĂ©e de tout le monde ; aucune voix ne sâĂ©lĂšvera en sa faveur. Les hommes Ă principes ont toujours Ă©tĂ© accusĂ©s dâinconsĂ©quence et de versatilitĂ© par les hommes de partis, et cela devait ĂȘtre; le batelier, qui est emportĂ© par le mouvement de son esquif, voit fuir le rivage, et oublie que câest lui- mĂȘme qui se meut. Il y a des partis traditionnels qui doivent leur existence Ă de grands Ă©vĂ©nemens, surtout Ă des rĂ©volutions antĂ©rieures. Ceux-lĂ sont les plus exclusifs, les plus aveugles et les plus tenaces. Le temps seul peut les dĂ©truire et faire justice de leurs erreurs, en emportant un Ă un les hommes dont ils se 256 RESPONSABILITĂ composaient. Ces partis sont un Ă©lĂ©ment historique ; leur traitement appartient Ă la politique plutĂŽt quâĂ la science. Quant aux autres, leur existence deviendra impossible dĂšs que les meneurs ne trouveront plus de masses qui se laissent mener. Câest donc contre la paresse et lâignorance des classes moyennes de la sociĂ©tĂ© quâil sâagit de prendre des prĂ©cautions. Je dis des classes moyennes, car ce sont elles qui forment le noyau et la vĂ©ritable force dâun parti. Les ambitieux, qui jouent le rĂŽle de meneurs, nâont point de contact immĂ©diat avec les rangs infimes de la population; ils nâagissent directement que sur la classe moyenne, sur les petits propriĂ©taires, les petits capitalistes, les hommes lettrĂ©s sans fortune ; câest lĂ quâils trouvent des adeptes ; câest par ceux-lĂ quâils obtiennent la popularitĂ© Ă laquelle ils aspirent. Si les hommes des classes moyennes Ă©taient assez Ă©clairĂ©s pour se former Ă eux-mĂȘmes leurs opinions ; sâil Ă©tait impossible de les entraĂźner par de vaines formules, de leur im- MORALE. 257 poser par des assertions dĂ©nuĂ©es de toute preuve, et de les sĂ©duire par des utopies impraticables ; si seulement, les hommes qui se vouent aux professions lettrĂ©es Ă©taient tous prĂ©munis contre de semblables influences, lâesprit de parti pourrait bien encore animer çà et lĂ quelques catĂ©gories, quelques associations particuliĂšres, mais il ne diviserait plus la grande masse des citoyens ; il nâempĂȘcherait plus lâopinion publique de sâhomogĂ©nĂ©iser sur un grand nombre de questions ; il ne neutraliserait plus lâeffet de la responsabilitĂ© morale. En parlant des gouvernemens locaux et des manifestations collectives de lâopinion, jâai indiquĂ© les vrais stimulans Ă employer contre la paresse des classes moyennes. Il ne sâagit que dâouvrir une sphĂšre dâactivitĂ©, et dâassurer des moyens dâinfluence Ă toutes les capacitĂ©s quâelles renferment. Quant aux lumiĂšres, si elles en manquent, il faut sans doute lâattribuer en grande partie Ă lâĂ©tat dâimperfection dans lequel les scien* ces politiques sont restĂ©es jusquâĂ prĂ©sent,. II. 17 3MCF 258 RESPONSABILITĂ Avant quâon puisse enseigner et apprendre une science, il faut quâelle existe comme science or, câest ce quâon ne peut encore dire de la lĂ©gislation constitutionnelle. Ce quâil reste Ă faire pour populariser de telles Ă©tudes est, en partie, la tĂąche des publicistes, en partie, celle des gouvernemens. La doctrine et la formule, voilĂ les deux adversaires qui se disputent le champ des idĂ©es politiques ; Ă mesureque la doctrine gagnera du terrain, la formule en perdra. On a peu fait pour la doctrine jusquâĂ ce jour ; Ă peine sâenseigne- t-elle dans les Ă©coles. On Ă©tudie partout la nature physique, et lâon nĂ©glige la nature sociale ; comme si cette derniĂšre nâĂ©tait pas, en dĂ©finitive, ce quâil y a de plus intĂ©ressant pour lâhomme, ce quâil lui importe le plus de connaĂźtre. Jâai dit que les partis traditionnels sont exclusivement du domaine de la politique ; câest quâen effet les principes dirigeans que pourrait fournir la science risqueraient de se briser contre ces rancunes irrĂ©conciliables, contre ces rĂ©sistances opiniĂątres et aveugles, sur les- MORALE. 259 quelles la rĂ©flexion a si peu dâempire. Lâapplication des principes ne peut guĂšre avoir lieu avee un plein succĂšs que dans une sociĂ©tĂ© Ă lâĂ©tat normal. Est-ce une raison pour mĂ©dire des sciences politiques et pour les mĂ©priser ? Non, pas mieux que lâimpuissance de la mĂ©decine contre certaines Ă©pidĂ©mies mortelles nâest une raison pour abandonner Ă des empiriques le soin de les combattre , et pour vouer au mĂ©pris toutes les sciences mĂ©dicales. FIN. Pages. LIVRE SECOND. â Des garanties postĂ©rieures. 1 Chap. I. Des garanties formelles. 3 Scct. 1. PremiĂšre division du pouvoir. â SĂ©paration des fonctions. 5 2. Seconde division du pouvoir. âContrĂŽle rĂ©ciproque des fonctionnaires. 10 Art. 1. ContrĂŽle par le corps exĂ©cutif. 15 I. â Veto. 17 II. â Initiative. 20 III. â Pouvoir de dissolution. 28 2. ContrĂŽle par un second corps . lĂ©gislatif. 30 3. ContrĂŽle par un corps judiciaire. 63 I. ContrĂŽle par la dĂ©cision du droit. 64 II. ContrĂŽle par la dĂ©cision du fait. 68 4. ContrĂŽle de la minoritĂ©. 77 5. ContrĂŽle placĂ© en dehors du gouvernement. 84 Scct. 3. TroisiĂšme division du pouvoir. â Gouvernemens des intĂ©rĂȘts locaux. 97 Des Garanties consĂ©quentielles. 116 Scct. 1. De la responsabilitĂ© en gĂ©nĂ©ral. 117 2. De la responsabilitĂ© lĂ©gale. 120 2Ă2 TABLE. Art. 1. A quels actes sâapplique la responsabilitĂ© lĂ©gale. 121 2. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions lĂ©gislatives. 135 3. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions judiciaires. 143 4. De la responsabilitĂ© lĂ©gale appliquĂ©e aux fonctions exĂ©cutives. 145 § 1. Jugemens des dĂ©lits ordinaires. 147 § 2. Jugemens politiques. 150 § 3. De la monarchie constitutionnelle. 165 Sert. 3. De la responsabilitĂ© morale. 170 Art. 1 . Application de la responsabilitĂ© morale. 174 § 1. Premier moyen dâapplication. âPublicitĂ© des actes. â 177 § 2. Second moyen dâapplication.â LibertĂ© de la presse. 185 § 3. TroisiĂšme moyen dâapplication. â Manifestations collec- ves. 197 § 4. QuatriĂšme moyen dâapplication. â Manifestations lĂ©gales. 202 I. AmovibilitĂ© des fonctionnaires lĂ©gislatifs. 204 TABLE, a63 II. AmovibilitĂ© des fonctionnaires exĂ©cutifs. 209 III. AmovibilitĂ© des fonctionnaires judiciaires. 221 Art. 2. EfficacitĂ© de la responsabilitĂ© morale. 225 § f. PremiĂšre cause dâinefficacitĂ©. â Captation. 226 § 2. Seconde cause dâinefficacitĂ©.â Intimidation. 229 § 3. TroisiĂšme cause dâinefficacitĂ©. â Sanction religieuse. 237 § 4. QuatriĂšme cause dâinefficacitĂ©. â Esprit de parti. 252 T T '' I, T \ iffcTK- Si ' i-y ' âąâą âą tf *. > ââą SĂHg >»&& 'iiĂŻvĂŻĂŻĂ -'>. -' ,- ,".7> -'- rS^ĂŻi. -W- >; o*/>v ;^- %ÂŁÂŁSS ĂisĂźsS ĂŻĂŻ WĂźl .-Ăżifr SsgrigTĂ; liai; ĂĂĂż'iĂź j~\ iĂ .42*^
la culture nous rend elle plus humaine